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Rome

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– C'est mon frère Ambrogio qui n'est pas de mon avis… Lui a été avec les républicains, en quarante-neuf, à l'âge de quatorze ans… Ça ne fait rien, nous l'avons pris avec nous, quand nous avons su qu'il se mourait dans une cave, de faim et de maladie.

Les visiteurs, alors, eurent un frémissement de pitié. Ambrogio était l'aîné de quinze ans, et, âgé de soixante ans à peine, il n'était plus qu'une ruine, dévoré par la fièvre, traînant des jambes si diminuées, qu'il passait les jours sur sa paillasse, sans sortir. Plus petit que son frère, plus maigre et turbulent, il avait exercé l'état de menuisier. Mais, dans sa déchéance physique, il gardait une tête extraordinaire, une face d'apôtre et de martyr, d'une expression noble et tragique, encadrée dans un hérissement de barbe et de chevelure blanches.

– Le pape, le pape, gronda-t-il, je n'ai jamais mal parlé du pape. C'est sa faute pourtant, si la tyrannie continue. Lui seul, en quarante-neuf, aurait pu nous donner la république, et nous n'en serions pas où nous en sommes.

Il avait connu Mazzini, il en conservait la religiosité vague, le rêve d'un pape républicain, faisant enfin régner la liberté et la fraternité sur la terre. Mais, plus tard, sa passion pour Garibaldi, en troublant cette conception, lui avait fait juger la papauté indigne désormais, incapable de travailler à la libération humaine. De sorte qu'il ne savait plus trop au juste, partagé entre la chimère de sa jeunesse et la rude expérience de sa vie. D'ailleurs, il n'avait jamais agi que sous le coup d'une émotion violente, et il en restait à de belles paroles, à des souhaits vastes et indéterminés.

– Ambrogio, mon frère, reprit tranquillement Tommaso, le pape est le pape, et la sagesse est de se mettre avec lui, parce qu'il sera toujours le pape, c'est-à-dire le plus fort. Moi, demain, si l'on votait, je voterais pour lui.

Le vieil ouvrier ne se hâta pas de répondre. Toute la prudence avisée de la race l'avait calmé.

– Moi, Tommaso, mon frère, je voterais contre, toujours contre… Et tu sais bien que nous aurions la majorité. C'est fini, le pape roi. Le Borgo lui-même se révolterait… Mais ça ne veut pas dire qu'on ne doive pas s'entendre avec lui, pour que la religion de tout le monde soit respectée.

Intéressé vivement, Pierre écoutait. Il se risqua à poser une question.

– Et y a-t-il beaucoup de socialistes, à Rome, parmi le peuple?

Cette fois, la réponse se fit attendre davantage encore.

– Des socialistes, monsieur l'abbé, oui, sans doute, quelques-uns, mais bien moins nombreux que dans d'autres villes… Ce sont des nouveautés, où vont les impatients, sans y entendre grand'chose peut-être… Nous, les vieux, nous étions pour la liberté, nous ne sommes pas pour l'incendie ni pour le massacre.

Et il craignit d'en dire trop, devant cette dame et ces messieurs, il se mit à geindre en s'allongeant sur sa paillasse, pendant que la contessina prenait congé, un peu incommodée par l'odeur, après avoir averti le prêtre qu'il était préférable de remettre leur aumône à la femme, en bas.

Déjà, Tommaso avait repris sa place devant la table, le menton entre les mains, tout en saluant ses hôtes, sans plus s'émotionner à leur sortie qu'à leur entrée.

– Bien au revoir, et très heureux d'avoir pu vous être agréable.

Mais, sur le seuil, l'enthousiasme de Narcisse éclata. Il se retourna, pour admirer encore la tête du vieil Ambrogio.

– Oh! mon cher abbé, quel chef-d'œuvre! La voilà la merveille, la voilà la beauté! Combien cela est moins banal que le visage de cette fille!.. Ici, je suis certain que le piège du sexe ne m'induit pas en une tentation malpropre. Je ne m'émeus pas pour des raisons basses… Et puis, franchement, quel infini dans ces rides, quel inconnu au fond des yeux noyés, quel mystère parmi le hérissement de la barbe et des cheveux! On rêve un prophète, un Dieu le Père!

