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Rome

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Et Pierre, de plus en plus, à mesure qu'il parcourait ce musée froid et majestueux, parmi l'éclat dur des marbres, était pénétré de cette sensation qu'il se trouvait là dans un temple païen, élevé au dieu de la lumière et de la pompe. Un grand temple de la Rome antique était certainement pareil, avec les mêmes murs revêtus de marbres polychromes, les mêmes colonnes précieuses, les mêmes voûtes aux caissons dorés. Cette sensation, il devait la ressentir davantage encore en visitant les autres basiliques, qui allaient finir par faire en lui la vérité indiscutable. C'était d'abord l'église chrétienne s'installant, en toute audace et tranquillité, dans le temple païen, San Lorenzo in Miranda qui se logeait comme chez lui dans le temple d'Antonin et Faustine, dont il gardait le portique rare en marbre cipolin et le bel entablement de marbre blanc; ou bien c'était l'église chrétienne qui repoussait du tronc abattu, de l'édifice antique détruit, le Saint-Clément actuel par exemple, sous lequel il y a des siècles de croyances contraires stratifiés, un monument très ancien du temps de la république, un autre du temps de l'empire, dans lequel on a reconnu un temple de Mithra, enfin une basilique de la primitive foi. C'était ensuite l'église chrétienne, comme à Sainte-Agnès hors les Murs, se bâtissant exactement sur le modèle de la basilique civile des Romains, le Tribunal et la Bourse qui accompagnaient tout Forum; et c'était surtout l'église chrétienne construite avec les matériaux volés aux temples en ruine: les seize colonnes superbes de cette même Sainte-Agnès, de marbres différents, prises évidemment à plusieurs dieux; les vingt et une colonnes de Sainte-Marie du Transtévère, de tous les ordres, arrachées d'un temple d'Isis et de Sérapis, dont les chapiteaux ont conservé les figures; les trente-six colonnes en marbre blanc de Sainte-Marie-Majeure, d'ordre ionique, qui viennent du temple de Junon Lucine; les vingt-deux colonnes de Sainte-Marie d'Aracoeli, toutes diverses de matière, de dimension et de travail, et dont la légende veut que certaines aient été dérobées à Jupiter lui-même, au temple de Jupiter Capitolin, qui s'élevait à la même place, sur le sommet sacré. Aujourd'hui encore, les temples de la riche époque impériale renaissaient dans les basiliques somptueuses, à Saint-Jean de Latran et à Saint-Paul hors les Murs. La basilique de Saint-Jean, la Mère et la Tête de toutes les églises, développant ses cinq nefs, divisées par quatre rangées de colonnes, alignant ses douze statues colossales des Apôtres, comme une double haie de dieux menant au Maître des dieux, prodiguant les bas-reliefs, les frises, les entablements, ne semblait-elle pas le palais d'honneur d'une Divinité païenne, dont le royaume opulent était de ce monde? Et, à Saint-Paul surtout, tel qu'on vient de l'achever, dans le resplendissement neuf des marbres, pareils à des miroirs, ne retrouvait-on pas la demeure des Immortels de l'Olympe, le temple type, la majestueuse colonnade sous le plafond plat, à caissons dorés, le pavage de marbre, d'une beauté de matière et de travail incomparable, les pilastres violets à base et à chapiteau blancs, l'entablement blanc à frise violette, le mélange partout de ces deux couleurs d'une harmonie divinement charnelle, qui taisait songer aux corps souverains des grandes déesses, baignés d'aurore? Nulle part, pas plus qu'à Saint-Pierre, un coin d'ombre, un coin de mystère, ouvrant sur l'invisible. Et Saint-Pierre restait quand même le monstre, par son droit de colosse, encore plus grand que les plus grands, démesuré témoignage de ce que peut la folie de l'énorme, quand l'orgueil humain rêve de loger Dieu, à coups de millions dépensés, dans la demeure de pierres, trop vaste et trop riche, où triomphe l'homme en son nom.

