Za darmo

Son Excellence Eugène Rougon

Tekst
Autor:
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Accoudée au bras de la causeuse, elle se pencha brusquement vers Pozzo, lui souffla dans le cou, avec des rires aigus, comme prise d'une folie heureuse. Quand elle était très contente, elle avait de ces joies soudaines d'enfant. Pozzo, dont la main semblait s'être endormie sur la guitare, renversa la tête en montrant ses dents de bel Italien, et il frissonnait comme chatouillé par la caresse de ce souffle, tandis que la jeune femme riait plus haut, soufflait plus fort, pour lui faire demander grâce. Puis, après l'avoir querellé en italien, elle ajouta; en se tournant vers Mme Correur:

«Il faut qu'il chante, n'est-ce pas?.. S'il chante, je ne soufflerai plus, je le laisserai tranquille… Il a fait une chanson bien jolie.» Alors, ils demandèrent tous la chanson. Pozzo se remit à gratter sa guitare; et il chanta, les yeux sur Clorinde. C'était un murmure passionné, accompagné de petites notes légères; les paroles italiennes ne s'entendaient pas, soupirées, tremblées; au dernier couplet, sans doute un couplet de souffrance amoureuse, Pozzo, qui prenait une voix sombre, resta la bouche souriante, d'un air de ravissement dans le désespoir.

Quand il se tut, on l'applaudit beaucoup. Pourquoi ne faisait-il pas éditer ces choses charmantes? Sa situation dans la diplomatie n'était pas un obstacle.

«J'ai connu un capitaine qui a fait jouer un opéra comique, dit le colonel Jobelin. On ne l'en a pas plus mal regardé au régiment.

– Oui, mais dans la diplomatie… murmura Mme Correur en hochant la tête.

– Mon Dieu! non, je crois que vous vous trompez, déclara M. Kahn. Les diplomates sont comme les autres hommes. Plusieurs cultivent les arts d'agrément.» Clorinde avait lancé un léger coup de pied dans le flanc de Pozzo, en lui donnant un ordre à demi-voix. Il se leva, jeta la guitare sur un tas de vêtements. Et quand il revint, au bout de cinq minutes, il était suivi d'Antonia portant un plateau où se trouvaient des verres et une carafe; lui, tenait un sucrier qui n'avait pu trouver place sur le plateau. Jamais on ne buvait autre chose que de l'eau sucrée chez la jeune femme; encore les familiers de la maison savaient-ils lui faire plaisir lorsqu'ils prenaient de l'eau pure.

«Eh bien, qu'y a-t-il?» dit-elle en se tournant vers le cabinet de toilette, où une porte grinçait.

Puis, comme se souvenant, elle s'écria:

«Ah! c'est maman… Elle était couchée.» En effet, c'était la comtesse Balbi, enveloppée dans une robe de chambre de laine noire; elle avait noué sur sa tête un lambeau de dentelle, dont les bouts s'enroulaient à son cou. Flaminio, le grand laquais à longue barbe, à mine de bandit, la soutenait par-derrière, la portait presque entre ses bras. Et elle semblait n'avoir pas vieilli, la face blanche, gardant son sourire continu d'ancienne reine de beauté.

«Attends, maman! reprit Clorinde. Je vais te donner ma chaise longue. Moi, je m'allongerai sur le lit… Je ne suis pas bien. J'ai une bête qui est entrée. Voilà qu'elle recommence à me mordre.» Il y eut tout un déménagement. Pozzo et Mme Correur conduisirent la jeune femme à son lit; mais il fallut tirer les couvertures et taper les oreillers. Pendant ce temps, la comtesse Balbi se coucha sur la chaise longue. Derrière elle, Flaminio resta debout, noir, muet, couvant d'un regard abominable les personnes qui se trouvaient là.

