Za darmo

Rome

Tekst
Autor:
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Il eut un geste d'abandon, ne voulant pas l'attrister, en plaidant de nouveau la cause de tant de pauvres êtres, qui, à cette minute même, agonisaient au loin, quelque part, succombant à la douleur physique ou à la douleur morale. Mais, brusquement, dans l'air si lumineux et si doux, une ombre immense passa, il sentit la tristesse infinie de la joie, la désespérance sans bornes du soleil, comme si quelqu'un qu'on ne voyait pas avait laissé tomber cette ombre. Était-ce donc l'odeur trop forte du laurier, la senteur amère des orangers et des buis qui lui donnaient ce vertige? Était-ce le frisson de sensuelle tiédeur dont ses veines se mettaient à battre, parmi ces ruines, dans ce coin de passion très ancienne? Ou plutôt n'était-ce que ce sarcophage avec son enragée bacchanale, qui éveillait l'idée de la mort prochaine, au fond même des obscures voluptés de l'amour, sous le baiser inassouvi des amants? Un instant, la claire chanson de la fontaine lui parut un long sanglot, et il lui sembla que tout s'anéantissait, dans cette ombre formidable venue de l'invisible.

Déjà, Benedetta lui avait pris les deux mains et le réveillait à l'enchantement d'être là, près d'elle.

– L'élève est bien indocile, n'est-ce pas? mon ami, et elle a le crâne bien dur. Que voulez-vous? il y a des idées qui n'entrent pas dans notre tête. Non, jamais vous ne ferez entrer ces choses dans la tête d'une fille de Rome… Aimez-nous donc, contentez-vous donc de nous aimer telles que nous sommes, belles de toute notre force, autant que nous pouvons l'être!

Et elle était si belle à cette minute, si belle dans le resplendissement de son bonheur, qu'il en tremblait, comme devant un dieu, devant la toute-puissance qui menait le monde.

– Oui, oui, bégaya-t-il, la beauté, la beauté, souveraine encore, souveraine toujours… Ah! que ne peut-elle suffire à rassasier l'éternelle faim des pauvres hommes!

– Bah! bah! cria-t-elle joyeusement, il fait bon vivre… Montons dîner, ma tante doit nous attendre.

Le dîner avait lieu à une heure, et les rares fois où Pierre ne mangeait pas dehors, il avait son couvert mis à la table de ces dames, dans la petite salle à manger du second, qui donnait sur la cour, d'une tristesse mortelle. A la même heure, au premier étage, dans la salle ensoleillée dont les fenêtres ouvraient sur le Tibre, le cardinal dînait, lui aussi, très heureux d'avoir pour convive son neveu Dario, car son secrétaire, don Vigilio, son autre convive habituel, ne desserrait les dents que lorsqu'on l'interrogeait. Les deux services étaient absolument distincts, ni la même cuisine, ni le même personnel; et il n'existait guère de commune, en bas, qu'une grande pièce servant d'office.

Mais la salle à manger du second avait beau être morne, attristée par le demi-jour verdâtre de la cour, le déjeuner de ces dames et du jeune prêtre fut très gai. Donna Serafina, si rigide d'ordinaire, semblait elle-même détendue par une grande félicité intérieure. Sans doute elle n'avait pas encore épuisé les délices de son triomphe de la veille, au bras de Morano, à ce bal; et ce fut elle qui parla de la soirée la première, pleine d'éloges, bien que la présence du roi et de la reine l'eût beaucoup gênée, disait-elle. Elle raconta comme quoi, par une tactique savante, elle avait évité de se faire présenter. D'ailleurs, elle espérait que son affection bien connue pour Celia, dont elle était la marraine, suffirait à expliquer sa présence dans ce salon neutre, où tous les pouvoirs s'étaient coudoyés. Elle devait pourtant garder un scrupule, car elle annonça que, tout de suite après le déjeuner, elle comptait sortir, pour se rendre au Vatican, chez le cardinal secrétaire, à qui elle désirait parler d'une œuvre dont elle était dame patronnesse. Cette visite de compensation, le lendemain de la soirée des Buongiovanni, devait lui sembler indispensable. Jamais elle n'avait brûlé de plus de zèle, ni de plus d'espoir, à propos du prochain avènement de son frère, le cardinal, au trône de saint Pierre: c'était, pour elle, un suprême triomphe une exaltation de sa race, que son orgueil du nom jugeait nécessaire et inévitable; et, pendant la dernière indisposition du pape régnant, elle avait poussé les choses jusqu'à s'inquiéter du trousseau qu'elle voulait faire marquer aux armes du nouveau pontife.

