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La petite roque

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«Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle.

«L'Anglais reprit:

« – Une petite bascoule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves.

«Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord!

«Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer, tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence.

«Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau, et on nous ramena à Saint-Martin.

«L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:

« – Bonne souper! bonne souper!

«On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le Marie-Joseph.

«Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que je ne les suivisse.

«J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien l'homme, parfois, est faible et incompréhensible!

«Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je reçus une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, depuis lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte sa vie, me parle de ses enfants, de ses sœurs, jamais de son mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?.. Et, moi, je ne lui parle que du Marie-Joseph… C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée… non… que j'aurais aimée… Ah!.. voilà… sait-on?.. Les événements vous emportent… Et puis… et puis… tout passe… Elle doit être vieille, à présent… je ne la reconnaîtrais pas… Ah! celle d'autrefois… celle de l'épave… quelle créature… divine! Elle m'écrit que ses cheveux sont tout blancs… Mon Dieu!.. ça m'a fait une peine horrible… Ah! ses cheveux blonds… Non, la mienne n'existe plus… Que c'est triste… tout ça!..»

L'ERMITE

Nous avions été voir, avec quelques amis, le vieil ermite installé sur un ancien tumulus couvert de grands arbres, au milieu de la vaste plaine qui va de Cannes à la Napoule.

En revenant, nous parlions de ces singuliers solitaires laïques, nombreux autrefois, et dont la race aujourd'hui disparaît. Nous cherchions les causes morales, nous nous efforcions de déterminer la nature des chagrins qui poussaient jadis les hommes dans les solitudes.

Un de nos compagnons dit tout à coup:

« – J'ai connu deux solitaires: un homme et une femme. La femme doit être encore vivante. Elle habitait, il y a cinq ans, une ruine au sommet d'un mont absolument désert sur la côte de Corse, à quinze ou vingt kilomètres de toute maison. Elle vivait là avec une bonne; j'allai la voir. Elle avait été certainement une femme du monde distinguée. Elle me reçut avec politesse et même avec bonne grâce, mais je ne sais rien d'elle; je ne devinai rien.

Quant à l'homme, je vais vous raconter sa sinistre aventure:

Retournez-vous. Vous apercevez là-bas ce mont pointu et boisé qui se détache derrière la Napoule, tout seul en avant des cimes de l'Esterel; on l'appelle dans le pays le mont des Serpents. C'est là que vivait mon solitaire, dans les murs d'un petit temple antique, il y a douze ans environ.

Ayant entendu parler de lui je me décidai à faire sa connaissance et je partis de Cannes, à cheval, un matin de mars. Laissant ma bête à l'auberge de la Napoule, je me mis à gravir à pied ce singulier cône, haut peut-être de cent cinquante ou deux cents mètres et couvert de plantes aromatiques, de cystes surtout, dont l'odeur est si vive et si pénétrante qu'elle trouble et cause un malaise. Le sol est pierreux et on voit souvent glisser sur les cailloux de longues couleuvres qui disparaissent dans les herbes. De là ce surnom bien mérité de mont des Serpents. Dans certains jours, les reptiles semblent vous naître sous les pieds quand on gravit la pente exposée au soleil. Ils sont si nombreux qu'on n'ose plus marcher et qu'on éprouve une gêne singulière, non pas une peur, car ces bêtes sont inoffensives, mais une sorte d'effroi mystique. J'ai eu plusieurs fois la singulière sensation de gravir un mont sacré de l'antiquité, une bizarre colline parfumée et mystérieuse, couverte de cystes et peuplée de serpents et couronnée par un temple.

Ce temple existe encore. On m'a affirmé du moins que ce fut un temple. Car je n'ai point cherché à en savoir davantage pour ne pas gâter mes émotions.

Donc j'y grimpai, un matin de mars, sous prétexte d'admirer le pays. En parvenant au sommet j'aperçus en effet des murs et, assis sur une pierre, un homme. Il n'avait guère plus de quarante-cinq ans, bien que ses cheveux fussent tout blancs; mais sa barbe était presque noire encore. Il caressait un chat roulé sur ses genoux et ne semblait point prendre garde à moi. Je fis le tour des ruines, dont une partie couverte et fermée au moyen de branches, de paille, d'herbes et de cailloux, était habitée par lui, et je revins de son côté.