«Ça ne vous fait rien que je me couche, n'est-ce pas? répétait la jeune femme. Je suis beaucoup mieux couchée… Je ne vous renvoie pas, au moins? Il faut rester.» Elle s'était allongée, le coude enfoncé dans un oreiller, étalant sa blouse noire, dont l'ampleur faisait sur la couverture blanche une mare d'encre. Personne, d'ailleurs, ne songeait à s'en aller. Mme Correur causait à demi-voix avec Pozzo de la perfection des formes de Clorinde, qu'ils venaient de soutenir. M. Kahn, M. Béjuin et le colonel présentaient leurs compliments à la comtesse. Celle-ci s'inclinait avec son sourire. Puis, sans se retourner, de temps à autre, elle disait, d'une voix très douce:

«Flaminio!» Le grand laquais comprenait, soulevait un coussin, apportait un tabouret, tirait de sa poche un flacon d'odeur, de son air farouche de brigand en habit noir.

A ce moment, Auguste commit un malheur. Il avait rôdé dans les trois pièces, s'était arrêté à tous les chiffons de femme qui traînaient. Puis, commençant à s'ennuyer, il avait eu l'idée de boire des verres d'eau sucrée coup sur coup. Clorinde le surveillait depuis un instant, regardant le sucrier se vider, lorsqu'il cassa le verre, dans lequel il tapait la cuiller violemment.

«C'est le sucre! il en met trop! cria-t-elle.

– Imbécile! dit le colonel. Tu ne peux pas boire de l'eau tranquillement?.. Matin et soir, un grand verre. Il n'y a rien de meilleur. Ça préserve de toutes les maladies.» Heureusement, M. Bouchard entra. Il venait un peu tard, à dix heures passées, parce qu'il avait dû dîner en ville. Et il parut surpris de ne pas trouver là sa femme.

«M. d'Escorailles s'était chargé de l'amener, dit-il, et j'avais promis de la reprendre en passant.» Au bout d'une demi-heure, en effet, Mme Bouchard arriva, accompagnée de M. d'Escorailles et de M. La Rouquette. Après une brouille d'une année, le jeune marquis s'était remis avec la jolie blonde; maintenant, leur liaison tournait à l'habitude, ils se reprenaient pour huit jours, ne pouvaient s'empêcher de se pincer et de s'embrasser derrière les portes, lorsqu'ils se rencontraient. Cela allait de soi, naturellement, avec des renouveaux de désir très vifs. Comme ils venaient chez les Delestang en voiture découverte, ils avaient rencontré M. La Rouquette. Et tous les trois s'en étaient allés au Bois, riant haut, lâchant des plaisanteries risquées; même M. d'Escorailles avait cru un moment rencontrer la main du député, derrière la taille de Mme Bouchard. Quand ils entrèrent, ils apportèrent une bouffée de gaieté, la fraîcheur des allées noires du Bois, le mystère des feuilles endormies, où s'étouffait la polissonnerie de leurs rires.

«Oui, nous revenons du lac, dit M. La Rouquette. Ma parole! on m'a débauché… Je rentrais bien tranquillement travailler.» Il redevint subitement sérieux. Pendant la dernière session, il avait prononcé un discours à la Chambre sur une question d'amortissement, après un grand mois d'études spéciales; et, depuis lors, il prenait des allures posées d'homme marié, comme s'il avait enterré sa vie de garçon à la tribune. Kahn l'emmena au fond de la chambre, en murmurant:

«A propos, vous qui êtes bien avec Marsy…» Leurs voix se perdirent, Ils causèrent bas. Cependant, la jolie Mme Bouchard, qui avait salué la comtesse, s'était assise devant le lit, gardant dans sa main la main de Clorinde, la plaignant beaucoup, d'une voix flûtée.

M. Bouchard, debout, digne et correct, s'écria tout à coup, au milieu des conversations étouffées:

«Je ne vous ai pas conté?.. Il est gentil, le gros homme!» Et, avant de s'expliquer, il parla amèrement de Rougon, comme les autres. On ne pouvait plus lui rien demander, il n'était même plus poli; et M. Bouchard tenait avant tout à la politesse. Puis, lorsqu'on lui demanda ce que Rougon lui avait fait, il finit par répondre:

«Moi, je n'aime pas les injustices… C'est pour un des employés de ma division, Georges Duchesne; vous le connaissez, vous l'avez vu chez moi. Il est plein de mérite, ce garçon! Nous le recevons comme notre enfant. Ma femme l'aime beaucoup, parce qu'il est de son pays… Alors, dernièrement, nous complotions ensemble de faire nommer Duchesne sous-chef. L'idée était de moi, mais tu l'approuvais, n'est-ce pas, Adèle?» Mme Bouchard, l'air gêné, se pencha davantage vers Clorinde, pour éviter les regards de M. d'Escorailles, qu'elle sentait fixés sur elle.

