Los carniceros y sus oficios

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Los carniceros y sus oficios
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© Los autores, 2020

© De esta edición: Publicacions de la Universitat de València, 2020

Publicacions de la Universitat de València

http://puv.uv.es Publicacions@uv.es

Maquetación: Letras y Píxeles, S.L.

Ilustración de la cubierta:

Albucasis. Observations sur la nature et les propriétés de divers produits alimentaires et hygiéniques, sur des phénomènes météorologiques, sur divers actes de la vie humaine, etc. Bibliothèque Nationale de France, NAL 1673. Fol. 61v. Marchand de viande de mouton Diseño de la cubierta: Publicacions de la Universitat de València

ISBN: 978-84-9134-690-6

Edición digital

ÍNDICE – TABLE DES MATIÈRES

Introducción – Introduction

LES BOUCHERS ET LEURS AFFAIRES ENTRE VILLES ET CAMPAGNES (FRANCE MÉRIDIONALE - ESPAGNE, XIIIe-XVIe SIÈCLES)

Catherine Verna et Sandrine Victor

1. Suministrar las ciudades. Competencias y poderes de los carniceros – Approvisionner les villes. Compétences et pouvoirs des bouchers

CAPÍTULO 1. LA APORTACIÓN DE LA GANADERÍA DE MENORCA AL APROVISIONAMIENTO DE LAS CARNICERÍAS MALLORQUINAS Y CATALANAS EN LA BAJA EDAD MEDIA

Antoni Riera

CAPÍTULO 2. CARNICERÍAS Y COMERCIO DE CARNE EN EL REINO DE ARAGÓN DURANTE EL SIGLO XV

Germán Navarro Espinach, Concepción Villanueva Morte

CAPÍTULO 3. LAS CARNICERÍAS MAYORES DE VALENCIA AL FINAL DE LA EDAD MEDIA. MONOPOLIO, INVERSIÓN Y BENEFICIO

Juan Vicente García Marsilla

2. Carnicerías, industria y empresas – Boucherie, industrie et entreprises

CAPÍTULO 4. LES BOUCHERS DE MARSEILLE AU XIVe SIÈCLE. AFFAIRES, RÉSEAUX ET POUVOIRS À LA VILLE ET DANS LA CAMPAGNE ENVIRONNANTE

Juliette Sibon

CAPÍTULO 5. LOS CARNICEROS Y EL NEGOCIO DE LA PIEL EN EL REINO DE CÓRDOBA A FINES DE LA EDAD MEDIA (1460-1520)

Ricardo Córdoba de la Llave

CAPÍTULO 6. ENTRE VILLES ET CAMPAGNES: LES BOUCHERS DU VALLESPIR (CATALOGNE, XVe SIÈCLE)

Catherine Verna

3. Familias de carniceros y redes de negocios – Familles de bouchers et réseaux d’affaires

CAPÍTULO 7. LOS CARNICEROS DE BESALÚ EN EL SIGLO XIV. LOS CASOS DE GUILLEM FORN Y LA FAMILIA MAS

Joel Colomer

CAPÍTULO 8. DU BOUCHER AU GRAND MARCHAND: LES AFFAIRES DES GRAVEZON (MILLAU, SECONDE MOITIÉ DU XIVe SIÈCLE)

Johan Paris

CAPÍTULO 9. LA FAMILIA CITJAR. CARNE, DINERO Y PODER EN LA BARCELONA DEL SIGLO XV

Ramón A. Banegas López

4. Carniceros castellanos: la fuerza de las pequeñas ciudades y de las villas – Bouchers castillans : la force des petites villes et des bourgs

CAPÍTULO 10. LOS CARNICEROS Y SUS NEGOCIOS ENTRE VILLAS Y ALDEAS: CASTILLA EN LA BAJA EDAD MEDIA

Mariana Zapatero

CAPÍTULO 11. LOS CARNICEROS Y SUS NEGOCIOS EN EL MUNDO RURAL CASTELLANO A FINES DEL SIGLO XV E INICIOS DEL XVI

David Carvajal de la Vega

INTRODUCCIÓN – INTRODUCTION

LES BOUCHERS ET LEURS AFFAIRES ENTRE VILLES ET CAMPAGNES (FRANCE MÉRIDIONALE - ESPAGNE, XIIIe-XVIe SIÈCLES)