La vue, de là, est admirable. C'est, à droite, l'Esterel aux sommets pointus, étrangement découpés, puis la mer démesurée, s'allongeant jusqu'aux côtes lointaines de l'Italie, avec ses caps nombreux et, en face de Cannes, les îles de Lérins, vertes et plates, qui semblent flotter et dont la dernière présente vers le large un haut et vieux château-fort à tours crénelées, bâti dans les flots mêmes.

Puis dominant la côte verte, où l'on voit pareilles, d'aussi loin, à des œufs innombrables pondus au bord du rivage, le long chapelet de villas et de villes blanches bâties dans les arbres, s'élèvent les Alpes, dont les sommets sont encore encapuchonnés de neige.

Je murmurai: «Cristi, c'est beau.»

L'homme leva la tête et dit: «Oui, mais quand on voit ça toute la journée, c'est monotone.»

Donc il parlait, il causait et il s'ennuyait, mon solitaire. Je le tenais.

Je ne restai pas longtemps ce jour-là et je m'efforçai seulement de découvrir la couleur de sa misanthropie. Il me fit surtout l'effet d'un être fatigué des autres, las de tout, irrémédiablement désillusionné et dégoûté de lui-même comme du reste.

Je le quittai après une demi-heure d'entretien. Mais je revins huit jours plus tard, et encore une fois la semaine suivante, puis toutes les semaines; si bien qu'avant deux mois nous étions amis.

Or, un soir de la fin de mai, je jugeai le moment venu et j'emportai des provisions pour dîner avec lui sur le mont des Serpents.

C'était un de ces soirs du Midi si odorants dans ce pays où l'on cultive les fleurs comme le blé dans le Nord, dans ce pays où l'on fabrique presque toutes les essences qui parfumeront la chair et les robes des femmes, un de ces soirs où les souffles des orangers innombrables, dont sont plantés les jardins et tous les replis des vallons, troublent et alanguissent à faire rêver d'amour les vieillards.

Mon solitaire m'accueillit avec une joie visible; il consentit volontiers à partager mon dîner.

Je lui fis boire un peu de vin dont il avait perdu l'habitude; il s'anima, et se mit à parler de sa vie passée. Il avait toujours habité Paris et vécu en garçon joyeux, me semblait-il.

Je lui demandai brusquement: «Quelle drôle d'idée vous avez eue de venir vous percher sur ce sommet?»

Il répondit aussitôt: «Ah! c'est que j'ai reçu la plus rude secousse que puisse recevoir un homme. Mais pourquoi vous cacher ce malheur? Il vous fera me plaindre, peut-être! Et puis… je ne l'ai jamais dit à personne… jamais… et je voudrais savoir… une fois… ce qu'en pense un autre… et comment il le juge.

Né à Paris, élevé à Paris, je grandis et je vécus dans cette ville. Mes parents m'avaient laissé quelques milliers de francs de rente, et j'obtins, par protection, une place modeste et tranquille qui me faisait riche, pour un garçon.

J'avais mené, dès mon adolescence, une vie de garçon. Vous savez ce que c'est. Libre et sans famille, résolu à ne point prendre de femme légitime, je passais tantôt trois mois avec l'une, tantôt six mois avec l'autre, puis un an sans compagne en butinant sur la masse des filles à prendre ou à vendre.

Cette existence médiocre, et banale si vous voulez, me convenait, satisfaisait mes goûts naturels de changement et de badauderie. Je vivais sur le boulevard, dans les théâtres et dans les cafés, toujours dehors, presque sans domicile, bien que proprement logé. J'étais un de ces milliers d'êtres qui se laissent flotter, comme des bouchons, dans la vie; pour qui les murs de Paris sont les murs du monde, et qui n'ont souci de rien, n'ayant de passion pour rien. J'étais ce qu'on appelle un bon garçon, sans qualités et sans défauts. Voilà. Et je me juge exactement.

Donc, de vingt à quarante ans, mon existence s'écoula lente et rapide, sans aucun événement marquant. Comme elles vont vite les années monotones de Paris où n'entre dans l'esprit aucun de ces souvenirs qui font date, ces années longues et pressées, banales et gaies, où l'on boit, mange et rit sans savoir pourquoi, les lèvres tendues vers tout ce qui se goûte et tout ce qui s'embrasse, sans avoir envie de rien. On était jeune; on est vieux sans avoir rien fait de ce que font les autres; sans aucune attache, aucune racine, aucun lien, presque sans amis, sans parents, sans femmes, sans enfants!