«Eh bien, continua le chef de division, vous ne savez pas de quelle façon le gros homme a accueilli ma demande?.. Il m'a regardé un bon moment en silence, de son air blessant, vous savez. Ensuite, il m'a carrément refusé la nomination. Et comme je revenais à la charge, il m'a dit, avec un sourire: «Monsieur Bouchard, n'insistez pas, vous me faites de la peine; il y a des raisons graves…» Impossible d'en tirer autre chose.

Il a bien vu que j'étais furieux, car il m'a prié de le rappeler au bon souvenir de ma femme… N'est-ce pas, Adèle?» Mme Bouchard avait justement eu dans la soirée une explication vive avec M. d'Escorailles, au sujet de ce Georges Duchesne. Elle crut devoir dire, d'un ton d'humeur:

«Mon Dieu! M. Duchesne attendra… Il n'est pas si intéressant!» Mais le mari s'entêtait.

«Non, non, il a mérité d'être sous-chef, il sera sous-chef! Je perdrai plutôt mon nom… Moi, je veux qu'on soit juste!» On dut le calmer. Clorinde, distraite, tâchait d'entendre la conversation de M. Kahn et de M. La Rouquette, réfugiés au pied de son lit. Le premier expliquait sa situation à mots couverts. Sa grande entreprise du chemin de fer de Niort à Angers se trouvait en pleine déconfiture. Les actions avaient commencé par faire quatre-vingts francs de prime à la Bourse, avant qu'un seul coup de pioche fût donné. Embusqué derrière sa fameuse compagnie anglaise, M. Kahn s'était livré aux spéculations les plus imprudentes. Et, aujourd'hui, la faillite allait éclater, si quelque main puissante ne le ramassait dans sa chute.

«Autrefois, murmurait-il, Marsy m'avait offert de vendre l'affaire à la Compagnie de l'Ouest. Je suis tout prêt à rentrer en pourparlers. Il suffirait d'obtenir une loi…» Clorinde les appela discrètement d'un geste. Et, penchés tous deux au-dessus du lit, ils causèrent longuement avec elle. Marsy n'avait pas de rancune. Elle lui parlerait. Elle lui offrirait le million qu'il demandait, l'année précédente, pour appuyer la demande de concession. Sa situation de président du Corps législatif lui permettrait d'obtenir très aisément la loi nécessaire.

«Allez, il n'y a encore que Marsy si l'on veut le succès de ces sortes d'affaires, dit-elle en souriant. Quand on se passe de lui pour en lancer une, on est bientôt forcé de l'appeler, pour le supplier d'en raccommoder les morceaux.» Dans la chambre, maintenant, tout le monde parlait à la fois, très haut, Mme Correur expliquait son dernier désir à Mme Bouchard: aller mourir à Coulonges, dans la maison de sa famille; et elle s'attendrissait sur les lieux où elle était née, elle forcerait bien Mme Martineau à lui rendre cette maison toute pleine des souvenirs de son enfance. Les invités, fatalement, revenaient à Rougon: M. d'Escorailles racontait la colère de son père et de sa mère qui lui avaient écrit de rentrer au Conseil d'État, de briser avec le ministre, en apprenant les abus de pouvoir de celui-ci; le colonel racontait comment le gros homme s'était absolument refusé à demander pour lui à l'empereur une situation dans les palais impériaux; M. Béjuin lui-même se lamentait de ce que Sa Majesté n'était pas venue visiter la cristallerie de Saint-Florent, lors de son dernier voyage à Bourges, malgré l'engagement formel pris par Rougon d'obtenir cette faveur. Et, au milieu de cette rage de paroles, la comtesse Balbi, sur la chaise longue, souriait, regardait ses mains encore potelées, répétait doucement:

 

«Flaminio!» Le grand diable de domestique avait sorti de la poche de son gilet une toute petite boîte d'écaille pleine de pastilles à la menthe. La comtesse les croquait avec des mines de vieille chatte gourmande.

