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Rome

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Ah! cette annulation de mariage, qui défrayait la chronique scandaleuse de Rome depuis un an, quelle rumeur dernière elle produisait, en tombant ainsi au beau milieu de ce bal! Le monde noir et le monde blanc l'avaient longtemps choisie comme un champ de bataille, pour y échanger les plus incroyables médisances, des commérages sans fin, des histoires à dormir debout. Et c'était fini cette fois, le Vatican imperturbable osait prononcer l'annulation, sous le prétexte que le mariage n'avait pu être consommé, par suite de l'impuissance du mari. Rome entière allait en rire, avec son libre scepticisme, dès qu'il s'agissait des affaires d'argent de l'Église. Personne déjà n'ignorait les incidents de la lutte, Prada révolté qui s'était tenu à l'écart, les Boccanera inquiets qui avaient remué ciel et terre, et l'argent distribué aux créatures des cardinaux pour acheter leur influence, et la grosse somme dont on avait payée indirectement le rapport enfin favorable de monsignor Palma. On parlait de plus de cent mille francs en tout, ce qu'on ne trouvait pas trop cher, car un autre divorce, celui d'une comtesse française, avait coûté près d'un million. Le Saint-Père avait tant de besoins! Et cela, d'ailleurs, ne fâchait personne, on se contentait d'en plaisanter malignement, les éventails battaient toujours dans la chaleur croissante, les dames avaient un frémissement d'aise, sous le vol discret des mots légers, murmurés à peine, qui frôlaient leurs épaules nues.

– Oh! que la contessina doit être contente! reprit Pierre. Je n'avais pas compris pourquoi sa petite amie nous disait, à notre arrivée, qu'elle allait être, ce soir, si heureuse et si belle… Et c'est à cause de cela, certainement, qu'elle va venir, elle qui, depuis ce procès, se considérait comme en deuil.

Mais Lisbeth, ayant rencontré les yeux de Narcisse, lui avait souri, et il dut aller la saluer à son tour, car il la connaissait, pour avoir traversé son atelier, comme toute la colonie étrangère. Il revenait près de Pierre, lorsqu'une nouvelle émotion parut agiter les aigrettes de diamants et les fleurs, dans les chevelures. Des têtes se tournèrent, le brouhaha grandit.

– Eh! c'est le comte Prada en personne! murmura Narcisse émerveillé. Une jolie carrure tout-de même! Habillez-le de velours et d'or, et quelle figure de bel aventurier du quinzième siècle, mordant sans scrupule à toutes les jouissances!

Prada entrait, l'air très à l'aise, gai, presque triomphant. Et, au-dessus du large plastron blanc de la chemise, que l'habit encadrait de noir, il avait vraiment une haute mine de proie, avec ses yeux francs et durs, sa face énergique, barrée d'épaisses moustaches brunes. Jamais sa bouche vorace n'avait montré sa dentition de loup, dans un sourire de sensualité plus ravie. D'un regard rapide, il examina, déshabilla toutes les femmes. Puis, quand il eut aperçu Lisbeth, si gamine, si rose et si blonde, il s'adoucit, il vint très ouvertement à elle, sans s'inquiéter le moins du monde de l'ardente curiosité qui le dévisageait. Il se pencha, causa bas un instant, dès que monsignor Fornaro lui eut cédé la place. Sans doute la nouvelle qui courait lui fut confirmée par la jeune femme, car il eut un geste, un rire un peu forcé, en se relevant.

Ce fut alors qu'il vit Pierre et qu'il le rejoignit, dans l'embrasure de la fenêtre. Il serra également la main de Narcisse. Et, tout de suite, avec sa bravoure:

– Vous savez ce que je vous disais, en revenant ce soir de Frascati… Eh bien! il paraît que c'est fait, ils ont annulé mon mariage… C'est si gros, si impudent, si imbécile, que j'en doutais tout à l'heure.

– Oh! se permit de déclarer Pierre, la nouvelle est certaine. Elle vient de nous être confirmée par monsignor Fornaro, qui la tenait d'un membre de la congrégation. Et l'on assure que la majorité a été très forte.