En bas, Giacinta était encore assise sur la caisse à demi défoncée, avec son nourrisson en travers des genoux; et, à quelques pas, la Pierina, debout devant Dario, le regardait finir sa cigarette, d'un air d'enchantement; tandis que Tito, rasé dans l'herbe, comme une bête à l'affût, ne les quittait toujours pas des yeux.

– Ah! madame, reprit la mère de sa voix résignée et dolente, vous avez vu, ce n'est guère habitable. La seule bonne chose, c'est qu'on a vraiment de la place. Autrement, il y a des courants d'air, à prendre la mort matin et soir. Et puis, j'ai continuellement peur pour les enfants, à cause des trous.

Elle conta l'histoire de la femme, qui, se trompant un soir, croyant sortir sur le palier, avait pris une fenêtre pour la porte, et s'était tuée net, en culbutant dans la rue. Une petite fille, aussi, s'était cassé les deux bras, en tombant du haut d'un escalier qui n'avait pas de rampe. D'ailleurs, on serait resté mort là dedans, sans que personne le sût et s'avisât d'aller vous ramasser. La veille, on avait trouvé, au fond d'une pièce perdue, couché sur le plâtre, le corps d'un vieil homme, que la faim devait y avoir étranglé depuis près d'une semaine; et il y serait resté sûrement, si l'odeur infecte n'avait averti les voisins de sa présence.

– Encore si l'on avait à manger! continua Giacinta. Et quand on nourrit et qu'on ne mange pas, on n'a pas de lait. Ce petit-là, ce qu'il me suce le sang! Il se fâche, il en veut, et moi, n'est-ce pas? je me mets à pleurer, car ce n'est pas ma faute s'il n'y a rien.

Des larmes, en effet, étaient montées à ses pauvres yeux pâlis. Mais elle fut prise d'une brusque colère, en remarquant que Tito n'avait pas bougé de son herbe, vautré comme une bête au soleil, ce qu'elle jugeait mal poli pour ce beau monde, qui allait sûrement lui laisser une aumône.

– Eh! Tito, fainéant! est-ce que tu ne pourrais pas te mettre debout, quand on vient te voir?

Il fit d'abord la sourde oreille, il finit pourtant par se relever, d'un air de grande mauvaise humeur; et Pierre, qu'il intéressait, tâcha de le faire parler, de même qu'il avait questionné le père et l'oncle, là-haut. Il n'en tira que des réponses brèves, pleines de défiance et d'ennui. Puisqu'on ne trouvait pas de travail, il n'y avait qu'à dormir. Ce n'était pas en se fâchant qu'on changerait les choses. Le mieux était donc de vivre comme on pouvait, sans augmenter sa peine. Quant à des socialistes, oui! peut-être, il y en avait quelques-uns; mais lui n'en connaissait pas. Et, de son attitude lasse, indifférente, il ressortait clairement que, si le père était pour le pape et l'oncle pour la république, lui, le fils, n'était certainement pour rien. Pierre sentit là une fin de peuple, ou plutôt le sommeil d'un peuple, dans lequel une démocratie ne s'était pas éveillée encore.

Mais, comme le prêtre continuait, voulant savoir son âge, à quelle école il était allé, dans quel quartier il était né, Tito, brusquement, coupa court, en disant d'une voix grave, un doigt en l'air, tourné vers sa poitrine:

– Io son Romano di Roma!

En effet, cela ne répondait-il pas à tout? «Moi, je suis Romain de Rome.» Pierre eut un sourire triste, et se tut. Jamais il n'avait mieux senti l'orgueil de la race, le lointain héritage de gloire, si lourd aux épaules. Chez ce garçon dégénéré, qui savait à peine lire et écrire, revivait la vanité souveraine des Césars. Ce meurt-de-faim connaissait sa ville, en aurait pu dire d'instinct l'histoire, aux belles pages. Les noms des grands empereurs et des grands papes lui étaient familiers. Et pourquoi travailler alors, après avoir été les maîtres de la terre? Pourquoi ne pas vivre de noblesse et de paresse, dans la plus belle des villes, sous le plus beau des ciels?