Benedetta ne cessa de plaisanter, riant de tout, parlant de Celia et d'Attilio avec la tendresse passionnée d'une femme dont le bonheur d'amour se plaît au bonheur d'un couple ami. Puis, comme on venait de servir le dessert, elle s'adressa au valet, d'un air de surprise:

– Eh bien? Giacomo, et les figues?

Celui-ci, avec ses gestes lents, comme endormis, la regarda sans comprendre. Heureusement, Victorine traversait la pièce.

– Et les figues, Victorine, pourquoi ne nous les sert-on pas?

– Quelles figues donc, contessina?

– Mais les figues que j'ai vues ce matin à l'office, par où j'ai eu la curiosité de passer en allant au jardin… Des figues superbes, dans un petit panier. Même, je me suis étonnée qu'il pût encore y en avoir, en cette saison… Je les aime bien, moi. Je m'étais régalée à l'avance, en songeant que j'en mangerais au dîner.

Victorine se mit à rire.

– Ah! contessina, je sais, je sais… Ce sont les figues que ce prêtre de Frascati, vous vous rappelez, le curé de là-bas, est venu, hier soir, déposer en personne pour Son Éminence. J'étais là, il a répété à trois reprises que c'était un cadeau, qu'il fallait le mettre sur la table de Son Éminence, sans même déranger une feuille… Alors, on a fait comme il a dit.

– Eh bien! c'est gentil, s'écria Benedetta, avec une colère comique. En voilà des gourmands qui se régalent sans nous! Il me semble qu'on aurait pu partager.

Donna Serafina intervint, en demandant à Victorine:

– N'est-ce pas? vous parlez du curé qui venait autrefois nous voir à la villa.

– Oui, oui, le curé Santobono, celui qui dessert là-bas la petite église Sainte-Marie des Champs… Quand il vient, il fait toujours demander l'abbé Paparelli, dont il a été le camarade au séminaire, je crois. Et, hier soir encore, c'est l'abbé Paparelli qui a dû nous l'amener à l'office, avec son panier… Oh! ce panier! imaginez-vous que, malgré les recommandations, on avait oublié de le mettre tout à l'heure sur la table de Son Éminence, de sorte que les figues n'auraient, ce matin, été pour personne, si l'abbé Paparelli n'était descendu les prendre en courant et ne les avait montées lui-même, avec une vraie dévotion, comme s'il portait le saint sacrement… Il est vrai que Son Éminence les trouve si bonnes!

– Ce n'est pas ce matin que mon frère leur fera grande fête, conclut la princesse, car il a un peu de dérangement, il a passé une nuit mauvaise.

Au nom répété de Paparelli, elle était devenue soucieuse. Le caudataire, avec sa face molle et ridée, sa taille grosse et courte de vieille fille dévote en jupe noire, lui déplaisait, depuis qu'elle s'était aperçue de l'extraordinaire empire qu'il prenait sur le cardinal, du fond de son humilité et de son effacement. Il n'était rien qu'un domestique, en apparence le plus chétif, et il gouvernait, elle le sentait combattre sa propre influence, défaire souvent ce qu'elle avait fait, pour le triomphe des ambitions de son frère. Le pis était que, deux fois déjà, elle le soupçonnait d'avoir poussé celui-ci à des actes qu'elle considérait comme de véritables fautes. Peut-être s'était-elle trompée, elle lui rendait cette justice qu'il avait de rares mérites et une piété tout à fait exemplaire.

Cependant, Benedetta continuait à rire et à plaisanter. Et, comme Victorine était sortie de la salle, elle appela le valet.

