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Rome

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Le dessert venait d'être servi, un fromage de chèvre, des fruits, et Narcisse achevait une grappe de raisin, lorsque, levant les yeux, il s'écria:

– Mais vous avez raison, mon cher, je vois très bien cette ombre pâle, là-haut, derrière les vitres, dans la chambre du Saint-Père.

Pierre, qui ne quittait pas des yeux la fenêtre, dit lentement:

– Oui, oui, elle avait disparu, elle vient de reparaître, et elle est toujours là, immobile, toute blanche.

– Parbleu! que voulez-vous qu'il fasse? reprit le jeune homme, de son air languissant, sans qu'on sût s'il se moquait. Il est comme tout le monde, il regarde par sa fenêtre, quand il veut se distraire un peu; d'autant plus qu'il a vraiment de quoi regarder, sans se lasser jamais.

Et c'était bien ce fait qui, de plus en plus, s'emparait de Pierre, l'envahissait d'une émotion grandissante. On parlait du Vatican fermé, il s'était imaginé un palais sombre, clos de hautes murailles, car personne n'avait dit, personne ne semblait savoir que ce palais dominait Rome et que, de sa fenêtre, le pape voyait le monde. Cette immensité, Pierre la connaissait bien, pour l'avoir vue du sommet du Janicule, pour l'avoir revue des loges de Raphaël et du dôme de la basilique. Et ce que Léon XIII regardait à cette minute, immobile et blanc derrière les vitres, Pierre l'évoquait, le voyait avec lui. Au centre du vaste désert de la Campagne, que bornaient les monts de la Sabine et les monts Albains, Léon XIII voyait les sept collines illustres, le Janicule que couronnaient les arbres de la villa Pamphili, l'Aventin où il ne restait que les trois églises à demi cachées dans les verdures, le Coelius plus reculé, désert encore, parfumé par les oranges mûres de la villa Mattei, le Palatin que bordait une maigre rangée de cyprès, poussés là comme sur la tombe des Césars, l'Esquilin d'où se dressait le clocher mince de Sainte-Marie-Majeure, le Viminal qui ressemblait à une carrière éventrée, avec son amas confus et blanchâtre de constructions neuves, le Capitule qu'indiquait à peine le campanile carré du palais des Sénateurs, le Quirinal où s'allongeait le palais du roi, d'un jaune éclatant parmi les ombrages noirs des jardins. Il voyait, outre Sainte-Marie-Majeure, toutes les basiliques, Saint-Jean de Latran, le berceau de la papauté, Saint-Paul hors les Murs, Sainte-Croix de Jérusalem, Sainte-Agnès, et les dômes du Gesù, de Saint-André de la Vallée, de Saint-Charles, de Saint-Jean des Florentins, et les quatre cents églises de Rome, qui font de la ville un champ sacré planté de croix. Il voyait les monuments fameux, témoignages de l'orgueil de tous les siècles, le fort Saint-Ange, un tombeau d'empereur transformé en une forteresse papale, la ligne blanche des autres tombeaux de la voie Appienne, là-bas, puis les ruines éparses des Thermes de Caracalla, de la maison de Septime-Sévère, des colonnes, des portiques, des arcs de triomphe, puis les palais et les villas des somptueux cardinaux de la Renaissance, le palais Farnèse, le palais Borghèse, la villa Médicis, et d'autres, et d'autres, dans un pullulement de toitures et de façades. Mais il voyait surtout, sous sa fenêtre même, à gauche, l'abomination du nouveau quartier inachevé des Prés du Château. L'après-midi, lorsqu'il se promenait dans ses jardins, que le mur de Léon IV bastionne comme un plateau de citadelle, il avait la vue affreuse du vallon qu'on a ravagé au pied du mont Mario, pour y établir des briqueteries, à l'heure fiévreuse de la folie des constructions. Les pentes vertes sont éventrées, des tranchées jaunâtres les coupent de toutes parts; tandis que les usines, fermées aujourd'hui, ne sont plus que des ruines lamentables, avec leurs hautes cheminées mortes, d'où la fumée ne monte plus. Et, à toutes les autres heures du jour, il ne pouvait s'approcher de sa fenêtre, sans avoir sous les yeux le spectacle des bâtisses abandonnées, pour lesquelles avaient travaillé tant de briqueteries, ces bâtisses mortes également avant d'avoir vécu, où il n'y avait à cette heure que la misère grouillante de Rome, qui pourrissait là comme la décomposition même des vieilles sociétés.