– Io son Romano di Roma.

Benedetta avait glissé son aumône dans la main de la mère; et Pierre ainsi que Narcisse, voulant s'associer à sa bonne œuvre, faisaient de même, lorsque Dario, qui lui aussi s'était joint à sa cousine, eut une idée gentille, désireux de ne pas oublier la Pierina, à qui il n'osait offrir de l'argent. Il posa légèrement les doigts sur ses lèvres, il dit avec un léger rire:

– Pour la beauté.

Et cela fut vraiment doux et joli, ce baiser envoyé, ce rire qui s'en moquait un peu, ce prince familier, que touchait l'adoration muette de la belle perlière, comme dans une histoire d'amour du temps jadis.

La Pierina devint toute rouge de contentement; et elle perdit la tête, elle se jeta sur la main de Dario, y colla ses lèvres chaudes, dans un mouvement irraisonné, où il entrait autant de divine reconnaissance que de tendresse amoureuse. Mais les yeux de Tito avaient flambé de colère, il saisit brutalement sa sœur par sa jupe, l'écarta du poing, en grondant sourdement.

– Toi, tu sais, je te tuerai, et lui aussi.

Il était grand temps de partir, car d'autres femmes, ayant flairé l'argent, s'approchaient, tendaient la main, lançaient des enfants en larmes. Un émoi agitait le misérable quartier des grandes bâtisses abandonnées, un cri de détresse montait des rues mortes, aux plaques de marbre retentissantes. Et que faire? On ne pouvait donner à tous. Il n'y avait que la fuite, le cœur débordé de tristesse, devant cette conclusion de la charité impuissante.

Lorsque Benedetta et Dario furent revenus à leur voiture, ils se hâtèrent d'y monter, ils se serrèrent l'un contre l'autre, ravis d'échapper à un tel cauchemar. Elle était heureuse pourtant de s'être montrée brave devant Pierre; et elle lui serra la main en élève attendrie, lorsque Narcisse eut déclaré qu'il gardait le prêtre, pour l'emmener déjeuner au petit restaurant de la place Saint-Pierre, d'où l'on avait une vue si intéressante sur le Vatican.

– Buvez du petit vin blanc de Genzano, leur cria Dario redevenu très gai. Il n'y a rien de tel pour chasser les idées noires.

Mais Pierre se montrait insatiable de détails. En chemin, il questionna encore Narcisse sur le peuple de Rome, sa vie, ses habitudes, ses mœurs. L'instruction était presque nulle. Aucune industrie d'ailleurs, aucun commerce pour le dehors. Les hommes exerçaient les quelques métiers courants, toute la consommation ayant lieu sur place. Parmi les femmes, il y avait des perlières, des brodeuses, et l'article religieux, les médailles, les chapelets, avait de tout temps occupé un certain nombre d'ouvriers, de même que la fabrication des bijoux locaux. Mais, dès que la femme était mariée, mère de ces nuées d'enfants qui poussaient à miracle, elle ne travaillait guère. En somme, c'était une population se laissant vivre, travaillant juste assez pour manger, se contentant de légumes, de pâtes, de basse viande de mouton, sans révolte, sans ambition d'avenir, n'ayant que le souci de cette vie précaire, au jour le jour. Les deux seuls vices étaient le jeu et les vins rouges et blancs des Châteaux romains, des vins de querelle et de meurtre, qui, les soirs de fête, au sortir des cabarets, semaient les rues d'hommes râlants, la peau trouée à coups de couteau. Les filles se débauchaient peu, on comptait celles qui se donnaient avant le mariage. Cela venait de ce que la famille était restée très unie, soumise étroitement à l'autorité absolue du père. Et les frères eux-mêmes veillaient sur l'honnêteté des sœurs, comme ce Tito si dur à la Pierina, la gardant avec un soin farouche, non par une pensée de jalousie inavouable, mais pour le bon renom, pour l'honneur de la famille. Et cela sans religion réelle, au milieu de la plus enfantine idolâtrie, tous les cœurs allant à la Madone et aux saints, qui seuls existaient, que seuls on implorait, en dehors de Dieu, à qui personne ne s'avisait de songer.