– Écoutez, Giacomo, vous allez me faire une petite commission…

Elle s'interrompit, pour dire à sa tante et à Pierre:

– Je vous en prie, faisons valoir nos droits… Moi, je les vois à table, en bas, presque au-dessous de nous. Ils doivent, comme nous, en être au dessert. Mon oncle soulève les feuilles, se sert avec un bon sourire, passe le panier à Dario, qui le passe à don Vigilio. Et, tous les trois, ils mangent avec componction… Les voyez-vous? les voyez-vous?

Elle les voyait, elle, et c'était son besoin d'être près de Dario, sa continuelle pensée volant vers lui, qui l'évoquait ainsi, avec les deux autres. Son cœur était en bas, elle voyait, elle entendait, elle sentait, par tous les sens exquis de son amour.

– Giacomo, vous allez descendre, vous allez dire à Son Éminence que nous mourons d'envie de goûter à ses figues et qu'elle serait bien aimable en nous envoyant celles dont elle ne voudra pas.

Mais donna Serafina, de nouveau, intervint, retrouvant sa voix sévère.

– Giacomo, je vous prie de ne pas bouger.

Et elle s'adressa à sa nièce:

– Allons, assez d'enfantillages!.. J'ai l'horreur de ces sortes de gamineries.

– Oh! ma tante, murmura Benedetta, je suis si heureuse, il y a si longtemps que je n'ai ri de si bon cœur!

Pierre, jusque-là, s'était contenté d'écouter, s'égayant simplement lui-même de la voir gaie à ce point. Comme il se produisait un petit froid, il parla alors, dit son propre étonnement d'avoir aperçu la veille, si tard en saison, des fruits sur ce fameux figuier de Frascati. Cela tenait sans doute à l'exposition de l'arbre, au grand mur qui le protégeait.

– Ah! vous avez vu le fameux figuier? demanda Benedetta.

– Mais oui, j'ai même voyage avec les figues qui vous ont fait tant d'envie.

– Comment cela, voyagé avec les figues?

Déjà, il regrettait la parole qui venait de lui échapper. Puis, il préféra tout dire.

– J'ai rencontré là-bas quelqu'un qui était venu en voiture et qui a voulu absolument me ramener à Rome. En route, nous avons recueilli le curé Santobono, parti à pied pour faire le chemin, très gaillardement, avec son panier… Même nous nous sommes arrêtés un instant dans une osteria.

 

Il continua, conta le voyage, dit ses impressions vives, au travers de la Campagne romaine, envahie par le crépuscule. Mais Benedetta le regardait fixement, prévenue, renseignée, n'ignorant pas les fréquentes visites que Prada faisait, là-bas, à ses terrains et à ses constructions.

– Quelqu'un, quelqu'un, murmura-t-elle, le comte, n'est-ce pas?

– Oui, madame, le comte, répondit simplement Pierre. Je l'ai revu cette nuit, il était bouleversé, et il faut le plaindre.

Les deux femmes ne se blessèrent pas, tellement cette parole charitable du jeune prêtre était dite avec une émotion profonde et naturelle, dans le débordement d'amour qu'il aurait voulu épandre sur les êtres et sur les choses. Donna Serafina resta immobile, comme si elle affectait de n'avoir pas même entendu; tandis que Benedetta, d'un geste, sembla dire qu'elle n'avait à témoigner ni pitié ni haine pour un homme qui lui était devenu complètement étranger. Cependant, elle ne riait plus, elle finit par dire, en songeant au petit panier qui s'était promené dans la voiture de Prada:

– Ah! ces figues, tenez! je n'en ai plus envie du tout, je préfère maintenant ne pas en avoir mangé.

Tout de suite après le café, donna Serafina les quitta, dans la hâte qu'elle avait de mettre un chapeau et de partir pour le Vatican. Restés seuls, Benedetta et Pierre s'attardèrent à table un instant encore, repris de leur gaieté, causant en bons amis. Le prêtre reparla de son audience du soir, de sa fièvre d'impatience heureuse. A peine deux heures, encore sept heures à attendre: qu'allait-il faire, à quoi allait-il employer cette après-midi interminable? Alors, elle, très gentiment, eut une idée.