Vers minuit seulement, Delestang rentra. Quand on le vit soulever la portière du boudoir, un profond silence se fit, tous les cous s'allongèrent. Mais la portière était retombée, personne ne le suivait. Alors, après une nouvelle attente de quelques secondes, des exclamations partirent:

«Vous êtes seul?

– Vous ne l'amenez donc pas?

– Vous avez donc perdu le gros homme en route?» Et il y eut un soulagement. Delestang expliqua que Rougon, très fatigué, venait de le quitter au coin de la rue Marbeuf.

«Il a bien fait, dit Clorinde en se couchant tout à fait sur le lit. Il est si peu amusant!» Ce fut le signal d'un nouveau déchaînement de plaintes et d'accusations. Delestang protestait, lançait des: Permettez! permettez! Il affectait d'ordinaire de défendre Rougon. Quand on le laissa parler, il dit d'une voix mesurée:

«Sans doute il aurait pu mieux agir envers certains de ses amis. Mais il n'en reste pas moins une grande intelligence… Quant à moi, je lui serai éternellement reconnaissant…

– Reconnaissant de quoi? cria M. Kahn courroucé.

– Mais de tout ce qu'il a fait…» On lui coupa violemment la parole. Rougon n'avait jamais rien fait pour lui. Où prenait-il que Rougon eût fait quelque chose?

«Vous êtes étonnant! dit le colonel. On ne pousse pas la modestie à ce point-là!.. Mon cher ami, vous n'aviez besoin de personne. Parbleu! vous êtes monté par vos propres forces.» Alors, on célébra les mérites de Delestang. Sa ferme modèle de la Chamade était une création hors ligne, qui révélait depuis longtemps en lui les aptitudes d'un bon administrateur et d'un homme d'État véritablement doué. Il avait le coup d'œil prompt, l'intelligence nette, la main énergique sans rudesse. D'ailleurs, l'empereur ne l'avait-il pas distingué, dès le premier jour? Il se rencontrait sur presque tous les points avec Sa Majesté.

«Laissez donc! finit par déclarer M. Kahn, c'est vous qui soutenez Rougon. Si vous n'étiez pas son ami, si vous ne l'appuyiez pas dans le conseil, il y a quinze jours au moins qu'il serait par terre.» Pourtant, Delestang protestait encore. Certainement, il n'était pas le premier venu; mais il fallait rendre justice aux qualités de tout le monde. Ainsi, le soir même, chez le garde des Sceaux, dans une question de viabilité très embrouillée, Rougon venait de montrer une clarté d'aperçu extraordinaire.

«Oh! la souplesse d'un avoué retors», murmura M. La Rouquette d'un air de dédain.

Clorinde n'avait point encore ouvert les lèvres. Des regards se tournaient vers elle, sollicitant le mot que chacun attendait. Elle roulait doucement la tête sur l'oreiller, comme pour se gratter la nuque. Elle dit enfin, en parlant de son mari, sans le nommer:

«Oui, grondez-le… Il faudra le battre, le jour où l'on voudra le mettre à sa vraie place.

– La situation de ministre de l'Agriculture et du Commerce est tout à fait secondaire», fit remarquer M. Kahn, afin de brusquer les choses.

C'était toucher à une plaie vive. Clorinde souffrait de voir son mari parqué dans ce qu'elle appelait «un petit ministère». Elle s'assit brusquement sur son séant, en lâchant le mot attendu:

«Eh! il sera à l'Intérieur quand nous voudrons!» Delestang voulut parler. Mais tous s'étaient précipités, l'entourant d'un brouhaha de ravissement. Alors, lui, sembla se déclarer vaincu. Peu à peu, une teinte rosée montait à ses joues, une jouissance noyait sa face superbe. Mme Correur et Mme Bouchard, à demi-voix, le trouvaient beau; la seconde surtout, avec le goût pervers des femmes pour les hommes chauves, regardait passionnément son crâne nu. M. Kahn, le colonel et les autres, avaient des coups d'œil, de petits gestes, des mots rapides, pour dire le cas énorme qu'ils faisaient de sa force. Ils s'aplatissaient devant le plus sot de la bande, ils s'admiraient en lui. Ce maître-là, au moins, serait docile et ne les compromettrait pas. Ils pouvaient impunément le prendre pour dieu, sans craindre sa foudre.