 

Dès lors, la stagnation de ce bas peuple s'expliquait aisément. Il y avait, derrière, des siècles de paresse encouragée, de vanité flattée, de molle existence acceptée. Quand ils n'étaient ni maçons, ni menuisiers, ni boulangers, ils étaient domestiques, ils servaient les prêtres, à la solde plus ou moins directe de la papauté. De là, les deux partis tranchés: les anciens carbonari, devenus des mazziniens et des garibaldiens, les plus nombreux sûrement, l'élite du Transtévère; puis, les clients du Vatican, tous ceux qui vivaient de l'Église, de près ou de loin, et qui regrettaient le pape roi. Mais, de part et d'autre, cela restait à l'état d'opinion dont on causait, sans que jamais l'idée s'éveillât d'un effort à faire, d'une chance à courir. Il aurait fallu une brusque passion balayant la solide raison de la race, la jetant à quelque courte démence. A quoi bon? La misère venait de tant de siècles, le ciel était si bleu, la sieste valait mieux que tout, aux heures chaudes! Et un seul fait semblait acquis, le fond de patriotisme, la majorité certaine pour Rome capitale, cette gloire reconquise, à ce point qu'une révolte avait failli éclater dans la cité Léonine, lorsque le bruit avait couru d'un accord entre l'Italie et le pape, ayant pour base le rétablissement du pouvoir temporel sur cette cité. Si la misère pourtant semblait avoir grandi, si l'ouvrier romain se plaignait davantage, c'était qu'il n'avait vraiment rien gagné aux travaux énormes qui s'étaient, pendant quinze ans, exécutés chez lui. D'abord, plus de quarante mille ouvriers avaient envahi sa ville, des ouvriers venus du Nord pour la plupart, qui travaillaient à bas prix, plus courageux et plus résistants. Puis, lorsque lui-même avait eu sa part dans la besogne, il avait mieux vécu, sans faire d'économies; de sorte que, lorsque la crise s'était produite et qu'on avait dû rapatrier les quarante mille ouvriers des provinces, lui s'était retrouvé comme devant, dans une ville morte, où les ateliers chômaient, sans espoir de se faire embaucher de longtemps. Et il retombait ainsi à son antique indolence, satisfait au fond que trop de travail ne le bousculât plus, faisant de nouveau le meilleur ménage possible avec sa vieille maîtresse la misère, sans un sou et grand seigneur.

