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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8

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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8
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LES DEUX FOSCARI

TRAGÉDIE HISTORIQUE

Le père est touché, mais le

gouverneur est inflexible.

(Le Critique.)

PERSONNAGES
HOMMES

FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise.

JACOPO FOSCARI, fils du Doge.

JACQUES LORÉDANO, patricien.

MARCO MEMMO, chef des Quarante.

BARBARIGO, sénateur.

AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS, etc., etc.

FEMMES
MARINA, épouse du jeune Foscari
La scène est à Venise, dans le palais ducal

LES DEUX FOSCARI
TRAGÉDIE HISTORIQUE

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE
(Une salle du palais ducal.)
Entrent LORÉDANO et BARBARIGO, de côtés opposés
LORÉDANO

Où est le prisonnier?

BARBARIGO

Il se remet de la question.

LORÉDANO

L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement est passée. – Hâtons-nous de rejoindre nos collègues dans la salle du conseil, et de proposer son rappel.

BARBARIGO

Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à ses membres torturés un relâche de quelques minutes; la question l'avait hier épuisé, et si on l'y replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens.

LORÉDANO

Eh bien?

BARBARIGO

Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je déteste les ambitieux Foscari, père et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux a souffert au-delà des forces de la nature avec la constance la plus stoïque.

LORÉDANO

Sans faire l'aveu de ses crimes.

BARBARIGO

Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il a avoué la lettre au duc de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut être considéré comme un châtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse.

LORÉDANO

C'est ce que nous verrons.

BARBARIGO

Loréano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine héréditaire.

LORÉDANO

Jusqu'où?

BARBARIGO

Jusqu'à l'extermination.

LORÉDANO

Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez parler ainsi; mais allons au conseil.

BARBARIGO

Encore un instant: – nos collègues ne sont pas en nombre; deux autres doivent encore venir avant que la délibération puisse être reprise.

LORÉDANO

Et le président, le Doge?

BARBARIGO

Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le premier à son poste dans ce déplorable procès contre son dernier et unique fils.

LORÉDANO

Oui, – oui-son dernier.

BARBARIGO

Rien ne peut-il vous toucher?

LORÉDANO

Souffre-t-il? croyez-vous?

BARBARIGO

Il ne le témoigne pas.

LORÉDANO

Je l'avais déjà remarqué, – le misérable!

BARBARIGO

Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'était trouvé mal.

LORÉDANO

Il commence donc à sentir?

BARBARIGO

C'est à vous qu'il le doit en partie.

LORÉDANO

Je devrais en être la seule cause: – mon père et mon oncle ne sont plus.

BARBARIGO

D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonnés.

LORÉDANO

Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se croirait jamais souverain, tant que vivrait Péter Lorédano, que les deux frères tombèrent malades: – il est souverain.

BARBARIGO

Bien déplorable!

LORÉDANO

Et ceux qu'il a rendus orphelins?

BARBARIGO

Mais pouvez-vous en accuser le Doge?

LORÉDANO

Oui.

BARBARIGO

Quelle preuve?

LORÉDANO

Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procès; mais je crois avoir assez recueilli des premières pour me passer des délais du second.

BARBARIGO

Vous en appelez cependant aux lois.

LORÉDANO

Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser.

BARBARIGO

Dans notre république il est plus facile d'obtenir réparation que chez les nations étrangères. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce (source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez écrit ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Piétro Lorédano, mes père et oncle?»

LORÉDANO

Oui, cela est écrit.

BARBARIGO

Mais ne l'effacerez-vous pas?

LORÉDANO

J'attendrai la balance.

BARBARIGO

Par quel moyen?

(Deux sénateurs traversent la scène en se dirigeant vers la salle du conseil des Dix.)
LORÉDANO

Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi.