Catherine Verna Université Paris 8 – UMR 7041 ArScAn

Sandrine Victor Institut National Universitaire Champollion, Albi – UMR 5136 Framespa

Les bouchers constituent l’objet central de cet ouvrage. Le choix du thème n’est en rien celui d’une monographie et doit plutôt se comprendre comme l’étape d’une trajectoire scientifique spécifique et l’illustration d’une enquête menée en parallèle, celle conduite sur l’entreprise rurale, dans un temps et un espace partagés. Les bouchers constituent l’observatoire d’un phénomène qui les dépasse, un observatoire d’autant plus riche que bouchers et boucheries ont profité, et encore très récemment, d’études fouillées et fondées sur des sources inédites, le plus souvent urbaines et où les grandes cités occupent une place de choix. Ce que cet ouvrage apporte de différent après tant d’études de qualité, c’est une attention particulière accordée aux liens entre villes (et petites villes) et campagne et à l’activité de boucherie comme une facette de la pluriactivité propre à l’entreprise médiévale.

Sans doute, l’Europe méridionale et ses archives notariées et comptables est-elle particulièrement bien adaptée à cette enquête. Dans les espaces du Languedoc, de la Provence et des Couronnes de Castille et d’Aragon, le boucher est souvent membre des élites des grandes cités, mais également des bourgs et des petites villes, acteur des politiques fiscales, en particulier par la ferme des taxes indirectes levées sur les produits de consommation, entrepreneur inscrit dans des domaines connexes de l’artisanat et de l’industrie dont il alimente et parfois domine les marchés (laine, cuir, suif), maquignon en mouvement dans les espaces de chalandises. À partir du cas des bouchers, dont les activités multiples se révèlent pourvoyeuses d’écrits, il s’agit d’approcher l’entrepreneur, à la ville, dans les campagnes et entre villes et campagnes, entre productions et marchés, engagé dans les affaires autour du trafic des animaux et des produits qui en dérivent, dont les disponibilités financières et les réseaux lui permettent d’exercer une très large pluriactivité. L’homme n’hésite pas à saisir toutes les opportunités, aider en cela par la pratique des techniques qui y sont associées (expertiser le bétail et la viande, compter, mesurer, pratiquer le crédit, établir des changes monétaires etc.). Il dispose également d’un capital symbolique. Sa réputation, sa fama, associée à son réseau sont, en effet, des armes commerciales redoutables.1 Il est, en quelque sorte, le marqueur privilégié d’une forme de sociabilité économique permettant à l’historien d’interroger à la fois les réseaux d’affaires, la pluriactivité, l’entreprise et les liens ville-campagne.

DES BOUCHERS DES GRANDES VILLES À CEUX ENTRE VILLES ET CAMPAGNES

L’historiographie, tant française qu’espagnole –mais la réflexion pourrait parfaitement s’étendre à l’aire méditerranéenne et en particulier à la péninsule italienne–,2 ne manque ni de bouchers ni de boucheries. Récemment, la boucherie a occupé une place majeure dans le domaine de l’histoire de l’alimentation, assortie d’un volet d’études sur le marché de la viande et, plus largement, sur l’approvisionnement des villes. L’ouvrage de Ramón A. Banegas López présente l’état de la recherche européenne dans ce domaine: la viande, son marché, sa qualité, sa découpe, sa surveillance en sont les thèmes privilégiés.3 Le boucher est dans son métier, urbain pour l’essentiel, bien inscrit dans une sociabilité qui recoupe souvent sa pratique professionnelle. Il détient ou loue les étaux et s’insère dans la politique fiscale de la ville en prenant traditionnellement à ferme les aides sur la viande. L’histoire de la boucherie et des bouchers, dans le domaine de l’histoire sociale de l’alimentation, est donc devenue un pan de l’histoire des grandes villes tant la viande est importante pour la consommation urbaine et le revenu qu’en tirent les cités (comme la sisa étudiée dans cet ouvrage à Valence et à Saragosse – Juan Vicente García Marsilla; Germán Navarro Espinach et Concepción Villanueva Morte). Elle est également une histoire des notabilités urbaines où les bouchers témoignent d’une ascension parfois fulgurante au cours des derniers siècles du Moyen fige.4 Cette ascension aboutit aux gouvernements urbains qu’ils intègrent, du fait de leur position maîtresse dans une ville turbulente et de plus en plus carnassière et grâce à leur large capacité financière mise au service des élites urbaines. Paris en constitue un cas exemplaire, mais non isolé.5 Dans cet ouvrage, Mariana Zapatero insiste sur les rapports étroits noués entre les bouchers et les autorités locales dans le cadre de la Couronne de Castille et propose une relecture des ordonnances et des litiges liés au contrôle du marché de la viande, enjeu hautement politique, mais également enjeu géostratégique de gestion du maillage rural correspondant au territoire de la cité. À une autre échelle, Juliette Sibon signale qu’à la fin du XIVe siècle, trois bouchers font partie des puissants créanciers qui concèdent aux syndics de Marseille un prêt suffisamment lourd pour qu’il soit hypothéqué sur les impôts municipaux et les revenus de la Table de mer, une autre forme du contrôle de la cité.