Donc, j'atteignis doucement et vivement la quarantaine; et pour fêter cet anniversaire, je m'offris, à moi tout seul, un bon dîner dans un grand café. J'étais un solitaire dans le monde; je jugeai plaisant de célébrer cette date en solitaire.

Après dîner, j'hésitai sur ce que je ferais. J'eus envie d'entrer dans un théâtre; et puis l'idée me vint d'aller en pèlerinage au quartier Latin, où j'avais fait mon droit jadis. Je traversai donc Paris, et j'entrai sans préméditation dans une de ces brasseries où l'on est servi par des filles.

 

Celle qui prenait soin de ma table était toute jeune, jolie et rieuse. Je lui offris une consommation qu'elle accepta tout de suite. Elle s'assit en face de moi et me regarda de son œil exercé, sans savoir à quel genre de mâle elle avait affaire. C'était une blonde, ou plutôt une blondine, une fraîche, toute fraîche créature qu'on devinait rose et potelée sous l'étoffe gonflée du corsage. Je lui dis les choses galantes et bêtes qu'on dit toujours à ces êtres-là; et comme elle était vraiment charmante, l'idée me vint soudain de l'emmener… toujours pour fêter ma quarantaine. Ce ne fut ni long ni difficile. Elle se trouvait libre… depuis quinze jours, me dit-elle… et elle accepta d'abord de venir souper aux Halles quand son service serait fini.

Comme je craignais qu'elle ne me faussât compagnie, – on ne sait jamais ce qui peut arriver, ni qui peut entrer dans ces brasseries, ni le vent qui souffle dans une tête de femme, – je demeurai là, toute la soirée, à l'attendre.

J'étais libre aussi, moi, depuis un mois ou deux et je me demandais, en regardant aller de table en table cette mignonne débutante de l'Amour, si je ne ferais pas bien de passer bail avec elle pour quelque temps. Je vous conte là une de ces vulgaires aventures quotidiennes de la vie des hommes à Paris.

Pardonnez-moi ces détails grossiers; ceux qui n'ont pas aimé poétiquement prennent et choisissent les femmes comme on choisit une côtelette à la boucherie, sans s'occuper d'autre chose que de la qualité de leur chair.

Donc, je l'emmenai chez elle, – car j'ai le respect de mes draps. C'était un petit logis d'ouvrière, au cinquième, propre et pauvre; et j'y passai deux heures charmantes. Elle avait, cette petite, une grâce et une gentillesse rares.

Comme j'allais partir, je m'avançai vers la cheminée afin d'y déposer le cadeau réglementaire, après avoir pris jour pour une seconde entrevue avec la fillette, qui demeurait au lit, je vis vaguement une pendule sous globe, deux vases de fleurs et deux photographies dont l'une, très ancienne, une de ces épreuves sur verre appelées daguerréotypes. Je me penchai, par hasard, vers ce portrait, et je demeurai interdit, trop surpris pour comprendre… C'était le mien, le premier de mes portraits… que j'avais fait faire autrefois, quand je vivais en étudiant au quartier Latin.

Je le saisis brusquement pour l'examiner de plus près. Je ne me trompais point… et j'eus envie de rire, tant la chose me parut inattendue et drôle.

Je demandai: «Qu'est-ce que c'est que ce monsieur-là?»

Elle répondit: «C'est mon père, que je n'ai pas connu. Maman me l'a laissé en me disant de le garder, que ça me servirait peut-être un jour…»

Elle hésita, se mit à rire, et reprit: «Je ne sais pas à quoi par exemple. Je ne pense pas qu'il vienne me reconnaître.»

Mon cœur battait précipité comme le galop d'un cheval emporté. Je remis l'image à plat sur la cheminée, je posai dessus, sans même savoir ce que je faisais, deux billets de cent francs que j'avais en poche, et je me sauvai en criant: «A bientôt… au revoir… ma chérie… au revoir.»

J'entendis qu'elle répondait: «A mardi.» J'étais dans l'escalier obscur que je descendis à tâtons.

Lorsque je sortis dehors, je m'aperçus qu'il pleuvait, et je partis à grands pas, par une rue quelconque.

