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Rome

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Pierre, en songeant à ces choses, était arrivé sur la place Farnèse, déserte, sévère, avec ses maisons closes et ses deux fontaines, dont l'une, en plein soleil, égrenait sans fin un jet de perles, au milieu du grand silence; et il regarda un instant la façade nue et monumentale du lourd palais carré, sa haute porte où flottait le drapeau tricolore, ses treize fenêtres de façade, sa fameuse frise d'un art si merveilleux. Puis, il entra. Un ami de Narcisse Habert, un des attachés de l'ambassade près du roi d'Italie, l'attendait, ayant offert de lui faire visiter le palais immense, le plus beau de Rome, que la France a loué pour y loger son ambassadeur. Ah! cette colossale demeure, somptueuse et mortelle, avec sa vaste cour à portique, d'une humidité sombre, son escalier géant, aux marches basses, ses couloirs interminables, ses galeries et ses salles démesurées! C'était d'une pompe souveraine dans la mort, un froid glacial tombait des murs, pénétrait jusqu'aux os les fourmis humaines qui s'aventuraient sous les voûtes. L'attaché, avec un sourire discret, avouait que l'ambassade s'y ennuyait à mourir, cuite l'été, gelée l'hiver. Il n'y avait d'un peu riante et vivante que la partie occupée par l'ambassadeur, le premier étage donnant sur le Tibre. Là, de la célèbre galerie des Carrache, on voit le Janicule, les jardins Corsini, l'Acqua Paola, au-dessus de San Pietro in Montorio. Puis, après un vaste salon, vient le cabinet de travail, d'une paix douce, égayé de soleil. Mais la salle à manger, les chambres, les autres salles qui suivent, occupées par le personnel, retombent dans l'ombre morne d'une rue latérale. Toutes ces vastes pièces, de sept à huit mètres de hauteur, ont des plafonds peints ou sculptés admirables, des murs nus, quelques-uns décorés de fresques, des mobiliers disparates, de superbes consoles mêlées à tout un bric-à-brac moderne. Et cette tristesse des choses tourne à l'abomination, lorsqu'on pénètre dans les appartements de gala, les grandes pièces d'honneur qui occupent la façade sur la place. Plus un meuble, plus une tenture, rien qu'un désastre, des salles magnifiques désertées, livrées aux araignées et aux rats. L'ambassade n'en occupe qu'une, où elle entasse ses archives poudreuses, sur des tables de bois blanc, par terre, dans tous les coins. A côté, l'énorme salle de dix mètres de hauteur, sur deux étages, que le propriétaire, l'ancien roi de Naples, s'était réservée, est un véritable grenier de débarras, où des maquettes, des statues inachevées, un très beau sarcophage traînent, parmi un entassement sans nom de débris méconnaissables. Et ce n'était là qu'une partie du palais: le rez-de-chaussée est complètement inhabité, notre École de Rome occupe un coin du second étage, tandis que notre ambassade se serre frileusement dans l'angle le plus logeable du premier, forcée d'abandonner tout le reste, de fermer les portes à double tour, pour éviter l'inutile peine de donner un coup de balai. Certes, cela est royal d'habiter le palais Farnèse, bâti par le pape Paul III, occupé sans interruption pendant plus d'un siècle par des cardinaux; mais quelle incommodité cruelle, quelle affreuse mélancolie, dans cette ruine immense, dont les trois quarts des pièces sont mortes, inutiles, impossibles, retranchées de la vie! Et le soir, oh! le soir, le porche, la cour, l'escalier, les couloirs envahis par les épaisses ténèbres, les quelques becs de gaz fumeux qui luttent en vain, l'interminable voyage à travers ce lugubre désert de pierre, pour arriver jusqu'au salon tiède et aimable de l'ambassadeur!

