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Rome

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L'osteria ne se composait que d'une longue construction basse, à un seul étage; et l'on montait à cet étage par un escalier extérieur, fait de grosses pierres, que les grands soleils avaient cuites. Toute la bâtisse, d'ailleurs, était fruste, couleur de vieil or. Il y avait, au rez-de-chaussée, une salle commune, une remise, une écurie, des hangars. A côté, près d'un bouquet de pins parasols, l'arbre unique qui poussait dans le sol ingrat, se trouvait une tonnelle en roseaux, sous laquelle étaient rangées cinq ou six tables de bois, équarries à coups de hache. Et, comme fond à ce coin de vie pauvre et morne, se dressait, derrière, un fragment d'aqueduc antique, dont les arches béantes sur le vide, écroulées à demi, coupaient seules la ligne plate de l'horizon sans bornes.

Mais le comte revint brusquement sur ses pas.

– Dites donc, l'abbé, vous accepterez bien un verre de vin blanc. Je sais que vous êtes un peu vigneron, et il y a ici un petit vin qu'il faut connaître.

Santobono, sans se faire prier, tranquillement, descendit à son tour.

– Oh! je le connais, je le connais. C'est un vin de Marino, qu'on récolte dans une terre plus maigre que nos terres de Frascati.

Et, comme il ne lâchait toujours pas son panier de figues, l'emportant avec lui, le comte s'impatienta.

– Voyons, vous n'en avez pas besoin, laissez-le donc dans la voiture!

Le curé ne répondit pas, marcha devant, tandis que Pierre se décidait aussi à descendre, curieux de voir une osteria, une de ces guinguettes du petit peuple, dont on lui avait parlé.

Prada était connu, tout de suite une vieille femme s'était montrée, grande, sèche, d'allure royale dans sa misérable jupe. Là dernière fois, elle avait fini par trouver une demi-douzaine d'œufs frais; et, cette fois, elle allait voir, sans rien promettre d'avance; car elle ne savait jamais, les poules pondaient au hasard, dans tous les coins.

– Bon, bon! voyez cela, on va nous servir une carafe de vin blanc.

Tous trois entrèrent dans la salle commune. La nuit y était déjà noire. Bien que la saison chaude fût passée, on y entendait, dès le seuil, le ronflement sourd du vol des mouches. Une odeur âcre de vin aigrelet et d'huile rance prenait à la gorge. Et, dès que leurs yeux se furent un peu accoutumés, ils purent distinguer la vaste pièce, noircie, empuantie, meublée simplement de bancs et de tables, en gros bois, à peine raboté. Elle semblait vide, tellement le silence y était absolu, sous le vol des mouches. Il y avait pourtant là deux hommes, deux passants, immobiles et muets, devant leurs verres pleins. Sur une chaise basse, près de la porte, dans le peu de jour qui entrait, la fille de la maison, une maigre fille jaune, tremblait de fièvre, les deux mains serrées entre les genoux, oisive.

En sentant le malaise de Pierre, le comte proposa de se faire servir dehors.

– Nous serons beaucoup mieux, il fait si doux!

Et la fille, pendant que la mère cherchait les œufs et que le père, sous un hangar voisin, raccommodait une roue, dut se lever en grelottant, pour porter la carafe de vin et les trois verres sur une des tables de la tonnelle. Elle empocha les six sous de la carafe, elle retourna s'asseoir, sans une parole, l'air maussade d'avoir été forcée de faire un tel voyage.

Gaiement, lorsque tous trois se furent attablés, Prada emplit les verres, malgré les supplications de Pierre, incapable, disait-il, de boire ainsi du vin entre ses repas.

– Bah! bah! vous trinquerez toujours… N'est-ce pas, l'abbé, qu'il est amusant, ce petit vin?.. Voyons, à la santé du pape, puisqu'il est souffrant!

Santobono, après avoir vidé son verre d'un trait, fit claquer sa langue. Il avait posé le panier par terre, à côté de lui, d'une main douce, avec un soin paternel; et il enleva son chapeau, il respira largement. La soirée était vraiment délicieuse, une pureté de ciel admirable, un immense ciel d'or tendre, au-dessus de cette mer sans fin de la Campagne, qui allait s'endormir dans une immobilité, une paix souveraine. Et le petit vent dont les souffles passaient, au travers du grand silence, avait un goût exquis d'herbes et de fleurs sauvages.

