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Rome

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Brusquement, Pierre se leva, tout debout. Et, dans le silence énorme qui s'était fait, autour de cette chambre morte, si pâlement éclairée, il n'y avait que la Rome du dehors, la Rome nocturne, noyée de ténèbres, immense et noire, semée seulement d'une poussière d'astres. Et il allait crier:

– C'est vrai, j'avais perdu la foi, mais je croyais l'avoir retrouvée, dans la pitié que la misère du monde m'avait mise au cœur. Vous étiez mon dernier espoir, le Père, le sauveur attendu. Et voilà que c'est un rêve encore, vous ne pouvez être de nouveau Jésus, pacifier les hommes, à la veille de l'affreuse guerre fratricide qui se prépare. Vous ne pouvez laisser là le trône, venir par les chemins, avec les humbles, avec les pauvres, pour faire l'œuvre suprême de fraternité. Eh bien! c'en est fini de vous, de votre Vatican et de votre Saint-Pierre. Tout croule sous l'assaut du peuple qui monte et de la science qui grandit. Vous n'êtes plus, il n'y a plus ici que des décombres.

Mais il ne prononça point ces paroles. Il s'inclina et dit:

– Saint-Père, je me soumets et je réprouve mon livre.

Sa voix tremblait d'un amer dégoût, ses mains ouvertes eurent un geste d'abandon, comme s'il avait lâché son âme. C'était la formule exacte de la soumission: Auctor laudabiliter se subjecit et opus reprobavit, l'auteur louablement s'est soumis et a réprouvé son œuvre. Rien ne fut d'un désespoir plus haut, d'une grandeur plus souveraine dans l'aveu d'une erreur et dans le suicide d'une espérance. Mais quelle affreuse ironie! ce livre qu'il avait juré de ne retirer jamais, pour le triomphe duquel il s'était battu si passionnément, et qu'il reniait, qu'il supprimait lui-même tout d'un coup, non parce qu'il le jugeait coupable, mais parce qu'il venait de le sentir inutile et chimérique comme un désir d'amant, un rêve de poète. Ah! oui, puisqu'il s'était trompé, puisqu'il avait rêvé, puisqu'il ne trouvait là ni le Dieu, ni le prêtre qu'il avait voulus pour le bonheur des hommes, à quoi bon s'entêter dans l'illusion d'un impossible réveil! Plutôt jeter son livre à la terre comme une feuille morte, plutôt le renier, le retrancher de lui, tel qu'un membre mort, désormais sans raison ni usage!

Un peu surpris d'une si prompte victoire, Léon XIII eut une légère exclamation de contentement.

– C'est très bien, très bien, mon fils! Vous venez de dire les seules paroles sages qui convenaient à votre caractère de prêtre.

Et, dans son évidente satisfaction, lui qui n'abandonnait jamais rien au hasard, qui préparait chacune de ses audiences, avec les mots qu'il dirait, les gestes qu'il ferait, il se détendit un peu, il montra une bonhomie véritable. Ne pouvant comprendre, se trompant sur les vrais motifs de la soumission de ce révolté, il goûtait la joie orgueilleuse de l'avoir si aisément réduit au silence, car son entourage lui avait fait de lui un portrait de révolutionnaire terrible. Aussi une telle conversion le flattait-elle beaucoup.

– D'ailleurs, mon fils, je n'attendais pas moins de votre esprit distingué. Reconnaître sa faute, en faire pénitence, se soumettre, il n'y a pas de jouissance plus haute.