Pierre, surtout, était frappé des caractères différents de la misère, à Paris et à Rome. Certes, ici, le dénuement était plus absolu, la nourriture plus immonde, la saleté plus repoussante. Pourquoi donc ces effroyables pauvres gardaient-ils plus d'aisance et de gaieté réelle? Lorsqu'il évoquait un hiver de Paris, les bouges qu'il avait tant visités, où la neige entrait, où grelottaient des familles sans feu et sans pain, il se sentait le cœur éperdu d'une compassion, qu'il ne venait pas d'éprouver si vive, aux Prés du Château. Et il comprit enfin: la misère, à Rome, était une misère qui n'avait pas froid. Ah! oui, quelle douce et éternelle consolation, un soleil toujours clair, un ciel bienfaisant qui restait bleu sans cesse, par bonté pour les misérables! Qu'importait l'abomination du logis, si l'on pouvait dormir dehors, dans la caresse du vent tiède! Qu'importait même la faim, si la famille attendait l'aubaine du hasard, par les rues ensoleillées, au travers des herbes sèches! Le climat rendait sobre, aucun besoin d'alcool ni de viandes rouges pour affronter les brouillards. La divine fainéantise riait aux soirées d'or, la pauvreté devenait une jouissance libre, dans cet air délicieux, où semblait suffire à la créature le bonheur de vivre. A Naples, comme le racontait Narcisse, dans ces quartiers du port et de Sainte-Lucie, aux rues étroites, nauséabondes, pavoisées de linges en train de sécher, la vie entière du peuple se passait dehors. Les femmes et les enfants qui n'étaient pas en bas, dans la rue, vivaient sur les légers balcons de bois, suspendus à toutes les fenêtres. On y cousait, on y chantait, on s'y débarbouillait. Mais la rue, surtout, était la salle commune, des hommes qui achevaient de passer leur culotte, des femmes demi-nues qui pouillaient leurs enfants et qui s'y peignaient elles-mêmes, une population d'affamés dont le couvert s'y trouvait toujours mis. C'était sur de petites tables, dans des voitures, un continuel marché de mangeailles à bas prix, des grenades et des pastèques trop mûres, des pâtes cuites, des légumes bouillis, des poissons frits, des coquillages, toute une cuisine faite, constamment prête parmi la cohue, qui permettait de manger là, au plein air, sans jamais allumer de feu. Et quelle cohue grouillante, les mères sans cesse à gesticuler, les pères assis à la file le long des trottoirs, les enfants lâchés en galops sans fin, cela au milieu d'une frénésie de vacarme, des cris, des chansons, de la musique, la plus extraordinaire des insouciances! Des voix rauques éclataient en grands rires, des faces brunes, pas belles, avaient des yeux admirables qui flambaient de la joie d'être, sous les cheveux d'encre ébouriffés. Ah! pauvre peuple gai, si enfant, si ignorant, dont l'unique désir se bornait aux quelques sous nécessaires pour manger à sa faim, dans cette foire perpétuelle! Certainement, jamais démocratie n'avait eu moins conscience d'elle-même. Puisque, disait-on, ils regrettaient l'ancienne monarchie, sous laquelle leurs droits à cette vie de pauvreté insoucieuse semblaient mieux assurés, on se demandait s'il fallait se fâcher pour eux, leur conquérir malgré eux plus de science et de conscience, plus de bien-être et de dignité. Une infinie tristesse, pourtant, montait au cœur de Pierre de cette gaieté des meurt-de-faim, dans la griserie et la duperie du soleil. C'était bien le beau ciel qui faisait l'enfance prolongée de ce peuple, qui expliquait pourquoi cette démocratie ne s'éveillait pas plus vite. Sans doute, à Naples, à Rome, ils souffraient de manquer de tout; mais ils ne gardaient pas en eux la rancune des atroces jours d'hiver, la rancune noire d'avoir tremblé de froid, pendant que les riches se chauffaient devant de grands feux; ils ignoraient les furieuses rêveries, dans les taudis battus par la neige, devant la maigre chandelle qui va s'éteindre, le besoin alors de faire justice, le devoir de la révolte, pour sauver la femme et les enfants de la phtisie, pour qu'ils aient eux aussi un nid chaud, où l'existence soit possible. Ah! la misère qui a froid, c'est l'excès de l'injustice sociale, la plus terrible école où le pauvre apprend à connaître sa souffrance, s'en indigne et jure de la faire cesser, quitte à faire crouler le vieux monde!

Et Pierre trouvait encore, dans cette douceur du ciel, l'explication de saint François, le divin mendiant d'amour, battant les chemins, célébrant le charme délicieux de la pauvreté. Il était sans doute un inconscient révolutionnaire, il protestait à sa façon contre le luxe débordant de la cour de Rome, par ce retour à l'amour des humbles, à la simplicité de la primitive Église. Mais jamais un tel réveil de l'innocence et de la sobriété ne se serait produit dans une contrée du Nord, que glacent les froids de décembre. Il y fallait l'enchantement de la nature, la frugalité d'un peuple nourri de soleil, la mendicité bénie par les routes toujours tièdes. C'était ainsi qu'il avait dû en venir au total oubli de soi-même. La question paraissait d'abord embarrassante: comment un saint François avait-il pu naître jadis, l'âme si brûlante de fraternité, communiant avec les créatures, les bêtes, les choses, sur cette terre aujourd'hui si peu charitable, dure aux petits, méprisant son bas peuple, ne faisant pas même l'aumône à son pape? Était-ce donc que l'antique orgueil avait desséché les cœurs, ou bien était-ce que l'expérience des très vieux peuples menait à un égoïsme final, pour que l'Italie semblât s'être ainsi engourdi l'âme dans son catholicisme dogmatique et pompeux, tandis que le retour à l'idéal évangélique, la passion des humbles et des souffrants se réveillait de nos jours aux plaines douloureuses du septentrion, parmi les peuples privés de soleil? C'était tout cela, et c'était surtout que saint François, lorsqu'il avait épousé si gaiement sa dame la Pauvreté, avait pu ensuite la promener, pieds nus, vêtue à peine, par des printemps splendides, au travers de populations que brûlait alors un ardent besoin de compassion et d'amour.