– Mon Dieu! qu'on est bien! murmura Pierre gagné par ce charme. Et quel désert d'éternel repos, pour y oublier le reste du monde!

Mais Prada, qui avait vidé la carafe, en remplissant de nouveau le verre du curé, s'amusait fort, sans rien dire, d'une aventure, qu'il fut d'abord seul à remarquer. Il avertit le jeune prêtre d'un coup d'œil de gaie complicité; et, dès lors, tous deux en suivirent les péripéties dramatiques. Quelques poules maigres erraient autour d'eux, dans l'herbe roussie, en quête des sauterelles. Or, une de ces poules, une petite poule noire, fine et luisante, d'une grande effronterie, ayant aperçu le panier de figues, par terre, s'en approchait avec hardiesse. Pourtant, quand elle fut tout près, elle prit peur, recula. Elle raidissait le cou, tournait la tête, dardait la braise de son œil rond. Enfin, la passion fut la plus forte; et, comme une figue se montrait entre deux feuilles, elle s'avança sans hâte, en levant les pattes très haut; et, brusquement, elle allongea un grand coup de bec, elle troua la figue, qui saigna.

Prada, heureux comme un enfant, put lâcher l'éclat de rire qu'il avait contenu à grand'peine.

– Attention! l'abbé, gare à vos figues!

Justement, Santobono achevait son second verre, la tête renversée, les yeux au ciel, dans une béate satisfaction. Il eut un sursaut, regarda, comprit en voyant la poule. Et ce fut tout un éclat de colère, de grands gestes, des invectives terribles. Mais la poule, qui donnait à ce moment un autre coup de bec, ne lâcha pas, piqua la figue, l'emporta, les ailes battantes, si prompte et si comique, que Prada et Pierre lui-même rirent aux larmes, devant la fureur impuissante de Santobono, qui la poursuivit un instant, en la menaçant du poing.

– Voilà ce que c'est que de ne pas avoir laissé le panier dans la voiture, dit le comte. Si je ne vous avais pas prévenu, la poule mangeait tout.

Sans répondre, grondant encore de sourdes imprécations, le curé avait posé le panier sur la table; et il souleva les feuilles, rangea de nouveau les figues avec art, pour combler le trou; puis, les feuilles replacées, le mal réparé, il se calma.

Il était temps de repartir, le soleil s'abaissait à l'horizon, la nuit était proche. Aussi le comte finit-il par s'impatienter.

– Eh bien! et ces œufs!

Et, ne voyant pas revenir la femme, il se mit à sa recherche. Il entra dans l'écurie, visita ensuite la remise. La femme ne s'y trouvait point. Alors, il passa derrière la maison, pour jeter un coup d'œil sous les hangars. Mais, là, tout d'un coup, une chose inattendue l'arrêta net. Par terre, la petite poule noire gisait, foudroyée, morte. Elle n'avait au bec qu'un mince flot de sang, violâtre, et qui coulait encore.

D'abord, il ne fut qu'étonné. Il se baissa, la toucha. Elle était tiède, souple et molle, telle qu'un chiffon. Sans doute un coup de sang. Puis, aussitôt, il devint affreusement pâle, la vérité l'envahissait, le glaçait. Comme dans un éclair, il évoquait Léon XIII malade, Santobono courant aux nouvelles chez le cardinal Sanguinetti, partant ensuite pour Rome faire cadeau du panier de figues au cardinal Boccanera. Et il se rappelait la conversation depuis Frascati, la mort éventuelle du pape, les candidats possibles à la tiare, les histoires légendaires de poison qui terrorisaient encore les alentours du Vatican; et il revoyait le curé avec son petit panier sur les genoux, plein de soins paternels; et il revoyait la petite poule noire piquant dans le panier, se sauvant avec une figue au bec. La petite poule était là, morte, foudroyée.

Sa conviction fut immédiate, absolue. Mais il n'eut pas même le temps de se demander ce qu'il allait faire. Une voix, derrière lui, se récriait.