«Vous le fatiguez», fit remarquer la jolie Mme Bouchard de sa voix tendre.

On le fatiguait! Ce fut une commisération générale.

En effet, il était un peu pâle, ses yeux se fermaient. Pensez donc! quand on travaille depuis le matin cinq heures! Rien ne brise comme les travaux de tête. Et avec une douce violence, on exigea qu'il allât se coucher. Il obéit docilement, il se retira, après avoir posé un baiser sur le front de sa femme.

«Flaminio!» murmura la comtesse.

Elle aussi voulait se mettre au lit. Elle traversa la chambre au bras du domestique, en envoyant à chacun un petit salut de la main. Dans le cabinet de toilette, on entendit Flaminio jurer, parce que la lampe s'était éteinte.

Il était une heure. On parla de se retirer. Mais Clorinde assurait qu'elle n'avait pas sommeil, qu'on pouvait rester. Pourtant personne ne se rassit. La lampe du boudoir venait également de s'éteindre; une forte odeur d'huile se répandait. On eut beaucoup de peine à retrouver de menus objets, un éventail, la canne du colonel, le chapeau de Mme Bouchard. Clorinde, tranquillement allongée, empêcha Mme Correur de sonner Antonia; la femme de chambre se couchait à onze heures. Enfin, on partait, quand le colonel s'aperçut qu'il oubliait Auguste; le jeune homme dormait sur le canapé du boudoir, la tête appuyée sur une robe roulée en tampon; on le gronda de n'avoir pas remonté la lampe. Dans l'ombre de l'escalier, où le gaz baissé agonisait, Mme Bouchard eut un léger cri; son pied avait tourné, disait-elle. Et, comme tout ce monde descendait prudemment le long de la rampe, de grands rires vinrent de la chambre de Clorinde, où Pozzo s'était attardé; sans doute elle lui soufflait dans le cou.

Chaque jeudi et chaque dimanche, les soirées se ressemblaient. Au-dehors, le bruit courait que Mme Delestang avait un salon politique. On s'y montrait très libéral, on y battait en brèche l'administration autoritaire de Rougon. Toute la bande était passée au rêve d'un empire humanitaire, élargissant peu à peu et à l'infini le cercle des libertés publiques. Le colonel, à ses moments perdus, rédigeait des statuts pour des associations d'ouvriers; M. Béjuin parlait de créer une cité, autour de sa cristallerie de Saint-Florent; M. Kahn, pendant des heures, entretenait Delestang du rôle démocratique des Bonaparte dans la société moderne. Et, à chaque nouvel acte de Rougon, il y avait des protestations indignées, des terreurs patriotiques de voir la France sombrer aux mains d'un tel homme. Un jour, Delestang soutint que l'empereur était le seul républicain de l'époque. La bande affectait des allures de secte religieuse apportant le salut. Maintenant, elle complotait d'une façon ouverte le renversement du gros homme, pour le plus grand bien du pays.

Cependant, Clorinde ne se hâtait pas. On la trouvait étendue sur tous les canapés de son appartement, distraite, les yeux en l'air, étudiant les coins du plafond.

Quand les autres criaient et piétinaient d'impatience autour d'elle, elle avait une figure muette, un jeu lent de paupières pour les inviter à plus de prudence. Elle sortait moins, s'amusait à s'habiller en homme avec sa femme de chambre, sans doute afin de tuer le temps.