Tout en causant, Pierre et Narcisse étaient arrivés sur la place Saint-Pierre, et ils s'assirent à la porte du restaurant où ils avaient déjà déjeuné, devant une des petites tables, au linge douteux, qui se trouvaient rangées là, le long du pavé. Mais la vue était vraiment superbe, la basilique en face, le Vatican à droite, au-dessus du développement majestueux de la colonnade. Tout de suite, Pierre avait levé les yeux, s'était remis à regarder ce Vatican qui le hantait, ce deuxième étage aux fenêtres toujours closes, où vivait le pape, où jamais rien de vivant n'apparaissait. Et, comme le garçon commençait son service en apportant des hors-d'œuvre, des finocchi et des anchois, le prêtre eut un léger cri, pour attirer l'attention de Narcisse.

– Oh! voyez donc, mon ami… Là, à cette fenêtre, que l'on m'a donnée comme étant celle du Saint-Père… Vous ne distinguez pas une figure pâle, tout debout, immobile?

Le jeune homme se mit à rire.

– Eh bien! mais, ce doit être le Saint-Père en personne. Vous désirez tant le voir, que votre désir l'évoque.

– Je vous assure, répéta Pierre, qu'il y a là, derrière les vitres, une figure toute blanche qui regarde.

Narcisse, ayant grand'faim, mangeait en continuant de plaisanter. Puis, brusquement:

– Alors, mon cher, puisque le pape nous regarde, c'est le moment de nous occuper encore de lui… Je vous ai promis de vous raconter comment il avait englouti les millions du patrimoine de Saint-Pierre dans l'effroyable crise financière dont vous venez de voir les ruines, et une visite au quartier neuf des Prés du Château ne serait pas complète, si cette histoire, en quelque sorte, ne lui servait de conclusion.