Mais Pierre surtout s'imaginait que Léon XIII, l'ombre toute blanche là-haut, finissait par oublier le reste de la ville, pour laisser sa rêverie se fixer sur le Palatin, aujourd'hui découronné, ne dressant dans le ciel bleu que ses cyprès noirs. Sans doute il rebâtissait en pensée les palais des Césars, il aimait à y évoquer de grandes ombres glorieuses, vêtues de pourpre, ses ancêtres véritables, empereurs et grands pontifes, qui seuls pouvaient lui dire comment on régnait sur tous les peuples, en maître absolu du monde. Puis, ses regards allaient au Quirinal, et là il s'absorbait durant des heures, dans ce spectacle de la royauté d'en face. Quelle étrange rencontre, ces deux palais qui se regardent, le Quirinal et le Vatican, qui dominent, qui sont dressés l'un devant l'autre, par-dessus la Rome du moyen âge et de la Renaissance, dont les toitures, cuites et dorées sous les brûlants soleils, s'entassent et se confondent au bord du Tibre. Avec une simple jumelle de théâtre, le pape et le roi, quand ils se mettent à leur fenêtre, peuvent se voir très nettement. Ils ne sont que des points négligeables, perdus dans l'étendue sans bornes; et quel abîme entre eux, que de siècles d'histoire, que de générations qui ont lutté et souffert, que de grandeur morte et que de semence pour le mystérieux avenir! Ils se voient, ils en sont encore à l'éternelle lutte, à qui aura le peuple dont le flot s'agite là sous leurs yeux, à qui restera le souverain absolu, du pontife, pasteur des âmes, ou du monarque, maître des corps. Et Pierre, alors, se demanda quelles étaient les réflexions, les rêveries de Léon XIII, derrière ces vitres, où il croyait toujours distinguer sa pâle figure d'apparition. Devant la nouvelle Rome, aux vieux quartiers ravagés, aux nouveaux quartiers battus par un vent de désastre, il devait certainement se réjouir de l'avortement colossal du gouvernement italien. On lui avait volé sa ville, on avait eu l'air de dire qu'on voulait lui montrer comment on créait une grande capitale, et on aboutissait à cette catastrophe, à tant de laides bâtisses inutiles, qu'on ne savait même comment finir. Il ne pouvait qu'être ravi des embarras terribles, dans lesquels le régime usurpateur était tombé, la crise politique, la crise financière, tout un malaise national grandissant, où ce régime semblait menacé de sombrer un jour; et, pourtant, n'avait-il pas lui-même l'âme d'un patriote, n'était-il pas un fils aimant de cette Italie, dont le génie et la séculaire ambition circulaient dans le sang de ses veines? Ah! non, rien contre l'Italie, tout au contraire pour qu'elle redevînt la maîtresse de la terre! Une douleur montait sûrement, au milieu de la joie de son espérance, quand il la voyait ainsi ruinée, menacée de la faillite, étalant cette Rome bouleversée et inachevée, qui était l'aveu public de son impuissance. Mais, si la dynastie de Savoie devait être emportée un jour, n'était-il pas là, lui, pour la remplacer et rentrer enfin en possession de sa ville, que, depuis quinze ans, il n'apercevait plus que de sa fenêtre, en proie aux démolisseurs et aux maçons? Il redevenait le maître, il régnait sur le monde, trônait dans la Cité prédestinée, à laquelle les prophéties avaient assuré l'éternité et l'universelle domination.