C'était donc à ce colosse de gala qu'avait abouti, après des siècles, la ferveur de la foi primitive! On y retrouvait cette sève du sol de Rome, qui, dans tous les temps, a repoussé en monuments déraisonnables. Il semble que les maîtres absolus qui, successivement, y ont régné, aient apporté avec eux cette passion de la construction cyclopéenne, l'aient puisée dans la terre natale où ils ont grandi, car ils se la sont transmise sans arrêt, de civilisation en civilisation. C'est une végétation continue de la vanité humaine, le besoin d'inscrire son nom sur un mur, de laisser de soi, après avoir été le maître de la terre, une trace indestructible, la preuve tangible de toute cette gloire d'un jour, l'édifice éternel de bronze et de marbre qui en témoignera jusqu'à la fin des âges. Au fond, il n'y a là que l'esprit de conquête, l'ambition fière de la race, toujours en peine de la domination du monde; et, lorsque tout a croulé, lorsqu'une société nouvelle renaît des ruines, et qu'on peut la croire guérie de l'orgueil, retrempée dans l'humilité, ce n'est encore qu'une erreur, elle a le vieux sang en ses veines, elle cède de nouveau à la folie insolente des ancêtres, livrée à toute la violence de l'hérédité, dès qu'elle est grande et forte. Il n'est pas un pape illustre qui n'ait voulu bâtir, qui n'ait repris la tradition des Césars, éternisant leur règne dans la pierre, se faisant élever des temples à leur mort, pour passer au rang des dieux. Le même souci d'immortalité terrestre éclate, c'est à qui léguera le monument le plus grand, le plus solide, le plus magnifique; et la maladie est si aiguë que ceux, moins fortunés, qui, ne pouvant construire, ont dû se contenter de réparer, se sont plu à transmettre aux générations la mémoire de leurs travaux modestes, en faisant sceller des plaques de marbre, gravées d'inscriptions pompeuses: de là la continuelle rencontre de ces plaques, pas une muraille consolidée sans qu'un pape l'ait timbrée de ses armes, pas une ruine rétablie, pas un palais remis en état, pas une fontaine nettoyée, sans que le pape régnant signe l'œuvre de son titre romain de Pontifex Maximus. C'est une hantise, une involontaire débauche, la floraison fatale de ce terreau fait de décombres, depuis plus de deux mille ans. Des monuments sans cesse remontent de cette poussière de monuments. Et l'on se demande si Rome a jamais été chrétienne, dans cette perversion dont le vieux sol romain a presque tout de suite entaché la doctrine de Jésus, cette volonté de domination, ce désir de la gloire terrestre qui ont fait le triomphe du catholicisme, au mépris des humbles et des purs, des fraternels et des simples du christianisme primitif.