(Sort Lorédo.)
BARBARIGO, seul

Te suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs, semblable à la vague soulevée à la suite d'une autre vague, et frappant également le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent à pénétrer les flots. Mais ce fils, mais son père, seraient capables d'attendrir les élémens eux-mêmes, et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable furie? – Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords! – Mais le voici! – Contiens-toi, mon cœur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur le point de te briser?

(Entrent des gardes, entourant le jeune Foscari.)
GARDE

Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur.

JACOPO FOSCARI

Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'être reproché.

GARDE

J'en courrai les chances.

JACOPO FOSCARI

Quoi! de la bienveillance! – Jusqu'alors j'avais trouvé quelques indices de pitié, mais de miséricorde, jamais; voici le premier.

GARDE

Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent nous entendaient.

BARBARIGO, s'avançant vers le garde

Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux être ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passée, attends ici leur dernier appel. – Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici que pour justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai franchi la porte du conseil. – Surveille exactement le prisonnier.

JACOPO FOSCARI

Quelle est cette voix? – celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre maison est du petit nombre de mes juges!

BARBARIGO

Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mérite ce nom, ton père n'est-il pas également au nombre de tes juges?

JACOPO FOSCARI

En effet, il juge.

BARBARIGO

N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu'à permettre à un père de déposer son vote dans une affaire qui intéresse si gravement le salut de l'état.

JACOPO FOSCARI

Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de prendre un instant l'air à cette fenêtre qui donne sur les flots.

(Entre un officier qui parle bas à Barbarigo.)
BARBARIGO, au garde

Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près de lui davantage; j'ai même, dans ce court entretien, oublié mes devoirs; il faut que j'aille me racheter dans la chambre du conseil.

(Barbarigo sort. – Le garde conduit à la fenêtre Jacopo Foscari.)
GARDE

La voilà ouverte, seigneur. – Comment vous trouvez-vous?

JACOPO FOSCARI

Comme un enfant. – O Venise! Venise!

GARDE

Et vos membres?

JACOPO FOSCARI

Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur, où je devançais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqué comme un jeune batelier, entouré de mes compagnons, gais et nobles comme moi, nous nous plaisions à lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne grâce! Alors mille beautés ravissantes nous animaient de leurs aimables sourires; nous entendions leurs vœux passionnés; nous distinguions, de nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus téméraire encore, j'ai fendu ces vagues impétueuses! Alors, avec l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient, en les pressant, caresser une coupe. Plus elles s'élevaient, plus je semblais aisément les surmonter, et plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me dressaient. Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais dans leurs gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs n'apercevaient du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient plus pour moi: puis je revenais la main chargée des preuves irrécusables de ma longue course; d'un élan rapide et vigoureux je reparaissais à la surface, je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems dans ma poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait autour de moi, et, comme un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course. – J'étais alors un enfant.

 
GARDE

Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mâle courage.

JACOPO FOSCARI, regardant du balcon

O Venise! ma belle, mon unique patrie! – Je sens donc que je respire! comme ta brise, ta brise adriatique caresse délicieusement mon visage! Tes vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression du pays natal; ils les rafraîchissent, ils calment mon sang. Qu'il est différent, le vent brûlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de ma prison, et qui portaient dans mon cœur le désespoir!

GARDE

En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner la force de supporter ce qui peut encore vous attendre! – Je frémis d'y penser.

JACOPO FOSCARI

Ils ne me banniront pas une seconde fois. – Non, non, ils peuvent briser mes membres, j'ai de la force.

GARDE

Avouez, et la torture vous sera épargnée.

JACOPO FOSCARI

J'ai déjà avoué une fois-deux fois: et deux fois ils m'ont exilé!

GARDE

Et la troisième fois ils vous tueront.

JACOPO FOSCARI

Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux où je suis né; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs.

GARDE

Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste?

JACOPO FOSCARI

La terre! – Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me persécutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre mère dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que je demande; ou du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit ici.

(Entre un officier.)
OFFICIER

Emmenez le prisonnier!

GARDE

Seigneur, vous entendez l'ordre.