– Vous ne savez pas, eh bien! puisque nous sommes tous si contents, il ne faut pas nous quitter… Dario a sa voiture. Il doit, comme nous, avoir fini de déjeuner, et je vais lui faire dire de monter nous prendre, de nous emmener pour une grande promenade, le long du Tibre, très loin.

Elle tapait dans ses mains, ravie de ce beau projet. Mais, juste à ce moment, don Vigilio parut, l'air effaré.

– Est-ce que la princesse n'est pas là?

– Non, ma tante est sortie… Qu'y a-t-il donc?

– C'est Son Éminence qui m'envoie… Le prince vient de se sentir indisposé, en se levant de table… Oh! rien, rien de bien grave sans doute.

Elle eut un cri, plutôt de surprise que d'inquiétude.

– Comment, Dario!.. Mais nous allons tous descendre. Venez donc, monsieur l'abbé. Il ne faut pas qu'il soit malade, pour nous emmener en voiture.

Puis, dans l'escalier, comme elle rencontrait Victorine, elle la fit descendre aussi.

– Dario se trouve indisposé, on peut avoir besoin de toi.

Tous quatre entrèrent dans la chambre, vaste et surannée, meublée simplement, où le jeune prince venait déjà de passer un long mois, cloué là par sa blessure à l'épaule. On y arrivait en traversant un petit salon; et, partant du cabinet de toilette voisin, un couloir reliait ces pièces à l'appartement intime du cardinal: la salle à manger, la chambre à coucher, le cabinet de travail, relativement étroits, qu'on avait taillés dans une des immenses salles de jadis, à l'aide de cloisons. Il y avait encore la chapelle, dont la porte ouvrait sur le couloir, une simple chambre nue, où se trouvait un autel de bois peint, sans un tapis, sans une chaise, rien que le carreau dur et froid, pour s'agenouiller et prier.

En entrant, Benedetta courut au lit, sur lequel Dario était allongé, tout vêtu. Près de lui, le cardinal Boccanera se tenait debout, paternellement; et, dans l'inquiétude commençante, il gardait sa haute taille fière, son calme d'âme souveraine et sans reproche.

– Quoi donc? mon Dario, que t'arrive-t-il?

Mais le prince eut un sourire, voulant la rassurer. Il n'était encore que très pâle, l'air ivre.

– Oh! ce n'est rien, un étourdissement… Imagine-toi, c'est comme si j'avais bu. Tout d'un coup, j'ai vu trouble, et il m'a semblé que j'allais tomber… Alors, je n'ai eu que le temps de venir me jeter sur mon lit.

Il respira fortement, en homme qui a besoin de reprendre haleine. Et le cardinal, à son tour, entra dans quelques détails.

– Nous achevions tranquillement de déjeuner, je donnais des ordres à don Vigilio pour l'après-midi, et j'étais sur le point de quitter la table, lorsque j'ai vu Dario se lever et chanceler… Il n'a pas voulu se rasseoir, il est venu ici d'un pas vacillant de somnambule, en ouvrant les portes de ses mains tâtonnantes… Et nous l'avons suivi, sans comprendre. J'avoue que je cherche, que je ne comprends pas encore.

D'un geste, il disait sa surprise, il indiquait l'appartement, où semblait avoir soufflé un brusque vent de catastrophe. Toutes les portes étaient restées grandes ouvertes, on voyait en enfilade le cabinet de toilette, puis le couloir, au bout duquel la salle à manger apparaissait dans son désordre de pièce abandonnée soudainement, avec la table servie encore, les serviettes jetées, les chaises repoussées. Cependant, on ne s'effarait toujours pas.

Benedetta fit, à voix haute, la réflexion habituelle en pareil cas.

– Pourvu que vous n'ayez rien mangé de mauvais!

D'un autre geste, en souriant, le cardinal dit la sobriété ordinaire de sa table.

– Oh! des œufs, des côtelettes d'agneau, un plat d'oseille, ce n'est pas ce qui a pu lui charger l'estomac. Moi, je ne bois que de l'eau pure; lui, prend deux doigts de vin blanc… Non, non, la nourriture n'y est pour rien.