Alors, tout d'un coup, Pierre, sous une illumination brusque, vit la vérité éclater et se résumer en lui, au moment où, pour la seconde fois, il faisait le tour de l'immense basilique, en admirant les tombeaux des papes. Ah! ces tombeaux! Là-bas, dans la Campagne rase, sous le plein soleil, aux deux bords de la voie Appienne, qui était comme l'entrée triomphale de Rome, conduisant l'étranger au Palatin auguste, ceint d'une couronne de palais, se dressaient les gigantesques tombeaux des puissants et des riches, d'une splendeur d'art, d'une magnificence sans pareille, qui éternisait dans le marbre l'orgueil et la pompe d'une race forte, dominatrice des peuples. Puis, près de là, sous la terre, en pleine nuit discrète, au fond de misérables trous de taupe, se cachaient les autres tombeaux, les petits, les pauvres, les souffrants, sans art ni richesse, dont l'humilité disait qu'un souffle de tendresse et de résignation avait passé, qu'un homme était venu prêcher la fraternité et l'amour, l'abandon des biens de cette vie pour les éternelles joies de la vie future, confiant à la terre nouvelle le bon grain de son Évangile, semant l'humanité rajeunie qui allait transformer le vieux monde. Et voilà que de cette semence enfouie dans le sol durant des siècles, voilà que de ces tombeaux si humbles, si inconnus, où les martyrs dormaient leur doux sommeil, en attendant le réveil glorieux, voilà que d'autres tombeaux encore avaient poussé, aussi géants, aussi fastueux que les antiques tombeaux détruits des idolâtres, dressant leurs marbres parmi les splendeurs païennes d'un temple, étalant le même orgueil surhumain, la même passion affolée de domination universelle. A la Renaissance, Rome redevient païenne, le vieux sang impérial remonte, emporte le christianisme, sous la plus rude attaque qu'il ait eu à subir. Ah! ces tombeaux des papes, à Saint-Pierre, dans leur insolente glorification, dans leur énormité charnelle et luxueuse, défiant la mort, mettant sur cette terre l'immortalité! Ce sont des papes de bronze, démesurés, ce sont des figures allégoriques, des anges équivoques, beaux comme des belles filles, des femmes désirables, avec des hanches et des gorges de déesses. Paul III est assis sur un haut piédestal, la Justice et la Prudence sont à demi couchées à ses pieds. Urbain VIII est entre la Prudence et la Religion, Innocent XI entre la Religion et la Justice, Innocent XII entre la Justice et la Charité, Grégoire XIII entre la Religion et la Force. A genoux, Alexandre VII, assisté de la Prudence et de la Justice, a devant lui la Charité et la Vérité; et un squelette se lève, montrant le sablier vide. Clément XIII, agenouillé également, triomphe au-dessus d'un sarcophage monumental, sur lequel s'appuie la Religion tenant la croix; tandis que le Génie de la Mort, qui s'accoude à l'angle de droite, a sous lui deux lions énormes, symbole de la toute-puissance. Le bronze disait l'éternité des figures, les marbres blancs éclataient en belles chairs opulentes, les marbres de couleur s'enroulaient en riches draperies, dressaient les monuments en pleine apothéose, sous la vive lumière dorée des nefs immenses.

Et Pierre passait de l'un à l'autre, continuait de marcher au travers de la basilique ensoleillée, superbe et déserte. Oui, ces tombeaux, d'une impériale ostentation, rejoignaient ceux de la voie Appienne. C'était Rome sûrement, la terre de Rome, cette terre où l'orgueil et la domination poussaient comme l'herbe des champs, qui avait fait de l'humble christianisme primitif le catholicisme victorieux, allié aux puissants et aux riches, machine géante de gouvernement, dressée pour la conquête des peuples. Les papes s'étaient réveillés Césars. Et la lointaine hérédité agissait, le sang d'Auguste avait de nouveau jailli, coulant dans leurs veines, leur brûlant le crâne d'ambitions surhumaines. Seul, Auguste avait réalisé l'empire du monde, à la fois empereur et grand pontife, maître des corps et des âmes. De là, l'éternel rêve des papes, désespérés de ne détenir que le spirituel, s'obstinant à ne rien céder du temporel, dans l'espoir séculaire, jamais abandonné, que le rêve, se réalisant encore, fera du Vatican un autre Palatin, d'où ils régneront, en despotes absolus, sur les nations conquises.

 

VI

Depuis quinze jours déjà, Pierre se trouvait à Rome, et l'affaire pour laquelle il était venu, la défense de son livre, n'avançait point. Il en était encore à son désir brûlant de voir le pape, sans prévoir quand ni comment il le satisferait, au milieu des continuels retards, dans la terreur que monsignor Nani lui avait inspirée d'une démarche imprudente. Et, comprenant que son séjour pouvait s'éterniser, il s'était décidé à faire viser son celebret au vicariat, il disait sa messe chaque matin à Sainte-Brigitte, place Farnèse, où il avait reçu un bienveillant accueil de l'abbé Pisoni, l'ancien confesseur de Benedetta.

