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– Ah! dit-il très bas, lorsqu'il eut longuement respiré, qu'ils aient au moins la joie d'être ensemble ailleurs, de revivre une autre vie, dans un autre monde!

Elle haussa doucement les épaules, elle répondit à voix très basse, elle aussi:

– Oh! revivre, monsieur l'abbé, pourquoi faire? Quand on est mort, allez! le mieux est encore d'être mort et de dormir. Les pauvres enfants ont eu assez de peines sur la terre, il ne faut pas leur souhaiter de recommencer ailleurs.

Ce mot si naïf et si profond d'illettrée incroyante fit passer un frisson dans les os de Pierre. Et lui dont les dents avaient parfois claqué de terreur, la nuit, à la brusque évocation du néant! Il la trouvait héroïque de n'être pas troublée par les idées d'éternité et d'infini. Ah! si tout le monde avait eu cette tranquille irréligion, cette insouciance si sage, si gaie, du petit peuple incrédule de France, quel calme soudain parmi les hommes, quelle vie heureuse!

Et, comme elle le sentait qui frémissait ainsi, elle ajouta:

– Que voulez-vous donc qu'il y ait après la mort? On a bien mérité de dormir, c'est encore ce qu'il y a de plus désirable et de plus consolant. Si Dieu avait à récompenser les bons et à punir les méchants, il aurait vraiment trop à faire. Est-ce que c'est possible, un pareil jugement? Est-ce que le bien et le mal ne sont pas dans chacun, à ce point mêlés, que le mieux serait encore d'acquitter tout le monde?

– Mais, murmura-t-il, ces deux-là, si aimables, si aimés, n'ont pas vécu, et pourquoi ne pas se donner la joie de croire qu'ils revivent, récompensés ailleurs, aux bras l'un de l'autre, éternellement?

De nouveau, elle secoua la tête.

– Non, non!.. Je le disais bien, que ma pauvre Benedetta avait tort de se martyriser avec des idées de l'autre monde, en se refusant à son amoureux, qu'elle désirait tant. Moi, si elle avait voulu, je le lui aurais amené dans sa chambre, son amoureux, et sans maire, et sans curé encore! C'est si rare, le bonheur! On a tant de regret, plus tard, quand il n'est plus temps!.. Et voilà toute l'histoire de ces deux pauvres mignons. Il n'est plus temps pour eux, ils sont morts, et on a beau mettre les amoureux dans les étoiles, voyez-vous, quand ils sont morts, ils le sont bien, ça ne leur fait plus ni chaud ni froid, de s'embrasser!

A son tour, elle était reprise par les larmes, elle sanglotait.

– Les pauvres petits! les pauvres petits! dire qu'ils n'ont pas eu seulement une nuit gentille, et que c'est maintenant la grande nuit qui ne finira plus!.. Regardez-les donc, comme ils sont blancs! et pensez-vous à cela, quand il ne restera que les os de leurs deux têtes, sur le coussin, et que les os seuls de leurs bras se serreront encore?.. Ah! qu'ils dorment, qu'ils dorment! au moins ils ne savent plus, ils ne sentent plus!

Un long silence retomba. Pierre, dans le frisson de son doute, dans son désir anxieux de survie, la regardait, cette femme dont les curés ne faisaient pas l'affaire, qui avait gardé son franc-parler de Beauceronne, l'air si paisible et si content du devoir accompli, en son humble situation de servante, perdue depuis vingt-cinq ans au milieu d'un pays de loups, où elle n'avait pas même pu apprendre la langue. Oh! oui, être comme elle, avoir son bel équilibre de créature saine et bornée qui se contentait de la terre, qui se couchait pleinement satisfaite le soir, lorsqu'elle avait rempli son labeur du jour, quitte à ne se réveiller jamais!

Mais Pierre, en reportant les yeux vers le lit funèbre, venait de reconnaître le vieux prêtre, agenouillé sur la marche, et dont la tête basse, accablée de douleur, ne lui avait point permis de distinguer les traits.