 

Cependant, une constatation s’impose: le boucher urbain est rarement suivi par ses historiens en dehors de la ville, sinon ponctuellement, pour parfois aboutir à la reconstitution de ses affaires dans les campagnes où il s’approvisionne. Il convient pourtant d’insister sur la mobilité géographique de ces hommes qui parcourent l’espace autour de leur cité d’origine pour trouver la viande nécessaire, une pratique propice à la création de larges réseaux. Partir des bouchers des villes et des sources urbaines peut donc s’avérer utile pour reconstituer les contacts entre ville et campagne. Ce fil rouge des affaires permet aux historiens d’atteindre l’espace des bourgs, des petites villes et des villages. Philippe Wolff en a fait l’expérience dans sa thèse: même si les bouchers ruraux, les maquignons, les bergers et autres intermédiaires qui leur sont associés, tous fournisseurs de la ville en viande ou en produits dérivés, ne sont pas traités de façon à aboutir à une étude prosopographique ou biographique, ce sont pourtant bien des figures d’entrepreneurs qui se dégagent des sources toulousaines. Ces hommes, du fait même des contraintes et des opportunités de leur métier, tissent des relations à la mesure du large ancrage régional de leurs activités.6 La consommation régulière de viande (certes de nature et de qualité très diversifiées, Germán Navarro Espinach et Concepción Villanueva Morte), quel que soit le niveau social des consommateurs, ouvre, en effet, sur la question prégnante de l’approvisionnement.7

Les boucheries sont multiples dans les cités et elles sont souvent spécialisées en fonction de la nature du bétail ou de la qualité de la viande mais aussi des confessions des consommateurs (Chrétiens et Juifs à Marseille et à Saragosse). Juan Vicente García Marsilla nous propose une plongée dans la boucherie de Valence, une ville fortement consommatrice qui rassemble au milieu de XVe siècle quarante tables de boucherie, reparties sur six sites dominés par les Carnicerias Mayores et les «seigneurs de la grande boucherie», seigneurs utiles qui sont les propriétaires des tables et correspondent à une quarantaine de rentiers parmi les notables de la cité qui défendent âprement leurs privilèges octroyés par la Couronne au XIIIe siècle et consolidés par la suite. Nous entrons ainsi de plain-pied dans la boucherie majeure: reconstitution des espaces, désignation des tables mises à disposition sous forme de parts, montant de leur location annuelle, revenus et coût de ces tables, types de viandes consommées. Les bouchers, et de plus en plus de marchands et d’entrepreneurs qui sous-traitent avec des bouchers artisans (utilisateurs modestes des tables qu’ils leur louent) tirent de substantiels revenus du contrôle de l’ensemble de la chaîne de production, de l’approvisionnement à la vente; de fait, ils sont en capacité d’organiser des disettes artificielles, et de spéculer (comme en Castille, Mariana Zapatero).