Un rire encore secoua Prada.

– Non, non! on n'imagine pas une farce pareille! C'est le plus beau soufflet que je connaisse, donné à la justice et au simple bon sens. Ah! si l'on parvient aussi à faire casser le mariage civilement, et si mon amie que vous voyez là-bas, le veut bien, comme on s'amusera dans Rome! Mais oui! je l'épouserai à Sainte-Marie-Majeure, en grande pompe. Et il y a, de par le monde, un cher petit être qui sera de la fête, aux bras de sa nourrice!

Il riait trop haut, il était trop brutal, dans cette allusion à son enfant, preuve vivante de sa virilité. Souffrait-il donc, pour avoir aux lèvres un pli qui les retroussait, montrant ses dents blanches? On le sentait frémissant, en lutte contre un réveil de passion sourde, tumultueuse, qu'il ne s'avouait pas à lui-même.

– Et vous, mon cher abbé, reprit-il vivement, connaissez-vous l'autre nouvelle? Vous a-t-on dit que la comtesse allait venir?

Il nommait ainsi Benedetta, par habitude, oubliant qu'elle n'était plus sa femme.

– On vient de me le dire en effet, répondit Pierre.

Un moment, il hésita, avant d'ajouter, cédant au besoin de prévenir toute surprise fâcheuse:

– Sans doute nous verrons aussi le prince Dario, car il n'est pas parti pour Naples, comme je vous le disais. Un empêchement, à la dernière minute, je crois.

Prada ne riait plus. Il se contenta de murmurer, la face brusquement sérieuse:

– Ah! le cousin en est! Eh bien! nous les verrons, nous les verrons tous les deux!

Et il se tut, comme envahi d'un flot de pensées graves qui le forçaient à la réflexion, pendant que les deux amis continuaient de causer. Puis, il eut un geste d'excuse, il s'enfonça davantage dans l'embrasure, tira d'une poche un calepin, en déchira une feuille, sur laquelle, en grossissant seulement un peu les caractères, il écrivit au crayon ces quatre lignes: «Une légende assure que le figuier de Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape. N'en mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules». Et il plia la feuille, la cacheta avec un timbre-poste, mit l'adresse: «Son Éminence Révérendissime et Illustrissime le cardinal Boccanera». Quand il eut replacé le tout dans sa poche, il respira largement, il retrouva son rire.

C'était comme un malaise invincible, une lointaine terreur qui l'avait glacé. Sans qu'un raisonnement net se formulât en lui, il venait de sentir le besoin de s'assurer contre la tentation d'une lâcheté, d'une abomination possible. Et il n'aurait pu dire la relation des idées qui l'avait amené à écrire les quatre lignes, tout de suite, à l'endroit même où il se trouvait, sous peine du plus grand des malheurs. Il n'avait qu'une pensée bien arrêtée: il irait jeter le billet, en sortant du bal, dans la boîte du palais Boccanera. Maintenant, il était tranquille.

– Qu'avez-vous donc, mon cher abbé? demanda-t-il en se mêlant de nouveau à la conversation. Vous êtes tout assombri.

Et Pierre lui ayant fait part de la mauvaise nouvelle qu'il avait reçue, son livre condamné, l'unique journée qu'il aurait le lendemain pour agir encore, s'il ne voulait pas que son voyage à Rome fût une défaite, il se récria, comme si lui-même avait besoin d'agitation, d'étourdissement, afin d'espérer quand même et de vivre.

– Bah! bah! ne vous découragez donc pas, on y laisse toute sa force! C'est beaucoup qu'une journée, on fait tant de choses dans une journée! Une heure, une minute suffit pour que le destin agisse et change les défaites en victoires.

Il s'enfiévrait, il ajouta:

– Tenez! allons dans la salle de bal. Il paraît que c'est un prodige.