– N'est-ce pas l'abbé Pisoni, le curé de Sainte-Brigitte, où j'ai dit quelques messes? Ah! le pauvre homme, comme il pleure!

Victorine répondit de sa voix tranquille et navrée:

– Il y a de quoi. Le jour où il s'est avisé de marier ma pauvre Benedetta au comte Prada, il a fait vraiment un beau coup. Tant d'abominations ne seraient pas arrivées, si on avait donné tout de suite son Dario à la chère enfant. Mais ils sont tous fous dans cette bête de ville, avec leur politique; et celui-ci, qui est pourtant un si brave homme, croyait avoir fait un vrai miracle et sauvé le monde, en mariant le pape et le roi, comme il disait avec un rire doux de vieux savant qui n'a jamais aimé que les vieilles pierres: vous savez bien, leurs antiquailles, leurs idées patriotiques d'il y a cent mille ans. Et vous voyez, aujourd'hui, il pleure toutes les larmes de son corps… L'autre aussi est venu, il n'y a pas vingt minutes, le père Lorenza, le Jésuite, celui qui a été le confesseur de la contessina, après l'abbé Pisoni, et qui a défait ce que ce dernier avait fait. Oui, un bel homme, un beau gâcheur de besogne encore, un empêcheur d'être heureux, avec toutes les complications sournoises qu'il a mises dans l'histoire du divorce… J'aurais voulu que vous fussiez là, pour voir la façon dont il a fait un grand signe de croix, après s'être mis à genoux. Il n'a pas pleuré, lui, ah! non, et il semblait dire que, puisque les choses finissaient si mal, c'était que Dieu s'était finalement retiré de toute cette affaire. Tant pis pour les morts!

Elle parlait doucement, sans arrêt, comme soulagée de pouvoir se vider le cœur, après les terribles heures de bousculade et d'étouffement, qu'elle vivait depuis la veille.

– Et celle-ci, reprit-elle plus bas, vous ne la reconnaissez donc point?

Elle désignait du regard la jeune fille pauvrement vêtue, qu'il avait prise pour une servante, et que le chagrin, une détresse affreuse, écrasait sur les dalles, devant le lit. Dans un mouvement d'éperdue souffrance, elle venait de relever, de renverser la tête, une tête d'une beauté extraordinaire, noyée dans la plus admirable des chevelures noires.

– La Pierina! dit-il. La pauvre fille!

Victorine eut un geste de pitié et de tolérance.

– Que voulez-vous? je lui ai permis de monter jusqu'ici… Je ne sais comment elle a pu apprendre le malheur. Il est vrai qu'elle rôde toujours autour du palais. Alors, elle m'a fait appeler, en bas, et si vous l'aviez entendue me supplier, me demander avec de gros sanglots la grâce de voir son prince une fois encore!.. Mon Dieu! elle ne fait de mal à personne, là, par terre, à les regarder tous les deux, de ses beaux yeux d'amoureuse, pleins de larmes. Elle y est depuis une demi-heure, je m'étais promis de la faire sortir, si elle ne se conduisait pas bien. Mais, puisqu'elle est sage, qu'elle ne bouge seulement pas, ah! qu'elle reste donc et qu'elle s'emplisse le cœur pour la vie entière!

Et c'était, en vérité, un spectacle sublime, que cette Pierina, cette fille d'ignorance, de passion et de beauté, foudroyée de la sorte, anéantie, au bas de la couche nuptiale, où les deux amants enlacés dormaient, dans la mort, leur première et éternelle nuit. Elle s'était affaissée sur les talons, elle avait laissé tomber ses bras trop lourds, les mains ouvertes; et, la face levée, immobile, comme figée en une extase d'agonie, elle ne quittait plus du regard le couple adorable et tragique. Jamais visage humain n'avait paru si beau, d'une splendeur de souffrance et d'amour si éclatante, la Douleur antique, mais toute frémissante de vie, avec son front royal, ses joues de grâce fière, sa bouche de perfection divine. A quoi pensait-elle, de quoi souffrait-elle, en regardant fixement son prince, à jamais dans les bras de sa rivale? Était-ce donc une jalousie sans fin possible qui glaçait le sang de ses veines? Était-ce plutôt la seule souffrance de l'avoir perdu, de se dire qu'elle le voyait pour la dernière fois, sans haine contre cette autre femme qui tâchait vainement de le réchauffer, contre sa chair, aussi froide que la sienne? Ses yeux noyés restaient doux pourtant, ses lèvres amères gardaient leur tendresse. Elle les trouvait si purs, si beaux, couchés parmi cette jonchée de fleurs! Et, dans sa beauté à elle, sa beauté de reine qui s'ignore, elle était là sans souffle, en humble servante, en esclave amoureuse, dont ses maîtres, en mourant, ont arraché et emporté le cœur.