Et l'horizon s'élargissait, et Pierre se demanda ce que Léon XIII voyait par delà Rome, par delà la Campagne romaine, par delà les monts de la Sabine et les monts Albains, dans la chrétienté entière. Puisqu'il s'était enfermé dans son Vatican depuis dix-huit années, puisqu'il n'avait sur le monde d'autre ouverture que la fenêtre de sa chambre, que voyait-il de là-haut, quels échos, quelles vérités et quelles certitudes lui arrivaient de nos sociétés modernes? Parfois, des hauteurs du Viminal où la gare se trouve, les longs sifflements des locomotives devaient lui parvenir; et c'était notre civilisation scientifique, les peuples rapprochés, l'humanité libre allant à l'avenir. Rêvait-il lui-même de liberté, lorsque, tournant les regards vers la droite, il devinait la mer, là-bas, au delà des tombeaux de la voie Appienne? Avait-il jamais voulu partir, quitter Rome et son passé, pour fonder ailleurs la papauté des nouvelles démocraties? Puisqu'on le disait d'un esprit si net, si pénétrant, il aurait dû comprendre, il aurait dû trembler, aux bruits lointains qui lui venaient de certains pays de lutte, de cette Amérique par exemple, où des évêques révolutionnaires étaient en train de conquérir le peuple. Était-ce pour lui ou pour eux qu'ils travaillaient? S'il ne pouvait les suivre, s'il s'entêtait dans son Vatican, lié de tous côtés par le dogme et la tradition, n'était-il pas à craindre qu'une rupture un jour ne s'imposât? Et la menace d'un vent de schisme, soufflant de loin, lui passait sur la face, l'emplissait d'une angoisse croissante. C'était bien pour cela qu'il s'était fait le diplomate de la conciliation, voulant rassembler dans sa main toutes les forces éparses de l'Église, fermant les yeux sur les audaces de certains évêques autant que la tolérance le permettait, s'efforçant lui-même de conquérir le peuple, en se mettant avec lui contre les monarchies tombées. Mais irait-il jamais plus loin? Ne se trouvait-il pas muré derrière la porte de bronze, dans la stricte formule catholique, où les siècles l'enchaînaient? L'obstination y était fatale, il lui serait impossible de ne régner que sur les âmes, par sa force réelle et toute-puissante, ce pouvoir purement spirituel, cette autorité morale de l'au-delà, qui amenait l'humanité à ses pieds, qui faisait s'agenouiller les pèlerinages et s'évanouir les femmes. Abandonner Rome, renoncer au pouvoir temporel, ce serait changer le centre du monde catholique, ce serait n'être plus lui, chef du catholicisme, mais un autre, chef d'une autre chose. Et quelles pensées inquiètes, à cette fenêtre, si le vent du soir, parfois, lui apportait la vague image de cet autre, la crainte de la religion nouvelle, confuse encore, qui s'élaborait, dans le sourd piétinement des nations en marche, dont les bruits lui arrivaient à la fois de tous les points de l'horizon!

 

Mais, à ce moment, Pierre sentit que, derrière les vitres closes, l'ombre blanche, l'ombre immobile était tenue debout par l'orgueil, dans la continuelle certitude de vaincre. Si les hommes n'y suffisaient pas, le miracle interviendrait. Il avait l'absolue conviction qu'il rentrerait en possession de Rome; et, si ce n'était pas lui, ce serait son successeur. L'Église, dans son indomptable énergie de vivre, n'avait-elle pas l'éternité devant elle? D'ailleurs, pourquoi pas lui? Est-ce que Dieu ne pouvait pas l'impossible? Demain, si Dieu le voulait, malgré tous les raisonnements humains, malgré l'apparence de la logique des faits, sa ville lui serait rendue, à quelque brusque tournant de l'Histoire. Ah! quelle fête à cette fille prodigue, dont il n'avait cessé de suivre les aventures équivoques, de ses yeux paternels mouillés de larmes! Il oublierait vite les débordements auxquels il venait d'assister pendant dix-huit années, à toutes les heures et par toutes les saisons. Peut-être rêvait-il à ce qu'il ferait de ces quartiers nouveaux, dont on l'avait souillée: les abattrait-il, les laisserait-il là comme un témoignage de la démence des usurpateurs? Elle redeviendrait la ville auguste et morte, dédaigneuse des vains soucis de propreté et d'aisance matérielles, rayonnant sur le monde telle qu'une âme pure, dans la gloire traditionnelle des siècles passés. Et son rêve continuait, imaginait la façon dont les choses allaient se passer, demain sans doute. Tout valait mieux que la maison de Savoie, même une république. Pourquoi pas une république fédérative, qui morcellerait l'Italie selon les anciennes divisions politiques abolies, et qui lui restituerait Rome, et qui le choisirait comme le protecteur naturel de l'État, ainsi reconstitué? Puis, ses regards s'étendaient au delà de Rome, au delà de l'Italie, son rêve s'élargissait, s'élargissait toujours, englobait la France républicaine, l'Espagne qui pouvait l'être de nouveau, l'Autriche elle-même qui un jour serait gagnée, toutes les nations catholiques devenues les États-Unis d'Europe, pacifiées et fraternisant sous sa haute présidence de Souverain Pontife. Puis, dans le triomphe suprême, c'étaient enfin toutes les autres Églises qui disparaissaient, tous les peuples dissidents qui venaient à lui comme au pasteur unique, Jésus qui régnait en sa personne sur la démocratie universelle.