Ce lundi-là, il résolut de descendre de bonne heure à la petite réception intime de donna Serafina, avec l'espoir d'y apprendre des nouvelles et d'y hâter son affaire. Peut-être monsignor Nani serait-il là, peut-être aurait-il la chance de tomber sur quelque prélat ou sur quelque cardinal qui l'aiderait. Vainement, il avait tâché d'utiliser don Vigilio, de tirer tout au moins de lui des renseignements certains. Comme repris de méfiance et de peur, après s'être montré un instant serviable, le secrétaire du cardinal Boccanera l'évitait, se cachait, l'air résolu à ne pas se mêler d'une aventure décidément louche et dangereuse. D'ailleurs, depuis l'avant-veille, il venait d'être pris d'un accès atroce de fièvre, qui le forçait à garder la chambre.

Et il n'y avait absolument, pour réconforter Pierre, que Victorine Bosquet, l'ancienne bonne montée au rang de gouvernante, la Beauceronne qui conservait son cœur de vieille France, après trente ans de vie dans cette Rome qu'elle ignorait. Elle lui parlait d'Auneau, comme si elle l'avait quitté la veille. Mais, ce jour-là, elle n'avait point sa vivacité accorte, sa gaieté d'habitude; et, quand elle sut qu'il descendrait, le soir, voir ces dames, elle hocha la tête.

– Ah! vous ne les trouverez pas bien contentes. Ma pauvre Benedetta a de gros ennuis. Il paraît que son divorce va très mal.

Toute Rome en causait, c'était une reprise extraordinaire de commérages qui bouleversait le monde blanc et le monde noir. Aussi Victorine n'avait-elle pas à faire de la discrétion inutile, vis-à-vis d'un compatriote. Donc, en réponse au mémoire de l'avocat consistorial Morano, qui, s'appuyant sur des témoignages et sur des preuves écrites, démontrait que le mariage n'avait pu être consommé, par suite de l'impuissance du mari, monsignor Palma, théologien, choisi dans l'affaire par la congrégation du Concile, comme défenseur du mariage, venait à son tour de déposer un mémoire vraiment terrible. D'abord, il mettait fortement en doute l'état de virginité de la demanderesse, discutant les termes techniques du certificat des deux sages-femmes, exigeant l'examen à fond fait par deux médecins, formalité devant laquelle avait reculé la pudeur de la jeune femme; et encore citait-il des cas physiologiques, parfaitement établis, où des filles avaient eu commerce avec des hommes, sans paraître le moins du monde déflorées. Il tirait grand parti du récit contenu dans le mémoire du comte Prada, qui, très sincèrement, hésitait à dire si le mariage avait été consommé ou non, tellement la comtesse s'était débattue; lui, sur le moment, avait bien cru accomplir l'acte jusqu'au bout, dans les conditions normales; mais, depuis, en y réfléchissant, il n'osait être affirmatif, il admettait que, cédant à la violence de son désir, il avait pu s'illusionner sur une possession incomplète. Et monsignor Palma triomphait de ce doute, l'aggravait par tous les raisonnements subtils que comportait la délicate matière, en arrivait à retourner contre l'épouse violentée la déposition de la femme de chambre, citée par elle, qui avait entendu le bruit de la lutte et qui affirmait que monsieur et madame, à la suite de cette première nuit, avaient toujours fait lit à part. Ensuite, d'ailleurs, l'argument décisif du mémoire était que, si même la demanderesse faisait la preuve complète de sa virginité, il n'en demeurerait pas moins certain que son refus seul avait empêché la consommation du mariage, la condition foncière de l'acte étant l'obéissance de la femme. Et, enfin, sur un quatrième mémoire, celui du rapporteur, où ce dernier résumait et discutait les trois autres, la congrégation avait voté, accordant l'annulation du mariage, mais à une voix de majorité seulement, solution si précaire, que sans attendre, selon son droit, monsignor Palma s'était empressé de demander un supplément d'informations, ce qui remettait en question toute la procédure et rendait un nouveau vote nécessaire.