JACOPO FOSCARI

J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont torturé. (Au garde.) Donnez-moi donc le bras.

OFFICIER

Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le plus près de votre personne.

JACOPO FOSCARI

Vous! – C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux. – Arrière! – Je marcherai seul.

OFFICIER

Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence, et je ne pouvais désobéir au conseil, quand ils-

JACOPO FOSCARI

Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur leurs horribles chevalets. Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là éloigne-toi de moi. A la vue de tes mains, mes membres frémissent et se glacent, en songeant aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout à coup d'une sueur froide, comme si-mais loin de nous ces terreurs-j'ai déjà supporté la torture, – je la supporterai bien encore. – De quel œil mon père voit-il tout cela?

OFFICIER

Avec son calme ordinaire.

JACOPO FOSCARI

Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat de notre ville et de ses dômes, les jeux de la place Saint-Marc, et même le bourdonnement des nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables inconnus sont chaque jour jugés et immolés en silence. – Tout garde le même aspect, jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre sympathie pour Foscari, pas même un Foscari. – (A l'officier.) Je vous suis.

(Sortent Jacopo Foscari, officier, etc. – Entrent Memmo et un autre sénateur.)
MEMMO

Il est parti. – Nous avons trop tardé. – Pensez-vous que les Dix demeurent long-tems assemblés aujourd'hui?

SÉNATEUR

Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa première déposition; voilà tout ce que je sais.

MEMMO

Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la république, les secrets de cette terrible chambre sont des mystères comme pour le dernier citoyen.

SÉNATEUR

Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans reconnus dans l'ombre des bâtimens en ruines) n'ont jamais été prouvées ni entièrement démenties: ici les hommes connaissent aussi peu les véritables actes du pouvoir que les mystères informes de la tombe.

MEMMO

Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai l'espoir un jour d'être décemvir.

SÉNATEUR

Ou même doge…

MEMMO

Pourquoi pas? non, cependant, si je puis m'en dispenser.

SÉNATEUR

C'est la première magistrature de l'état; on peut y aspirer légitimement, et de nobles rivaux peuvent se glorifier d'y atteindre.

MEMMO

Je leur laisse cette prétention. Né patricien, mon ambition toutefois a des limites: j'aimerais mieux être l'un des membres égaux de l'impérial conseil des Dix, que de briller d'un éclat solitaire et comme un zéro couronné. – Mais qui s'approche? la femme de Foscari.

(Entre Marina avec une suivante.)
MARINA

Eh quoi! personne? – Je me trompe, ils sont encore deux; mais ce sont des sénateurs.

MEMMO

Qu'ordonnez-vous de nous, noble dame?

MARINA

Moi, ordonner! hélas! ma vie n'a été qu'une longue prière, et une prière inutile.

MEMMO

Je comprends, mais je ne dois pas répondre.

MARINA, avec dédain

En effet, – on n'ose répondre ici qu'à la torture, on n'ose interroger que ceux-

MEMMO, l'interrompant

Femme imprudente! songez-vous où vous êtes en ce moment?

MARINA

En ce moment! – je suis où fut le palais du père de mon époux.

MEMMO

Vous êtes dans le palais du Doge.

MARINA

Et dans la prison de son fils. – Non, je ne l'ai pas oublié; et si je n'en trouvais pas ici des souvenirs plus intimes et plus amers, je rendrais grâce à l'illustre Memmo de me rappeler les délices de cet endroit.

MEMMO

Soyez calme!

MARINA, levant les yeux au ciel

Je le suis; mais toi, Dieu tout-puissant, peux-tu bien l'être également, en voyant un monde pareil?

MEMMO

Votre mari peut encore être absous.

MARINA

Il l'est, mais dans le ciel. Je vous en prie, seigneur sénateur, ne parlez pas de cela. Vous êtes un homme d'état, ainsi que le Doge; en ce moment même il a sur le chevalet un fils, et moi un époux: ils sont là, face à face, l'un comme juge, l'autre comme accusé. – Pensez-vous qu'il le condamne?