Pierre, brusquement, fut interrompu dans ce rêve qu'il prêtait à Léon XIII.

– Oh! mon cher, dit Narcisse, voyez donc le ton des statues, là, sur la colonnade!

Il s'était fait servir une tasse de café, il fumait languissamment un cigare, retombé à ses seules préoccupations d'esthétique raffinée.

– N'est-ce pas? elles sont roses, et d'un rose qui tire sur le mauve, comme si le sang bleu des anges coulait dans leurs veines de pierre… C'est le soleil de Rome, mon ami, qui leur donne cette vie supra-terrestre, car elles vivent, je les ai vues me sourire et me tendre les bras, par certains beaux crépuscules… Ah! Rome, Rome merveilleuse et délicieuse! on y vivrait de l'air du temps, aussi pauvre que Job, dans la continuelle joie d'en respirer l'enchantement!

Cette fois, Pierre ne put s'empêcher d'être surpris, en se rappelant sa voix si nette, son esprit de financier si clair et si sec. Et sa pensée retourna aux Prés du Château, une affreuse tristesse lui noya le cœur, devant cette évocation dernière de tant de misère et de tant de souffrance. Il revoyait de nouveau la saleté immonde où tant de créatures se gâtaient, cette abominable injustice sociale qui condamne le plus grand nombre à une existence de bêtes maudites, sans joie, sans pain. Et, comme ses regards remontaient encore vers les fenêtres du Vatican, il songea, en croyant voir se lever une main pâle, derrière les vitres, à cette bénédiction papale que Léon XIII donnait de si haut, par-dessus Rome, par-dessus la Campagne et les monts, aux fidèles de la chrétienté entière. Et cette bénédiction lui apparut tout d'un coup dérisoire et impuissante, puisque depuis tant de siècles elle n'avait pu supprimer une seule des douleurs de l'humanité, puisqu'elle n'arrivait même pas à faire un peu de justice pour les misérables qui agonisaient là, en bas, sous la fenêtre.

IX

Ce soir-là, au crépuscule, comme Benedetta avait fait dire à Pierre qu'elle désirait lui parler, il descendit et la trouva dans le salon, en compagnie de Celia, causant toutes deux sous le jour finissant.

– Tu sais que je l'ai vue, votre Pierina, s'écriait la jeune fille, justement comme il entrait. Oui, oui, et avec Dario encore; ou plutôt elle devait le guetter, il l'a aperçue qui l'attendait, dans une allée du Pincio, et il lui a souri. J'ai compris tout de suite… Oh! quelle beauté!

Benedetta s'égaya doucement de son enthousiasme. Mais un pli un peu douloureux attristait sa bouche; car, bien que très raisonnable, elle finissait par souffrir de cette passion, qu'elle sentait si naïve et si forte. Que Dario s'amusât, elle le comprenait, puisqu'elle se refusait à lui, qu'il était jeune et qu'il n'était pas dans les ordres. Seulement, cette misérable fille l'aimait trop, et elle craignait qu'il ne s'oubliât, la fleur de beauté excusant tout. Aussi avoua-t-elle le secret de son cœur, en détournant la conversation.