D'un geste familier, il avait repris sur la petite table son verre de sirop, il s'était remis, avant de la boire, à en tourner la dernière gorgée, avec la longue cuiller de vermeil. Et Pierre était surtout frappé de le retrouver, ainsi qu'au début, l'air réduit, déchu de sa majesté souveraine, pareil à un petit bourgeois très vieux qui buvait solitairement son verre d'eau sucrée, avant de se mettre au lit. La figure, après avoir grandi et rayonné, comme un astre qui monte au zénith, venait de retomber à l'horizon, au ras du sol, dans son humaine médiocrité. Il le revoyait chétif, frêle, avec son cou mince de petit oiseau malade, avec sa laideur sénile, qui le rendait si difficile pour ses portraits, toiles peintes ou photographies, médailles d'or ou bustes de marbre, disant qu'il ne fallait pas faire le papa Pecci, mais Léon XIII, le grand pape, dont il avait l'ambition de laisser à la postérité une si haute image. Et Pierre, qui avait cessé de les voir un instant, était de nouveau gêné par le mouchoir resté sur les genoux, par la soutane malpropre, tachée de tabac. Et il n'éprouvait plus qu'une pitié attendrie pour tant de vieillesse pure et toute blanche, qu'une profonde admiration pour l'entêtée puissance de vie qui s'était réfugiée dans les yeux noirs, qu'une déférence respectueuse de travailleur pour le large cerveau, aux vastes projets, si débordant de pensées et d'actions sans nombre.

L'audience était finie, il s'inclina profondément.

– Je remercie Votre Sainteté du paternel accueil qu'elle a daigné me faire.

Mais Léon XIII voulut bien le retenir encore une minute, en lui reparlant de la France, en lui disant son vif désir de la voir prospère, calme et forte, pour le plus grand bien de l'Église. Et Pierre, pendant cette dernière minute, eut une singulière vision, une véritable hantise. En regardant le front d'ivoire du Saint-Père, tandis qu'il songeait à son grand âge, au moindre rhume qui pouvait l'emporter, il venait, par un involontaire rapprochement, de se rappeler la scène d'usage, d'une grandeur farouche: Pie IX, Giovanni Mastaï, mort depuis deux heures, le visage couvert d'un linge blanc, entouré de la famille pontificale bouleversée; puis, le cardinal Pecci, camerlingue, s'approchant du lit funèbre, faisant écarter le voile, tapant trois fois de son marteau d'argent sur le front du cadavre, en jetant chaque fois le cri d'appel: Giovanni! Giovanni! Giovanni! Et, le cadavre n'ayant pas répondu, le camerlingue se tournait après avoir patienté quelques secondes, disait: «Le pape est mort!» Pierre, en même temps, avait vu se dresser là-bas, rue Giulia, le cardinal Boccanera, le camerlingue, qui attendait, avec son marteau d'argent; et il s'était imaginé Léon XIII, Joachim Pecci, mort depuis deux heures, le visage couvert d'un linge blanc, entouré de ses prélats, dans cette chambre même; et il voyait le camerlingue qui s'approchait, faisait écarter le voile, tapait trois fois sur le front d'ivoire, en jetant chaque fois le cri d'appel: Joachim! Joachim! Joachim! Puis, le cadavre n'ayant pas répondu, il se tournait après avoir patienté quelques secondes, il disait: «Le pape est mort!» Léon XIII s'en souvenait-il des trois coups qu'il avait donnés sur le front de Pie IX, et sentait-il parfois à son front la crainte glacée des trois coups, le froid mortel du marteau dont il avait armé le camerlingue, l'implacable adversaire qu'il savait avoir dans le cardinal Boccanera?

– Allez en paix, mon fils, dit enfin Sa Sainteté, comme bénédiction dernière. Votre faute vous sera remise, puisque vous l'avez confessée et que vous en témoignez l'horreur.

Pierre, sans répondre, l'âme en détresse, acceptant l'humiliation comme le châtiment mérité de sa chimère, s'en alla à reculons, selon le cérémonial d'usage. Il s'inclina profondément à trois reprises, il franchit la porte sans se retourner, suivi par les yeux noirs de Léon XIII, qui ne le quittaient pas. Pourtant, il le vit reprendre sur la table le journal, dont il avait interrompu la lecture pour le recevoir, ayant gardé le goût de la presse, une curiosité vive des nouvelles, bien qu'il se trompât souvent sur l'importance des articles, au fond de son isolement, donnant à certains, sur certains points, une gravité qu'ils n'avaient pas. Les deux lampes brûlaient avec une douce clarté immobile, la chambre retomba dans son grand silence et dans sa paix infinie.