Il échangea un dernier regard tendre avec Lisbeth, tandis que Pierre et Narcisse le suivaient, tous trois se dégageant à grand'peine, gagnant la galerie voisine au milieu du flot pressé des jupes, parmi cette houle de nuques et d'épaules, d'où montait la passion qui fait la vie, l'odeur d'amour et de mort.

Dans une splendeur incomparable, la galerie se déroulait, large de dix mètres, longue de vingt, avec ses huit fenêtres qui donnaient sur le Corso, nues, sans rideaux de vitrage, incendiant les maisons d'en face. C'était une clarté éblouissante, sept paires d'énormes candélabres de marbre, que des bouquets de lampes électriques changeaient en torchères géantes, pareilles à des astres; et, en haut, tout le long des corniches, d'autres lampes, enfermées dans des fleurs aux teintes claires, faisaient une miraculeuse guirlande de fleurs de flamme, des tulipes, des pivoines, des roses. L'ancien velours rouge des murs, lamé d'or, prenait un reflet de brasier, un ton de braise vive. Aux portes et aux fenêtres, les tentures étaient de vieille dentelle, brodée de soies de couleur, des fleurs encore, d'une intensité vivante. Mais, sous le plafond somptueux, aux caissons ornés de rosaces d'or, la richesse sans pareille, unique au monde, était la collection de chefs-d'œuvre, telle qu'aucun musée n'en offrait de plus belle. Il y avait là des Raphaël, des Titien, des Rembrandt et des Rubens, des Velasquez et des Ribera, des œuvres fameuses entre toutes, qui soudainement, dans cet éclairage inattendu, apparaissaient triomphantes de jeunesse, comme réveillées à l'immortelle vie du génie. Et, Leurs Majestés ne devant arriver que vers minuit, le bal venait d'être ouvert, une valse emportait des couples, des vols de toilettes tendres, au travers de la cohue fastueuse, un ruissellement de décorations et de joyaux, d'uniformes brodés d'or et de robes brodées de perles, dans un débordement sans cesse élargi de velours, de soie et de satin.

– C'est prodigieux vraiment! déclara Prada, de son air excité. Venez donc par ici, nous allons nous remettre dans une embrasure de fenêtre. Il n'y a pas de meilleure place pour bien voir, sans être trop bousculé.

Ils avaient perdu Narcisse, ils ne se trouvèrent plus que deux, Pierre et le comte, quand ils eurent gagné enfin l'embrasure désirée. L'orchestre, placé sur une petite estrade, au fond, venait de finir la valse, et les danseurs s'étaient remis à marcher lentement, d'un air d'étourdissement ravi, au milieu du flot envahissant de la foule, lorsqu'il se produisit une entrée qui fit tourner les têtes. Donna Serafina, en toilette de satin cramoisi, comme si elle eût porté les couleurs de son frère le cardinal, arrivait royalement au bras de l'avocat consistorial Morano. Et jamais elle ne s'était serrée davantage, d'une taille mince de jeune fille; jamais sa face dure de vieille demoiselle, coupée de grands plis, à peine adoucie par les cheveux blancs, n'avait exprimé une si têtue et si victorieuse domination. Il y eut un murmure d'approbation discrète, une sorte de soulagement public, car le monde romain avait absolument condamné la conduite indigne de Morano, rompant une liaison de trente années, à laquelle les salons s'étaient habitués, ainsi qu'à un légitime mariage. On parlait d'un caprice inavouable pour une petite bourgeoise, d'un mauvais prétexte de rupture, à la suite d'une querelle survenue au sujet du divorce de Benedetta, alors compromis. La brouille avait duré près de deux mois, au grand scandale de Rome, où persiste le culte des longues tendresses fidèles. Aussi la réconciliation touchait-elle tous les cœurs, comme une des plus heureuses conséquences du procès, gagné ce jour-là, devant la congrégation du Concile. Morano repentant, donna Serafina reparaissant à son bras, dans cette fête, c'était très bien, l'amour vainqueur, les bonnes mœurs sauvées, l'ordre rétabli.