– Asseyez-vous, monsieur l'abbé… Vous voyez, nous sommes en train de médire. Mon pauvre Dario est accusé de mettre à mal toutes les beautés de Rome… Ainsi, on raconte qu'il faut voir en lui l'heureux homme qui offre les bouquets de roses dont la Tonietta promène la blancheur au Corso, depuis quinze jours.

Celia aussitôt se passionna.

– Mais c'est certain, ma chère! D'abord, on a douté, on a nommé le petit Pontecorvo et Moretti, le lieutenant. Et les histoires marchaient, tu penses… Aujourd'hui, tout le monde sait que le coup de cœur de la Tonietta est Dario en personne. D'ailleurs, il est allé la voir dans sa loge, au Costanzi.

Et Pierre, en les entendant causer, se souvint de cette Tonietta, que le jeune prince lui avait montrée, au Pincio, une des rares demi-mondaines dont la belle société de Rome se préoccupait. Et il se rappela aussi la galante particularité qui rendait celle-ci célèbre, le caprice désintéressé qui la prenait parfois pour un amant de passage, dont elle s'obstinait dès lors à n'accepter chaque matin qu'un bouquet de roses blanches; de sorte que, lorsqu'elle apparaissait, au Corso, pendant des semaines souvent, avec ces roses pures, c'était parmi les dames de la bonne compagnie tout un émoi, toute une ardente curiosité, en quête du nom de l'homme élu et adoré. Depuis la mort du vieux marquis Manfredi, qui lui avait laissé son petit palais de la rue des Mille, la Tonietta était réputée pour la correction de sa voiture, l'élégante simplicité de sa toilette, que déparaient seuls ses chapeaux un peu extravagants. Il y avait près d'un mois que le riche Anglais qui l'entretenait, était en voyage.

– Elle est très bien, elle est très bien, répéta Celia avec conviction, de son air candide de vierge qui ne s'intéressait qu'aux choses de l'amour. Et jolie, avec ses grands yeux doux, oh! pas belle comme la Pierina, non! cela est impossible; mais jolie à voir, une vraie caresse pour le regard!

D'un geste involontaire, Benedetta sembla écarter la Pierina de nouveau; et, quant à la Tonietta, elle l'acceptait, elle savait bien qu'elle était une simple distraction, la caresse d'un moment, ainsi que le disait son amie.

– Ah! reprit-elle en souriant, mon pauvre Dario qui se ruine en roses blanches! Il faudra que je le plaisante un peu… Elles finiront par me le voler, elles ne me le laisseront pas, pour peu que notre affaire tarde à s'arranger… Heureusement, j'ai de meilleures nouvelles. Oui, l'affaire va être reprise, et ma tante est sortie justement pour ça.

Et, comme Celia se levait, au moment où Victorine apportait une lampe, Benedetta se tourna vers Pierre, qui se mettait également debout.

– Restez, il faut que je vous parle.

Mais Celia s'attarda encore, se passionnant maintenant pour le divorce de son amie, voulant savoir où en étaient les choses et si le mariage des deux amants aurait bientôt lieu. Et elle l'embrassa éperdument.

– Alors, tu as de l'espoir désormais, tu crois que le Saint-Père le rendra ta liberté? Oh! ma chérie, que je suis heureuse pour toi, comme ce sera gentil quand tu seras avec Dario!.. Moi, ma chérie, je suis de mon côté très contente, parce que je vois bien que mon père et ma mère se lassent de mon entêtement. Hier encore, je leur ai dit, tu sais, de mon petit air tranquille: «Je veux Attilio, et vous me le donnerez.» Alors, mon père a eu une colère épouvantable, m'accablant d'injures, me menaçant du poing, criant que, s'il m'avait fait la tête aussi dure que la sienne, il la briserait. Et, tout d'un coup, il s'est tourné furieusement vers ma mère, silencieuse et ennuyée, en disant: «Eh! donnez-le-lui donc, son Attilio, pour qu'elle nous fiche la paix…» Oh! ce que je suis contente, ce que je suis contente!