MEMMO

Je ne le crois pas.

MARINA

Mais s'il ne le fait pas, les autres ne les condamneront-ils pas tous deux?

MEMMO

Ils le peuvent.

MARINA

Et pour eux, quand il s'agit d'un crime exécrable, pouvoir et vouloir sont la même chose: – mon époux est perdu!

MEMMO

Ne dites pas cela; à Venise, c'est la justice qui juge.

MARINA

Ah! s'il en était ainsi, il n'y aurait plus aujourd'hui de Venise! Qu'elle existe, mais du moins que les hommes de bien ne meurent pas avant l'heure prescrite par la nature. Pourquoi faut-il que les Dix soient plus impatiens qu'elle, et qu'ils décident en ce moment de notre sort? Ah ciel! un cri de détresse!

(On entend un cri douloureux.)
SÉNATEUR

Écoutez!

MARINA

C'est un cri de-Non, non, ce n'est pas mon mari, ce n'est pas la voix de Foscari.

MEMMO

Cependant-

MARINA

Non, ce n'est pas la sienne. Non, non; lui, pousser des cris! c'est le rôle de son père: mais lui-il mourra en silence.

(On entend un nouveau hurlement.)
MEMMO

Comment! encore?

MARINA

C'est bien sa voix! je crois la reconnaître: je ne l'aurais pas cru. Toutefois se plaindrait-il, je ne puis cesser de l'aimer; mais-non, non. – Hélas! ce doit être une bien terrible angoisse, celle qui put lui arracher un gémissement.

SÉNATEUR

Mais vous qui sentez les injures de votre mari comme les vôtres, voudriez-vous qu'il supportât en silence des douleurs plus que mortelles?

MARINA

Chacun de nous a ses douleurs. Grâce à moi, et quand ils arracheraient la vie au Doge et à son fils, la grande maison de Foscari ne s'éteindra pas. En donnant la vie à ceux qui leur succéderont, j'ai enduré des douleurs comparables à celles qui la leur feront perdre: mais les miennes étaient de douces angoisses; et cependant, telle était leur violence que j'aurais pu jeter des cris. Je ne l'ai pas fait, car j'avais l'espoir d'enfanter un héros, et je n'aurais pas voulu l'accueillir avec des larmes.

MEMMO

Tout se tait maintenant.

MARINA

Tout est fini peut-être; mais je ne veux pas le croire: il a réuni toutes ses forces, et sans doute il les défie en ce moment.

(Un officier entre brusquement.)
MEMMO

Eh quoi! mon ami, que cherchez-vous?

OFFICIER

Un médecin. Le prisonnier s'est trouvé mal.

(L'officier sort.)
MEMMO

Vous feriez bien, madame, de vous retirer.

SÉNATEUR, lui offrant son bras

Je vous en prie, suivez ce conseil.

MARINA

Non, non; je veux le secourir.

MEMMO

Vous, madame? oubliez-vous que personne n'a le droit de pénétrer dans ces chambres, à l'exception des Dix et de leurs familiers?

MARINA

Oui, je sais que nul de ceux qui entrent ne revient comme il est entré, – que la plupart ne retournent jamais; mais ils ne pourront refuser de me voir.

MEMMO

Hélas! vous n'éprouverez qu'un dur refus, une incertitude plus grande encore.

MARINA

Et qui m'arrêtera?

MEMMO

Ceux que leur devoir y oblige.

MARINA

Est-ce leur devoir de fouler aux pieds tous les sentimens de l'humanité, et tous les liens qui enchaînent l'homme à l'homme; de rivaliser ici-bas avec les démons qui plus tard réclameront le droit de les plonger dans un abîme de tortures! Quoi qu'il en soit, j'avancerai.

MEMMO

C'est impossible.