Au milieu de l'antichambre secrète, monsieur Squadra debout, immobile et noir, attendait. Et, comme il constata que Pierre, éperdu dans son étourdissement, passait en oubliant son chapeau sur la console où il l'avait laissé, il prit discrètement ce chapeau, le lui tendit, avec une muette révérence. Puis, sans hâte aucune, du même pas qu'à l'arrivée, il se remit à marcher devant lui, pour le reconduire à la salle Clémentine.

Alors, ce fut, en sens inverse, la même immense promenade, le défilé sans fin au travers des salles interminables. Et toujours pas une âme, pas un bruit, pas un souffle. Dans chaque pièce vide, l'unique lampe, solitaire et comme oubliée, charbonnait, brûlait plus pâle dans plus de silence. Le désert semblait s'être élargi, à mesure que la nuit avançait, noyant d'ombre les rares meubles, épars sous les hauts plafonds dorés, les trônes, les escabeaux de bois, les consoles, les crucifix, les candélabres, qui se répétaient à chaque salle nouvelle. Et ce fut ainsi, après l'antichambre d'honneur dont le damas rougeoyait, la salle des gardes-nobles, endormie dans une légère odeur d'encens, qu'une messe dite le matin y avait laissée; puis, ce furent la salle des Tapisseries, la salle de la garde palatine, la salle des gendarmes; et, dans la salle des bussolanti, qui suivait, le dernier domestique de service, resté sur la banquette, s'y était assoupi d'un si bon sommeil, qu'il ne s'éveilla point. Les pas sonnaient faiblement sur les dalles, étouffés dans l'air morne de ce palais clos, muré de partout ainsi qu'une tombe, envahi à cette heure tardive d'un néant qui le submergeait. Enfin, ce fut la salle Clémentine, que le poste de la garde suisse venait de quitter.

Jusqu'à cette salle, monsieur Squadra n'avait pas tourné la tête. Toujours muet, sans un geste, il s'effaça, laissa passer Pierre, qu'il salua d'une dernière révérence. Ensuite, il disparut.

Et Pierre descendit les deux étages de l'escalier monumental, que les globes dépolis des becs de gaz éclairaient d'une lueur de veilleuse, dans un accablement extraordinaire du silence, depuis que les pas des gardes suisses en faction ne retentissaient plus sur les paliers. Et il traversa la cour Saint-Damase, vide et morte, sous la pâle clarté des lanternes du perron, descendit la scala Pia, l'autre escalier géant, aussi vide, aussi mort dans sa demi-obscurité, franchit enfin la porte de bronze, qu'un portier, derrière lui, roula et ferma d'une poussée lente. Et quel grondement, quel cri farouche de dur métal, sur tout ce que cette porte enfermait là, tant de ténèbres entassées, tant de silence accru, les siècles immobiles que la tradition y perpétuait, les idoles indestructibles des dogmes conservés sous leurs bandelettes de momies, toutes les chaînes qui pèsent et qui lient, tout l'appareil d'étroit servage, de domination souveraine, dont les échos des salles désertes et noires renvoyaient le formidable retentissement!

 

Sur la place Saint-Pierre, au milieu de cette immensité sombre, il se retrouva seul. Pas un promeneur attardé, pas un être. Émergeant de la vaste mosaïque du petit pavé gris, rien que la haute apparition de l'Obélisque blême, entre les quatre candélabres. La façade de la basilique s'évoquait, elle aussi, d'une pâleur de rêve, élargissant, pareilles à deux bras énormes, les quadruples rangées de piliers de la colonnade, noyées d'obscurité, ainsi que des futaies de pierre. Et rien autre, le dôme n'était qu'une rondeur démesurée, devinée à peine dans le ciel sans lune. Seuls, les jets d'eau des fontaines, qu'on finissait par distinguer comme de grêles fantômes mouvants, mettaient là une voix, un murmure sans fin de triste plainte, venu on ne savait de quelles ténèbres. Ah! la mélancolique grandeur de ce sommeil, toute cette place fameuse, avec le Vatican, avec Saint-Pierre, vus la nuit, noyés d'ombre et de silence! Soudain l'horloge sonna dix heures, d'une cloche si lente et si forte, que jamais heures plus solennelles, plus définitives, n'avaient semblé tomber dans plus d'infini noir et insondable.