 

Mais il y eut une sensation plus profonde, dès que, derrière sa tante, on aperçut Benedetta qui entrait avec Dario, côte à côte. Le jour même où son mariage venait d'être annulé, cette indifférence tranquille des ordinaires convenances, cette victoire de leur amour avouée, célébrée devant tous, apparut d'une audace si jolie, d'une telle bravoure de jeunesse et d'espoir, qu'elle leur fut aussitôt pardonnée, dans une rumeur d'universelle admiration. Comme pour Celia et Attilio, les cœurs volaient à eux, à l'éclat de beauté dont ils rayonnaient, à l'extraordinaire bonheur dont resplendissaient leurs visages. Dario, encore pâli par sa longue convalescence, était, dans sa délicatesse un peu mince, avec ses beaux yeux clairs de grand enfant, sa barbe brune et frisée de jeune dieu, d'une fierté svelte, où se retrouvait tout le vieux sang princier des Boccanera. Benedetta, la très blanche sous son casque de cheveux noirs, la très calme, la très sage, avait son beau rire, ce rire si rare chez elle, mais d'une séduction irrésistible, qui la transfigurait, donnait un charme de fleur à sa bouche un peu forte, emplissait d'une clarté de ciel l'infini de ses grands yeux sombres, insondables. Et, dans cette enfance qui lui revenait, si gaie, si bonne, elle avait eu le délicieux instinct de se mettre en robe blanche, une robe tout unie de jeune fille, dont le symbole disait sa virginité, le grand lis pur qu'elle était restée obstinément, pour le mari de son choix. Rien de sa chair ne se montrait encore, pas même la discrète échancrure permise sur la gorge. C'était le mystère d'amour impénétrable, redoutable, une beauté souveraine de femme, dont la toute-puissance dormait là, voilée de blanc. Aucune parure, pas un bijou, ni aux mains, ni aux oreilles. Sur le corsage, rien qu'un collier, mais un collier de reine, le fameux collier de perles des Boccanera, qu'elle tenait de sa mère et que Rome entière connaissait, des perles d'une grosseur fabuleuse, jetées là, à son cou, négligemment, et qui suffisaient, dans sa robe simple, à lui donner la royauté.

– Oh! murmura Pierre extasié, qu'elle est heureuse et qu'elle est belle!

Tout de suite, il regretta d'avoir ainsi pensé à voix haute; car il entendit, à son côté, une plainte sourde de fauve, un involontaire grondement, qui lui rappela la présence du comte. Celui-ci, d'ailleurs, étouffa ce cri de sa blessure, brusquement rouverte. Et il eut encore la force d'affecter une gaieté brutale.

– Fichtre! ils ne manquent pas d'aplomb, tous les deux! J'espère bien qu'on va les marier et les coucher devant nous.

Puis, regrettant cette grossièreté de plaisanterie, où se révoltait la souffrance de son désir inassouvi de mâle, il voulut se montrer indifférent.

– Elle est vraiment jolie, ce soir. Vous savez qu'elle a les plus belles épaules du monde, et que c'est un vrai succès pour elle que de paraître plus belle encore, en ne les montrant pas.

Il continua, parvint à causer d'un air détaché, contant de menus faits sur celle qu'il s'obstinait à nommer la comtesse. Mais il s'était renfoncé un peu dans l'embrasure, de crainte sans doute qu'on ne remarquât sa pâleur, le tic douloureux qui contractait ses lèvres. Il n'était pas en état de lutter, de se faire voir riant et insolent, à côté de la joie du couple, si naïvement affichée. Et il fut heureux du répit que lui donna, à ce moment, l'arrivée du roi et de la reine.

– Ah! voici Leurs Majestés! s'écria-t-il en se tournant vers la fenêtre. Voyez donc cette bousculade, dans la rue!