Elle s'était prise brusquement de tendresse pour son mari, l'embrassait devant le monde, lui parlait en zézayant, témoignait des inquiétudes très vives pour sa santé qui était excellente. Peut-être voulait-elle cacher ainsi l'empire absolu, la surveillance continue, qu'elle exerçait sur lui. Elle le guidait dans ses moindres actions, lui faisait chaque matin la leçon, comme à un écolier dont on se méfie. Delestang se montrait d'ailleurs d'une obéissance absolue. Il saluait, souriait, se fâchait, disait noir, disait blanc, selon la ficelle qu'elle avait tirée Dès qu'il n'était plus monté, il revenait de lui même se remettre entre ses mains, pour qu'elle l'accommodât. Et il restait supérieur.

Clorinde attendait. M. Beulin-d'orchère, qui évitait de venir le soir, la voyait souvent pendant la journée. Il se plaignait amèrement de son beau-frère, l'accusait de travailler à la fortune d'une foule d'étrangers; mais cela se passait toujours ainsi, on se moquait bien des parents! Rougon seul pouvait détourner l'empereur de lui confier les Sceaux, par crainte d'avoir à partager son influence dans le conseil. La jeune femme fouettait sa rancune. Puis, elle parlait à demi-mot du prochain triomphe de son mari, en lui donnant la vague espérance d'être compris dans la nouvelle combinaison ministérielle. En somme, elle se servait de lui pour savoir ce qui se passait chez Rougon. Par une méchanceté de femme, elle aurait voulu voir ce dernier malheureux en ménage; et elle poussait le magistrat à faire épouser sa querelle par sa sœur. Il dut essayer, regretter tout haut un mariage dont il ne tirait aucun profit; mais il échoua sans doute, devant la placidité de Mme Rougon. Son beau-frère, disait-il, était très nerveux depuis quelque temps. Il insinuait qu'il le croyait mûr pour la chute; et il regardait la jeune femme fixement, il lui racontait des faits caractéristiques, d'un air aimable de causeur colportant sans malice les cancans du monde. Pourquoi donc n'agissait-elle pas, si elle était maîtresse? Elle, paresseusement, s'allongeait davantage, prenait une mine de personne enfermée chez elle par un temps de pluie, se résignant dans l'attente d'un rayon de soleil.

Pourtant, aux Tuileries, la puissance de Clorinde grandissait. On causait à voix basse du vif caprice que Sa Majesté éprouvait pour elle. Dans les bals, aux réceptions officielles, partout où l'empereur la rencontrait, il tournait autour de ses jupes de son pas oblique, lui regardait dans le cou, lui parlait de près, avec un lent sourire. Et, disait-on, elle n'avait encore rien accordé, pas même le bout des doigts. Elle jouait son ancien jeu de fille à marier, très provocante, libre, disant tout, montrant tout, mais continuellement sur ses gardes, se dérobant juste à la minute voulue. Elle semblait laisser mûrir la passion du souverain, guetter une circonstance, ménager l'heure où il ne pourrait plus rien lui refuser, afin d'assurer le triomphe de quelque plan longuement conçu.

Ce fut vers cette époque qu'elle se montra tout d'un coup très tendre à l'égard de M. de Plouguern. Il y avait, depuis plusieurs mois, de la brouille entre eux. Le sénateur, fort assidu auprès d'elle, et qui venait assister presque chaque matin à son lever, s'était un beau jour fâché de se voir consigné à la porte de son cabinet, lorsqu'elle faisait sa toilette. Elle rougissait, prise d'un caprice de pudeur, ne voulant plus être taquinée, gênée, disait-elle, par les yeux gris du vieillard où s'allumaient des flammes jaunes. Mais lui, protestait, refusait de se présenter, comme tout le monde, aux heures où sa chambre s'emplissait de visites. N'était-il pas son père? ne l'avait-il pas fait sauter sur ses genoux toute petite?

Et il racontait avec un ricanement les corrections qu'il se permettait de lui administrer jadis, les jupes relevées.