Sans cesse, maintenant, des personnes entraient d'un pas ralenti, avec des visages de deuil, s'agenouillaient, priaient pendant quelques minutes, puis sortaient, de la même allure muette et désolée. Et Pierre eut un serrement de cœur, quand il vit arriver ainsi la mère de Dario, la toujours belle Flavia, accompagnée correctement de son mari, le beau Jules Laporte, l'ancien sergent de la garde suisse dont elle avait fait un marquis Montefiori. Prévenue dès la mort, elle était venue la veille au soir. Mais elle revenait d'un air de cérémonie, en grand deuil, superbe dans tout ce noir, qui allait très bien à sa majesté de Junon un peu forte. Lorsqu'elle se fut approchée royalement du lit, elle resta un instant debout, avec deux larmes au bord des paupières, qui ne coulaient pas. Puis, au moment de se mettre à genoux, elle s'assura que Jules était bien à son côté, elle lui commanda d'un coup d'œil de s'agenouiller aussi, près d'elle. Tous deux s'inclinèrent au bord de la marche, restèrent là en prière le temps convenable, elle très digne et accablée, lui beaucoup mieux qu'elle encore, d'une désolation parfaite d'homme qui n'était déplacé dans aucune des circonstances de la vie, même les plus graves. Ensuite, tous les deux se relevèrent, disparurent avec lenteur par la porte des appartements, où le cardinal et donna Serafina recevaient la famille et les intimes.

Cinq dames entrèrent à la file, tandis que deux capucins et l'ambassadeur d'Espagne près du Saint-Siège sortaient. Et Victorine, qui se taisait depuis quelques minutes, reprit soudain:

– Ah! voici la petite princesse, et bien affligée, elle qui aimait tant notre Benedetta!

Pierre, en effet, vit entrer Celia, qui avait pris le deuil, elle aussi, pour cette visite d'abominable adieu. Derrière elle, la femme de chambre, dont elle s'était fait accompagner, tenait, dans chacun de ses bras, une gerbe énorme de roses blanches.

 

– La chère petite! murmura encore Victorine, elle qui voulait que ses noces avec son Attilio se fissent en même temps que les noces des deux pauvres morts dont les amours maintenant reposent là! Et ce sont eux qui l'ont devancée, elles sont faites, leurs noces, ils la dorment déjà, leur première nuit!

Tout de suite, Celia s'était agenouillée, avait fait le signe de la croix. Mais, visiblement, elle ne priait pas, elle regardait les deux chers amants, dans la stupeur désespérée de les retrouver si blancs, si froids, d'une beauté de marbre. Eh quoi! quelques heures avaient suffi, la vie s'en était allée, jamais plus les lèvres ne se baiseraient? Elle les revoyait encore, au milieu de ce bal de l'autre nuit, si éclatants, si triomphants de vivant amour! Une protestation furieuse montait de son jeune cœur, ouvert à la vie, avide de joie et de soleil, en révolte contre l'imbécile mort. Et cette colère, cet effroi, cette douleur en face du néant, où toute passion se glace, se lisaient sur son visage ingénu de lis candide et fermé. Jamais sa bouche d'innocence aux lèvres closes sur les dents blanches, jamais ses yeux d'eau de source, clairs et sans fond, n'avaient exprimé plus d'insondable mystère, la vie de passion qu'elle ignorait, où elle entrait, et qui se heurtait, dès le seuil, à ces deux morts tendrement aimés, dont la perte lui bouleversait l'âme.