J'allais devant moi, affolé, éperdu, cherchant à me souvenir! Était-ce possible? – Oui. – Je me rappelai soudain une fille qui m'avait écrit, un mois environ après notre rupture, qu'elle était enceinte de moi. J'avais déchiré ou brûlé la lettre, et oublié cela. – J'aurais dû regarder la photographie de la femme sur la cheminée de la petite. Mais l'aurais-je reconnue? C'était la photographie d'une vieille femme, me semblait-il.

J'atteignis le quai. Je vis un banc; et je m'assis. Il pleuvait. Des gens passaient de temps en temps sous des parapluies. La vie m'apparut odieuse et révoltante, pleine de misères, de hontes, d'infamies voulues ou inconscientes. Ma fille!.. Je venais peut-être de posséder ma fille!.. Et Paris, ce grand Paris sombre, morne, boueux, triste, noir, avec toutes ces maisons fermées, était plein de choses pareilles, d'adultères, d'incestes, d'enfants violés. Je me rappelai ce qu'on disait des ponts hantés par des vicieux infâmes.

J'avais fait, sans le vouloir, sans le savoir, pis que ces êtres ignobles. J'étais entré dans la couche de ma fille!

Je faillis me jeter à l'eau. J'étais fou! J'errai jusqu'au jour, puis je revins chez moi pour réfléchir.

Je fis alors ce qui me parut le plus sage; je priai un notaire d'appeler cette petite et de lui demander dans quelles conditions sa mère lui avait remis le portrait de celui qu'elle supposait être son père, me disant chargé de ce soin par un ami.

Le notaire exécuta mes ordres. C'est à son lit de mort que cette femme avait désigné le père de sa fille, et devant un prêtre qu'on me nomma.

Alors, toujours au nom de cet ami inconnu, je fis remettre à cette enfant la moitié de ma fortune, cent quarante mille francs environ, dont elle ne peut toucher que la rente, puis je donnai ma démission de mon emploi, et me voici.

En errant sur ce rivage, j'ai trouvé ce mont et je m'y suis arrêté… jusques à quand… je l'ignore!

Que pensez-vous de moi… et de ce que j'ai fait?

Je répondis en lui tendant la main.

– Vous avez fait ce que vous deviez faire. Bien d'autres eussent attaché moins d'importance à cette odieuse fatalité.

Il reprit: «Je le sais, mais, moi, j'ai failli en devenir fou. Il paraît que j'avais l'âme sensible sans m'en être jamais douté. Et j'ai peur de Paris, maintenant, comme les croyants doivent avoir peur de l'enfer. J'ai reçu un coup sur la tête, voilà tout, un coup comparable à la chute d'une tuile quand on passe dans la rue. Je vais mieux depuis quelque temps.»

Je quittai mon solitaire. J'étais fort troublé par son récit.

Je le revis encore deux fois, puis je partis, car je ne reste jamais dans le Midi après la fin de mai.

Quand je revins l'année suivante, l'homme n'était plus sur le mont des Serpents; et je n'ai jamais entendu parler de lui.

Voilà l'histoire de mon ermite.

MADEMOISELLE PERLE

Quelle singulière idée j'ai eue, vraiment, ce soir-là, de choisir pour reine Mlle Perle.

Je vais tous les ans faire les Rois chez mon vieil ami Chantal. Mon père, dont il était le plus intime camarade, m'y conduisait quand j'étais enfant. J'ai continué, et je continuerai sans doute tant que je vivrai, et tant qu'il y aura un Chantal en ce monde.

Les Chantal, d'ailleurs, ont une existence singulière; ils vivent à Paris comme s'ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson.

Ils possèdent, auprès de l'Observatoire, une maison dans un petit jardin. Ils sont chez eux, là, comme en province. De Paris, du vrai Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien; ils sont si loin, si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long voyage. Mme Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la famille. Voici comment on va aux grandes provisions.

Mlle Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les armoires au linge sont administrées par la maîtresse elle-même), Mlle Perle prévient que le sucre touche à sa fin, que les conserves sont épuisées; qu'il ne reste plus grand'chose au fond du sac à café.

Ainsi mise en garde contre la famine, Mme Chantal passe l'inspection des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d'abord à de longs calculs et ensuite à de longues discussions avec Mlle Perle. On finit cependant par se mettre d'accord et par fixer les quantités de chaque chose dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café, confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons salés ou fumés, etc., etc.