– Tiens! c'est la petite poule, qu'a-t-elle donc?

C'était Pierre qui, laissant remonter Santobono en voiture, avait fait, lui aussi, le tour de la maison, pour regarder de plus près le fragment d'aqueduc, à demi écroulé parmi les pins parasols.

Prada, frémissant comme s'il était le coupable, répondit par un mensonge, sans l'avoir prémédité, cédant à une sorte d'instinct.

– Mais elle est morte… Imaginez-vous qu'il y a eu bataille. Au moment où j'arrivais, cette autre poule que vous apercevez là-bas, s'est jetée sur celle-ci pour avoir la figue qu'elle tenait encore, et lui a, d'un coup de bec, défoncé le crâne… Vous voyez bien, le sang coule.

Pourquoi disait-il ces choses? Il s'étonnait lui-même en les inventant. Voulait-il donc rester maître de la situation, n'être avec personne dans l'abominable confidence, pour agir ensuite à son gré? C'était à la fois une gêne honteuse devant un étranger, un goût personnel de la violence qui mêlait de l'admiration à sa révolte d'honnête homme, un sourd besoin d'examiner la chose au point de vue de son intérêt personnel, avant de prendre un parti. Honnête homme, il l'était, il n'allait sûrement pas laisser empoisonner les gens.

Pierre, pitoyable aux bêtes, regardait la poule avec la petite émotion que lui causait la brusque suppression de toute vie. Et il accepta très naturellement l'histoire.

– Ah! ces poules, elles sont entre elles d'une férocité imbécile que les hommes ont à peine égalée! J'avais un poulailler chez moi, et une d'elles ne pouvait se blesser à la patte, sans que toutes les autres, en voyant perler le sang, vinssent la piquer et la manger jusqu'à l'os.

Tout de suite, Prada s'éloigna; et, justement, la femme le cherchait de son côté, pour lui remettre quatre œufs, qu'elle avait dénichés à grand'peine, dans les coins de la maison. Il se hâta de les payer, rappela Pierre qui s'attardait.

– Dépêchons, dépêchons! Maintenant, nous ne serons plus à Rome qu'à la nuit noire.

 

Dans la voiture, ils retrouvèrent Santobono, qui attendait tranquillement. Il avait repris sa place sur le strapontin, l'échine fortement appuyée contre le siège du cocher, ses grandes jambes ramenées sous lui; et il tenait de nouveau, sur ses genoux, le petit panier de figues, si coquettement arrangé, qu'il protégeait de ses grosses mains noueuses, comme une chose rare et fragile, que le moindre cahot des roues aurait pu endommager. Sa soutane faisait une grande tache sombre. Dans sa face épaisse et terreuse de paysan resté près de la sauvage terre, mal dégrossi par ses quelques années d'études théologiques, ses yeux seuls semblaient vivre, d'une flamme noire, dévorante de passion.

En l'apercevant si carrément installé, si calme, Prada avait eu un petit frisson. Puis, dès que la victoria se fut remise à rouler, par la route toute droite et sans fin:

– Eh bien! l'abbé, voilà un coup de vin qui va nous protéger du mauvais air. Si le pape pouvait faire comme nous, ça le guérirait sûrement de ses coliques.

Mais Santobono, pour toute réponse, ne lâcha qu'un sourd grondement. Il ne voulait plus parler, il s'enferma dans un absolu silence, comme envahi par la nuit lente qui tombait. Et Prada se tut à son tour, les yeux fixés sur lui, en se demandant ce qu'il allait faire.