En effet, malgré les vitres fermées, un tumulte de foule montait des trottoirs. Et Pierre, ayant regardé, vit, dans le reflet des lampes électriques, une nappe de têtes humaines envahir la chaussée et se presser autour des carrosses. Déjà, à plusieurs reprises, il avait rencontré le roi, pendant ses promenades quotidiennes à la villa Borghèse, venant là comme un modeste particulier, un brave bourgeois, sans gardes, sans escorte, n'ayant avec lui, dans sa victoria, qu'un aide de camp. D'autres fois, il était seul, il conduisait un léger phaéton, accompagné simplement d'un valet de pied en livrée noire. Même une fois, il avait emmené la reine, tous deux assis côte à côte, en bon ménage qui se promène pour son plaisir. Et le monde affairé des rues, les promeneurs des jardins, en les voyant passer ainsi, se contentaient de les saluer d'un geste affectueux, sans les importuner d'acclamations, tandis que les plus expansifs se contentaient de s'approcher librement pour leur sourire. Aussi Pierre, dans l'idée traditionnelle qu'il se faisait des rois qui se gardent et qui défilent, entourés de toute une pompe militaire, avait-il été singulièrement surpris et touché de la bonhomie aimable de ce ménage royal s'en allant à sa guise, avec une belle sécurité, au milieu de l'amour souriant de son peuple. D'autres détails sur le Quirinal lui étaient venus de partout, la bonté et la simplicité du roi, son désir de paix, sa passion de la chasse, de la solitude et du grand air, qui avait dû souvent, dans le dégoût du pouvoir, lui faire rêver une vie libre, loin de cette besogne autoritaire de souverain, pour laquelle il ne semblait point fait. Mais surtout la reine était adorée, d'une honnêteté si naturelle et si sereine, qu'elle était la seule à ignorer les scandales de Rome, très cultivée, très affinée, au courant de toutes les littératures, et très heureuse d'être intelligente, supérieure de beaucoup à son entourage, et le sachant, et aimant à le faire voir, sans effort, avec une parfaite grâce.

Prada qui était resté, ainsi que Pierre, le visage contre une vitre de la fenêtre, montra la foule d'un geste.

– Maintenant qu'ils ont vu la reine, ils vont aller se coucher contents. Et il n'y a pas là, je vous en réponds, un seul agent de police… Ah! être aimé, être aimé!

Son mal le reprenait, il se retourna vers la galerie, en plaisantant.

– Attention! mon cher, il s'agit de ne pas manquer l'entrée de Leurs Majestés. C'est le plus beau de la fête.

Quelques minutes s'écoulèrent, et l'orchestre, brusquement, s'interrompit au milieu d'une polka, pour jouer, de toute la sonorité de ses cuivres, la marche royale. Il y eut une débâcle parmi les danseurs, le milieu de la salle se vida. Le roi et la reine entraient, accompagnés par le prince et par la princesse Buongiovanni, qui étaient allés les recevoir en bas de l'escalier. Le roi était simplement en frac, la reine avait une robe de satin paille, recouverte d'une admirable dentelle blanche; et, sous le diadème de brillants qui ceignait ses beaux cheveux blonds, elle gardait un grand air de jeunesse, une face ronde et fraîche, faite d'amabilité, de douceur et d'esprit. La musique jouait toujours, avec une violence d'accueil, enthousiaste. Derrière son père et sa mère, Celia avait paru, dans le flot des assistants, qui suivaient pour voir; puis étaient venus Attilio, les Sacco, des parents, des personnages officiels. Et, en attendant que la marche royale fût finie, il n'y avait encore, au milieu de la sonorité des instruments et de l'éclat des lampes, que des saluts, des regards, des sourires; pendant que tous les invités, debout, se poussaient, se haussaient, le cou tendu, les yeux luisants, un flux montant de têtes et d'épaules, étincelantes de pierreries.