– Et puis, se permit de faire remarquer don Vigilio Son Éminence et moi, nous serions également indisposés.

Dario, qui avait un moment fermé les yeux, les rouvrit, respira fortement de nouveau, en s'efforçant de rire.

– Allons, allons! ce ne sera rien, je me sens déjà beaucoup plus à l'aise. Il faut que je me remue.

– Alors, reprit Benedetta, écoute le projet que j'ai fait… Tu vas me prendre en voiture, avec monsieur l'abbé Froment, et tu nous conduiras dans la Campagne, très loin.

– Volontiers! Elle est gentille, ton idée… Victorine, aidez-moi donc.

Il s'était soulevé, en s'aidant péniblement du poignet. Mais, avant que la servante se fût avancée, il eut une légère convulsion, il retomba, comme foudroyé par une syncope. Ce fut le cardinal, resté au bord du lit, qui le reçut dans ses bras, tandis que la contessina, cette fois, perdait la tête.

– Mon Dieu! mon Dieu! ça le reprend… Vite, vite, il faut le médecin.

– Si j'allais en courant le chercher? offrit Pierre, que la scène commençait à bouleverser, lui aussi.

– Non, non! pas vous, restez ici… Victorine va se dépêcher. Elle connaît l'adresse… Le docteur Giordano, tu sais, Victorine.

La servante partit, et un lourd silence tomba dans la pièce, où un frisson d'anxiété croissait de minute en minute. Benedetta, très pâle, était revenue près du lit, pendant que le cardinal, qui avait gardé Dario entre ses bras, la tête tombée sur son épaule, le regardait. Et un affreux soupçon venait de naître en lui, vague, indéterminé encore: il lui trouvait la face grise, le masque d'angoisse terrifiée, qu'il avait remarqué chez le plus cher ami de son cœur, monsignor Gallo, quand il l'avait ainsi tenu sur sa poitrine, deux heures avant sa mort. C'était la même syncope, la même sensation qu'il n'étreignait plus que le corps froid d'un être aimé, dont le cœur s'arrêtait; c'était surtout la pensée grandissante du poison, venu de l'ombre, frappant dans l'ombre, autour de lui, en coup de foudre. Longtemps, il resta penché de la sorte, au-dessus du visage de son neveu, du dernier de sa race, cherchant, étudiant, retrouvant les symptômes du mal mystérieux et implacable, qui lui avait déjà emporté la moitié de lui-même.

Mais Benedetta, à demi-voix, le suppliait.

– Mon oncle, vous allez vous fatiguer… Je vous en prie, laissez-le-moi, je le tiendrai un peu, à mon tour… N'ayez pas peur, je le tiendrai très doucement, il sentira que c'est moi, et ça le réveillera peut-être.

Il leva enfin la tête, la regarda; et il lui céda la place, après l'avoir serrée et baisée éperdument, les yeux gros de larmes, toute une brusque émotion, où l'adoration qu'il avait pour elle fondait la rigide froideur qu'il affectait d'habitude.

– Ah! ma pauvre enfant, ma pauvre enfant! bégaya-t-il, avec un grand tremblement de chêne déraciné.

Tout de suite, d'ailleurs, il se maîtrisa, se reconquit. Et, tandis que Pierre et don Vigilio, immobiles, muets, attendaient qu'on eût besoin d'eux, désespérés de n'être bons à rien, il se mit à marcher avec lenteur au travers de la chambre. Puis, cette pièce parut être trop étroite pour les pensées qu'il roulait, il s'écarta d'abord jusque dans le cabinet de toilette, il finit par enfiler le couloir, par pousser jusqu'à la salle à manger. Et il allait toujours, et il revenait toujours, sérieux, impassible, la tête basse, perdu dans la même rêverie sombre. Quel monde de réflexions s'agitait dans le crâne de ce croyant, de ce prince hautain, qui s'était donné à Dieu, et qui était sans pouvoir contre l'inévitable destinée? De temps à autre, il revenait près du lit, s'assurait des progrès du mal, regardait sur le visage de Dario où en était la crise; ensuite, il repartait du même pas rythmique, disparaissait, reparaissait, comme emporté par la régularité monotone des forces que l'homme n'arrête point. Peut-être se trompait-il, peut-être ne s'agissait-il que d'une simple indisposition, dont le médecin sourirait. Il fallait espérer et attendre. Et il allait encore, et il revenait encore, et rien, au milieu du silence lourd, ne pouvait sonner plus anxieusement que les pas cadencés de ce haut vieillard, dans l'attente du destin.