Pierre sortit de là saisi, le cerveau bourdonnant. Et tous les autres palais, tous les grands palais de Rome qu'il avait vus pendant ses promenades, se dressaient dans sa mémoire, tous déchus de leur splendeur, vides des trains princiers d'autrefois, tombés à n'être plus que d'incommodes maisons de rapport. Que faire de ces galeries, de ces salles grandioses, aujourd'hui qu'aucune fortune ne pouvait suffire à y mener la vie fastueuse pour laquelle on les avait bâties, ni même y nourrir le personnel nécessaire à leur entretien? Ils étaient rares, les princes qui, comme le prince Aldobrandini, avec sa nombreuse lignée, occupaient seuls leurs palais. La presque totalité louaient les antiques demeures des aïeux à des sociétés, à des particuliers, en se réservant un étage, parfois même un simple logement dans le coin le plus obscur. Loué le palais Chigi, le rez-de-chaussée à des banques, le premier à l'ambassadeur d'Autriche, tandis que le prince et sa famille se partagent le second avec un cardinal. Loué le palais Sciarra, le premier au ministre des Affaires étrangères, le second à un sénateur, tandis que le prince et sa mère n'habitent que le rez-de-chaussée. Loué le palais Barberini, le rez-de-chaussée, le premier étage et le second à des familles, tandis que le prince s'est logé au troisième, dans les anciennes chambres des domestiques. Loué le palais Borghèse, le rez-de-chaussée à un marchand d'antiquités, le premier à une loge maçonnique, tout le reste à des ménages, tandis que le prince n'a gardé que les quelques pièces d'un petit appartement bourgeois. Loué le palais Odelscachi, loué le palais Colonna, loué le palais Doria, tandis que les princes n'y mènent plus que l'existence réduite de bons propriétaires, tirant de leurs immeubles tout le profit possible, pour joindre les deux bouts. C'était qu'un vent de ruine soufflait sur le patriciat romain, les plus grosses fortunes venaient de s'écrouler dans la crise financière, très peu restaient riches, et de quelle richesse encore, d'une richesse immobile et morte, que ni le négoce ni l'industrie ne pouvaient renouveler. Les princes nombreux qui avaient tenté les affaires étaient dépouillés. Les autres, terrifiés, frappés d'impôts énormes qui leur prenaient près du tiers de leurs revenus, devaient désormais se résigner à voir leurs derniers millions stagnants s'épuiser sur place, se diviser par les partages, mourir comme l'argent meurt, ainsi que toutes choses, lorsqu'il ne fructifie plus dans une terre vivante. Il n'y avait là qu'une question de temps, car la ruine finale était irrémédiable, d'une absolue fatalité historique. Et ceux qui consentaient à louer, luttaient encore pour la vie, tâchaient de s'accommoder à l'époque présente, en s'efforçant au moins de peupler le désert de leurs palais trop vastes; tandis que la mort habitait déjà chez les autres, chez les entêtés et les superbes qui se muraient dans le tombeau de leur race, comme ce terrifiant palais Boccanera, tombant en poudre, si glacé d'ombre et de silence, où l'on n'entendait de loin en loin que le vieux carrosse du cardinal, sortant ou rentrant, roulant sourdement sur l'herbe de la cour.