Sans perdre une bouchée, il parla longuement. A la mort de Pie IX, le patrimoine de Saint-Pierre dépassait vingt millions. Longtemps, le cardinal Antonelli, qui spéculait et faisait généralement de bonnes affaires, avait laissé cet argent en partie chez Rothschild, en partie entre les mains des différents nonces, qu'il chargeait ainsi de le faire fructifier à l'étranger. Mais, après la mort du cardinal Antonelli, son remplaçant, le cardinal Simeoni, redemanda l'argent aux nonces pour le placer à Rome. Ce fut alors que, dès son avènement, Léon XIII composa, dans le but de gérer le patrimoine, une commission de cardinaux, dont monsignor Folchi fut nommé secrétaire. Ce prélat, qui joua pendant douze années un rôle considérable, était le fils d'un employé de la Daterie, lequel laissa un million d'héritage, gagné dans d'adroites opérations. Très habile lui-même, tenant de son père, il se révéla comme un financier de premier ordre, de sorte que la commission, peu à peu, lui abandonna tous ses pouvoirs, le laissa agir complètement à son gré, en se contentant d'approuver le rapport qu'il présentait à chaque séance. Le patrimoine ne produisait guère qu'un million de rente, et comme le budget des dépenses était de sept millions, il fallait en trouver six autres. Sur le denier de Saint-Pierre, le pape donna donc annuellement trois millions à monsignor Folchi, qui, pendant les douze années de sa gestion, accomplit le prodige de les doubler, par la science de ses spéculations et de ses placements, de façon à faire face au budget, sans jamais entamer le patrimoine. Ainsi, dans les premiers temps, il réalisa des gains considérables, en jouant à Rome sur les terrains. Il prenait des actions de toutes les entreprises nouvelles, il jouait sur les moulins, sur les omnibus, sur les conduites d'eau; sans compter tout un agio mené de concert avec une banque catholique, la Banque de Rome. Émerveillé de tant d'adresse, le pape qui, jusque-là, avait spéculé de son côté, par l'intermédiaire d'un homme de confiance, nommé Sterbini, le congédia et chargea monsignor Folchi de faire travailler son argent, puisqu'il faisait travailler si rudement celui du Saint-Siège. Ce fut l'époque de la grande faveur du prélat, l'apogée de sa toute-puissance. Les mauvais jours commençaient, le sol craquait déjà, l'écroulement allait se produire en coups de foudre. Malheureusement, une des opérations de Léon XIII était de prêter de fortes sommes aux princes romains, qui, mordus par la folie du jeu, engagés dans des affaires de terrains et de bâtisses, manquaient d'argent; et ceux-ci lui donnaient en garantie des actions; si bien que, lorsque vint la débâcle, le pape n'eut plus, entre les mains, que des chiffons de papier. D'autre part, il y avait toute une histoire désastreuse, la tentative de créer une maison de crédit à Paris, afin d'écouler, parmi la clientèle religieuse et aristocratique, des obligations qu'on ne pouvait placer en Italie; et, pour amorcer, on disait que le pape était dans l'affaire; et le pis, en effet, était qu'il devait y compromettre trois millions. En somme, la situation devenait d'autant plus critique, que, peu à peu, il avait mis les millions dont il disposait dans la terrible partie d'agio qui se jouait à Rome, sous les fenêtres de son Vatican, brûlé sûrement de la passion du jeu, animé peut-être aussi du sourd espoir de reconquérir par l'argent cette ville qu'on lui avait arrachée par la force. Sa responsabilité allait rester entière, car jamais monsignor Folchi ne risquait une affaire importante sans le consulter; et il se trouvait être ainsi le véritable artisan du désastre, dans son âpreté au gain, dans son désir plus haut de donner à l'Église la toute-puissance moderne des gros capitaux. Mais, comme il arrive toujours, le prélat paya seul les fautes communes. Il était de caractère impérieux et difficile, les cardinaux de la commission ne l'aimaient guère, jugeant les séances parfaitement inutiles, puisqu'il agissait en maître absolu et qu'on se réunissait uniquement pour approuver ce qu'il voulait bien faire connaître de ses opérations. Quand la catastrophe éclata, un complot fut ourdi, les cardinaux terrifièrent le pape par les mauvais bruits qui couraient, puis forcèrent monsignor Folchi à rendre ses comptes devant la commission. La situation était très mauvaise, des pertes énormes ne pouvaient plus être évitées. Et il fut disgracié, et depuis ce temps il a vainement imploré une audience de Léon XIII, qui, durement, a toujours refusé de le recevoir, comme pour le punir de leur aberration à tous deux, cette folie du lucre qui les avait aveuglés; mais il ne s'est jamais plaint, très pieux, très soumis, gardant ses secrets, et s'inclinant. Personne ne saurait dire au juste le chiffre de millions que le patrimoine de Saint-Pierre a laissés dans cette bagarre de Rome, changée en tripot, et si les uns n'en avouent que dix, les autres vont jusqu'à trente. Il est croyable que la perte a été d'une quinzaine de millions.

 

Après des côtelettes aux tomates, le garçon apportait un poulet frit. Et Narcisse conclut en disant:

– Oh! le trou est bouché maintenant, je vous ai dit les sommes considérables fournies par le denier de Saint-Pierre, dont le pape seul connaît le chiffre et règle l'emploi… D'ailleurs, il n'est pas corrigé, je sais de bonne source qu'il joue toujours, avec plus de prudence, voilà tout. Son homme de confiance est encore aujourd'hui un prélat, monsignor Marzolini, je crois, qui fait ses affaires d'argent… Et, dame! mon cher, il a bien raison, on est de son temps, que diable!