Enfin, l'orchestre se tut, les présentations eurent lieu. Leurs Majestés, qui connaissaient d'ailleurs Celia, la félicitèrent avec une bonté toute paternelle. Mais Sacco, comme ministre autant que comme père, tenait surtout à présenter son fils Attilio. Il courba sa souple échine de petit homme, trouva les belles paroles qui convenaient, si bien que ce fut le lieutenant qu'il fit s'incliner devant le roi, tandis qu'il réservait pour la reine l'hommage du beau garçon, si passionnément aimé. De nouveau, Leurs Majestés se montrèrent d'une bienveillance extrême, même pour madame Sacco, toujours modeste et prudente, qui s'effaçait. Et il se produisit ensuite un fait, dont le récit, colporté de salon en salon, allait y soulever des commentaires sans fin. Apercevant Benedetta, que le comte Prada lui avait amenée après son mariage, la reine lui sourit, ayant conçu pour sa beauté et pour son charme une admiration tendre; de sorte que, forcée de s'approcher, la jeune femme eut l'insigne faveur d'une conversation de quelques minutes, accompagnée des plus aimables paroles, que toutes les oreilles voisines purent entendre. Certainement, la reine ignorait l'événement du jour, le mariage avec Prada annulé, l'union prochaine avec Dario annoncée publiquement, dans ce gala qui fêtait désormais de doubles fiançailles. Mais l'impression n'en était pas moins produite, on ne parla plus que de ces compliments adressés à Benedetta par la plus vertueuse et la plus intelligente des reines, et son triomphe en fut accru, elle en devint plus belle, plus fière, plus victorieuse, dans ce bonheur d'être enfin à l'époux choisi, qui la faisait rayonner.

Alors, ce fut pour Prada une souffrance indicible. Pendant que les souverains continuaient à s'entretenir, la reine avec les dames qui venaient la saluer, le roi avec des officiers, des diplomates, tout un défilé des personnages importants, Prada, lui, ne voyait toujours que Benedetta félicitée, caressée, haussée en pleine tendresse et en pleine gloire. Dario était près d'elle, jouissait, resplendissait avec elle. C'était pour eux que ce bal était donné, pour eux que les lampes étincelaient, que l'orchestre jouait, que toutes les belles femmes de Rome s'étaient dévêtues, la gorge ruisselante de diamants, dans un violent parfum d'amour; c'était pour eux que Leurs Majestés venaient d'entrer aux sons de la marche royale, pour eux que la fête tournait à l'apothéose, pour eux qu'une souveraine adorée souriait, apportait à ces fiançailles le cadeau de sa présence, pareille à la bonne fée des contes bleus, dont la venue assure le bonheur aux nouveau-nés. Et il y avait, dans cette heure d'extraordinaire éclat, un apogée de chance et d'allégresse, une victoire de cette femme dont il avait eu la beauté à lui, sans la pouvoir posséder, de cet homme qui maintenant allait la lui prendre, victoire si publique, si étalée, si insultante, qu'il la recevait en plein visage, brûlante comme un soufflet. Puis, ce n'était pas que son orgueil et sa passion qui saignaient ainsi, il se sentait encore frappé dans sa fortune par le triomphe des Sacco. Était-ce donc vrai que le climat délicieux de Rome devait finir par corrompre les rudes conquérants du Nord, pour qu'il eût cette sensation de fatigue et d'épuisement, à moitié mangé déjà? Le jour même, à Frascati, avec cette désastreuse histoire de bâtisses, il avait entendu craquer ses millions, bien qu'il refusât de convenir que ses affaires devenaient mauvaises, comme le bruit en courait; et, ce soir, au milieu de cette fête, il voyait le Midi vaincre, Sacco l'emporter, en homme qui vit à l'aise des curées chaudes, faites goulûment sous le soleil de flamme. Ce Sacco ministre, ce Sacco familier du roi, s'alliant par le mariage de son fils à une des plus nobles familles de l'aristocratie romaine, en passe d'être un jour le maître de Rome et de l'Italie, remuant dès maintenant, à pleines mains, l'argent et le peuple, quel soufflet encore pour sa vanité d'homme de proie, pour ses appétits toujours voraces de jouisseur, qui se sentait poussé hors de la table avant la fin du festin! Tout croulait, tout lui échappait, Sacco lui volait ses millions, Benedetta lui labourait la chair, laissait en lui cette abominable blessure du désir inassouvi, dont jamais plus il ne devait guérir.