Après quoi, on arrête le jour des achats et on s'en va, en fiacre, dans un fiacre à galerie, chez un épicier considérable qui habite au delà des ponts, dans les quartiers neufs.

Mme Chantal et Mlle Perle font ce voyage ensemble, mystérieusement, et reviennent à l'heure du dîner, exténuées, bien qu'émues encore, et cahotées dans le coupé, dont le toit est couvert de paquets et de sacs, comme une voiture de déménagement.

Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l'autre côté de la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une population singulière, bruyante, peu honorable, qui passe les jours en dissipations, les nuits en fêtes, et qui jette l'argent par les fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles au théâtre, à l'Opéra-Comique ou au Français, quand la pièce est recommandée par le journal que lit M. Chantal.

Les jeunes filles ont aujourd'hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien élevées, si bien élevées qu'elles passent inaperçues comme deux jolies poupées. Jamais l'idée ne me viendrait de faire attention ou de faire la cour aux demoiselles Chantal; c'est à peine si on ose leur parler, tant on les sent immaculées; on a presque peur d'être inconvenant en les saluant.

Quant au père, c'est un charmant homme, très instruit, très ouvert, très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille pour vivre à son gré, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup, cause volontiers, et s'attendrit facilement. L'absence de contacts, de coudoiements et de heurts a rendu très sensible et délicat son épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l'émeut, l'agite et le fait souffrir.

Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi deux ou trois visites par an avec des parents qui habitent au loin.

Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 août et le jour des Rois. Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques pour les catholiques.

Le 15 août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul convive étranger.

II

Donc, cette année, comme les autres années, j'ai été dîner chez les Chantal pour fêter l'Épiphanie.

Selon la coutume, j'embrassai M. Chantal, Mme Chantal et Mlle Perle, et je fis un grand salut à Mlles Louise et Pauline. On m'interrogea sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la politique, sur ce qu'on pensait dans le public des affaires du Tonkin, et sur nos représentants. Mme Chantal, une grosse dame, dont toutes les idées me font l'effet d'être carrées à la façon des pierres de taille, avait coutume d'émettre cette phrase comme conclusion à toute discussion politique: «Tout cela est de la mauvaise graine pour plus tard». Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de Mme Chantal sont carrées? Je n'en sais rien; mais tout ce qu'elle dit prend cette forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec quatre angles symétriques. Il y a d'autres personnes dont les idées me semblent toujours rondes et roulantes comme des cerceaux. Dès qu'elles ont commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort par dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que je vois courir l'une derrière l'autre, jusqu'au bout de l'horizon. D'autres personnes aussi ont des idées pointues… Enfin, cela importe peu.

On se mit à table comme toujours, et le dîner s'acheva sans qu'on eût dit rien à retenir.

Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. Or, chaque année, M. Chantal était roi. Était-ce l'effet d'un hasard continu ou d'une convention familiale, je n'en sais rien, mais il trouvait infailliblement la fève dans sa part de pâtisserie, et il proclamait reine Mme Chantal. Aussi, fus-je stupéfait en sentant dans une bouchée de brioche quelque chose de très dur qui faillit me casser une dent. J'ôtai doucement cet objet de ma bouche et j'aperçus une petite poupée de porcelaine, pas plus grosse qu'un haricot. La surprise me fit dire: «Ah!» On me regarda, et Chantal s'écria en battant des mains: «C'est Gaston. C'est Gaston. Vive le roi! vive le roi!»

Tout le monde reprit en chœur: «Vive le roi!» Et je rougis jusqu'aux oreilles, comme on rougit souvent, sans raison, dans les situations un peu sottes. Je demeurais les yeux baissés, tenant entre deux doigts ce grain de faïence, m'efforçant de rire et ne sachant que faire ni que dire, lorsque Chantal reprit: «Maintenant, il faut choisir une reine.»