L’activité des bouchers, si elle se concentre sur l’abattage, le débitage et la vente des viandes, est très diversifiée en amont de la boucherie urbaine et projette, comme nous l’avons déjà abondamment souligné, les bouchers forcément en dehors de la cité. Rappelons que l’approvisionnement en viande est une préoccupation majeure des gouvernements municipaux, comme à Valence, qu’il s’agisse d’encadrer les importations en viande ou d’envoyer des émissaires pour se procurer du bétail sur les grandes foires d’Alpuente et Albacete car la majorité du bétail acheté par la municipalité provient de Castille et de Teruel (Juan Vicente García Marsilla; Germán Navarro Espinach et Concepción Villanueva Morte) et fait l’objet de contrats qui mobilisent de forts capitaux. C’est là une des activités les plus lourdes et souvent périlleuses et risquées que les bouchers doivent assurer: celle du transport des troupeaux (parfois des centaines de têtes de bétail) qui, une fois rassemblés, sont acheminés vers les villes. Outre les contrats conclus entre éleveurs et bouchers, les registres des douanes restituent ces flux réguliers de transhumance (Germán Navarro Espinach et Concepción Villanueva Morte). Les bouchers, organisés en sociétés souvent de grande envergure, se portent également eux-mêmes vers les campagnes, parfois très lointaines où ils savent pouvoir s’approvisionner. La grande ville, ses bouchers et les sources urbaines sont donc un accès aux affaires de la viande dans les campagnes, souvent par le relais des foires, des petites villes et des bourgs.

De ce point de vue, les textes rassemblés dans ce volume permettent de contraster les angles de vue, en partant du lieu d’importation pour revenir vers la cité. Ainsi, le cas de Minorque démontre combien l’activité d’élevage, attentive à la quantité comme à la qualité du bétail, est largement orientée vers le marché d’exportation. Elle s’inscrit dans une action politique, qu’il s’agisse de la souscription à des contrats d’approvisionnement urbain, associés souvent à l’exclusivité, ou de la politique fiscale articulée aux échanges internationaux impulsés par les cités. C’est à cette échelle de réflexion que nous invite Antoni Riera. Les bouchers de Majorque et de Barcelone aux deux extrémités de la chaîne de distribution, sont avec les marchands et les négociants de la laine (catalans et italiens) les interlocuteurs privilégiés des éleveurs minorquins. Les bouchers demeurent néanmoins en retrait dans les sources étudiées par Antoni Riera qui focalise toute son attention sur les conditions complexes de mise en place et le développement d’un élevage pour l’exportation, en amont des boucheries.

Il faut, dans ce cas précis, adosser l’étude à celle proposée par Ramón A. Banegas López qui nous fait entrer dans la famille Citjar, grande famille de bouchers barcelonais du XVe siècle, autour de la personne de Joan Citjar. Une nouvelle fois, le monde de la boucherie est très proche du pouvoir urbain. La fortune tant économique que politique de Joan est assise sur sa capacité à payer le bétail et le prix de sa circulation d’au-delà des Pyrénées jusqu’à Barcelone, parfois avec l’appui financier du gouvernement municipal, car Joan devient le fournisseur exclusif de la cité de Barcelone au grès des tensions internes qui secouent la ville et sous l’égide de la puissante (et fortement consommatrice de viande) Pia Almoina. Contrôler l’approvisionnement d’une grande cité, à partir d’une vaste zone de chalandise, du comté de Foix à l’Empurdan, c’est aussi être en capacité de s’introduire dans le gouvernement municipal de petites villes; c’est ce que Juan Citjar parvient à faire au moins à Puigcerdà. Notons, dès à présent, qu’à partir du cas de Puigcerdà, Ramón A. Banegas López montre que les bouchers de petites villes peuvent également, en retour, être très actifs.8 Ils établissent d’autant mieux un lien commercial et financier fort qu’ils se font reconnaître comme citoyens de Barcelone, détenteurs de tables à la grande boucherie. C’est également par ce jeu à l’origine fiscale entre ville et campagne mais aussi grâce à leur capacité à accorder des prêts dans les villages de Provence, que les bouchers de Marseille peuvent fidéliser autant les éleveurs que les notables locaux en position d’accorder (ou non) un monopole d’approvisionnement à la cité (Juliette Sibon).