 

A ce moment, Pierre entendit de nouveau cette plainte sourde de fauve, ce grondement involontaire et désespéré, qui lui avait déjà bouleversé le cœur. Et il regarda le comte, il lui demanda:

– Vous souffrez?

Mais, devant cet homme blême, qui gardait un grand calme par un effort surhumain de volonté, il regretta sa question indiscrète, restée d'ailleurs sans réponse. Aussi, pour le mettre à l'aise, continua-t-il, en disant tout haut les réflexions que faisait naître en lui le spectacle de la pompe qui se déroulait.

– Ah! votre père avait raison, nous autres Français, avec notre éducation si profondément catholique, même en ces jours de doute universel, nous ne voyons toujours dans Rome que la Rome séculaire des papes, sans presque savoir, sans pouvoir presque comprendre les modifications profondes, qui, d'année en année, en font la Rome italienne d'aujourd'hui. Si vous saviez, lorsque je suis arrivé ici, combien le roi avec son gouvernement, combien ce jeune peuple travaillant à se faire une grande capitale, étaient pour moi des quantités négligeables! Oui, j'écartais cela, je n'en tenais aucun compte, dans mon rêve de ressusciter Rome, une nouvelle Rome chrétienne et évangélique, pour le bonheur des peuples.

Il eut un léger rire, prenant en pitié sa candeur; et, d'un geste, il montrait la galerie, le prince Buongiovanni en ce moment incliné devant le roi, la princesse écoutant les galanteries de Sacco, l'aristocratie papale abattue, les parvenus d'hier acceptés, le monde noir et le monde blanc mêlés à ce point, qu'il n'y avait plus guère là que des sujets, à la veille de ne faire qu'un peuple. L'impossible conciliation entre le Quirinal et le Vatican ne s'indiquait-elle pas comme fatale dans les faits, sinon dans les principes, en face de l'évolution quotidienne, de ces hommes, de ces femmes en joie, riants et parés, que le souffle du désir emportait? Il fallait bien vivre, aimer, être aimé, faire de la vie, éternellement! Et le mariage d'Attilio et de Celia allait être le symbole de l'union nécessaire, la jeunesse et l'amour victorieux des vieilles haines, toutes les querelles oubliées dans cette étreinte du beau garçon qui passe et qui emmène à son cou la belle fille conquise, pour que le monde continue.

– Voyez-les donc, reprit Pierre, sont-ils beaux, ces fiancés, et jeunes, et gais, et riant à l'avenir! Je comprends bien que votre roi soit venu ici pour faire plaisir à son ministre et pour achever de rallier à son trône une des vieilles familles romaines: c'est de la bonne, de la brave et paternelle politique. Mais je veux croire aussi qu'il a compris la touchante signification de ce mariage, la vieille Rome, dans la personne de cette délicieuse enfant, si ingénue, si amoureuse, se donnant à la jeune Italie, à cet enthousiaste et loyal garçon, qui porte si crânement l'uniforme. Et que leurs noces soient donc définitives et fécondes, qu'il naisse d'elles le grand pays que je vous souhaite d'être, de toute mon âme, maintenant que j'apprends à vous connaître!

Dans l'ébranlement douloureux de son ancien rêve d'une Rome évangélique et universelle, il venait de prononcer ce souhait d'une nouvelle fortune pour l'éternelle cité, avec une si vive, si profonde émotion, que Prada ne put s'empêcher de répondre:

– Je vous remercie, vous faites là un vœu qui est dans le cœur de tout bon Italien.

Mais sa voix s'étrangla. Pendant qu'il regardait Celia et Attilio, qui causaient en se souriant, il venait d'apercevoir Benedetta et Dario, qui les rejoignaient, avec le même sourire d'immense bonheur. Et, lorsque les deux couples furent réunis, si éclatants, si triomphants de vie heureuse et superbe, il n'eut plus la force de rester là, de les voir et de souffrir.

– J'ai une soif à crever, dit-il brutalement. Venez donc au buffet boire quelque chose.