 

Alors je fus atterré. En une seconde, mille pensées, mille suppositions me traversèrent l'esprit. Voulait-on me faire désigner une des demoiselles Chantal? Était-ce là un moyen de me faire dire celle que je préférais? Était-ce une douce, légère, insensible poussée des parents vers un mariage possible? L'idée de mariage rôde sans cesse dans toutes les maisons à grandes filles et prend toutes les formes, tous les déguisements, tous les moyens. Une peur atroce de me compromettre m'envahit, et aussi une extrême timidité, devant l'attitude si obstinément correcte et fermée de Mlles Louise et Pauline. Élire l'une d'elles au détriment de l'autre, me sembla aussi difficile que de choisir entre deux gouttes d'eau; et puis, la crainte de m'aventurer dans une histoire où je serais conduit au mariage malgré moi, tout doucement, par des procédés aussi discrets, aussi inaperçus et aussi calmes que cette royauté insignifiante, me troublait horriblement.

Mais tout à coup, j'eus une inspiration, et je tendis à Mlle Perle la poupée symbolique. Tout le monde fut d'abord surpris, puis on apprécia sans doute ma délicatesse et ma discrétion, car on applaudit avec furie. On criait: «Vive la reine! vive la reine!»

Quant à elle, la pauvre vieille fille, elle avait perdu toute contenance; elle tremblait, effarée, et balbutiait: «Mais non… mais non… mais non… pas moi… je vous en prie… pas moi… je vous en prie…»

Alors, pour la première fois de ma vie, je regardai Mlle Perle, et je me demandai ce qu'elle était.

J'étais habitué à la voir dans cette maison, comme on voit les vieux fauteuils de tapisserie sur lesquels on s'assied depuis son enfance sans y avoir jamais pris garde. Un jour, on ne sait pourquoi, parce qu'un rayon de soleil tombe sur le siège, on se dit tout à coup: «Tiens, mais il est fort curieux, ce meuble»; et on découvre que le bois a été travaillé par un artiste, et que l'étoffe est remarquable. Jamais je n'avais pris garde à Mlle Perle.

Elle faisait partie de la famille Chantal, voilà tout; mais comment? A quel titre? – C'était une grande personne maigre qui s'efforçait de rester inaperçue, mais qui n'était pas insignifiante. On la traitait amicalement, mieux qu'une femme de charge, moins bien qu'une parente. Je saisissais tout à coup, maintenant, une quantité de nuances dont je ne m'étais point soucié jusqu'ici! Mme Chantal disait: «Perle». Les jeunes filles: «Mlle Perle», et Chantal ne l'appelait que Mademoiselle, d'un air plus révérend peut-être.

Je me mis à la regarder. – Quel âge avait-elle? Quarante ans? Oui, quarante ans. – Elle n'était pas vieille, cette fille, elle se vieillissait. Je fus soudain frappé par cette remarque. Elle se coiffait, s'habillait, se parait ridiculement, et, malgré tout, elle n'était point ridicule, tant elle portait en elle de grâce simple, naturelle, de grâce voilée, cachée avec soin. Quelle drôle de créature, vraiment! Comment ne l'avais-je jamais mieux observée? Elle se coiffait d'une façon grotesque, avec de petits frisons vieillots tout à fait farces; et, sous cette chevelure à la Vierge conservée, on voyait un grand front calme, coupé par deux rides profondes, deux rides de longues tristesses, puis deux yeux bleus, larges et doux, si timides, si craintifs, si humbles, deux beaux yeux restés si naïfs, pleins d'étonnements de fillette, de sensations jeunes et aussi de chagrins qui avaient passé dedans, en les attendrissant, sans les troubler.

Tout le visage était fin et discret, un de ces visages qui se sont éteints sans avoir été usés, ou fanés par les fatigues ou les grandes émotions de la vie.

Quelle jolie bouche! et quelles jolies dents! Mais on eût dit qu'elle n'osait pas sourire!

Et, brusquement, je la comparai à Mme Chantal! Certes, Mlle Perle était mieux, cent fois mieux, plus fine, plus noble, plus fière.

J'étais stupéfait de mes observations. On versait du champagne. Je tendis mon verre à la reine, en portant sa santé avec un compliment bien tourné. Elle eut envie, je m'en aperçus, de se cacher la figure dans sa serviette; puis, comme elle trempait ses lèvres dans le vin clair, tout le monde cria: «La reine boit! la reine boit!» Elle devint alors toute rouge et s'étrangla. On riait; mais je vis bien qu'on l'aimait beaucoup dans la maison.