À partir du cas marseillais à la fin du Moyen fige (et plus largement de la Provence) Juliette Sibon rappelle également la large pluriactivité inhérente à la profession de boucher. Bien sur l’activité industrielle enrichit la puissance des bouchers urbains (Marseille, Cordoue) et ils sont les seuls interlocuteurs des tanneurs et des cordonniers dans la cité célèbre pour ses cuirs qu’est Cordoue, qu’il s’agisse de peaux de vaches, de taureaux et de bœufs pour les semelles de chaussure, de brebis et de chèvres pour les courroies et zamarras, d’équidés pour la sellerie (Ricardo Córdoba de la Llave). L’industrie du cuir s’approvisionne prioritairement dans les campagnes proches, multipliant les lieux d’achat et profitant de mesures protectionnistes qui garantissent aux artisans des cuirs un accès privilégié à la matière première locale (comme à Madrid et à Murcie), une législation dont chacun sait qu’elle est difficile à appliquer tant la tension sur la matière première (et les prix) est forte. Un complément lointain est de toute façon nécessaire (pour Cordoue, les territoires de Jaén, Séville et Tolède). Précisons qu’il s’agit toujours d’un approvisionnement délicat car les peaux ne doivent pas être endommagées. À partir des contrats notariés, Ricardo Córdoba de la Llave livre une précieuse série de prix des peaux à Cordoue qui confirme leur hiérarchie en fonction de l’animal, les plus chères étant celles de bœufs et de taureaux. Le prix de la peau dépend également du prix du transport du bétail qui, comme il a été souligné, peut être très onéreux.

Il est à noter que l’enquête sur les bouchers profite actuellement d’une remise en cause historiographique: celle de la domination exclusive des grandes villes sur les campagnes, telle qu’elle a été formalisée dans un autre domaine de recherche, avec l’industrie et le verlagssystem, invitant à une nouvelle lecture des rapports entre espaces rural et urbain. Une meilleure connaissance de la vie des hommes engagés dans cette forme du contrôle des campagnes (le verlag) fait apparaître, en effet, qu’ils sont parfois originaires des lieux périphériques vers lesquels ils portent leurs activités et leurs capitaux.9 Qui domine dans ce cas de la ville et de ses campagnes? La question mérite d’être posée et élargie au domaine de la viande quand les bouchers ruraux et leurs réseaux atteignent la cité et orientent vers les bourgs et les petites villes de leurs origines, où s’épanouit leur réseau familial et amical, des capitaux rassemblés dans la cité.

LES BOUCHERS DES PETITES VILLES ET DES BOURGS

L’étude des relais que constituent les petites villes et les bourgs connaît un regain d’intérêt en tant qu’observatoire majeur des dynamiques rurales. La petite ville, ou vila-mercat en Catalogne, est dans l’historiographie espagnole mieux circonscrite que le bourg qui est un espace de recherche davantage investi par les historiens français.10 Dans le cadre de notre enquête sur les bouchers du Languedoc à la Castille, petites villes et bourgs disposent d’une capacité commune à rassembler marchés, ateliers et études notariales.11 L’intérêt n’est néanmoins pas strictement méridional, comme en atteste un article récent consacré aux bouchers des petites villes nivernaises.12 Le sujet a même pu profiter d’études pionnières comme celle qu’Édouard Perroy a dédiée aux Chambons dans la ville de Montbrisson.13 Il n’est pas surprenant, en outre, que les sources notariées catalanes, dont nous nous limiterons ici à rappeler la richesse, en particulier celles des bourgs du Vallespir et de l’Empordà, aient récemment livré l’activité de bouchers entrepreneurs.14 Rappelons que le débitage de la viande, les conditions de vente sur les étaux, la fixation des prix et les prescriptions sanitaires, sont des thèmes qui ont particulièrement intéressé les historiens dès les années 1970, à partir de la lecture des chartes de franchises et de privilèges des petites villes.15 Leurs réflexions ont été récemment enrichies par l’apport de l’archéologie et, en particulier, de l’archéozoologie.16 C’est dans ce même espace que peut être interrogé, tout comme dans la cité, le pouvoir politique des bouchers qui passe par le contrôle de la représentativité communale, les bouchers occupant une place d’intermédiaires à la périphérie des élites rurales traditionnelles comme cela a pu être étudié à partir du cas du Vallespir.17

 