La porte se rouvrit, Victorine rentra, essoufflée.

– Le médecin, je l'ai trouvé, le voici!

De son air souriant, le docteur Giordano se présenta, avec sa petite tête rose à boucles blanches, toute sa personne discrètement paterne, qui lui donnaient une allure d'aimable prélat. Mais, dès qu'il eut flairé la chambre, vu ce monde angoissé, qui l'attendait, il devint aussitôt très grave, il prit l'attitude fermée, l'absolu respect du secret ecclésiastique, qu'il devait à la fréquentation de sa clientèle d'Église. Et il ne laissa échapper qu'un mot, murmuré à peine, dès qu'il eut jeté un regard sur le malade.

– Comment, encore! ça recommence!

Sans doute, il faisait allusion au coup de couteau qu'il avait récemment soigné. Qui donc s'acharnait sur ce pauvre jeune prince, si inoffensif, si peu gênant? Personne, du reste, ne pouvait comprendre, si ce n'étaient Pierre et Benedetta; et celle-ci se trouvait dans une telle fièvre d'impatience, brûlant d'être rassurée, qu'elle n'écoutait pas, n'entendait pas.

– Oh! docteur, je vous en supplie, voyez-le, examinez-le, dites-nous que ce n'est rien… Ça ne peut rien être, puisqu'il était si bien portant, si gai tout à l'heure… Ce n'est rien, ce n'est rien, n'est-ce pas?

– Sans doute, sans doute, contessina, ce n'est certainement rien… Nous allons voir.

Il s'était tourné, et il s'inclina profondément devant le cardinal, qui revenait du fond de la salle à manger, de son pas égal et songeur, pour se planter au pied du lit, immobile. Sans doute lut-il, dans les yeux sombres fixés sur les siens, une inquiétude mortelle, car il n'ajouta rien, il se mit à examiner Dario, en homme qui a senti le prix des minutes. Et, à mesure que son examen avançait, son visage d'affable optimisme prenait une gravité blême, une sourde terreur, que témoignait seule un petit frémissement des lèvres. C'était lui qui, précisément, avait assisté monsignor Gallo dans la crise dont celui-ci était mort, une crise de fièvre infectieuse, ainsi qu'il l'avait diagnostiqué pour le bulletin de décès. Sans doute lui aussi reconnaissait les mêmes terribles symptômes, la face d'un gris de plomb, l'hébétement d'affreuse ivresse; et, en vieux médecin romain, habitué aux morts subites, il sentait passer le mauvais air qui tue, sans que la science ait encore bien compris, exhalaison putride du Tibre ou séculaire poison de la légende.

Mais il avait relevé la tête, et son regard de nouveau se rencontra avec le regard noir du cardinal, qui ne le quittait pas.

– Monsieur Giordano, demanda enfin celui-ci, vous n'êtes pas trop inquiet, j'espère?.. Ce n'est qu'une mauvaise digestion, n'est-ce pas?

Le médecin s'inclina une seconde fois. Il devinait, au léger tremblement de la voix, la cruelle anxiété de cet homme puissant, frappé encore dans la plus chère affection de son cœur.

– Votre Éminence doit avoir raison, une digestion mauvaise certainement. Parfois, de tels accidents sont dangereux, quand la fièvre s'en mêle… Je n'ai pas besoin de dire à Votre Éminence combien elle peut compter sur ma prudence et sur mon zèle…

 

Il s'interrompit, pour reprendre aussitôt de sa voix nette de praticien:

– Le temps presse, il faut déshabiller le prince et agir promptement. Qu'on me laisse un instant seul, j'aime mieux cela.