La route tournait, puis la voiture roula, roula encore, sur une chaussée interminable, dont le pavé blanc semblait filer à l'infini, d'un trait. Maintenant, cette blancheur de la route prenait une sorte de lumière, déroulait un ruban de neige, tandis que la Campagne immense, aux deux bords, se noyait peu à peu d'une ombre fine. Dans les creux des vastes ondulations, les ténèbres s'amassaient, une marée violâtre semblait s'en épandre, recouvrant partout de son flot l'herbe rase, élargissant la plaine à perte de vue, telle qu'une mer déteinte. Tout se confondait, ce n'était plus que la houle indistincte et neutre, d'un bout de l'horizon à l'autre. Et le désert s'était vidé encore, une dernière charrette indolente venait de passer, un dernier tintement de clochettes claires s'éteignait au loin; plus un passant, plus une bête, la mort des couleurs et des sons, toute vie tombant au sommeil, à la paix sereine du néant. A droite, des fragments d'aqueduc continuaient à se montrer de place en place, pareils à des tronçons de mille-pattes géants, que la faux des siècles aurait coupés; puis, ce fut, à gauche, une nouvelle tour, dont la haute ruine sombre barra le ciel d'un pieu noir; et d'autres morceaux d'aqueduc franchirent la route, prirent de ce côté une valeur démesurée, en se détachant sur le coucher du soleil. Ah! l'heure unique, l'heure du crépuscule dans la Campagne romaine, quand tout s'y noie et s'y résume, l'heure de l'immensité nue, de l'infini dans la simplicité! Il n'y a rien, rien que la ligne ronde et plate de l'horizon, rien que la tache d'une ruine, isolée, debout, et ce rien est d'une majesté, d'une grandeur souveraines.

Mais le soleil se couchait, là-bas, à gauche, vers la mer. Dans le ciel limpide, il descendait, tel qu'un globe de braise, d'un rouge aveuglant. Il plongea lentement derrière l'horizon, et il n'y eut d'autres nuages que quelques vapeurs d'incendie, comme si la mer lointaine eût bouillonné soudain, sous la flamme de cette royale visite. Tout de suite, quand il eut disparu, ce coin du ciel s'empourpra d'une mare de sang, tandis que la Campagne devenait grise. Il n'y avait plus, au bout de la plaine décolorée, que ce lac de pourpre, dont on voyait le brasier peu à peu mourir, derrière les arches noires des aqueducs; et, de l'autre côté, les autres arches éparses, restées roses, s'enlevaient en clair sur le ciel couleur d'étain. Puis, les vapeurs d'incendie se dissipèrent, le couchant finit par s'éteindre, dans une grande mélancolie farouche. Au firmament apaisé, devenu de cendre bleue, les étoiles s'allumaient une à une, pendant que les lumières de Rome encore lointaine, au ras de l'horizon, en face, scintillaient pareilles à des phares.

Et Prada, dans le silence songeur de ses deux compagnons, au milieu de l'infinie tristesse du soir, envahi lui-même d'une détresse indicible, continuait à se questionner, à se demander ce qu'il allait faire. Ses yeux n'avaient pas quitté Santobono, dont la figure se noyait de nuit, mais si tranquille, abandonnant son grand corps au balancement de la voiture. Il se répétait qu'il ne pouvait laisser empoisonner ainsi les gens. Les figues étaient sûrement destinées au cardinal Boccanera, et peu lui importait en somme un cardinal de plus ou de moins, un pape possible dont l'action historique future était difficile à prévoir. Dans son âpre conception de conquérant, tout à la lutte pour la vie, le mieux lui avait toujours semblé de laisser faire le destin, sans compter qu'il ne voyait aucun mal à ce que le prêtre mangeât le prêtre, ce qui égayait son athéisme. Il songea aussi qu'il pouvait être dangereux d'intervenir dans cette abominable affaire, au fond des basses intrigues, louches et insondables, du monde noir. Mais le cardinal n'était pas seul au palais Boccanera: les figues ne pouvaient-elles se tromper d'adresse, aller à d'autres personnes, qu'on ne voulait pas atteindre? Cette idée de révoltant hasard, maintenant, le hantait. Et, sans qu'il voulût y arrêter sa pensée, les visages de Benedetta et de Dario s'étaient dressés devant lui, revenaient malgré son effort pour ne pas les voir, s'imposaient. Si Benedetta, si Dario mangeaient de ces fruits? Benedetta, il l'écarta tout de suite, car il savait qu'elle faisait table à part avec sa tante, qu'il n'y avait rien de commun entre les deux cuisines. Mais Dario déjeunait chaque jour avec son oncle. Un instant, il vit Dario pris d'un spasme, tomber entre les bras du cardinal, comme le pauvre monsignor Gallo, la face grise, les yeux creux, foudroyé en deux heures.