Ainsi, dans ce contexte, des enquêtes serrées et inédites nous entraînent dès le début du XIVe siècle dans la Couronne d’Aragon (Joel Colomer à Besalú), plus tardivement dans celle de Castille (David Carvajal de la Vega, à partir des fonds notariés conservés pour le nord de la Meseta, à la fin du XVe siècle), inscrivant les bouchers dans leurs réseaux familiaux et d’affaires. Le Languedoc n’est pas absent: à partir de la petite ville de Millau et de ses belles archives notariées, Johan Paris est en mesure de suivre l’ascension de la famille Gravezon. Quel que soit le lieu, le boucher tient son étal; il peut en détenir plusieurs; il peut en louer certains. Il doit être capable d’y proposer de la viande dont les quantités sont à la mesure d’une population devenue carnivore (David Carvejal de la Vega en Castille, à San Martín de Valdeiglesias); s’y ajoute la vente des produits dérivés (le fumier, les peaux). L’absolu nécessité de l’approvisionnement et sa complexité poussent les bouchers à faire élever du bétail au point d’être assimilés à des éleveurs auxquels ils peuvent également s’associer par l’usage de contrats de gazaille, ce qui est un moyen habile d’orienter l’approvisionnement de telle façon qu’il corresponde, non seulement aux quantités attendues, mais également à la qualité. Les contrats mixtes qui associent prêt et gazaille assurent aux bouchers des petites villes un contrôle de ceux qui les approvisionnent. Comme pour les grandes villes, l’approvisionnement est au cœur du métier d’autant que les bouchers ruraux sont capables de se procurer du bétail loin de leurs villages d’origine, par l’intermédiaire des foires de Castille, les grandes comme Medina del Campo, ou les plus modestes, en Estramadure, par exemple (David Carvajal de la Vega), dont ils sont les acteurs bien informés. Les bouchers profitent également de leur situation particulière entre villes et campagnes pour s’activer dans certains domaines financiers, comme le boucher Juan de Olmedo, procurateur financier à Medina del Campo (David Carvajal de la Vega), certains prenant la ferme des rentes royales (comme à Besalú, Joel Colomer), et plus communément celle des taxes indirectes sur la viande (Catherine Verna, Arles-sur-Tech) mais également sur des produits associés, comme ceux relevant de la cordonnerie. Ils le font d’autant plus qu’ils sont également impliqués dans la vente et la transformation des produits dérivés (commerce de la laine et des peaux, en particulier, Catherine Verna, Joel Colomer). Si les bouchers de Besalú se livrent au commerce des peaux, ils investissent également dans leur transformation. À Arles-sur-Tech, les bouchers achètent des parts de teintureries; l’un d’entre eux, Pere Comelles, se lance également dans l’exploitation des mines argentifères, établissant des liens étroits entre le Vallespir et la Couronne d’Aragon (Catherine Verna). Il faut pour faire tout cela en avoir la capacité financière (l’usage du crédit est généralisé); être également capable de générer ou de participer à des sociétés et être en mesure de défendre ses intérêts et, dans ce cas, il faut tout autant savoir lire, compter et apprécier une comptabilité qu’une tête de bétail. On en revient, une nouvelle fois, aux compétences et aux savoirs.18

Pour mieux les apprécier, David Carvajal de la Vega nous fait entrer dans des compagnies de bouchers ouvertes également à d’autres porteurs de capitaux car l’association permet de répondre collégialement au coût de l’achat et surtout du transport du bétail. Même dans les bourgs, les bouchers savent jouer de différents types de contrats où la commande et/ou le contrat de gazaille occupent une grande place (Besalú). Le consentement de prêts, où le bétail sert de garantie, consolide des liens entre bouchers et paysans et induit dans ce contexte également le type de bétail élevé en fonction des marchés sélectionnés par les bouchers. Une chose est sure: les bouchers, même ceux des bourgs, sont, quand les sources permettent d’entrer dans la précision des contrats, parmi les grands pourvoyeurs de crédit dans les campagnes, ce qui explique leur influence et leur puissance locales.