Cependant, il retint Victorine, en disant qu'elle l'aiderait. S'il avait besoin d'un autre aide, il prendrait Giacomo. Son désir évident était d'éloigner la famille, afin d'être plus libre, sans témoins gênants. Et le cardinal comprit, s'empara doucement de Benedetta, pour l'emmener lui-même à son bras jusque dans la salle à manger où Pierre et don Vigilio les suivirent.

Quand les portes furent refermées, le plus morne et le plus pesant des silences régna dans cette salle à manger, que le clair soleil d'hiver inondait d'une lumière et d'une tiédeur délicieuses. La table était toujours servie, avec son couvert abandonné, la nappe salie de miettes, une tasse de café à demi pleine encore; et, au milieu, se trouvait le panier de figues, dont on avait écarté les feuilles, mais où ne manquaient que deux ou trois fruits. Devant la fenêtre, Tata, la perruche, sortie de sa cage, était sur son bâton, ravie, éblouie, dans un grand rayon jaune, où dansaient des poussières. Pourtant, elle avait cessé de crier et de se lisser les plumes du bec, étonnée de voir entrer tout ce monde, très sage, tournant la tête à demi pour mieux étudier ces gens, de son œil rond et scrutateur.

Des minutes interminables s'écoulèrent, dans l'attente fébrile de ce qui se passait au fond de la chambre voisine. Don Vigilio s'était silencieusement assis à l'écart, tandis que Benedetta et Pierre, restés debout, se taisaient eux aussi, immobiles. Et le cardinal avait repris sa marche sans fin, ce piétinement instinctif et berceur, par lequel il semblait vouloir tromper son impatience, arriver plus vite à l'explication qu'il cherchait obscurément, au milieu d'une effroyable tempête d'idées. Pendant que son pas rythmé sonnait avec une régularité machinale, c'était en lui une fureur sombre, une recherche exaspérée du pourquoi et du comment, une extraordinaire confusion des mouvements les plus extrêmes et les plus contraires. Mais déjà, à deux reprises, en passant, il avait promené son regard sur la débandade de la table, comme s'il y avait quêté quelque chose. Était-ce, peut-être, ce café inachevé? ce pain dont les miettes traînaient encore? ces côtelettes d'agneau dont il restait un os? Puis, au moment où, pour la troisième fois, il passait en regardant, ses yeux rencontrèrent le panier de figues; et il s'arrêta net, sous le coup d'une révélation soudaine. L'idée l'avait saisi, l'envahissait, sans qu'il sût quelle expérience faire pour que le brusque soupçon se changeât en certitude. Un instant, il resta ainsi, combattu, ne trouvant pas, les yeux fixés sur ce panier. Enfin, il prit une figue, l'approcha, comme pour l'examiner de tout près. Mais elle n'offrait rien de particulier, il allait la remettre parmi les autres, lorsque Tata, la perruche, qui adorait les figues, poussa un cri strident. Et ce fut une illumination, l'expérience cherchée qui s'offrait.

Lentement, de son air sérieux, le visage noyé d'ombre, le cardinal porta la figue à la perruche, la lui donna, sans une hésitation ni un regret. C'était une très jolie bête, la seule qu'il eût ainsi aimée passionnément. Allongeant son fin corps souple, dont la soie de cendre verte se moirait de rose au soleil, elle avait pris gentiment la figue dans sa patte, puis l'avait fendue d'un coup de bec. Mais, quand elle l'eut fouillée, elle n'en mangea que très peu, elle laissa tomber la peau, pleine encore. Lui, toujours grave, impassible, regardait, attendait. L'attente fut de trois grandes minutes. Un moment, il se rassura, il gratta la tête de la perruche, qui, pleine d'aise, se faisait caresser, tournait le cou, levait sur son maître son petit œil rouge, d'un vif éclat de rubis. Et, tout d'un coup, elle se renversa sans même un battement d'ailes, elle tomba comme un plomb. Tata était morte, foudroyée.

Boccanera n'eut qu'un geste, les deux mains levées, jetées au ciel, dans l'épouvante de ce qu'il savait enfin. Grand Dieu! un tel crime, une si affreuse méprise, un jeu si abominable du destin! Aucun cri de douleur ne lui échappa, l'ombre de son visage était devenue farouche et noire.