Pierre et Benedetta ne purent s'empêcher de rire, tellement son visage de vierge, d'une pureté de lis, exprimait une joie innocente et céleste. Et elle partit enfin, en compagnie de la femme de chambre, qui l'attendait dans le premier salon.

Dès qu'ils furent seuls, Benedetta fit rasseoir le prêtre.

– Mon ami, c'est un conseil pressant qu'on m'a chargée de vous donner… Il paraît que le bruit de votre présence à Rome se répand et qu'on fait circuler sur vous les histoires les plus inquiétantes. Votre livre serait un appel ardent au schisme, vous-même ne seriez qu'un schismatique ambitieux et turbulent, qui, après avoir publié son œuvre à Paris, se serait empressé d'accourir à Rome pour la lancer, en déchaînant tout un affreux scandale autour d'elle… Si vous tenez toujours à voir Sa Sainteté pour plaider votre cause, on vous conseille donc de vous faire oublier, de disparaître complètement pendant deux à trois semaines.

Pierre écoutait dans la stupeur. Mais on finirait par le rendre enragé! mais on la lui donnerait, l'idée du schisme, d'un scandale justicier et libérateur, en le promenant ainsi d'échec en échec, comme pour user sa patience! Il voulut se récrier, protester. Puis, il eut un geste de lassitude. A quoi bon, devant cette jeune femme, qui, certainement, était sincère et affectueuse?

– Qui vous a priée de me donner ce conseil?

Elle ne répondit pas, se contenta de sourire. Et il eut une brusque intuition.

– C'est monsignor Nani, n'est-ce pas?

Alors, sans vouloir répondre directement, elle se mit à faire un éloge ému du prélat. Cette fois, il consentait à la diriger dans l'interminable affaire de l'annulation de son mariage. Il en avait conféré longuement avec sa tante, donna Serafina, qui venait justement de se rendre au palais du Saint-Office, pour lui rendre compte de certaines premières démarches. Le père Lorenza, le confesseur de la tante et de la nièce, devait aussi se trouver à l'entrevue, car cette affaire du divorce était au fond son œuvre, il y avait toujours poussé les deux femmes, comme pour trancher le lien qu'avait noué, au milieu de si belles illusions, le curé patriote Pisoni. Et elle s'animait, disait les raisons de son espérance.

– Monsignor Nani peut tout, c'est ce qui me rend si heureuse, maintenant que mon affaire est entre ses mains… Mon ami, soyez raisonnable vous aussi, ne vous révoltez pas, abandonnez-vous. Je vous assure que vous vous en trouverez bien un jour.

La tête basse, Pierre réfléchissait. Rome l'avait enveloppé, il y satisfaisait à chaque heure des curiosités plus vives, et la pensée d'y rester deux à trois semaines encore n'avait rien pour lui déplaire. Sans doute il sentait, dans ces continuels retards, un émiettement possible de sa volonté, une usure d'où il sortirait diminué, découragé, inutile. Mais que craignait-il, puisqu'il se jurait toujours de ne rien abandonner de son livre, de ne voir le Saint-Père que pour affirmer plus hautement sa foi nouvelle? Il refit tout bas ce serment, puis il céda. Et, comme il s'excusait d'être un embarras au palais:

– Non, s'écria Benedetta, je suis si ravie de vous avoir! Je vous garde, je m'imagine que votre présence ici va nous porter bonheur à tous, maintenant que la chance semble tourner.

Ensuite, il fut convenu qu'il n'irait plus rôder autour de Saint-Pierre ni du Vatican, où la vue continuelle de sa soutane devait avoir éveillé l'attention. Il promit même de rester huit jours sans presque sortir du palais, désireux de relire certains livres, certaines pages d'histoire, à Rome même. Et il causa encore un instant, heureux du grand calme qui régnait dans le salon, depuis que la lampe l'éclairait d'une clarté dormante. Six heures venaient de sonner, la nuit était noire dans la rue.