Non, non! cela était affreux, il ne pouvait permettre une abomination pareille. Alors, son parti fut arrêté. Il allait attendre que la nuit fût complète; et, tout simplement, il prendrait le panier sur les genoux du curé, il le jetterait à la volée dans quelque trou d'ombre, sans dire un mot. Le curé comprendrait. L'autre, le jeune prêtre, ne s'apercevrait peut-être pas de l'aventure. D'ailleurs, peu importait, car il était bien décidé à ne pas même expliquer son acte. Et il se sentit tout à fait calmé, lorsque l'idée lui vint de jeter le panier, au moment où la voiture passerait sous la porte Furba, quelques kilomètres avant Rome. Dans les ténèbres de la porte, ce serait très bien, on ne pourrait rien voir.

– Nous nous sommes attardés, nous ne serons guère à Rome avant six heures, reprit-il tout haut, en se tournant vers Pierre. Mais vous aurez le temps d'aller vous habiller et de rejoindre votre ami.

Et, sans attendre la réponse, il s'adressa à Santobono:

– Vos figues arriveront bien tard.

– Oh! dit le curé, Son Éminence reçoit jusqu'à huit heures. Et puis, ce n'est pas pour ce soir, les figues! On ne mange pas de figues le soir. Ce sera pour demain matin.

Il retomba dans son silence, il ne parla plus.

– Pour demain matin, oui, oui! sans doute, répéta Prada. Et le cardinal pourra vraiment s'en régaler, si personne ne l'aide.

Pierre, étourdiment, donna alors une nouvelle qu'il savait.

– Il sera sans doute seul à les manger, car son neveu, le prince Dario, a dû partir aujourd'hui pour Naples, un petit voyage de convalescence, après l'accident qui l'a tenu au lit pendant un grand mois.

Brusquement, il s'arrêta, en songeant à qui il parlait. Mais le comte avait remarqué sa gêne.

– Allez, allez, mon cher monsieur Froment, vous ne me faites aucune peine. C'est déjà très ancien… Et il est parti, ce jeune homme, dites-vous?

– Oui, à moins qu'il n'ait remis son départ. Je m'attends à ne pas le retrouver au palais.

Pendant un instant, on n'entendit plus, de nouveau, que le roulement continu des roues. Et Prada se taisait, repris de trouble, rendu au malaise de son incertitude. Si pourtant Dario n'était pas là, de quoi allait-il se mêler? Toutes ces réflexions lui fatiguaient le crâne, et il finit par penser tout haut.

– S'il s'en est allé, ce doit être par convenance, afin de ne pas assister à la soirée des Buongiovanni, car la congrégation du Concile s'est réunie ce matin pour se prononcer définitivement, dans le procès que la comtesse m'a intenté… Oui, tout à l'heure, je saurai si l'annulation de notre mariage sera signée par le Saint-Père.

Sa voix était devenue un peu rauque, on sentait la vieille blessure se rouvrir et saigner, la plaie faite à son orgueil d'homme par cette femme qui était sienne et qui s'était refusée, en se réservant pour un autre. Son amie Lisbeth avait eu beau lui donner un enfant, l'accusation d'impuissance, l'outrage à sa virilité, renaissait sans cesse, lui gonflait le cœur d'aveugles colères. Il eut un violent et brusque frisson, comme si tout un grand souffle glacé lui eût traversé la chair; et, détournant l'entretien, il ajouta tout à coup:

– Il ne fait vraiment pas chaud, ce soir… Voici l'heure mauvaise, à Rome, l'heure de la tombée du jour, où l'on empoigne très bien une bonne fièvre, si l'on ne se méfie pas… Tenez! ramenez la couverture sur vos jambes, enveloppez-vous soigneusement.

Puis, comme on approchait de la porte Furba, le silence se fit encore, plus lourd, pareil au sommeil invincible qui endormait la Campagne, submergée dans la nuit. Enfin, la porte apparut, à la clarté des étoiles vives; et elle n'était autre qu'une arcade de l'Acqua Felice, sous laquelle passait la route. Ce débris d'aqueduc semblait, de loin, barrer le passage de sa masse énorme de vieux murs à demi écroulés. Ensuite, l'arche géante, toute noire d'ombre, se creusait, telle qu'un porche béant. Et l'on passait en pleines ténèbres, dans le roulement plus sonore des roues.