Elle finit par rompre, un jour où, malgré les cris et les coups de poing d'Antonia, il était entré pendant qu'elle se trouvait au bain. Quand M. Kahn ou le colonel Jobelin lui demandait des nouvelles de M. de Plouguern, elle répondait d'un air pincé:

«Il rajeunit, il n'a pas vingt ans… Je ne le vois plus.» Puis, brusquement, on ne rencontra que M. de Plouguern chez elle. A toute heure, il était là, dans les coins du cabinet de toilette, au fond des trous intimes de la chambre. Il savait où elle serrait son linge, lui passait une chemise ou une paire de bas; même on l'avait surpris en train de lui lacer son corset. Clorinde montrait le despotisme d'une jeune mariée.

 

«Parrain, va me chercher la lime à ongles, tu sais, dans le tiroir… Parrain, donne-moi donc mon éponge…» Ce mot de parrain était une caresse. Lui, maintenant, parlait très souvent du comte Balbi, précisant les détails de la naissance de Clorinde. Il mentait, disait avoir connu la mère de la jeune femme au troisième mois de sa grossesse. Et lorsque la comtesse, avec son rire éternel sur sa face usée, se trouvait là, dans la chambre, au moment du lever de Clorinde, il adressait à la vieille dame des regards d'intelligence, attirait d'un clignement d'yeux son attention sur une épaule nue, sur un genou à demi découvert.

«Hein? Léonora, murmurait-il, tout votre portrait!» La fille lui rappelait la mère. Son visage osseux flambait. Souvent, il allongeait ses mains sèches, prenait Clorinde, se serrait contre elle, pour lui conter quelque ordure. Cela le satisfaisait. Il était voltairien, niait tout, combattait les derniers scrupules de la jeune femme, en disant avec son ricanement de poulie mal graissée:

«Mais, bête, c'est permis… Quand ça fait plaisir, c'est permis.» On ne sut jamais jusqu'où les choses allèrent entre eux. Clorinde avait alors besoin de M. de Plouguern; elle lui réservait un rôle dans le drame qu'elle rêvait.

D'ailleurs, il lui arrivait parfois d'acheter ainsi des amitiés dont elle ne se servait plus ensuite, si elle venait à changer de plan. C'était, à ses yeux, comme une poignée de main donnée à la légère et sans profit. Elle avait ce beau dédain de ses faveurs qui déplaçait en elle l'honnêteté commune et lui faisait mettre ses fiertés autre part.

Cependant, son attente se prolongeait. Elle causait à mots couverts, avec M. de Plouguern, d'un événement vague, indéterminé, trop lent à se produire. Le sénateur semblait chercher des combinaisons, d'un air absorbé de joueur d'échecs; et il hochait la tête, il ne trouvait sans doute rien. Quant à elle, les rares jours où Rougon venait encore la voir, elle se disait lasse, elle parlait d'aller en Italie passer trois mois. Puis, les paupières à demi closes, elle l'examinait d'un mince regard luisant.

Un sourire de cruauté raffinée pinçait ses lèvres. Elle aurait pu tenter déjà de l'étrangler entre ses doigts effilés; mais elle voulait l'étrangler net; et c'était une jouissance, cette longue patience qu'elle mettait à regarder pousser ses ongles. Rougon, toujours très préoccupé, lui donnait des poignées de main distraites, sans remarquer la fièvre nerveuse de sa peau. Il la croyait plus raisonnable, la complimentait d'obéir à son mari.

«Vous voilà presque comme je vous voulais, disait-il.

Vous avez bien raison, les femmes doivent rester tranquilles chez elles.» Et elle criait, avec un rire aigu, quand il n'était plus là:

«Mon Dieu! qu'il est bête!.. Et il trouve les femmes bêtes, encore!» Enfin, un dimanche soir, vers dix heures, au moment où toute la bande était réunie dans la chambre de Clorinde, M. de Plouguern entra d'un air triomphant.

«Eh bien, demanda-t-il en affectant une grande indignation, vous connaissez le nouvel exploit de Rougon?.. Cette fois, la mesure est comble.» On s'empressa autour de lui. Personne ne savait rien.