– Ah! ma pauvre contessina! s'écria Victorine, elle en mourra de chagrin, car la chère fille brûle à petit feu, sous son air si calme… Il paraît que ce monsignor Palma est le maître de la situation, qu'il peut faire durer l'affaire autant qu'il en aura l'envie. Avec ça, on a déjà dépensé tant d'argent, et il va falloir en dépenser encore… L'abbé Pisoni, que vous connaissez maintenant, a eu là une belle idée, le jour où il a voulu ce mariage; et ce n'est pas pour chagriner la mémoire de ma bonne maîtresse, la comtesse Ernesta, qui était une sainte, mais elle a sûrement fait le malheur de sa fille, quand elle l'a donnée au comte Prada.

Elle s'interrompit. Puis, emportée par l'esprit de justice qui était en elle:

– Il a d'ailleurs raison de ne pas être content, le comte Prada. On se moque par trop de lui… Et, vous savez, ça ne m'empêche pas de dire que ma Benedetta est bien sotte d'y mettre tant de formalités. Si ça dépendait de moi, elle l'aurait, son Dario, ce soir, dans sa chambre, puisqu'elle l'aime si fort, puisqu'ils s'aiment tous les deux et qu'ils se veulent depuis si longtemps… Ah! ma foi, oui! sans maire et sans curé, pour le plaisir d'être jeunes, d'être beaux et d'avoir du bonheur ensemble… Le bonheur, mon Dieu! le bonheur, c'est si rare!

Et, en voyant que Pierre la regardait, surpris, elle se mit à rire de son air de belle santé, avec le tranquille équilibre du menu peuple de France qui ne croit plus guère qu'à la vie heureuse, menée honnêtement.

Puis, d'une façon plus discrète, elle se désola d'un autre ennui qui assombrissait la maison, un contre-coup encore de cette malheureuse affaire du divorce. Il y avait brouille entre donna Serafina et l'avocat Morano, très mécontent du demi-échec de son mémoire devant la congrégation, accusant le père Lorenza, le confesseur de la tante et de la nièce, de les avoir poussées à un procès fâcheux, où il n'y aurait que du scandale pour tout le monde. Et il n'avait plus reparu au palais Boccanera, s'était la rupture d'une vieille liaison de trente années, une véritable stupeur pour tous les salons de Rome, qui désapprouvaient formellement Morano. Donna Serafina était d'autant plus ulcérée, qu'elle le soupçonnait de soulever là une mauvaise querelle et de la quitter pour une tout autre cause, un brusque désir inavouable, criminel chez un homme de sa position et de sa piété, la passion qu'une petite bourgeoise jeune, une intrigante, avait allumée en lui.

Lorsque Pierre, le soir, entra dans le salon tendu de brocatelle jaune, à grandes fleurs Louis XIV, il trouva en effet qu'une mélancolie y régnait, sous la clarté plus sourde des lampes voilées de dentelle. Il n'y avait là, d'ailleurs, que Benedetta et Celia, assises sur un canapé, causant avec Dario; tandis que le cardinal Sarno, enfoui au fond d'un fauteuil, écoutait, sans mot dire, le bavardage intarissable de la vieille parente, qui, chaque lundi, amenait la petite princesse. Donna Serafina était seule, à sa place habituelle, au coin droit de la cheminée, avec la secrète rage de voir devant elle le coin gauche vide, ce coin que Morano avait occupé pendant les trente ans de sa fidélité. Et Pierre remarqua le coup d'œil anxieux, puis désespéré, dont elle avait accueilli son entrée, guettant la porte, attendant sans doute encore le volage. Elle se tenait, du reste, très droite et très fière, la taille fine, plus serrée que jamais dans son corset, avec sa face dure de vieille fille, aux cheveux de neige, aux sourcils très noirs.

Tout de suite Pierre, après lui avoir présenté ses hommages, laissa percer sa préoccupation, en demandant s'il n'aurait pas le plaisir de voir monsignor Nani, ce soir-là. Et elle-même ne put s'empêcher de répondre:

– Oh! monsignor Nani nous abandonne, comme les autres. C'est lorsqu'on a besoin des gens qu'ils disparaissent.