Pierre avait écouté avec une surprise croissante, où s'était mêlée une sorte de terreur et de tristesse. Ces choses étaient bien naturelles, légitimes même; mais jamais il n'avait songé qu'elles dussent exister, dans son rêve d'un pasteur des âmes, très loin, très haut, dégagé de tous les soucis temporels. Eh quoi! ce pape, ce père spirituel des petits et des souffrants, avait spéculé sur des terrains, sur des valeurs de Bourse! Il avait joué, placé des fonds chez des banquiers juifs, pratiqué l'usure, fait suer à l'argent des intérêts, ce successeur de l'Apôtre, ce pontife du Christ, du Jésus de l'Évangile, l'ami divin des pauvres! Puis, quel douloureux contraste: tant de millions là-haut, dans ces chambres du Vatican, au fond de quelque meuble discret! tant de millions qui travaillaient, qui fructifiaient, sans cesse placés et déplacés pour qu'ils produisissent davantage, tels que des œufs d'or couvés avec une tendresse passionnée d'avare! et tout près, en bas, dans ces abominables bâtisses inachevées du quartier neuf, tant de misère! tant de pauvres gens qui mouraient de faim au milieu de leur ordure, les mères sans lait pour leur nourrisson, les hommes réduits à la fainéantise par le chômage, les vieux agonisant comme des bêtes de somme qu'on abat lorsqu'elles ne sont plus bonnes à rien! Ah! Dieu de charité, Dieu d'amour, était-ce possible? Sans doute, l'Église avait des besoins matériels, elle ne pouvait vivre sans argent, c'était une pensée de prudence et de haute politique que de lui gagner un trésor pour lui permettre de combattre victorieusement ses adversaires. Mais comme cela était blessant, salissant, et comme elle descendait de sa royauté divine pour n'être plus qu'un parti, une vaste association internationale, organisée dans le but de conquérir et de posséder le monde!

Et Pierre s'étonnait davantage encore devant l'extraordinaire aventure. Avait-on jamais imaginé drame plus inattendu, plus saisissant? Ce pape qui s'enfermait étroitement dans son palais, une prison certes, mais une prison dont les cent fenêtres ouvraient sur l'immensité, Rome, la Campagne, les collines lointaines; ce pape qui, de sa fenêtre, à toutes les heures du jour et de la nuit, par toutes les saisons, embrassait d'un coup d'œil, voyait sans cesse se dérouler à ses pieds sa ville, la ville qu'on lui avait volée, dont il exigeait la restitution d'un cri de plainte ininterrompu; ce pape qui, dès les premiers travaux, avait assisté ainsi, de jour en jour, aux transformations que sa ville subissait, les percées nouvelles, les vieux quartiers abattus, les terrains vendus, les bâtisses neuves s'élevant peu à peu de toutes parts, finissant par faire une ceinture blanche aux antiques toitures rousses; et ce pape alors, devant ce spectacle quotidien, cette furie de construction qu'il pouvait suivre de son lever à son coucher, gagné lui-même par la passion du jeu qui montait de la cité entière, telle qu'une fumée d'ivresse; et ce pape, du fond de sa chambre stoïquement close, se mettant à jouer sur les embellissements de son ancienne ville, tâchant de s'enrichir avec le mouvement d'affaires déterminé par ce gouvernement italien qu'il traitait de spoliateur, puis perdant brusquement des millions dans une colossale catastrophe qu'il aurait dû souhaiter, mais qu'il n'avait pas prévue! Non, jamais, un roi détrôné n'avait cédé à une suggestion plus singulière, pour se compromettre dans une aventure plus tragique, qui le frappait comme un châtiment. Et ce n'était pas un roi, c'était le délégué de Dieu, c'était Dieu lui-même, infaillible, aux yeux de la chrétienté idolâtre!