Lorsqu'on fut de l'autre côté, Santobono avait toujours sur les genoux le petit panier de figues, et Prada le regardait, bouleversé, se demandant par quelle subite paralysie de ses deux mains, il ne l'avait pas saisi, jeté aux ténèbres. Cependant, il y était décidé encore, quelques secondes avant de pénétrer sous la voûte. Il l'avait même regardé une dernière fois, pour bien calculer le mouvement qu'il aurait à faire. Que venait-il donc de se passer en lui? Et il se sentait en proie à une indécision grandissante, incapable désormais de vouloir un acte définitif, ayant le besoin d'attendre, dans l'idée sourde de se satisfaire pleinement et avant tout. Pourquoi se serait-il pressé maintenant, puisque Dario était sans doute parti et puisque ces figues ne seraient sûrement pas mangées avant le lendemain? Le soir même, il devait apprendre si la congrégation du Concile avait annulé son mariage, il saurait jusqu'à quel point la justice de Dieu était vénale et mensongère. Certes, il ne laisserait empoisonner personne, pas même le cardinal Boccanera, dont l'existence, cependant, lui importait si peu. Mais, depuis le départ de Frascati, n'était-ce pas le destin en marche que ce petit panier? Ne cédait-il pas à une jouissance d'absolu pouvoir, en se disant qu'il était le maître de l'arrêter ou de lui permettre d'aller jusqu'au bout de son œuvre de mort? Et, d'ailleurs, il s'abandonnait à la plus obscure des luttes, il ne raisonnait pas, les mains liées au point de ne pouvoir agir autrement, convaincu qu'il irait glisser une lettre d'avertissement dans la boîte aux lettres du palais, avant de se mettre au lit, tout en étant heureux de penser que, si pourtant il avait intérêt à ne pas le faire, il ne le ferait pas.

Alors, le reste de la route s'acheva, au milieu de ce silence las, dans le frisson du soir, qui semblait avoir glacé les trois hommes. Vainement, le comte, pour échapper au combat de ses réflexions, revint sur le gala des Buongiovanni, donnant des détails, décrivant les splendeurs auxquelles on allait assister: ses paroles tombaient rares, gênées et distraites. Puis, il s'efforça de réconforter Pierre, de le rendre à son espoir, en lui reparlant du cardinal Sanguinetti, si aimable, si plein de promesses; et, bien que le jeune prêtre rentrât très heureux, dans l'idée que son livre n'était pas condamné encore et qu'il triompherait peut-être, si on l'aidait, il répondit à peine, tout à sa rêverie. Santobono ne parla pas, ne bougea pas, comme disparu, noir dans la nuit noire. Et les lumières de Rome s'étaient multipliées, des maisons avaient reparu, à droite, à gauche, d'abord espacées largement, peu à peu ininterrompues. C'était le faubourg, des champs de roseaux encore, des haies vives, des oliviers dont la tête dépassait les long murs de clôture, de grands portails aux piliers surmontés de vases, enfin la ville, avec ses rangées de petites maisons grises, de commerces pauvres, de cabarets borgnes, d'où sortaient parfois des cris et des bruits de bataille.

 

Prada voulut absolument conduire ses compagnons rue Giulia, à cinquante mètres du palais.

– Cela ne me gêne pas, et d'aucune façon, je vous assure… Voyons, vous ne pouvez achever la route à pied, pressés comme vous l'êtes!

Déjà, la rue Giulia dormait dans sa paix séculaire, absolument déserte, d'une mélancolie d'abandon, avec la double file morne de ses becs de gaz. Et, dès qu'il fut descendu de voiture, Santobono n'attendit pas Pierre, qui, d'ailleurs, passait toujours par la petite porte, sur la ruelle latérale.

– Au revoir, l'abbé.

– Au revoir, monsieur le comte. Mille grâces!

Alors, tous deux purent le suivre du regard jusqu'au palais Boccanera, dont la vieille porte monumentale, noire d'ombre, était encore grande ouverte. Un instant, ils virent sa haute taille rugueuse qui barrait cette ombre. Puis, il entra, il s'engouffra avec son petit panier, portant le destin.