Doucement, elle ferma les yeux, elle tâcha de prier, tandis que de grosses larmes, maintenant, coulaient de ses paupières abaissées. Un temps s'écoula, au milieu du silence frissonnant, que troublaient seuls les petits bruits de la messe voisine. Elle se leva enfin, se fit donner par la femme de chambre les deux gerbes de roses blanches, qu'elle voulait déposer elle-même sur le lit. Debout sur la marche, elle hésita, finit par les mettre à droite et à gauche du coussin où reposaient les deux têtes, comme si elle les eût couronnées de ces fleurs, les mêlant à leurs cheveux, embaumant leurs jeunes fronts de ce parfum si doux et si fort. Mais, les mains vides, elle ne s'en allait pas, elle demeurait là, tout près, penchée sur eux, tremblante, cherchant ce qu'elle pourrait bien leur dire encore, leur laisser d'elle, à jamais. Et elle trouva, elle se pencha davantage, elle mit deux longs baisers, toute son âme profonde d'amoureuse, sur les fronts glacés de l'époux et de l'épouse.

– Ah! la brave petite! dit Victorine, dont les larmes coulèrent. Vous avez vu, elle les a baisés, et personne n'a songé encore à cela, pas même la mère… Ah! le brave petit cœur, c'est pour sûr qu'elle a pensé à son Attilio!

En se retournant pour descendre de la marche, Celia venait d'apercevoir la Pierina, toujours à demi renversée, dans son adoration douloureuse et muette. Elle la reconnut, elle s'apitoya surtout, lorsqu'elle la vit reprise de si gros sanglots, que tout son corps, ses hanches et sa gorge de déesse, en étaient secoués affreusement. Cette peine d'amour la bouleversa, telle qu'un désastre où sombrait tout le reste. On l'entendit dire à demi-voix, d'un ton d'infinie pitié:

– Ma chère, calmez-vous, calmez-vous… Je vous en prie, soyez plus raisonnable, ma chère.

Puis, comme la Pierina, saisie d'être ainsi plainte et secourue, sanglotait plus fort, au point de faire scandale, Celia la releva, la soutint entre ses deux bras, de crainte qu'elle ne tombât par terre. Et elle l'emmena dans une fraternelle étreinte, ainsi qu'une sœur de tendresse et de désespoir, elle la fit sortir de la salle, en lui prodiguant les plus douces paroles.

– Suivez-les donc, allez donc voir ce qu'elles deviennent, dit Victorine à Pierre. Moi, je ne veux pas bouger d'ici, ça me tranquillise de les veiller, ces chers enfants.

A l'autel improvisé, un autre prêtre, un capucin, commençait une autre messe; et, de nouveau, la sourde psalmodie latine reprit, tandis que, de la salle prochaine, venaient les coups de sonnette de l'élévation, dans l'indistinct bourdonnement de la messe d'à côté. Le parfum des fleurs augmentait, se faisait plus lourd, d'une caresse de vertige, au milieu de l'air immobile et morne de la vaste salle. Au fond, les domestiques, ainsi que pour une réception de gala, ne bougeaient point. Et, devant le lit de parade, que les deux cierges pâles étoilaient, le défilé de deuil continuait sans bruit, des femmes, des hommes, qui étouffaient là un instant, puis qui s'en allaient, en emportant l'inoubliable vision des deux amants tragiques, dormant leur éternel sommeil.

Pierre rejoignit Celia et la Pierina dans l'antichambre noble, où se tenait don Vigilio. On y avait apporté, en un coin, les quelques sièges de la salle du trône, et la petite princesse venait de forcer l'ouvrière à s'asseoir sur un fauteuil, pour qu'elle se remît un peu. Elle était en extase devant elle, ravie de la trouver si belle, plus belle que toutes, comme elle disait. Puis, elle reparla des deux chers morts qui lui avaient semblé bien beaux, eux aussi, d'une beauté superbe et douce, extraordinaire. Elle en restait transportée d'admiration, au milieu de ses larmes. En faisant causer la Pierina, le prêtre sut que Tito, son frère, était à l'hôpital, en grand danger, le flanc troué d'un coup de couteau terrible; et la misère avait grandi, affreuse, aux Prés du Château, depuis le commencement de l'hiver. C'étaient pour tout le monde de grands chagrins, ceux que la mort emportait devaient se réjouir. Mais Celia, d'un geste d'invincible espoir, écartait la souffrance, la mort elle-même.