LA BIOGRAPHIE: UN OUTIL POUR L’ENQUÊTE

L’imbrication des espaces et des activités se donne à voir dans l’exercice exemplaire de la biographie (qu’il convient bien évidemment de clairement distinguer de la prosopographie). Reconstituer des biographies n’est pas une fin en soi mais un moyen, une démarche pour accéder à une meilleure connaissance, par l’homme, de son activité et de ses réseaux, quels que soient ses domaines de compétence. En particulier, la biographie est un outil, parfois le seul dont l’historien dispose lorsqu’il s’agit d’approcher une forme spécifique de l’entreprise, celle des campagnes.19 Elle permet, ainsi, d’aborder les bouchers ruraux, leurs réseaux et leurs affaires, d’autant mieux que, comme le souhaitaient les théoriciens de la microstoria, l’individu choisi est à la marge des notabilités traditionnelles, ce qui est souvent le cas.20 Des dossiers récemment constitués et exposés prouvent que les bouchers donnent du corps à cette étude au ras du sol qui nous est si précieuse pour comprendre l’économie rurale. À partir du boucher, c’est une histoire des entreprises à la campagne qu’il est possible de construire car les conditions pratiques de l’approvisionnement dans les bourgs et les petites villes touchent à divers aspects de l’économie: élevage local et transhumance, contrat de gazaille, location de prairies, participation au marché de la laine, achat de parts et investissement courant dans l’industrie du cuir.. L’homme devient un point nodal à partir duquel se nouent des circuits de production et d’échange qui innervent profondément les campagnes et induisent des flux financiers et monétaires, en particulier à la fin du Moyen fige. Cette démarche a déjà livré des portraits de bouchers entrepreneurs. Le plus couramment, ils sont repérés en ville.21 L’enquête à la campagne, plus rare, n’en est pas moins déjà riche de résultats. Il ne paraît pas inutile de rappeler une nouvelle fois l’étude pionnière d’Édouard Perroy sur les Chambons, bouchers de la petite ville de Montbrison (en Forez). Sur trois générations, les Chambons établissent une fortune considérable en se livrant au commerce des draps et à celui de l’argent, auxquels ils ajoutent la spéculation foncière à partir de leurs très importantes disponibilités en capitaux. Autour des bancs de la boucherie, la capacité de ces hommes leur permet de dominer des marchés fondamentaux. À Montbrison, Édouard Perroy n’hésite pas à écrire à propos du troisième Chambon «qu’il trafiqua de tout»: du sel, du saindoux, des peaux, de la quincaillerie également (clouterie, objets de fer et d’acier), il ajoute à tout cela l’activité de marchand drapier (en particulier, draps du Puy et draps de Lodève). En Vallespir, un district industriel connu pour sa métallurgie, ce sont les bouchers qui dominent le marché du fer en gros et définissent le «juste prix».22 Cette maîtrise du marché, ils la tiennent de leur capacité financière mais aussi du lien qui les unit étroitement aux travailleurs des forges. Ils approvisionnent en viande et autres produits les ateliers isolés en montagne et ils se font payer en fer, en lingots de fer. L’un d’entre eux est particulièrement actif dans un domaine peu fréquenté par ses compères: l’extraction de l’argent. Il s’agit de Pere Comelles, boucher, marchand et exploitant minier qui, à la fin de sa vie, est en capacité d’atteindre les rangs de la petite aristocratie et cela par l’usage du prêt.23 Il prête tout autant aux notables de Perpignan qu’à l’aristocratie, celle des chevaliers (le seigneur de Bages, petit bourg de la plaine du Roussillon), mais également à des familles de plus haut lignage comme les Périllos. C’est Francesc de Fenouillet, vicomte de Périllos, qui lui cède la seigneurie de Saint-Marsal. Il s’agit du stade ultime d’un long processus d’endettement. Pere Comelles devient alors, en 1440, seigneur de Saint-Marsal, sur les pentes du Canigou, là où s’ouvrent les mines de fer. À Millau, Johan Paris nous livre les vies de Martin Gravezon boucher et de son fils Johan qui, à partir du réseau constitué par son père, pratique le commerce des draps et se hisse dans l’aristocratie de la cité; de même Joel Colomer restitue le portrait magistral de Guillem Forn, qu’il inscrit dans sa famille et celle de ses concurrents, les Mas, à Besalú.24 Parfois, des portraits peuvent être seulement esquissés comme celui d’Esteban Montfort, boucher de Mirambel durant la seconde moitié du XVe siècle (Germán Navarro Espinach et Concepción Villanueva Morte); ce sont également des morceaux de vie, trop rapidement estompés, qui apparaissent aux détours des registres judiciaires de la Couronne de Castille (David Carvajal de la Vega). Accompagnant une activité souvent harassante qui leur impose d’être présents sur de vastes espaces et dans des réseaux très divers pour établir et conforter leurs assises économiques, les bouchers se livrent aussi, pour asseoir leur fortune et leur famille, aux jeux des alliances matrimoniales. Établir son pouvoir et celui de sa famille imposent la construction de dynasties dont la réussite parfois fulgurante n’en est pas moins souvent fragile (Ramón A. Banegas López, à Barcelone; Johan Paris, à Millau; Joel Colomer, à Besalú). Tant que l’homme est désigné comme boucher, sa notoriété est liée à ses affaires, toujours en mouvement, en équilibre et en tension entre espaces et groupes sociaux.