«Une abomination! reprit-il, les bras en l'air. On ne comprend pas qu'un ministre descende si bas…» Et il raconta d'un trait l'aventure. Les Charbonnel, en arrivant à Faverolles pour prendre possession de l'héritage du cousin Chevassu, avaient fait grand bruit de la prétendue disparition d'une quantité considérable d'argenterie. Ils accusaient la bonne chargée de la garde de la maison, femme très dévote; à la nouvelle de l'arrêt rendu par le Conseil d'État, cette malheureuse devait s'être entendue avec les sœurs de la Sainte-Famille, et avoir transporté au couvent tous les objets de valeur faciles à cacher. Trois jours après, ils ne parlaient plus de la bonne; c'étaient les sœurs elles-mêmes qui avaient dévalisé leur maison. Cela faisait dans la ville un scandale épouvantable. Mais le commissaire refusait d'opérer une descente au couvent, lorsque, sur une simple lettre des Charbonnel, Rougon avait télégraphié au préfet de donner des ordres pour qu'une visite domiciliaire eût lieu immédiatement.

«Oui, une visite domiciliaire, cela est en toutes lettres dans la dépêche, dit M. de Plouguern en terminant. Alors, on a vu le commissaire et deux gendarmes bouleverser le couvent. Ils y sont restés cinq heures. Les gendarmes ont voulu tout fouiller… Imaginez-vous qu'ils ont mis le nez jusque dans les paillasses des sœurs…

– Les paillasses des sœurs, oh! c'est indigne! s'écria Mme Bouchard révoltée.

– Il faut manquer tout à fait de religion, déclara le colonel.

– Que voulez-vous, soupira à son tour Mme Correur, Rougon n'a jamais pratiqué… J'ai si souvent tenté en pure perte de le réconcilier avec Dieu!»

M. Bouchard et M. Béjuin hochaient la tête d'un air désespéré, comme s'ils venaient d'apprendre quelque catastrophe sociale qui leur faisait douter de la raison humaine. M. Kahn demanda, en frottant rudement son collier de barbe:

«Et, naturellement, on n'a rien trouvé chez les sœurs?

– Absolument rien!» répondit M. de Plouguern.

Puis, il ajouta d'une voix rapide:

«Une casserole en argent, je crois, deux timbales, un porte-huilier, des bêtises, des cadeaux que l'honorable défunt, vieillard d'une grande piété, avait faits aux sœurs pour les récompenser de leurs bons soins pendant sa longue maladie.

– Oui, oui, évidemment», murmurèrent les autres.

Le sénateur n'insista pas. Il reprit d'un ton très lent, en accentuant chaque phrase d'un petit claquement de main:

«La question est ailleurs. Il s'agit du respect dû à un couvent, à une de ces saintes maisons, où se sont réfugiées toutes les vertus chassées de notre société impie.

Comment veut-on que les masses soient religieuses, si les attaques contre la religion partent de si haut? Rougon a commis là un véritable sacrilège, dont il devra rendre compte… Aussi la bonne société de Faverolles est-elle indignée. Mgr Rochart, l'éminent prélat, qui a toujours témoigné aux sœurs une tendresse particulière, est immédiatement parti pour Paris, où il vient demander justice. D'autre part, au Sénat, on était toujours très irrité, on parlait de soulever un incident, sur les quelques détails que j'ai pu fournir. Enfin l'impératrice elle-même…» Tous tendirent le cou.

«Oui, l'impératrice a su cette déplorable histoire par Mme de Llorentz, qui la tenait de notre ami La Rouquette, auquel je l'avais racontée. Sa Majesté s'est écriée: "M. Rougon n'est plus digne de parler au nom de la France. – Très bien!» dit tout le monde.

Ce jeudi-là, ce fut, jusqu'à une heure du matin, l'unique sujet de conversation. Clorinde n'avait pas ouvert la bouche. Aux premiers mots de M. de Plouguern, elle s'était renversée sur sa chaise longue, un peu pâle, les lèvres pincées. Puis elle se signa trois fois, rapidement, sans qu'on la vît, comme si elle remerciait le Ciel de lui avoir accordé une grâce longtemps demandée.

Ses mains eurent ensuite des gestes de dévote furieuse au récit de la visite domiciliaire. Peu à peu, elle était devenue très rouge. Les yeux en l'air, elle s'absorba dans une rêverie grave.