– Non, non, il faut vivre. Et, ma chère, ça suffit d'être belle pour vivre… Allons, ma chère, ne restez pas ici, ne pleurez plus, vivez pour la joie d'être belle.

Elle l'emmena, et Pierre demeura sur un des fauteuils, envahi d'une telle tristesse lasse, qu'il aurait voulu ne plus bouger. Don Vigilio, debout, continuait à saluer chaque visiteur d'une révérence. Dans la nuit, il avait eu un accès de fièvre, il en grelottait encore, très jaune, les yeux brûlants et inquiets. Et il jetait sur Pierre de continuels regards, comme dévoré du désir de lui parler; mais la terreur d'être vu de l'abbé Paparelli, par la porte grande ouverte de l'antichambre voisine, combattait sans doute ce désir, car il ne cessait aussi de guetter le caudataire. Enfin, celui-ci dut s'absenter un moment, don Vigilio s'approcha du prêtre.

– Vous avez vu Sa Sainteté hier soir.

Stupéfait, Pierre le regarda.

– Oh! tout se sait, je vous l'ai déjà dit… Et qu'avez-vous fait? Vous avez purement et simplement retiré votre livre, n'est-ce pas?

La stupeur grandissante du prêtre le renseigna, sans qu'il lui laissât même le temps de répondre.

– Je m'en doutais, mais je tenais à en avoir la certitude… Ah! que tout cela est bien leur œuvre! Me croyez-vous maintenant, êtes-vous convaincu que ceux qu'ils n'empoisonnent pas, ils les étouffent?

Il devait parler des Jésuites. Prudemment, il allongea la tête, s'assura que l'abbé Paparelli n'était point de retour.

– Et monsignor Nani, que vient-il de vous dire?

– Pardon, finit par répondre Pierre, je n'ai pas encore vu monsignor Nani.

– Ah! je croyais… Il a passé par cette salle, avant votre arrivée. Si vous ne l'avez pas vu dans la salle du trône, c'est qu'il a dû se rendre près de donna Serafina et de Son Éminence, pour les saluer. Il va sûrement repasser par ici, vous allez le voir.

Puis, avec son amertume de faible, toujours terrorisé et vaincu:

– Je vous avais bien prédit que vous finiriez par faire ce qu'il voudrait.