Elle gardait aussi une rancune au prélat de ce qu'il s'était employé au divorce très mollement, après avoir beaucoup promis. Sans doute, comme toujours, sous sa bienveillance extrême, pleine de caresses, il avait quelque autre plan à lui. D'ailleurs, elle regretta vite l'aveu que la colère lui avait arraché; et elle reprit:

– Il va peut-être venir. Il est si bon, il nous aime tant!

Malgré la vivacité de son sang, elle voulait être politique, pour vaincre les chances mauvaises. Son frère, le cardinal, lui avait dit combien l'irritait l'attitude de la congrégation du Concile, car il ne doutait pas que le froid accueil, fait à la demande de sa nièce, ne vînt en partie du désir que certains de ses collègues, les cardinaux, avaient de lui être désagréables. Lui-même souhaitait le divorce, qui seul devait assurer la continuation de la race, puisque Dario s'entêtait à ne vouloir épouser que sa cousine. Et c'était un concours de désastres, toute la famille atteinte, lui frappé dans son orgueil, sa sœur partageant cette souffrance et blessée par contre-coup au cœur, les deux amoureux désespérés de voir leur espérance reculée une fois encore.

Quand Pierre s'approcha du canapé, où causaient les jeunes gens, il entendit bien qu'on ne parlait que de la catastrophe, à demi-voix.

– Pourquoi vous désoler? disait Celia. En somme, l'annulation du mariage a été adoptée, à la majorité d'une voix. Le procès est repris, ce n'est qu'un retard.

Mais Benedetta hochait la tête.

– Non, non! si monsignor Palma s'entête, jamais Sa Sainteté ne donnera son approbation. C'est fini.

– Ah! si l'on était riche, très riche! murmura Dario d'un air convaincu, qui ne fit sourire personne.

Puis, tout bas, à sa cousine:

– Il faut absolument que je te parle, nous ne pouvons plus vivre de la sorte.

Et elle répondit de même, dans un souffle:

– Descends demain soir, à cinq heures. Je resterai, je serai seule, ici.

La soirée s'éternisa ensuite. Pierre était infiniment touché de l'air d'accablement où il trouvait Benedetta, si calme et si raisonnable d'habitude. Ses yeux profonds, dans son visage pur, d'une délicatesse d'enfance, étaient comme voilés de larmes contenues. Il s'était déjà pris pour elle d'une véritable tendresse, à la voir toujours d'une humeur égale, un peu indolente, cachant sous cette apparence de grande sagesse la passion de son âme de flamme. Elle tâchait pourtant de sourire, en écoutant les jolies confidences de Celia, dont les amours marchaient mieux que les siennes. Et il n'y eut qu'un moment de conversation générale, lorsque la vieille parente, haussant la voix, parla de l'indigne attitude de la presse italienne, à l'égard du Saint-Père. Jamais les rapports ne semblaient avoir été aussi mauvais entre le Vatican et le Quirinal. Le cardinal Sarno, muet d'habitude, annonça que le pape, à l'occasion des fêtes sacrilèges du 20 septembre, célébrant la prise de Rome, lancerait une nouvelle lettre de protestation, à la face de tous les États chrétiens, complices du rapt par leur indifférence.

– Allez donc tenter de marier le pape et le roi! dit donna Serafina d'une voix amère, en faisant allusion au déplorable mariage de sa nièce.

Elle paraissait hors d'elle, il était trop tard maintenant, et l'on n'attendait plus monsignor Nani, ni personne. Pourtant, à un bruit inespéré de pas, ses yeux se rallumèrent, elle regarda ardemment la porte, eut la dernière déception de voir entrer Narcisse Habert, qui vint s'excuser près d'elle de sa visite tardive. Son oncle par alliance, le cardinal Sarno, l'avait introduit dans ce salon si fermé, et il y était bien accueilli, à cause de ses idées religieuses, que l'on disait intransigeantes. Ce soir-là, d'ailleurs, il n'y accourait, malgré l'heure avancée, que pour Pierre. Il le prit tout de suite à l'écart.

 

– J'étais certain de vous trouver ici, j'ai dîné à l'ambassade avec mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, et j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer… Il nous recevra demain matin, vers onze heures, à son appartement du Vatican.