 

– Son Éminence n'a-t-elle pas été souffrante aujourd'hui? demanda-t-il.

– Mais oui, répondit la contessina. Oh! un peu de fatigue seulement, nous ne sommes pas inquiets… Mon oncle m'a fait prévenir par don Vigilio qu'il s'enfermait dans sa chambre et qu'il le gardait, pour lui dicter des lettres… Vous voyez que ce ne sera rien.

Le silence retomba, aucun bruit ne montait de la rue déserte ni du vieux palais vide, muet et songeur comme une tombe. Et, à ce moment, dans ce salon si mollement endormi, plein désormais de la douceur d'un rêve d'espoir, il y eut une entrée en tempête, un tourbillon de jupes, une haleine entrecoupée d'épouvante. C'était Victorine, qui, disparue depuis qu'elle avait apporté la lampe, revenait essoufflée, effarée.

– Contessina, contessina…

Benedetta s'était levée, toute blanche, toute froide soudainement, comme à l'entrée d'un vent de malheur.

– Quoi? quoi?.. Qu'as-tu à courir et à trembler?

– Dario, monsieur Dario, en bas… J'étais descendue pour voir si l'on avait allumé la lanterne du porche, parce qu'on l'oublie souvent… Et là, sous le porche, dans l'ombre, j'ai butté contre monsieur Dario… Il est par terre, il a un coup de couteau quelque part.

Un cri jaillit du cœur de l'amoureuse:

– Mort!

– Non, non, blessé.

Mais elle n'entendait pas, elle continuait à crier d'une voix qui montait:

– Mort! mort!

– Non, non, il m'a parlé… Et, de grâce, taisez-vous! Il m'a fait taire, moi, parce qu'il ne veut pas qu'on sache; il m'a dit de venir vous chercher, vous, vous seule; et, tant pis! puisque monsieur l'abbé est là, il va descendre nous aider. Ce ne sera pas de trop.

Pierre l'écoutait, éperdu lui aussi. Et, lorsqu'elle voulut prendre la lampe, sa main droite qui tremblait apparut tachée de sang, ayant sans doute tâté le corps, par terre. Cette vue fut si horrible pour Benedetta, qu'elle se remit à gémir follement.

– Taisez-vous donc! taisez-vous donc!.. Descendons sans faire de bruit. Je prends la lampe, parce que tout de même il faut voir clair… Vite, vite!

En bas, en travers du porche, devant l'entrée du vestibule, Dario gisait sur le dallage, comme si, frappé dans la rue, il n'avait eu que la force de faire quelques pas pour tomber là. Et il venait de s'évanouir, très pâle, les lèvres pincées, les yeux clos. Benedetta, qui retrouvait l'énergie de sa race, dans l'excès de sa douleur, ne se lamentait plus, ne criait plus, le regardait de ses grands yeux secs, élargis et fous, sans comprendre. L'horrible, c'était le coup de foudre de la catastrophe, l'imprévu, l'inexpliqué, le pourquoi et le comment de ce meurtre, au milieu du silence noir du vieux palais désert, envahi par la nuit. La blessure devait saigner très peu, les vêtements seuls étaient souillés.

– Vite, vite! répéta Victorine à demi-voix, après avoir baissé et promené la lampe pour se rendre compte. Le portier n'est pas là, il est toujours chez le menuisier d'à côté, à rire avec la femme, et vous voyez qu'il n'a pas encore allumé la lanterne; mais il peut rentrer… Monsieur l'abbé et moi, nous allons vite monter le prince dans sa chambre.

Elle seule avait maintenant toute sa tête, en femme de bel équilibre et de tranquille activité. Les deux autres, dans leur stupeur persistante, l'écoutaient sans trouver un mot, lui obéissaient avec une docilité d'enfant.

– Contessina, il va falloir que vous nous éclairiez. Tenez, prenez la lampe et baissez-la un peu, pour qu'on voie les marches… Vous, monsieur l'abbé, chargez-vous des pieds. Moi, je vais le prendre sous les bras. Et n'ayez pas peur, le pauvre cher mignon n'est pas si lourd!