Mais il crut entendre le léger piétinement de l'abbé Paparelli, il revint vivement à sa place, salua de sa révérence deux vieilles dames qui se présentaient. Et Pierre, resté assis, accablé, les yeux à demi clos, vit se dresser enfin la figure de Nani, dans sa réalité d'intelligence et de diplomatie souveraines. Il se rappelait ce que don Vigilio, pendant la fameuse nuit des confidences, lui avait dit de cet homme bien trop adroit pour s'être marqué d'une robe impopulaire, prélat charmant d'ailleurs, connaissant à fond le monde par ses fonctions successives dans les nonciatures et au Saint-Office, mêlé à tout, documenté sur tout, une des têtes, un des cerveaux de la moderne armée noire, dont l'opportunisme entend ramener le siècle à l'Église. Et, brusquement, la lumière totale se faisait en lui, il comprenait par quelle souple et admirable tactique cet homme l'avait amené à l'acte qu'il voulait obtenir de sa libre volonté apparente, le retrait pur et simple de son livre. C'était d'abord une contrariété vive, à la nouvelle qu'on poursuivait le volume, une soudaine inquiétude qu'on ne jetât l'auteur exalté dans quelque révolte fâcheuse; et c'était aussitôt le plan arrêté, les renseignements pris sur ce jeune prêtre capable de schisme, son voyage provoqué à Rome, l'invitation qu'on lui avait faite de descendre dans un antique palais, dont les murs eux-mêmes allaient le glacer et l'instruire. Puis, c'étaient, dès lors, les obstacles sans cesse renaissants, la façon de prolonger son séjour en l'empêchant de voir le pape, en lui promettant de lui obtenir l'audience tant désirée, lorsque l'heure serait venue, après l'avoir promené partout, l'avoir heurté contre tout, de monsignor Fornaro au père Dangelis, du cardinal Sarno au cardinal Sanguinetti. C'était, enfin, ébranlé par les choses et par les hommes, lassé, écœuré, rendu à son doute, l'audience à laquelle on le préparait depuis trois mois, cette visite au pape qui devait achever de tuer en lui son rêve. Maintenant, il revoyait Nani, avec son fin sourire, ses yeux clairs de savant politique qui s'amusait à une expérience, il l'entendait lui répéter de sa voix légèrement railleuse que c'était une véritable grâce de la Providence, si ces retards lui permettaient de visiter Rome, de réfléchir, de comprendre, toute une instruction, toute une éducation qui lui éviteraient bien des fautes. Et lui qui était arrivé avec son enthousiasme d'apôtre, brûlant de se battre, jurant que jamais il ne retirerait son livre! N'était-ce pas la plus délicate des diplomaties, et la plus profonde, que d'avoir ainsi brisé son sentiment contre sa raison, en faisant appel à son intelligence pour qu'elle supprimât, sans lutte scandaleuse, l'œuvre inutile et fausse, sortie d'elle-même, dès qu'elle se serait rendu compte, devant la Rome réelle, du ridicule énorme qu'il y avait à rêver une Rome nouvelle?

A ce moment, Pierre aperçut monsignor Nani qui venait de la salle du trône, et il n'éprouva pas le sentiment d'irritation et de rancune auquel il s'attendait. Au contraire, il fut heureux, lorsque le prélat, l'ayant vu à son tour, s'approcha et lui tendit la main. Mais celui-ci ne souriait pas comme à son habitude, il avait l'air très grave, douloureusement frappé.

– Ah! mon cher fils, quelle épouvantable catastrophe! Je sors de chez Son Excellence, elle est dans les larmes. C'est horrible, horrible!

Il s'assit sur un des sièges, en invitant le prêtre à se rasseoir lui-même, et il resta silencieux un moment, las d'émotion sans doute, ayant besoin de ces quelques minutes de repos, sous le poids des réflexions qui assombrissaient visiblement son clair visage. Puis, d'un geste, il parut vouloir écarter cette ombre, il retrouva son aimable obligeance.

– Eh bien! mon cher fils, vous avez vu Sa Sainteté?

– Oui, monseigneur, hier soir, et je vous remercie de la grande bonté que vous avez mise à satisfaire mon désir.

Nani le regardait fixement, tandis que le sourire invincible remontait à ses lèvres.

– Vous me remerciez… Je vois bien que vous avez été sage, en faisant votre soumission entière aux pieds de Sa Sainteté. J'en étais certain, je n'attendais pas moins de votre belle intelligence. Mais vous me rendez tout de même très heureux, car je suis ravi de constater que je ne m'étais pas trompé sur votre compte.

Il s'abandonnait, il ajouta:

– Jamais je n'ai discuté avec vous. A quoi bon? puisque les faits étaient là pour vous convaincre. Et, maintenant que vous avez retiré votre livre, toute discussion serait plus inutile encore… Pourtant, réfléchissez donc que, s'il était en votre puissance de ramener l'Église à ses débuts, à cette communauté chrétienne dont vous avez tracé une si délicieuse peinture, l'Église ne pourrait qu'évoluer de nouveau dans la voie où Dieu l'a une première fois conduite; de sorte que, au bout du même nombre de siècles, elle se retrouverait exactement où elle en est aujourd'hui… Non! Dieu a bien fait ce qu'il faisait, l'Église telle qu'elle est doit gouverner le monde tel qu'il est, c'est à elle seule de savoir comment elle finira par établir solidement son règne ici-bas. Et voilà pourquoi votre attaque contre le pouvoir temporel était une faute impardonnable, un crime, car en dépossédant la papauté de son domaine, vous la livrez à la merci des peuples… Votre religion nouvelle n'est que l'écroulement final de toute religion, l'anarchie morale, la liberté du schisme, en un mot la destruction de l'édifice divin, ce catholicisme séculaire, si prodigieux de sagesse et de solidité, qui a suffi au salut des hommes jusqu'ici, qui peut seul les sauver demain et toujours.