Pierre, immobile au milieu de l'étendue, avait tressailli de tout son pauvre être brisé. Eh! quoi, il n'avait causé, là-haut, que trois quarts d'heure à peine, avec le blanc vieillard qui venait de lui arracher toute son âme? Oui, c'était l'arrachement final, la dernière croyance arrachée de son cerveau, de son cœur saignants. L'expérience suprême était faite, un monde en lui avait croulé. Tout d'un coup, il songea à monsignor Nani, en réfléchissant que celui-là seul avait eu raison. On lui disait bien qu'il finirait quand même par faire ce que voudrait monsignor Nani, et il avait maintenant la stupeur de l'avoir fait.

Mais un brusque désespoir le saisit, une détresse si atroce, que, du fond de l'abîme de ténèbres où il était, il leva ses deux bras frémissants dans le vide, il parla tout haut.

– Non, non! vous n'êtes point ici, ô Dieu de vie et d'amour, ô Dieu de salut! et venez donc, apparaissez, puisque vos enfants se meurent de ne savoir ni qui vous êtes ni où vous êtes, dans l'infini des mondes!

Au-dessus de l'immense place, le ciel immense s'étendait, de velours bleu sombre, l'infini muet et bouleversant où palpitaient les constellations. Sur les toitures du Vatican, le Chariot semblait s'être renversé davantage, ses roues d'or comme déviées du droit chemin, son brancard d'or en l'air; tandis que là-bas, sur Rome, du côté de la rue Giulia, Orion allait disparaître, ne montrant déjà plus qu'une seule des trois étoiles d'or qui chamarraient son baudrier.

XV

Pierre ne s'était assoupi qu'au petit jour, brisé d'émotion, brûlant de fièvre. Dès son retour au palais Boccanera, dans la nuit noire, il avait retrouvé l'affreux deuil de la mort de Dario et de Benedetta. Et, vers neuf heures, lorsqu'il se fut réveillé et qu'il eut déjeuné, il voulut descendre tout de suite à l'appartement du cardinal, où l'on avait exposé les corps des deux amants, pour que la famille, les amis, les clients, pussent leur apporter leurs larmes et leurs prières.

Pendant qu'il déjeunait, Victorine, qui ne s'était pas couchée, d'une bravoure active dans son désespoir, venait de lui raconter les événements de la nuit et de la matinée. Donna Serafina, par un respect de prude pour les convenances, avait risqué une nouvelle tentative, voulant qu'on séparât les deux corps. Cette femme nue qui, dans la mort, étreignait si étroitement cet homme dévêtu lui-même, blessait toutes ses pudeurs. Mais il n'était plus temps, la rigidité s'était produite, ce qu'on n'avait pas fait au premier moment ne pouvait plus l'être, sans une horrible profanation. Leur étreinte d'amour était si puissante, qu'il aurait fallu, pour les dénouer l'un de l'autre, arracher leurs chairs, casser leurs membres. Et le cardinal, qui, déjà, n'avait pas permis qu'on troublât leur sommeil, leur union d'éternité, s'était presque querellé avec sa sœur. Sous sa robe de prêtre, il se retrouvait de sa race, fier des passions d'autrefois, des belles amours violentes, des beaux coups de dague, disant que, si la famille comptait deux papes, de grands capitaines, de grands amoureux l'avaient aussi illustrée. Jamais il ne laisserait toucher à ces deux enfants, si purs en leur douloureuse existence, et que la tombe seule avait unis. Il était le maître en son palais, on les coudrait dans le même suaire, on les clouerait dans le même cercueil. Ensuite, le service religieux serait fait à San Carlo, l'église voisine, dont il avait le titre cardinalice, où il était le maître encore. Et, s'il le fallait, il irait jusqu'au pape. Et telle était sa volonté souveraine, exprimée si hautement, que tout le monde dans la maison avait dû s'incliner, sans se permettre un geste ni un souffle.