Mais Pierre, surtout, venait d'être frappé de ces deux visites successives, au Transtévère et au palais Farnèse, et elles s'éclairaient l'une l'autre, et elles aboutissaient à une conclusion, qui jamais encore ne s'était formulée en lui avec une netteté si effrayante: pas encore de peuple et bientôt plus d'aristocratie. Cela, dès lors, le hanta comme la fin d'un monde. Le peuple, il l'avait vu si misérable, d'une ignorance et d'une résignation telles, dans la longue enfance où le maintenaient l'histoire et le climat, que de longues années d'éducation et d'instruction étaient nécessaires pour qu'il constituât une démocratie forte, saine, laborieuse, ayant conscience de ses droits ainsi que de ses devoirs. L'aristocratie, elle achevait de mourir au fond de ses palais croulants, elle n'était plus qu'une race finie, abâtardie, si mélangée d'ailleurs de sang américain, autrichien, polonais, espagnol, que le pur sang romain devenait la rare exception; sans compter qu'elle avait cessé d'être d'épée et d'Église, répugnant à servir l'Italie constitutionnelle, désertant le Sacré Collège, où les parvenus seuls revêtaient la pourpre. Et, entre les petits d'en bas et les puissants d'en haut, il n'existait pas encore une bourgeoisie solidement installée, forte d'une sève nouvelle, assez instruite et assez sage pour être l'éducatrice transitoire de la nation. La bourgeoisie, c'étaient les anciens domestiques, les anciens clients des princes, les fermiers qui louaient leurs terres, les intendants, notaires ou avocats, qui géraient leurs fortunes; c'était le monde d'employés, de fonctionnaires de tous rangs et de toutes classes, de députés, de sénateurs, que le gouvernement avait amenés des provinces; et c'était enfin la volée des faucons voraces qui s'abattaient sur Rome, les Prada, les Sacco, les hommes de proie venus du royaume entier, dont les ongles et le bec dévoraient tout, le peuple et l'aristocratie. Pour qui donc avait-on travaillé? Pour qui les travaux gigantesques de la nouvelle Rome, d'un espoir et d'un orgueil si démesurés, qu'on ne pouvait les finir? Un effroi soufflait, un craquement se faisait entendre, éveillant dans tous les cœurs fraternels une inquiétude en larmes. Oui! la menace de la fin d'un monde, pas encore de peuple, plus d'aristocratie, et une bourgeoisie dévorante, menant la curée parmi les ruines. Et quel symbole effroyable, ces palais neufs qu'on avait bâtis sur le modèle géant des palais d'autrefois, ces palais énormes, fastueux, pullulant pour des centaines de mille âmes vainement espérées, ces palais où devait s'installer la richesse grandissante, le luxe triomphal de la nouvelle capitale du monde, et qui étaient devenus les lamentables refuges, souillés et déjà branlants, de la basse misère du peuple, de tous les mendiants et de tous les vagabonds!

Le soir de ce jour, Pierre, à la nuit noire, alla passer une heure sur le quai du Tibre, devant le palais Boccanera. C'était un recueillement, une solitude extraordinaire qu'il affectionnait, malgré les avis de Victorine, qui prétendait que l'endroit n'était pas sûr. Et, en réalité, par les nuits d'encre comme celle-ci, jamais coupe-gorge n'avait déroulé un décor plus tragique. Pas une âme, pas un passant; un silence, une ombre, un vide, qui s'étendaient à droite, à gauche, en face. Les palissades qui fermaient de partout l'immense chantier abandonné, barraient le passage aux chiens eux-mêmes. A l'angle du palais, noyé de ténèbres, un bec de gaz, resté en contre-bas depuis le remblai, éclairait le quai bossué, au ras du sol, d'une lueur louche; et les matériaux qui traînaient là, les tas de briques, les pierres de taille, allongeaient de grandes ombres vagues. A droite, quelques lumières brillaient sur le pont de Saint-Jean des Florentins et aux fenêtres de l'Hôpital du Saint-Esprit. A gauche, dans l'enfoncement indéfini de la coulée du fleuve, les lointains quartiers sombraient, disparus. Puis, en face, c'était le Transtévère, les maisons de la berge telles que de pâles fantômes indistincts, aux rares vitres jaunies d'une clarté trouble; tandis que, par-dessus, une bande sombre indiquait seule le Janicule, où les lanternes de quelque promenade, tout en haut, faisaient scintiller un triangle d'étoiles. Le Tibre surtout passionnait Pierre, à ces heures nocturnes, d'une si mélancolique majesté. Il restait accoudé au parapet de pierre, il le regardait couler pendant de longues minutes, entre les nouveaux murs, qui, la nuit, prenaient la noire et monstrueuse apparence d'une prison bâtie là pour un géant. Tant que les lumières brillaient aux maisons d'en face, il voyait les eaux lourdes passer, se moirer avec lenteur dans les reflets, dont le frisson leur donnait une vie mystérieuse. Et il rêvait sans fin à tout le passé fameux de ce fleuve, il évoquait souvent la légende qui veut que des richesses fabuleuses soient enterrées dans la boue de son lit. A chaque invasion des Barbares, et particulièrement lors du sac de Rome, on y aurait jeté les trésors des temples et des palais, pour les soustraire au pillage, des vainqueurs. Là-bas, ces barres d'or qui tremblaient dans l'eau glauque, n'était-ce pas le chandelier d'or à sept branches, que Titus avait rapporté de Jérusalem? et ces pâleurs sans cesse déformées par les remous, n'étaient-ce pas des blancheurs de colonnes et de statues? et ces moires profondes, toutes reluisantes de petites flammes, n'était-ce pas un amas, un pêle-mêle de métaux précieux, des coupes, des vases, des bijoux ornés de pierreries? Quel rêve que ce pullulement entrevu au sein du vieux fleuve, la vie cachée de ces trésors, qui auraient dormi là pendant tant de siècles! et quel espoir, pour l'orgueil et l'enrichissement d'un peuple, que les trouvailles miraculeuses qu'on ferait dans le Tibre, si l'on pouvait le fouiller, le dessécher un jour, comme le projet en a déjà été fait! La fortune de Rome était là peut-être.