Puis, baissant encore la voix:

– Je crois bien qu'il tâchera de vous introduire auprès du Saint-Père… Enfin, l'audience me paraît certaine.

Pierre eut une grosse joie de cette certitude, qui lui arrivait dans la tristesse de ce salon, où, depuis près de deux heures, il se chagrinait et tombait à la désespérance. Enfin, il aurait donc une solution! Narcisse, après avoir serré la main de Dario, salua Benedetta et Celia, puis s'approcha de son oncle le cardinal, qui, débarrassé de la vieille parente, se décidait à parler. Mais il ne causait guère que de sa santé, du temps qu'il faisait, des anecdotes insignifiantes qu'on lui avait contées, sans jamais un mot sur les mille affaires compliquées et terribles qu'il brassait à la Propagande. C'était, en dehors de son cabinet de vieux bureaucrate, comme un bain d'effacement et de médiocrité, où il se reposait du souci de gouverner la terre. Et tout le monde se leva, on prit congé.

– N'oubliez pas, répéta Narcisse à Pierre, demain matin, à dix heures, vous me trouverez à la chapelle Sixtine. Et, en attendant l'heure de notre rendez-vous, je vous montrerai le Botticelli.

Le lendemain, dès neuf heures et demie, Pierre, venu à pied, était sur la vaste place; et, avant de se diriger à droite, vers la porte de bronze, dans l'angle de la colonnade, il leva les yeux, il s'arrêta quelques minutes pour regarder le Vatican. Rien ne lui parut moins monumental que cet entassement de constructions, grandies à l'ombre du dôme de Saint-Pierre, sans ordre architectural aucun, sans régularité quelconque. Les toitures se superposaient, les façades s'étendaient, larges et plates, au hasard des ailes ajoutées et surélevées. Seuls, les trois côtés de la cour Saint-Damase, symétriques, apparaissaient au-dessus de la colonnade, avec les grands vitrages des anciennes loges, fermées aujourd'hui, qui les faisaient ressembler à trois corps de serre immenses, étincelant au soleil dans le ton roux de la pierre. Et c'était là le plus beau palais du monde, le plus vaste, aux onze cents salles, celui qui contenait les plus admirables chefs-d'œuvre du génie humain! Mais, dans sa désillusion, Pierre ne s'intéressa qu'à la haute façade de droite, qui donne sur la place, et où il savait que s'ouvraient les fenêtres de l'appartement particulier du pape, au second étage. Il contempla longuement ces fenêtres, on lui avait dit que la cinquième, à droite, était celle de la chambre à coucher, où l'on voyait toujours brûler une lampe, très tard dans la nuit.

Qu'y avait-il derrière cette porte de bronze, qu'il apercevait là, devant lui, et qui était le seuil sacré, la communication entre tous les royaumes de la terre et le royaume de Dieu, dont l'auguste représentant s'était emprisonné dans ces hautes murailles muettes? Il l'examinait de loin, avec ses panneaux de métal, garnis de gros clous à tête carrée, et il se demandait ce qu'elle défendait, ce qu'elle cachait, ce qu'elle murait, de son air dur d'antique porte de forteresse. Quel monde allait-il trouver derrière, quel trésor de charité humaine conservé jalousement dans l'ombre, quelle résurrection d'espoir pour les peuples nouveaux, avides de fraternité et de justice? Il se plaisait à ce rêve, le pasteur unique et sacré veillant au fond de ce palais clos, préparant le règne définitif de Jésus, pendant que s'écroulaient les vieilles civilisations pourries, et à la veille enfin de proclamer ce règne, en faisant de nos démocraties la grande communauté chrétienne, que le Sauveur avait promise. C'était l'avenir qui s'élaborait derrière la porte de bronze, et l'avenir sans doute qui en sortirait.

Mais Pierre, brusquement, eut la surprise de se trouver en face de monsignor Nani, qui justement quittait le Vatican, pour regagner à pied, à deux pas, le palais du Saint-Office, où il logeait comme assesseur.