MARINA

C'est ce que l'on verra. Le désespoir peut défier jusqu'au despotisme. Il y a quelque chose dans mon cœur qui braverait les fers croisés d'une armée entière; et vous croyez qu'une poignée de geôliers pourront arrêter mes pas? Laissez-moi passer. C'est ici le palais du Doge; je suis la femme du fils du Doge, de l'innocent fils du Doge: il faudra bien qu'ils m'entendent!

MEMMO

Vous ne parviendrez ainsi qu'à irriter ses juges davantage.

MARINA

Eh quoi! ceux qui le forcent à gémir sont des juges! ils ne sont que des assassins. Laissez-moi passer.

(Marina sort.)
SÉNATEUR

Pauvre dame!

MEMMO

C'est l'effet de son désespoir; elle ne sera pas admise.

SÉNATEUR

Elle le serait qu'elle ne parviendrait pas à sauver son mari. Mais voyez, l'officier revient.

(L'officier traverse la scène suivi d'une autre personne.)
MEMMO

A peine si j'eusse supposé que les Dix eussent assez de pitié pour permettre qu'on portât quelque assistance au patient.

 
SÉNATEUR

De la pitié! c'est une pitié qui consiste à rappeler au sentiment l'infortuné trop heureux d'échapper à la mort, par cette faiblesse, dernière ressource de notre pauvre nature contre la tyrannie de la peine.

MEMMO

Je suis surpris qu'ils tardent tant à le condamner.

SÉNATEUR

Ce n'est pas là leur politique: ils le retiennent vivant parce qu'il ne redoute pas la mort; ils l'avaient banni, parce que toute la terre, à l'exception de sa patrie, est pour lui une immense prison, parce que chaque souffle d'air étranger semble pour sa poitrine un dévorant poison, qui, sans le tuer, le consume.

MEMMO

L'ensemble des circonstances atteste ses crimes, cependant il n'en fait pas l'aveu.

SÉNATEUR

On ne peut lui opposer que la lettre qu'il a écrite, et qu'il n'a, dit-il, adressée au duc de Milan que dans la pleine conviction qu'elle tomberait entre les mains du sénat, et qu'elle déciderait ses juges à le transporter à Venise.

MEMMO

Comme accusé?

SÉNATEUR

Oui; mais enfin dans sa chère patrie: c'est là, s'il faut l'en croire, tout ce qu'il désirait.

MEMMO

L'imputation des présens est bien prouvée.

SÉNATEUR

Non entièrement, et la charge d'homicide a été annulée par la confession de Nicolas Erizzo, qui déclara à son lit de mort avoir assassiné le dernier chef des Dix.

MEMMO

Pourquoi donc tarder à l'absoudre?

SÉNATEUR

C'est à eux de vous répondre; car il est bien connu, comme je l'ai dit, qu'Almoro Donato fut tué par Erizzo, par vengeance particulière.

MEMMO

Il doit y avoir dans cet étrange procès d'autres crimes que n'en divulgue l'acte d'accusation. Mais j'aperçois deux des Dix qui s'approchent; éloignons-nous.

(Sortent Memmo et le sénateur. – Entrent Lorédano et Barbarigo.)
BARBARIGO

C'en était trop: croyez-moi, il n'était pas convenable de poursuivre le jugement dans un pareil moment.

LORÉDANO

Ainsi donc il faudra rompre le conseil, arrêter la justice au milieu de sa carrière, parce qu'une femme viendra troubler nos délibérations?

BARBARIGO

Non, ce n'est pas le motif; mais vous avez vu l'état du prisonnier.

LORÉDANO

N'avait-il pas recouvré ses sens?

BARBARIGO

Pour les reperdre à la première épreuve.

LORÉDANO

On la lui a épargnée.

BARBARIGO

Vos murmures furent inutiles; la majorité dans le conseil était contre vous.

LORÉDANO

Oui, grâce à vous, monsieur, et grâce à notre vieux barbon de Doge, qui sut réunir les voix généreuses qui rendirent la mienne inutile.