 

Pierre le sentit sincère, pieux, d'une foi vraiment inébranlable, aimant l'Église en fils reconnaissant, convaincu qu'elle était la plus belle, la seule des organisations sociales capables de rendre l'humanité heureuse. Et, s'il entendait gouverner le monde, c'était sans doute pour la joie dominatrice de le gouverner, mais aussi dans la certitude que personne ne le gouvernerait mieux que lui.

– Oh! certainement, on peut discuter sur les moyens, et je les veux affables pour mon compte, aussi humains qu'il se pourra, tout de conciliation avec le siècle qui paraît nous échapper, justement parce qu'il y a un simple malentendu, entre lui et nous. Mais nous le ramènerons, j'en suis sûr… Et voilà pourquoi, mon cher fils, je suis si content de vous voir rentrer au bercail, pensant comme nous, prêt à lutter avec nous, n'est-ce pas?

Le prêtre retrouvait là tous les arguments de Léon XIII lui-même. Voulant éviter de répondre directement, désormais sans colère, mais sentant toujours la plaie vive de son rêve arraché, il s'inclina de nouveau, ralentissant la voix pour en cacher l'amer tremblement.

– Je vous dis encore, monseigneur, combien je vous remercie de m'avoir opéré de mes vaines illusions, d'une main si habile de parfait chirurgien. Demain, quand je ne souffrirai plus, je vous en garderai une éternelle gratitude.

Monsignor Nani continuait à le regarder, avec son sourire. Il entendait bien que ce jeune prêtre restait à l'écart, était une force vive perdue pour l'Église. Que ferait-il le lendemain? Quelque autre sottise sans doute. Mais le prélat devait se contenter de l'avoir aidé à réparer la première, ne pouvant prévoir l'avenir. Et il eut un joli geste, comme pour dire que chaque jour suffisait à sa tâche.

– Me permettez-vous de conclure? mon cher fils, dit-il enfin. Soyez sage, votre bonheur de prêtre et d'homme est dans l'humilité. Vous serez affreusement malheureux, si vous employez contre Dieu l'admirable intelligence que Dieu vous a donnée.

Puis, d'un geste encore, il écarta toute cette affaire, bien finie, dont il n'y avait plus à s'occuper. Et l'autre affaire revint l'assombrir, celle qui s'achevait elle aussi, mais si tragiquement, par la mort foudroyante de ces deux enfants endormis là, dans la salle voisine.

– Ah! reprit-il, cette pauvre princesse, ce pauvre cardinal, ils m'ont bouleversé le cœur! Jamais catastrophe ne s'est abattue plus cruellement sur une maison… Non, non, c'est trop! le malheur va trop loin, l'âme en est révoltée!

Mais, à ce moment, un bruit de voix vint de la seconde antichambre, et Pierre eut la surprise de voir passer le cardinal Sanguinetti, que l'abbé Paparelli amenait avec un redoublement d'obséquiosité.

– Si Votre Éminence a l'extrême bonté de me suivre, je vais la conduire moi-même.

– Oui, je suis arrivé hier soir de Frascati, et quand j'ai su la triste nouvelle, j'ai voulu tout de suite apporter mes regrets et mes consolations.

– Que Votre Éminence daigne s'arrêter un instant près des corps, et je la conduirai ensuite à Son Éminence.

– C'est cela, je désire qu'on sache bien la part immense que je prends au deuil qui frappe cette illustre maison.