Alors, donna Serafina s'était occupée de la toilette dernière. Selon l'usage, les domestiques se trouvaient là, Victorine avait aidé la famille, comme la servante la plus ancienne, la plus aimée. Il avait fallu se contenter d'envelopper d'abord les deux amants dans les cheveux dénoués de Benedetta, la chevelure odorante, épaisse et large, ainsi qu'un royal manteau; puis, on les avait vêtus d'un même linceul de soie blanche, serré à leurs cous, qui faisait d'eux un seul être dans la mort. Et, de nouveau, le cardinal avait exigé qu'ils fussent descendus chez lui, qu'on les couchât sur un lit de parade, au milieu de la salle du trône, pour leur rendre un suprême hommage, comme aux derniers du nom, aux deux fiancés tragiques, avec qui la gloire jadis retentissante des Boccanera retournait à la terre. D'ailleurs, donna Serafina s'était rangée tout de suite à ce projet, car elle jugeait peu décent que sa nièce, même morte, fût aperçue dans cette chambre, sur ce lit d'un jeune homme. L'histoire arrangée circulait déjà: le brusque décès de Dario emporté en quelques heures par une fièvre infectieuse; la douleur folle de Benedetta, qui avait expiré sur son corps, en le serrant une dernière fois entre ses bras; et les honneurs royaux qu'on leur rendait, et les belles noces funèbres qu'on leur faisait, allongés tous les deux sur le même lit d'éternel repos. Rome entière, bouleversée par cette histoire d'amour et de mort, n'allait plus, pendant deux semaines, causer d'autre chose.

Pierre serait parti le soir même pour la France, dans sa hâte de quitter cette ville de désastre, où il devait laisser le dernier lambeau de sa foi. Mais il voulait attendre les obsèques, il avait remis son départ au lendemain soir. Et, toute cette journée encore, il la passerait là, dans ce palais qui croulait, près de cette morte qu'il avait aimée, lâchant de retrouver pour elle des prières, au fond de son cœur vide et meurtri.

Quand il fut descendu, sur le vaste palier, devant l'appartement de réception du cardinal, le souvenir lui revint du premier jour où il s'était présenté là. C'était la même sensation d'ancienne pompe princière, dans l'usure et dans la poussière du passé. Les portes des trois immenses antichambres se trouvaient grandes ouvertes; et les salles étaient vides encore, sous les hauts plafonds obscurs, à cause de l'heure matinale. Dans la première, celle des domestiques, il n'y avait que Giacomo en livrée noire, immobile et debout, en face de l'antique chapeau rouge, accroché sous le baldaquin, avec ses glands mangés à demi, parmi lesquels les araignées filaient leur toile. Dans la seconde, celle où le secrétaire se tenait autrefois, l'abbé Paparelli, le caudataire qui remplissait aussi la fonction de maître de chambre, attendait les visiteurs en marchant à petits pas silencieux; et jamais il n'avait plus ressemblé à une très vieille fille en jupe noire, blêmie, ridée par des pratiques trop sévères, avec son humilité conquérante, son air louche de toute-puissance obséquieuse. Enfin, dans la troisième antichambre, l'antichambre noble, où la barrette, posée sur une crédence, faisait face au grand portrait impérieux du cardinal en costume de cérémonie, le secrétaire, don Vigilio, avait quitté sa petite table de travail pour se tenir à la porte de la salle du trône, saluant d'une révérence les personnes qui en passaient le seuil. Et, par cette sombre matinée d'hiver, ces salles apparaissaient plus mornes, plus délabrées, les tentures en lambeaux, les rares meubles ternis de poussière, les vieilles boiseries s'émiettant sous le continu travail des vers, les plafonds seuls gardant leur fastueuse envolée de dorures et de peintures triomphales.