 

Mais, par cette nuit si noire, Pierre, accoudé au parapet, n'avait en lui que des pensées de sévère réalité. Il continuait les réflexions de la journée, que lui avait inspirées sa visite au Transtévère, puis au palais Farnèse. Il aboutissait, devant cette eau morte, à cette conclusion que le choix de Rome, pour en faire une capitale moderne, était le grand malheur dont souffrait la jeune Italie. Et il savait bien que ce choix s'imposait comme inévitable, Rome étant la reine de gloire, l'antique maîtresse du monde à laquelle l'éternité était promise, sans laquelle l'unité nationale avait toujours paru impossible; de sorte que le cas se posait terrible, puisque sans Rome l'Italie ne pouvait pas être, et qu'avec Rome il semblait maintenant difficile qu'elle fût. Ah! ce fleuve mort, quelle sourde voix de désastre il prenait dans la nuit! Pas une barque, pas un frisson de l'activité commerciale et industrielle des eaux qui charrient la vie au cœur des grandes villes! Sans doute on avait fait de beaux projets, Rome port de mer, des travaux gigantesques, le lit creusé pour permettre aux navires de fort tonnage de remonter jusqu'à l'Aventin; mais ce n'étaient là que des chimères, à peine finirait-on par désembourber l'embouchure, qui, continuellement, se comblait. Et l'autre cause d'agonie, la Campagne romaine, le désert de mort que le fleuve mort traversait et qui faisait à Rome une ceinture de stérilité? On parlait bien de la drainer, de la planter; on discutait vainement sur la question de savoir si elle était fertile sous les Romains; et Rome n'en demeurait pas moins au milieu de son vaste cimetière, comme une ville d'autrefois séparée à jamais du monde moderne, par cette lande où s'est accumulée la poussière des siècles. Les raisons géographiques qui lui ont jadis donné l'empire du monde connu, n'existent plus de nos jours. Le centre de la civilisation s'est déplacé de nouveau, le bassin de la Méditerranée a été partagé entre des nations puissantes. Tout aboutit à Milan, la cité de l'industrie et du commerce, tandis que Rome n'est désormais qu'un passage. Aussi, depuis vingt-cinq années, les efforts les plus héroïques n'ont pu la tirer du sommeil invincible qui continue à l'envahir. La capitale qu'on a voulu improviser trop vite est restée en détresse et a presque ruiné la nation. Les nouveaux venus, le gouvernement, les Chambres, les fonctionnaires, ne font qu'y camper, se sauvent dès les premières chaleurs, pour en éviter le climat mortel; à ce point que les hôtels et les magasins se ferment, que les rues et les promenades se vident, la ville n'ayant pas acquis de vie propre, retombant à la mort, dès que la vie factice, qui l'anime, l'abandonne. Tout reste ainsi en attente, dans cette capitale de simple décor, où la population aujourd'hui ne diminue ni n'augmente, où il faudrait une poussée nouvelle d'argent et d'hommes pour achever et peupler les immenses constructions inutiles des quartiers neufs. Et, s'il était vrai que demain refleurissait toujours dans la poudre du passé, il fallait donc se forcer à l'espoir. Mais ce sol n'était-il pas épuisé, et puisque les monuments eux-mêmes n'y poussaient plus, la sève qui fait les êtres sains, les nations fortes, n'y était-elle pas également tarie à jamais?