BARBARIGO

Je suis juge; mais, je le confesse, cette portion de nos pénibles devoirs qui, en prescrivant la torture, nous ordonne de rester en présence du malheureux qu'elle déchire, me fait désirer-

LORÉDANO

Quoi?

BARBARIGO

Que vous puissiez une fois sentir ce que je sens toutes les fois.

LORÉDANO

Allez! vous êtes un enfant, faible de résolution comme de sensibilité, ballotté par le moindre souffle, ébranlé par un soupir, et attendri par une larme. Précieux juge, admirable homme d'état pour prêter son concours à ma politique!

BARBARIGO

Pour des larmes, il n'en a pas répandu.

LORÉDANO

N'a-t-il pas crié deux fois?

BARBARIGO

Un saint même, ayant déjà sous les yeux l'auréole du martyre, n'aurait pu s'en défendre, en présence du cruel raffinement de supplice qu'on lui infligeait. Mais était-ce la pitié que réclamaient ces cris? pas un mot, pas un murmure ne lui échappèrent, et ces deux hurlemens étaient arrachés par la douleur cruelle: aucune prière ne les accompagna.

LORÉDANO

Plusieurs fois il murmurait entre ses dents des sons inarticulés.

BARBARIGO

Je ne m'en suis pas aperçu; mais vous étiez plus près de lui.

LORÉDANO

Aussi l'ai-je entendu.

BARBARIGO

J'ai cru voir, et à ma grande surprise, que vous ressentiez quelque pitié, et que vous fûtes le premier à invoquer des secours quand il se trouva mal.

LORÉDANO

Je croyais qu'il allait expirer.

BARBARIGO

Mais souvent je vous ai entendu dire que sa mort et celle de son père était votre vœu le plus ardent.

LORÉDANO

J'en serais désolé, s'il mourait innocent, c'est-à-dire avant d'avoir fait l'aveu de son crime.

BARBARIGO

Eh quoi! seriez-vous aussi acharné contre sa mémoire?

LORÉDANO

Et vous, voudriez-vous que son rang passât à ses enfans, comme il arriverait s'il mourait non jugé?

BARBARIGO

Ainsi donc, guerre à eux tous!

LORÉDANO

A toute leur maison, jusqu'à ce que les leurs et les miens ne soient plus.

BARBARIGO

Ainsi, la profonde agonie de sa femme, les convulsions réprimées sur le noble front de son vieux père, dont la douleur s'échappait en faibles gémissemens, ou bien en quelques sanglots bientôt étouffés sous l'ascendant d'une grave sérénité, rien n'a pu vous toucher?

(Sort Lorédano.)
BARBARIGO, seul

Sa haine est silencieuse, comme la souffrance dans l'ame de Foscari. L'infortuné! il m'a plus ému par son silence que n'auraient pu le faire des milliers de hurlemens. Spectacle déchirant que celui de sa femme franchissant tous les obstacles, pénétrant dans la salle du tribunal, et forçant les juges, accoutumés à de pareilles scènes, à baisser les yeux devant elle! Mais n'y pensons plus, oublions cette compassion; en plaignant le sort de nos ennemis, j'oublierais leurs premières injures, et je déconcerterais les plans de Lorédano, auquel je suis associé. Mais ma haine serait apaisée par une vengeance plus douce que celle qu'il demande, et je voudrais changer en dispositions plus humaines sa haine trop profonde. Foscari, pour le moment, obtient un court répit d'une heure: on l'accorda aux instances des membres les plus âgés, plus émus sans doute par l'apparition de sa femme dans la salle, que par les tourmens de l'accusé. – O ciel! ils approchent: comme ils sont faibles et désespérés! je ne puis, dans cette extrémité, arrêter sur eux ma vue. Éloignons-nous, et allons essayer de ramener Lorédano à des sentimens plus doux.

(Sort Barbarigo.)

FIN DU PREMIER ACTE.