Mais Pierre, que l'abbé Paparelli venait de saluer profondément, d'une façon exagérée, où se sentait l'ironie d'une sorte de congé donné à un vaincu, était surtout saisi par la grandeur triste de ces trois vastes salles en ruine, qui conduisaient, ce jour-là, à cette salle du trône transformée en salle de mort, dans laquelle dormaient les deux derniers enfants de la maison. Quel gala superbe et désolé de la mort, toutes les larges portes ouvertes, tout le vide de ces pièces trop grandes, dépeuplées de leurs anciennes foules, aboutissant au deuil suprême de la fin d'une race! Le cardinal s'était enfermé dans son petit cabinet de travail, où il recevait les membres de la famille, les intimes qui tenaient à lui présenter leurs condoléances; tandis que donna Serafina, de son côté, avait choisi une chambre voisine, pour y attendre les dames amies, dont le défilé allait durer jusqu'au soir. Et Pierre, que Victorine avait renseigné sur ce cérémonial, dut se décider à entrer directement dans la salle du trône, de nouveau salué par une grande révérence de don Vigilio, pâle et muet, qui sembla même ne pas le reconnaître.

Une surprise attendait le prêtre. Il s'était imaginé une chapelle ardente, la nuit complètement faite, des centaines de cierges brûlant autour d'un catafalque, au milieu de la salle tendue de draperies noires. On lui avait dit que l'exposition se faisait là, parce que l'antique chapelle du palais, située au rez-de-chaussée, était fermée depuis cinquante ans, hors d'usage, et que la petite chapelle privée du cardinal se trouvait trop étroite pour une pareille cérémonie. Aussi avait-il fallu improviser un autel dans la salle du trône, où les messes se succédaient depuis le matin. D'ailleurs, des messes devaient également être dites toute la journée dans la chapelle privée; de même qu'on avait installé deux autres autels, un dans une petite pièce voisine de l'antichambre noble, l'autre dans une sorte d'alcôve qui s'ouvrait sur la seconde antichambre; et c'était ainsi que des prêtres, surtout des franciscains, des religieux appartenant aux ordres pauvres, allaient sans interruption et concurremment célébrer le divin sacrifice, sur ces quatre autels. Le cardinal avait voulu que pas un instant le sang divin ne cessât de couler chez lui pour la rédemption des deux âmes chères, envolées ensemble. Dans le palais en deuil, au travers des salles funèbres, les tintements des sonnettes de l'élévation ne s'arrêtaient pas, les murmures frissonnants des paroles latines ne se taisaient pas, les hosties se brisaient, les calices se vidaient continuellement, sans que Dieu pût une seule minute s'absenter de cet air lourd, qui sentait la mort.

Et Pierre, étonné, trouva la salle du trône telle qu'il l'avait vue, le jour de sa première visite. Les rideaux des quatre grandes fenêtres n'avaient pas même été tirés, la sombre matinée d'hiver entrait en une clarté faible, grise et froide. C'étaient encore, sous le plafond de bois sculpté et doré, les tentures rouges des murs, une brocatelle à grandes palmes, mangée par l'usure; et l'ancien trône se trouvait là, le fauteuil retourné contre la muraille, dans l'attente inutile du pape, qui ne venait jamais plus. Seul, l'autel improvisé, dressé à côté de ce trône, changeait un peu l'aspect de la pièce, débarrassée de ses quelques meubles, sièges, tables, consoles. Puis, au milieu, on avait posé sur une marche basse le lit d'apparat, où Benedetta et Dario étaient couchés, dans une jonchée de fleurs. Au chevet du lit, deux cierges simplement, un de chaque côté, brûlaient. Et rien autre, et seulement des fleurs encore, une telle moisson de fleurs, qu'on ne savait dans quel jardin chimérique on avait bien pu la couper, des roses blanches surtout, des gerbes de roses sur le lit, des gerbes de roses s'écroulant du lit, des gerbes de roses couvrant la marche, débordant de la marche jusque sur le dallage magnifique de la salle.