A mesure que la nuit avançait, les lumières des maisons du Transtévère, en face, s'éteignaient une à une. Et Pierre resta longtemps encore, envahi de désespérance, penché sur les eaux devenues noires. C'étaient les ténèbres sans fond, il ne restait, dans l'épaississement d'ombre du Janicule, que les trois becs de gaz lointains, le triangle d'étoiles. Aucun reflet ne moirait plus le Tibre d'un frisson d'or, ne faisait plus danser, sous le mystère de son courant, la vision chimérique de fabuleuses richesses; et c'en était fait de la légende, du chandelier d'or à sept branches, des vases d'or, des bijoux d'or, tout ce rêve d'un trésor antique tombé à la nuit, comme l'antique gloire de Rome elle-même. Pas une clarté, pas un bruit, l'infini sommeil, rien que la chute grosse et lourde de l'égout, à droite, qu'on ne voyait point. Les eaux avaient aussi disparu, Pierre n'avait plus que la sensation de leur coulée de plomb dans les ténèbres, la pesante vieillesse, la fatigue séculaire, l'immense tristesse et l'envie de néant de ce Tibre très ancien et très glorieux, qui semblait ne rouler désormais que la mort d'un monde. Seul, le vaste ciel riche, l'éternel ciel fastueux déroulait la vie éclatante de ses milliards d'astres, au-dessus du fleuve d'ombre roulant les ruines de près de trois mille ans.

Et, comme Pierre, avant de monter chez lui, était entré s'asseoir un instant dans la chambre de Dario, il y trouva Victorine, en train de préparer tout pour la nuit, et qui se récria, lorsqu'elle l'entendit raconter d'où il venait.

– Comment! monsieur l'abbé, vous vous êtes encore promené sur le quai, à cette heure! C'est donc que vous voulez attraper, vous aussi, un bon coup de couteau… Ah bien! ce n'est pas moi qui prendrais le frais si tard, dans cette satanée ville!

Puis, avec sa familiarité, elle se tourna vers le prince, allongé dans un fauteuil, et qui souriait.

– Vous savez, cette fille, la Pierina, elle n'est plus venue, mais je l'ai vue qui rôdait là-bas, parmi les démolitions.

D'un geste, Dario la fit taire. Il s'était tourné vers le prêtre.

– Vous lui avez parlé pourtant. C'est imbécile à la fin… Voyez-vous cette brute de Tito revenir me planter son couteau dans l'autre épaule!

Brusquement, il se tut, en apercevant devant lui Benedetta, qui, entrée sans bruit pour lui souhaiter le bonsoir, l'écoutait. Son embarras fut extrême, il voulut parler, s'expliquer, lui jurer son innocence parfaite dans cette aventure. Mais elle souriait, elle se contenta de lui dire tendrement:

– Mon Dario, je la connaissais, ton histoire. Tu penses bien que je ne suis pas assez sotte, pour ne pas avoir réfléchi et compris… Si j'ai cessé de te questionner, c'est que je savais et que je t'aimais tout de même.