Ah! cette montée, par l'escalier monumental, aux marches basses, aux paliers larges comme des salles d'armes! Cela facilitait le cruel transport, mais quel lugubre cortège, sous la faible clarté vacillante de la lampe, que Benedetta tenait d'un bras tendu et raidi par la volonté! Et pas un bruit, pas un souffle, dans la vieille demeure morte, où l'on n'entendait que l'émiettement des murs, le petit travail de ruine qui achevait de faire craquer les plafonds. Victorine continuait à chuchoter des recommandations, tandis que Pierre, de peur de glisser au bord des pierres luisantes, déployait une force exagérée, qui l'essoufflait. De grandes ombres folles dansaient le long des piliers, des vastes murailles nues, jusqu'à la haute voûte, décorée de caissons. Il fallut faire une halte, tant l'étage paraissait interminable. Puis, la lente marche fut reprise.

Heureusement, l'appartement de Dario, composé de trois pièces, une chambre, un cabinet de toilette et un salon, se trouvait au premier, à la suite de celui du cardinal, dans l'aile qui donnait sur le Tibre. Ils n'avaient plus qu'à suivre la galerie en étouffant le bruit de leurs pas; et, enfin, ils eurent le soulagement de coucher le blessé sur son lit.

Victorine en eut un léger rire de satisfaction.

– C'est fait!.. Débarrassez-vous donc de la lampe, contessina. Tenez! ici, sur cette table… Et je vous réponds bien que personne ne nous a entendus; d'autant plus que c'est une vraie chance que donna Serafina soit sortie et que Son Éminence ait gardé don Vigilio avec elle, les portes closes… J'avais enveloppé les épaules dans ma jupe, pas une goutte de sang n'a dû tomber; et, tout à l'heure, je donnerai moi-même un coup d'éponge, en bas.

Elle s'interrompit, alla regarder Dario, puis vivement:

– Il respire… Alors, je vous laisse là tous les deux pour le garder, et moi je cours chercher le bon docteur Giordano, qui vous a vue naître, contessina, et qui est un homme sûr.

Quand ils furent seuls, en face du blessé évanoui, dans cette chambre à demi obscure, où semblait frissonner maintenant tout l'affreux cauchemar qui était en eux, Benedetta et Pierre restèrent aux deux côtés du lit, sans trouver encore un mot à se dire. Elle avait ouvert les bras, s'était tordu les mains, avec un gémissement sourd, dans un besoin de détendre et d'exhaler sa douleur. Puis, se penchant, elle guetta la vie sur ce visage pâle, aux yeux fermés. Il respirait en effet, mais d'une respiration très lente, à peine sensible. Une faible rougeur pourtant montait à ses joues, et il finit par ouvrir les yeux.

Tout de suite, elle lui avait pris la main, la lui avait serrée, comme pour y mettre l'angoisse de son cœur; et elle fut si heureuse de sentir qu'il lui rendait faiblement son étreinte.

– Dis? tu me vois, tu m'entends… Qu'est-il arrivé, mon Dieu?

Mais lui, sans répondre, s'inquiétait de la présence de Pierre. Quand il l'eut reconnu, il parut l'accepter, cherchant du regard, avec crainte, si personne autre n'était dans la chambra. Et il finit par murmurer:

– Personne n'a vu, personne ne sait?..

– Non, non, tranquillise-toi. Nous avons pu te monter avec Victorine, sans rencontrer âme qui vive. Ma tante est sortie, mon oncle est enfermé chez lui.

Alors, il sembla soulagé, il eut un sourire.

– Je veux que personne ne sache, c'est si bête!

– Qu'est-il donc arrivé, mon Dieu? demanda-t-elle de nouveau.

– Ah! je ne sais pas, je ne sais pas…

Il abaissait les paupières, d'un air de fatigue, tâchant d'échapper à la question. Puis, il dut comprendre qu'il ferait mieux de dire tout de suite une partie de la vérité.