 

Pierre s'était approché du lit, le cœur bouleversé d'une émotion profonde. Ces deux cierges dont le jour pâle éteignait à demi les petites flammes jaunes, cette continuelle plainte basse de la messe voisine, ce parfum pénétrant des roses qui alourdissait l'air, mettaient une infinie détresse, une lamentation de deuil sans bornes, dans la grande salle surannée et poudreuse. Et pas un geste, pas un souffle, rien autre, par instants, qu'un petit bruit de sanglots étouffés, parmi les quelques personnes qui se trouvaient là. Des domestiques de la maison se relayaient sans cesse, quatre toujours étaient au chevet du lit, debout, immobiles, ainsi que des gardes familiers et fidèles. De temps à autre, l'avocat consistorial Morano, qui s'occupait de tout, depuis le matin, traversait la pièce, l'air pressé, d'un pas silencieux. Et, sur la marche, tous ceux qui entraient venaient s'agenouiller, priaient, pleuraient. Pierre y aperçut trois dames, la face dans leur mouchoir. Un vieux prêtre y était aussi, tremblant de douleur, la tête basse, et dont on ne pouvait distinguer le visage. Mais il fut surtout attendri par la vue d'une jeune fille, vêtue pauvrement, qu'il prit pour une servante, si écrasée par le chagrin sur les dalles, qu'elle n'était plus là qu'une loque de misère et de souffrance.

Alors, à son tour, il s'agenouilla; et, du balbutiement professionnel des lèvres, il tâcha de retrouver le latin des prières consacrées, qu'il avait dites si souvent comme prêtre, au chevet des morts. Son émotion grandissante brouillait sa mémoire, il s'anéantit dans le spectacle adorable et terrible des deux amants, que ses regards ne pouvaient quitter. Sous la jonchée des roses, les corps se distinguaient à peine, dans leur étreinte; mais les deux têtes émergeaient, serrées au cou par le suaire de soie. Et qu'elles étaient belles encore, d'une beauté de passion enfin satisfaite, posées toutes deux sur le même coussin, mêlant leurs chevelures! Benedetta avait gardé sa face divinement rieuse, aimante et fidèle pour l'éternité, exaltée d'avoir rendu son dernier souffle en un baiser d'amour. Dario, en son allégresse dernière, était resté plus douloureux, tel que les marbres des pierres funéraires, que les amoureuses s'épuisent à étreindre vainement. Et ils avaient encore les yeux grands ouverts, plongeant les uns au fond des autres, et ils continuaient à se regarder sans fin, avec une douceur de caresse que jamais rien ne devait plus troubler.

Mon Dieu! était-ce donc vrai qu'il l'avait aimée, cette Benedetta, d'un amour si pur, si dégagé de toute idée d'impossible possession! Et Pierre était remué jusqu'au fond de l'âme par les heures délicieuses qu'il avait passées près d'elle, dans un lien d'une exquise amitié, aussi douce que l'amour. Elle était si belle, si sage, si brûlante de passion! Lui-même avait fait un si beau rêve, animer de sa fraternité libératrice cette admirable créature, à l'âme de feu, aux airs indolents, en laquelle il revoyait toute l'ancienne Rome, qu'il aurait voulu réveiller et conquérir à l'Italie de demain. Il rêvait de la catéchiser, de lui élargir le cœur et le cerveau, en lui donnant l'amour des petits et des pauvres, le flot de pitié d'aujourd'hui pour les choses et pour les êtres. Maintenant, cela l'aurait fait un peu sourire, s'il n'avait pas débordé de larmes. Comme elle s'était montrée charmante, en s'efforçant de le contenter, malgré les obstacles invincibles, la race, l'éducation, le milieu, qui l'empêchaient de le suivre! Elle était une écolière docile, mais incapable de progrès véritable. Un jour pourtant, elle avait semblé se rapprocher, de lui, comme si la souffrance lui ouvrait l'âme à toutes les charités. Puis, l'illusion du bonheur était venue, et elle n'avait plus rien compris à la misère des autres, elle s'en était allée dans l'égoïsme de son espoir et de sa joie, à elle. Était-ce donc, grand Dieu! que cette race, condamnée à disparaître, devait finir ainsi, si belle encore parfois, si adorée, mais si fermée à l'amour des humbles, à la loi de charité et de justice, qui, en réglementant le travail, pouvait seule désormais sauver le monde?