– Ah! monseigneur, je suis heureux. Mon ami, monsieur Habert, va me présenter à son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, et je crois bien que je vais obtenir l'audience tant désirée.

De son air aimable et fin, monsignor Nani souriait.

– Oui, oui, je sais.

Il se reprit.

– J'en suis heureux autant que vous, mon cher fils. Seulement, soyez prudent.

Puis, craignant que son aveu n'eût fait comprendre au jeune prêtre qu'il sortait de voir monsignor Gamba del Zoppo, le prélat le plus facile à terrifier de toute la discrète famille pontificale, il conta qu'il courait depuis le matin pour deux dames françaises, qui, elles aussi, se mouraient du désir de voir le pape; et il avait grand'peur de ne pas réussir.

– Je vous avouerai, monseigneur, déclara Pierre, que je commençais à me décourager. Oui, il est temps que j'aie un peu de réconfort, car mon séjour ici n'est pas fait pour m'assainir l'âme.

Il continua, il laissa percer combien Rome achevait de briser en lui la foi. De telles journées, celle qu'il avait passée au Palatin et à la voie Appienne, puis celle qu'il avait vécue aux Catacombes et à Saint-Pierre, n'étaient bonnes qu'à le troubler, qu'à gâter son rêve d'un christianisme rajeuni et triomphant. Il en sortait en proie au doute, envahi d'une lassitude commençante, ayant perdu de son enthousiasme toujours prêt à la révolte.

Sans cesser de sourire, monsignor Nani l'écoutait, hochait la tête d'un air d'approbation. Évidemment, c'était bien cela, les choses devaient se passer ainsi. Il semblait l'avoir prévu et en être satisfait.

– Enfin, mon cher fils, tout va pour le mieux, du moment que vous êtes certain de voir Sa Sainteté.

– C'est vrai, monseigneur, j'ai mis mon unique espoir dans le très juste et très clairvoyant Léon XIII. Lui seul peut me juger, puisque, dans mon livre, lui seul reconnaîtra sa pensée, que, très fidèlement, je crois avoir traduite… Ah! s'il le veut, au nom de Jésus, par la démocratie et par la science, il sauvera le vieux monde!

Son enthousiasme le reprenait, et Nani, de plus en plus affable, avec ses yeux aigus et ses lèvres minces, approuva de nouveau.

– Parfaitement, c'est cela, mon cher fils. Vous causerez, vous verrez.

Puis, comme tous deux, levant la tête, regardaient la façade du Vatican, il poussa l'amabilité jusqu'à le détromper. Non, la fenêtre où l'on voyait de la lumière chaque soir, n'était pas celle de la chambre à coucher du pape. C'était celle d'un palier de l'escalier, que des becs de gaz éclairaient toute la nuit. La chambre du pape se trouvait à deux fenêtres de là. Et ils retombèrent dans le silence, ils continuèrent à regarder la façade, très graves l'un et l'autre.

– Eh bien! au revoir, mon cher fils. Vous me raconterez l'entrevue, n'est-ce pas?

Dès que Pierre fut seul, il franchit la porte de bronze, le cœur battant à grands coups, comme s'il fût entré dans le lieu sacré et redoutable où s'élaborait le bonheur futur. Un poste veillait là, un garde suisse marchait à pas lents, drapé en un manteau gris bleu, qui laissait dépasser seulement la culotte bariolée de noir, de jaune et de rouge; et il semblait que ce manteau discret fût jeté ainsi sur un déguisement, pour en dissimuler l'étrangeté devenue gênante. Puis, tout de suite, à droite, s'ouvrait le grand escalier couvert qui conduit à la cour Saint-Damase. Mais, pour se rendre à la chapelle Sixtine, il fallait suivre la longue galerie, entre une double rangée de colonnes, et monter l'escalier Royal. Et Pierre, dans ce monde géant, où toutes les dimensions s'exagéraient, d'une écrasante majesté, soufflait un peu, en gravissant les larges marches.