Elle était d'ailleurs si heureuse, elle avait appris le soir même que monsignor Palma, le défenseur du mariage dans l'affaire de son divorce, venait de se montrer reconnaissant du service rendu à son neveu, en déposant un nouveau plaidoyer, qui lui était favorable. Non pas que le prélat, désireux de ne pas trop se démentir, se fût déclaré pour elle complètement; mais les certificats des deux médecins lui avaient permis de conclure à l'état de virginité certaine; et, ensuite, glissant sur ce fait que la non-consommation provenait de la résistance de la femme, il avait habilement groupé les quelques raisons qui rendaient l'annulation nécessaire. Ainsi, toute espérance de rapprochement étant écartée, il devenait évident que les époux se trouvaient en continuel danger de tomber dans l'incontinence. Il faisait une allusion discrète au mari, le montrait comme ayant déjà succombé à ce danger; puis, il célébrait la haute moralité de la femme, sa dévotion, toutes les vertus qui était une garantie en faveur de sa véracité. Et, sans se prononcer pourtant, il s'en remettait à la sagesse de la congrégation. Mais, dès lors, puisque monsignor Palma répétait à peu près les arguments de l'avocat Morano, et puisque Prada s'entêtait à ne plus se présenter, il paraissait hors de doute que la congrégation voterait l'annulation à une forte majorité, ce qui permettrait au Saint-Père d'agir avec bienveillance.

– Ah! mon Dario, nous voilà au bout de nos chagrins… Mais que d'argent, que d'argent! Ma tante dit qu'ils nous laisseront à peine de l'eau à boire.

Et elle riait avec une belle insouciance d'amoureuse passionnée. Ce n'était pas que la juridiction des congrégations fût ruineuse, car en principe la justice y était gratuite. Seulement, il y avait une infinité de petits frais à payer, tous les employés subalternes, puis les expertises médicales, les transcriptions, les mémoires, les plaidoyers. Ensuite, si, bien entendu, on n'achetait pas directement les voix des cardinaux, certaines de ces voix revenaient à de fortes sommes, quand il fallait s'assurer les créatures, faire agir tout un monde autour de Leurs Éminences. Sans compter que les gros cadeaux d'argent sont, au Vatican, lorsqu'on les fait avec tact, les raisons décisives qui tranchent les pires difficultés. Et, enfin, le neveu de monsignor Palma avait coûté horriblement cher.

– N'est-ce pas? mon Dario, puisque te voilà guéri, qu'on nous permette vite de nous marier ensemble, et c'est tout ce que nous leur demandons… Je leur donnerai encore, s'ils veulent, mes perles, la seule fortune qui va me rester.

Lui, riait aussi, car l'argent n'avait jamais compté dans son existence. Il n'en avait jamais eu à son gré, il espérait simplement vivre toujours chez son oncle, le cardinal, qui ne laisserait pas le jeune ménage sur le pavé. Dans leur ruine, cent mille, deux cent mille francs ne représentaient rien pour lui, et il avait entendu dire que certains divorces en avaient coûté cinq cent mille. Aussi ne trouva-t-il qu'une plaisanterie.

– Donne-leur aussi ma bague, donne-leur tout, ma chère, et nous vivrons bien heureux, au fond de ce vieux palais, même s'il faut en vendre les meubles.

Elle fut enthousiasmée, elle lui saisit la tête entre ses deux mains, et elle lui baisa les yeux éperdument, dans un élan de passion extraordinaire.

Puis, se tournant vers Pierre, tout d'un coup:

– Ah! pardon, monsieur l'abbé, j'ai une commission pour vous… Oui, c'est monsignor Nani, qui vient de nous apporter la bonne nouvelle, et il m'a chargée de vous dire que vous vous faites trop oublier, que vous devriez agir pour la défense de votre livre.

Étonné, le prêtre l'écoutait.

– Mais c'est lui qui m'a conseillé de disparaître.

– Sans doute… Seulement, il paraît que l'heure est venue où vous devez aller voir les gens, plaider votre cause, vous remuer enfin. Et, tenez! il a pu savoir le nom du rapporteur qu'on a chargé d'examiner votre livre: c'est monsignor Fornaro, qui demeure place Navone.

Pierre sentait croître sa stupéfaction. Jamais cela ne se faisait, de livrer le nom d'un rapporteur, qui restait secret, pour assurer l'entière liberté de jugement. Était-ce donc une nouvelle phase de son séjour à Rome qui allait commencer? Et il répondit simplement:

 

– C'est bon, je vais agir, j'irai voir tout le monde.