III

Dès que le dîner fût fini, Chantal me prit par le bras. C'était l'heure de son cigare, heure sacrée. Quand il était seul, il allait le fumer dans la rue; quand il avait quelqu'un à dîner, on montait au billard, et il jouait en fumant. Ce soir-là, on avait même fait du feu dans le billard, à cause des Rois; et mon vieil ami prit sa queue, une queue très fine qu'il frotta de blanc avec grand soin, puis il dit:

– A toi, mon garçon!

Car il me tutoyait, bien que j'eusse vingt-cinq ans, mais il m'avait vu tout enfant.

Je commençai donc la partie; je fis quelques carambolages; j'en manquai quelques autres; mais comme la pensée de Mlle Perle me rôdait dans la tête, je demandai tout à coup:

– Dites donc, monsieur Chantal, est-ce que Mlle Perle est votre parente?

Il cessa de jouer, très étonné, et me regarda.

– Comment, tu ne sais pas? tu ne connais pas l'histoire de Mlle Perle?

– Mais non.

– Ton père ne te l'a jamais racontée?

– Mais non.

– Tiens, tiens, que c'est drôle! ah! par exemple, que c'est drôle! Oh! mais, c'est toute une aventure!

Il se tut, puis reprit:

– Et si tu savais comme c'est singulier que tu me demandes ça aujourd'hui, un jour des Rois!

– Pourquoi?

– Ah! pourquoi! Écoute. Voilà de cela quarante et un ans, quarante et un ans aujourd'hui même, jour de l'Épiphanie. Nous habitions alors Roüy-le-Tors, sur les remparts; mais il faut d'abord t'expliquer la maison pour que tu comprennes bien. Roüy est bâti sur une côte, ou plutôt sur un mamelon qui domine un grand pays de prairies. Nous avions là une maison avec un beau jardin suspendu, soutenu en l'air par les vieux murs de défense. Donc la maison était dans la ville, dans la rue, tandis que le jardin dominait la plaine. Il y avait aussi une porte de sortie de ce jardin sur la campagne, au bout d'un escalier secret qui descendait dans l'épaisseur des murs, comme on en trouve dans les romans. Une route passait devant cette porte qui était munie d'une grosse cloche, car les paysans, pour éviter le grand tour, apportaient par là leurs provisions.

Tu vois bien les lieux, n'est-ce pas? Or, cette année-là, aux Rois, il neigeait depuis une semaine. On eût dit la fin du monde. Quand nous allions aux remparts regarder la plaine, ça nous faisait froid dans l'âme, cet immense pays blanc, tout blanc, glacé, et qui luisait comme du vernis. On eût dit que le bon Dieu avait empaqueté la terre pour l'envoyer au grenier des vieux mondes. Je t'assure que c'était bien triste.

Nous demeurions en famille à ce moment-là, et nombreux, très nombreux: mon père, ma mère, mon oncle et ma tante, mes deux frères et mes quatre cousines; c'étaient de jolies fillettes; j'ai épousé la dernière. De tout ce monde-là, nous ne sommes plus que trois survivants: ma femme, moi et ma belle-sœur qui habite Marseille. Sacristi, comme ça s'égrène, une famille! ça me fait trembler quand j'y pense! Moi, j'avais quinze ans, puisque j'en ai cinquante-six.

Donc, nous allions fêter les Rois, et nous étions très gais, très gais! Tout le monde attendait le dîner dans le salon, quand mon frère aîné, Jacques, se mit à dire: «Il y a un chien qui hurle dans la plaine depuis dix minutes; ça doit être une pauvre bête perdue.»

Il n'avait pas fini de parler, que la cloche du jardin tinta. Elle avait un gros son de cloche d'église qui faisait penser aux morts. Tout le monde en frissonna. Mon père appela le domestique et lui dit d'aller voir. On attendit en grand silence; nous pensions à la neige qui couvrait toute la terre. Quand l'homme revint, il affirma qu'il n'avait rien vu. Le chien hurlait toujours, sans cesse, et sa voix ne changeait point de place.

On se mit à table; mais nous étions un peu émus, surtout les jeunes. Ça alla bien jusqu'au rôti, puis voilà que la cloche se remet à sonner, trois fois de suite, trois grands coups, longs, qui ont vibré jusqu'au bout de nos doigts et qui nous ont coupé le souffle, tout net. Nous restions à nous regarder, la fourchette en l'air, écoutant toujours, et saisis d'une espèce de peur surnaturelle.