Il disparut dans la salle du trône, et Pierre resta béant de cette tranquille audace. Il ne l'accusait certainement pas de complicité directe avec Santobono, il n'osait mesurer jusqu'où pouvait aller sa complicité morale. Mais, à le voir passer de la sorte, le front si haut, la parole si nette, il avait eu la conviction brusque, certaine, qu'il savait. Comment? par qui? il n'aurait pu le dire. Sans doute comme les crimes se savent, dans ces dessous ténébreux, entre gens intéressés à savoir. Et il demeurait glacé de la façon hautaine dont cet homme se présentait, pour arrêter les soupçons peut-être, pour faire sûrement un acte de bonne politique, en donnant à son rival un public témoignage d'estime et de tendresse.

– Le cardinal, ici! ne put-il s'empêcher de murmurer.

Monsignor Nani, qui suivait l'ombre des pensées de Pierre dans ses yeux d'enfance, où tout se lisait, affecta de se tromper sur le sens de cette exclamation.

– Oui, j'avais appris, en effet, qu'il était rentré à Rome depuis hier soir. Il a tenu à ne pas s'absenter davantage, le Saint-Père allant mieux et pouvant avoir besoin de lui.

Bien que cela fût dit d'un air d'innocence parfaite, Pierre ne s'y méprit pas un instant. Et, à son tour, ayant regardé le prélat, il fut convaincu que lui aussi savait. Tout d'un coup, l'affaire lui apparaissait dans sa complication terrible, dans la férocité que lui avait donnée le destin. Nani, ancien familier du palais Boccanera, n'était point sans cœur, aimait sûrement Benedetta d'une affection charmée par tant de beauté et de grâce. On pouvait expliquer ainsi la façon victorieuse dont il avait fini par faire prononcer l'annulation du mariage. Mais, à entendre don Vigilio, ce divorce obtenu à prix d'argent et sous la pression des influences les plus notoires, était simplement un scandale, traîné d'abord par lui en longueur, précipité ensuite vers une solution retentissante, dans l'unique but de déconsidérer le cardinal et de l'écarter de la tiare, à la veille du conclave que tout le monde croyait prochain. Et, d'ailleurs, il semblait hors de doute que le cardinal, intransigeant, sans diplomatie aucune, ne pouvait être le candidat de Nani, si souple, si désireux d'entente universelle; de sorte que le long travail de ce dernier dans cette maison, tout en aidant au bonheur de la chère contessina, n'avait pu être que la destruction lente, ininterrompue, de la brûlante ambition de la sœur et du frère, ce troisième pape triomphal que leur antique famille devait donner à l'Église. Seulement, s'il avait toujours voulu cela, s'il avait même un instant combattu pour le cardinal Sanguinetti, mettant en lui son espoir, jamais il ne s'était imaginé qu'on irait jusqu'au crime, à cette abomination imbécile d'un poison qui se trompait d'adresse et frappait des innocents. Non, non! comme il le disait, c'était trop, l'âme en était révoltée. Il se servait d'armes plus douces, une telle brutalité le répugnait, l'indignait; et son visage, si rose et si soigné, gardait encore la gravité de sa révolte, devant le cardinal en larmes et ces deux tristes amants foudroyés à sa place.

Pierre, croyant que le cardinal Sanguinetti était toujours le candidat secret du prélat, restait quand même tourmenté par l'idée de savoir jusqu'où allait la complicité morale de ce dernier, dans l'exécrable aventure. Il reprit la conversation.

– On dit Sa Sainteté fâchée avec Son Éminence le cardinal Sanguinetti. Naturellement, le pape régnant ne peut voir d'un très bon œil le pape futur.

Monsignor Nani s'égaya un instant, en toute franchise.

– Oh! le cardinal s'est fâché et raccommodé trois ou quatre fois avec le Vatican. Et, en tout cas, le Saint-Père n'a pas à montrer de jalousie posthume, il sait qu'il peut faire un très bon accueil à Son Éminence.

Puis, il regretta d'avoir exprimé ainsi une certitude, il se reprit.

– Je plaisante, Son Éminence est tout à fait digne de la haute fortune qui l'attend peut-être.