Puis, ce fut chez Pierre une autre désolation encore, qui le laissa balbutiant, sans prières précises. Il venait de songer au coup de violence qui avait emporté les deux enfants, dans une revanche foudroyante de la nature. Quelle dérision d'avoir promis à la Vierge de ne faire le cadeau de sa virginité qu'au mari élu, de s'être fait saigner sous ce serment, comme sous un cilice, pendant son existence entière, pour en venir à se jeter dans la mort, au cou de l'amant, éperdue de regrets, brûlante de se donner toute! Et elle s'était donnée avec l'emportement d'une protestation dernière, et il avait suffi du fait brutal de la séparation menaçante, l'avertissant de la duperie, la ramenant à l'instinct de l'universel amour. C'était encore une fois l'Église vaincue, le grand Pan, semeur des germes, rassemblant les couples de son geste continu de fécondité. Si, lors de la Renaissance, l'Église n'avait pas croulé sous l'assaut des Vénus et des Hercules exhumés du vieux sol romain, la lutte continuait aussi âpre, et à chaque heure les peuples nouveaux, débordants de sève, affamés de vie, en guerre contre une religion qui n'était qu'un appétit de la mort, menaçaient d'emporter l'ancien édifice catholique, dont les murs déjà croulaient de vieillesse inféconde.

Et, à ce moment. Pierre eut la sensation que la mort de cette Benedetta adorable était pour lui le suprême désastre. Il la regardait toujours, et des larmes brûlèrent ses yeux. Elle achevait d'emporter sa chimère. Comme la veille, au Vatican, devant le pape, il sentait s'effondrer sa dernière espérance, la résurrection tant souhaitée de la vieille Rome, en une Rome de jeunesse et de salut. Cette fois, c'était bien la fin: Rome la catholique, la princière, était morte, couchée là, telle qu'un marbre, sur ce lit funèbre. Elle n'avait pu aller aux humbles, aux souffrants de ce monde, elle venait d'expirer dans le cri impuissant de sa passion égoïste, quand il était trop tard pour aimer et enfanter. Jamais plus elle ne ferait d'enfants, la vieille maison romaine était vide désormais, stérile, sans réveil possible. Pierre, dont la chère morte laissait l'âme veuve, en deuil d'un si grand rêve, éprouvait une telle douleur à la voir ainsi immobile et glacée, qu'il se sentit défaillir. Était-ce le jour livide, étoilé par les taches jaunes des deux cierges, qui lui troublait la vue, le parfum des roses, alourdi dans l'air de mort, qui le grisait comme d'une ivresse, le sourd murmure continu de l'officiant en train d'achever sa messe, derrière lui, qui bourdonnait dans son crâne, en l'empêchant de retrouver ses prières? Il craignit de tomber en travers de la marche, il se releva péniblement et s'écarta.

Puis, comme il se réfugiait au fond de l'embrasure d'une fenêtre, pour se remettre, il eut l'étonnement de rencontrer là Victorine, assise sur une banquette, qu'on y avait à demi dissimulée. Elle avait des ordres de donna Serafina, elle veillait de ce coin sur ses deux chers enfants, ainsi qu'elle les nommait, en ne quittant pas des yeux les personnes qui entraient et qui sortaient. Tout de suite, elle fit asseoir le jeune prêtre, lorsqu'elle le vit si pâle, près de s'évanouir.