Et il manœuvra pour se glisser derrière la foule, le long des fenêtres, de manière à ne pas être remarqué, en gagnant la porte de la salle des Antiques, à l'extrémité de la galerie.

Comme Pierre le suivait, un flot de monde les sépara, et le prêtre se trouva porté vers les deux couples, qui causaient toujours tendrement. Celia, l'ayant reconnu, l'appela d'un petit geste amical. Elle était en extase devant Benedetta, dans son culte ardent de la beauté, joignant devant elle ses petites mains de lis, comme elle les joignait devant la Madone.

– Oh! monsieur l'abbé, faites-moi ce plaisir, dites-lui qu'elle est belle, oh! plus belle que tout ce qu'il y a de plus beau sur la terre, plus belle que le soleil, la lune et les étoiles!.. Si tu savais, chérie, ça m'en donne un frisson, de te voir belle à ce point, belle comme le bonheur, belle comme l'amour!

Benedetta se mit à rire, pendant que les deux jeunes gens s'égayaient.

– Tu es aussi belle que moi, chérie… C'est parce que nous sommes heureuses que nous sommes belles.

Celia répéta doucement:

– Oui, oui, heureuses… Te rappelles-tu le soir où tu me disais que ça ne réussissait guère, de marier le roi et le pape? Attilio et moi, nous les marions, et nous sommes si heureux pourtant!

– Mais Dario et moi, nous ne les marions pas, au contraire! reprit gaiement Benedetta. Va, va, comme tu me l'as répondu, ce même soir, il suffit de s'aimer, et l'on sauve le monde!

Lorsque Pierre put enfin gagner la porte de la salle des Antiques, où était installé le buffet, il y retrouva Prada debout, cloué là, immobilisé, s'emplissant quand même les yeux de l'atroce spectacle qu'il voulait fuir. Il avait dû se retourner, voir, voir encore. Et ce fut ainsi qu'il assista, le cœur saignant, à la reprise des danses, la première figure d'un quadrille, que l'orchestre jouait avec l'éclat de ses cuivres. Benedetta et Dario, Celia et Attilio, se faisaient vis-à-vis. Cela fut si charmant, si adorable, ces deux couples de jeunesse et de joie, dansant dans la clarté blanche, dans le luxe et dans l'odeur d'amour, que le roi et la reine s'approchèrent, s'intéressèrent. Il y eut des bravos d'admiration, une infinie tendresse s'épandit de tous les cœurs.

– Je crève de soif, venez donc! répéta Prada, qui put enfin s'arracher à sa torture.

Il se fit servir un verre de limonade glacée, il l'avala d'un trait, de l'air goulu d'un fiévreux qui jamais plus n'apaisera le feu intérieur dont il est brûlé.

Cette salle des Antiques était une vaste pièce, dallée d'une mosaïque, décorée de stuc, où se trouvait, le long des murs, une célèbre collection de vases, de bas-reliefs, de statues. Les marbres dominaient, il y avait là pourtant quelques bronzes, entre autres un gladiateur mourant, d'une beauté incomparable. Mais la merveille était la fameuse Vénus, un pendant à la Vénus du Capitole, plus fine, plus souple, le bras gauche détendu, en un geste de voluptueux abandon. Ce soir-là, un puissant réflecteur électrique jetait sur elle une éblouissante clarté d'astre; et le marbre, dans sa divine et pure nudité, semblait vivre d'une vie surhumaine, immortelle.

Contre le mur du fond, on avait installé le buffet, une longue table, recouverte d'une nappe brodée, chargée d'assiettes de fruits, de pâtisseries, de viandes froides. Des gerbes de fleurs s'y dressaient, au milieu des bouteilles de champagne, des punchs brûlants et des sorbets glacés, de l'armée des verres, des tasses à thé et des bols à bouillon, toute une richesse de cristaux, de porcelaines, d'argenterie étincelante aux lumières. Et l'innovation heureuse était qu'on avait empli toute une moitié de la salle par des rangées de petites tables, où les invités, au lieu de consommer debout, pouvaient s'asseoir et se faire servir, comme dans un café.