Pourtant, il y eut un cri, un cri éclatant de Benedetta, qui, ainsi que Pierre et don Vigilio, avait d'abord suivi l'acte du cardinal avec un étonnement qui s'était ensuite changé en terreur.

– Du poison! du poison! ah! Dario, mon cœur, mon âme!

Mais le cardinal avait violemment saisi le poignet de sa nièce, en lançant un coup d'œil oblique sur les deux petits prêtres, ce secrétaire et cet étranger, présents à la scène.

– Tais-toi! tais-toi!

Elle se dégagea, d'une secousse, révoltée, soulevée par une rage de colère et de haine.

– Pourquoi donc me taire? C'est Prada qui a fait le coup, je le dénoncerai, je veux qu'il meure, lui aussi!.. Je vous dis que c'est Prada, je le sais bien, puisque monsieur Froment est revenu hier de Frascati, dans sa voiture, avec ce curé Santobono et ce panier de figues… Oui, oui! j'ai des témoins, c'est Prada, c'est Prada!

– Non, non! tu es folle, tais-toi!

Et il avait repris les mains de la jeune femme, il tâchait de la maîtriser de toute son autorité souveraine. Lui, qui savait l'influence que le cardinal Sanguinetti exerçait sur la tête exaltée de Santobono, venait de s'expliquer l'aventure, non pas une complicité directe, mais une poussée sourde, l'animal excité, puis lâché sur le rival gênant, à l'heure où le trône pontifical allait sans doute être libre. La probabilité, la certitude de cela avait brusquement éclaté à ses yeux, sans qu'il eût besoin de tout comprendre, malgré les lacunes et les obscurités. Cela était, parce qu'il sentait que cela devait être.

– Non, entends-tu! ce n'est pas Prada… Cet homme n'a aucune raison de m'en vouloir, et moi seul étais visé, c'est à moi qu'on a donné ces fruits… Voyons, réfléchis! Il a fallu une indisposition imprévue pour m'empêcher d'en manger ma grosse part, car on sait que je les adore; et, pendant que mon pauvre Dario les goûtait seul, je plaisantais, je lui disais de me garder les plus belles pour demain… L'abominable chose était pour moi, et c'est lui qui est frappé, ah! Seigneur! par le hasard le plus féroce, la plus monstrueuse des sottises du sort… Seigneur, Seigneur! vous nous avez donc abandonnés!

Des larmes étaient montées à ses yeux, tandis qu'elle, frémissante, ne semblait pas convaincue encore.

– Mais, mon oncle, vous n'avez aucun ennemi, pourquoi voulez-vous que ce Santobono attente ainsi à vos jours?

Un instant, il resta muet, sans pouvoir trouver une réponse suffisante. Déjà, la volonté du silence se faisait en lui, dans une grandeur suprême. Puis, un souvenir lui revint, et il se résigna au mensonge.

– Santobono a toujours eu la cervelle un peu dérangée, et je sais qu'il m'exècre, depuis que j'ai refusé de tirer de prison son frère, un de nos anciens jardiniers, en lui donnant le bon certificat qu'il ne méritait certes pas… Des rancunes mortelles n'ont souvent pas des causes plus graves. Il aura cru qu'il avait une vengeance à tirer de moi.

Alors, Benedetta, brisée, incapable de discuter davantage, se laissa tomber sur une chaise, avec un geste d'abandon désespéré.

– Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! je ne sais plus… Et puis, qu'est-ce que ça fait, maintenant que mon Dario en est là? Il n'y a qu'une chose, il faut le sauver, je veux qu'on le sauve… Comme c'est long, ce qu'ils font dans cette chambre! Pourquoi Victorine ne vient-elle pas nous chercher?

Le silence recommença, éperdu. Le cardinal, sans parler, prit sur la table le panier de figues, le porta dans une armoire, qu'il ferma à double tour; puis, il mit la clef dans sa poche. Sans doute, dès que la nuit serait tombée, il se proposait de le faire disparaître lui-même, en descendant le jeter au Tibre. Mais, comme il revenait de l'armoire, il aperçut ces deux petits prêtres, dont les yeux l'avaient forcément suivi. Et il leur dit simplement, grandement: