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Rome

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Pierre, qui s'était fait amener en voiture jusqu'au tombeau de Cæcilia Metella, continua sa promenade à pied, alla lentement jusqu'à Casal Rotondo. Par places, l'ancien pavé reparaît, de grandes pierres plates, des morceaux de lave, déjetés par le temps, rudes aux voitures les mieux suspendues. A droite et à gauche, filent deux bandes d'herbe, où s'alignent les ruines des tombeaux, d'une herbe abandonnée de cimetière, brûlée par les soleils d'été, semée de gros chardons violâtres et de hauts fenouils jaunes. Un petit mur à hauteur d'appui, bâti en pierres sèches, clôt de chaque côté ces marges roussâtres, pleines d'un crépitement de sauterelles; et, au delà, à perte de vue, la Campagne romaine s'étend, immense et nue. A peine, près des bords, de loin en loin, aperçoit-on un pin parasol, un eucalyptus, des oliviers, des figuiers, blancs de poussière. Sur la gauche, les restes de l'Acqua Claudia détachent dans les prés leurs arcades couleur de rouille, des cultures maigres s'étendent au loin, des vignes avec de petites fermes, jusqu'aux monts de la Sabine et jusqu'aux monts Albains, d'un bleu violâtre, où les taches claires de Frascati, de Rocca di Papa, d'Albano, grandissent et blanchissent, à mesure qu'on approche; tandis que, sur la droite, du côté de la mer, la plaine s'élargit et se prolonge, par vastes ondulations, sans une maison, sans un arbre, d'une grandeur simple extraordinaire, une ligne unique, toute plate, un horizon d'océan qu'une ligne droite, d'un bout à l'autre, sépare du ciel. Au gros de l'été, tout brûle, la prairie illimitée flambe, d'un ton fauve de brasier. Dès septembre, cet océan d'herbe commence à verdir, se perd dans du rose et dans du mauve, jusqu'au bleu éclatant, éclaboussé d'or, des beaux couchers de soleil.

Et Pierre, promenant sa rêverie, était seul, s'avançait à pas lents, le long de l'interminable route plate, dont la mélancolique majesté est faite de solitude et de silence, toute nue, toute droite à l'infini, dans l'infini de la Campagne. En lui, la résurrection du Palatin recommençait, les tombeaux des deux bords se dressaient de nouveau, avec l'éblouissante blancheur de leurs marbres. N'était-ce pas ici, au pied de ce massif de briques, affectant l'étrange forme d'un grand vase, qu'on avait trouvé la tête d'une statue colossale, mêlée à des débris d'énormes sphinx? et il revoyait debout la colossale statue, entre les énormes sphinx accroupis. Plus loin, dans la petite cellule d'une sépulture, c'était une belle statue de femme sans tête qu'on avait découverte; et il la revoyait entière, avec un visage de grâce et de force, souriante à la vie. D'un bout à l'autre, les inscriptions se complétaient, il les lisait, les comprenait couramment, revivait en frère avec ces morts de deux mille ans. Et la route, elle aussi, se peuplait, les chars roulaient avec fracas, les armées défilaient d'un pas lourd, le peuple de Rome voisine le coudoyait, dans l'agitation fiévreuse des grandes cités. On était sous les Flaviens, sous les Antonins, aux grandes années de l'empire, lorsque la voie Appienne atteignit tout le faste de ses tombeaux géants, sculptés et décorés comme des temples. Quelle rue monumentale de la mort, quelle arrivée dans Rome, cette rue toute droite où les grands morts vous accueillaient, vous introduisaient chez les vivants, avec l'extraordinaire pompe de leur orgueil qui survivait à leur cendre! Chez quel peuple souverain, dominateur du monde, allait-on entrer ainsi, pour qu'il eût confié à ses morts le soin de dire à l'étranger que rien ne finissait chez lui, pas même les morts, éternellement glorieux dans des monuments démesurés? Un soubassement de citadelle, une tour de vingt mètres de diamètre, pour y coucher une femme! Et Pierre, s'étant retourné, aperçut distinctement, tout au bout de la rue superbe, éclatante, bordée des marbres de ses palais funèbres, le Palatin qui s'élevait au loin, dressant les marbres étincelants du palais des empereurs, l'énorme entassement des palais dont la toute-puissance dominait la terre.

Mais il eut un léger tressaillement: deux carabiniers, qu'il n'avait point vus, dans ce désert, parurent entre les ruines. L'endroit n'était pas sûr, l'autorité veillait discrètement sur les touristes, même en plein midi. Et, plus loin, il fit une autre rencontre qui lui causa une émotion. C'était un ecclésiastique, un grand vieillard à la soutane noire, lisérée et ceinturée de rouge, dans lequel il eut la surprise de reconnaître le cardinal Boccanera. Il avait quitté la route, il marchait avec lenteur dans la bande d'herbe, au milieu des hauts fenouils et des rudes chardons; et, la tête basse, parmi les débris de tombeaux que ses pieds frôlaient, il était tellement absorbé, qu'il ne vit même pas le jeune prêtre. Celui-ci, courtoisement, se détourna, saisi de le voir seul, si loin. Puis, il comprit, en découvrant, derrière une construction, un lourd carrosse, attelé de deux chevaux noirs, près duquel attendait, immobile, un laquais à la livrée sombre, tandis que le cocher n'avait même pas quitté le siège; et il se souvenait que les cardinaux, ne pouvant marcher à pied dans Rome, devaient gagner en voiture la campagne, s'ils voulaient prendre quelque exercice. Mais quelle tristesse hautaine, quelle grandeur solitaire et comme mise à part, dans ce grand vieillard songeur, doublement prince, chez les hommes et chez Dieu, forcé d'aller ainsi au désert, au travers des tombes, pour respirer un peu l'air rafraîchi du soir!

Pierre s'était attardé pendant de longues heures, le crépuscule tombait, et il assista encore à un admirable coucher de soleil. Sur la gauche, la Campagne devenait couleur d'ardoise, confuse, coupée par les arcades jaunissantes des aqueducs, barrée au loin par les monts Albains, qui s'évaporaient dans du rose; pendant que, sur la droite, vers la mer, l'astre s'abaissait parmi de petits nuages, tout un archipel d'or semant un océan de braise mourante. Et rien autre, rien que ce ciel de saphir strié de rubis, au-dessus de l'infinie ligne plate de la Campagne. Rien autre, ni un monticule, ni un troupeau, ni un arbre. Rien que la silhouette noire du cardinal Boccanera, debout parmi les tombeaux, et qui se détachait, grandie, sur la pourpre dernière du soleil.

Le lendemain de bonne heure, Pierre, pris de la fièvre de tout voir, revint à la voie Appienne, pour visiter les catacombes de Saint-Calixte. C'est le plus vaste, le plus remarquable des cimetières chrétiens, celui où furent enterrés plusieurs des premiers papes. On monte à travers un jardin à demi brûlé, parmi des oliviers et des cyprès; on arrive à une masure de planches et de plâtre, dans laquelle on a installé un petit commerce d'objets religieux; et on y est, un escalier moderne, relativement commode, permet la descente. Mais Pierre fut heureux de trouver là des trappistes français, chargés de garder et de montrer aux touristes ces catacombes. Justement, un Frère allait descendre avec deux dames, deux Françaises, la mère et la fille, l'une adorable de jeunesse, l'autre fort belle encore. Et elles souriaient toutes deux, un peu épeurées pourtant, pendant qu'il allumait les minces bougies longues. Il avait un front bossué, une large et solide mâchoire de croyant têtu, et ses pâles yeux clairs disaient l'enfantine ingénuité de son âme.

– Ah! monsieur l'abbé, vous arrivez à propos… Si ces dames le veulent bien, vous allez vous joindre à nous; car trois Frères sont déjà en bas avec du monde, et vous attendriez longtemps… C'est la grosse saison des voyageurs.

Ces dames, poliment, inclinèrent la tête, et il remit au prêtre une des petites bougies minces. Ni la mère ni la fille ne devaient être des dévotes, car elles avaient eu un coup d'œil oblique sur la soutane de leur compagnon, brusquement sérieuses. On descendit, on arriva à une sorte de couloir très étroit.

– Prenez garde, mesdames, répétait le religieux en éclairant le sol avec sa bougie. Marchez doucement, il y a des bosses et des pentes.

Et il commença l'explication, d'une voix aiguë, avec une force de certitude extraordinaire. Pierre était descendu silencieux, la gorge serrée, le cœur battant d'émotion. Ah! ces Catacombes des premiers chrétiens, ces asiles de la foi primitive, que de fois il les avait rêvées, au temps innocent du séminaire! et, dernièrement encore, pendant qu'il écrivait son livre, que de fois il y avait songé, comme au plus antique et au plus vénérable vestige de cette communauté des petits et des simples, dont il prêchait le retour! Mais il avait le cerveau tout plein des pages écrites par les poètes, par les grands prosateurs, qui ont décrit les Catacombes. Il les voyait à travers ce grandissement de l'imagination, il les croyait vastes, pareilles à des villes souterraines, avec des avenues larges, avec des salles amples, capables de contenir des foules. Et dans quelle pauvre et humble réalité il tombait!

– Ah! dame, oui! répondait le Frère aux questions de la mère et de la fille, ça n'a guère plus d'un mètre, deux personnes ne passeraient pas de front… Et comment on a creusé ça? Oh! c'est fort simple. Une famille, une corporation funèbre ouvrait une sépulture, n'est-ce pas? Eh bien! elle creusait une première galerie, à la pioche, dans ce terrain qu'on appelle du tuf granulaire: une terre rougeâtre comme vous voyez, à la fois tendre et résistante, très facile à travailler, et absolument imperméable; enfin, une terre faite exprès, qui a merveilleusement conservé les corps.

Il s'interrompit, montra, à la faible flamme de sa bougie, les cases creusées à droite et à gauche, dans les parois.

– Regardez, ce sont les loculi… Ils ouvraient donc une galerie souterraine, dans laquelle, des deux côtés, ils pratiquaient ces cases superposées, où ils couchaient les corps, le plus souvent enveloppés d'un simple suaire. Puis, ils fermaient l'ouverture avec une plaque de marbre, qu'ils cimentaient soigneusement… Dès lors, n'est-ce pas? tout s'explique. Si d'autres familles se joignaient à la première, si la corporation s'étendait, ils prolongeaient la galerie au fur et à mesure qu'elle s'emplissait; ils en ouvraient d'autres, à droite, à gauche, dans tous les sens; même ils créaient un deuxième étage, plus profond… Tenez! nous voici dans une galerie qui a bien quatre mètres de haut. Naturellement, on se demande comment ils pouvaient hisser les corps, à une pareille hauteur. Ils ne les hissaient pas, ils les descendaient au contraire, continuant à fouiller le sol davantage, dès que la rangée des cases d'en bas se trouvait pleine… Et c'est de la sorte qu'ici, par exemple, en moins de quatre siècles, ils ont creusé seize kilomètres de galeries, où plus d'un million de chrétiens ont dû être inhumés. Or, des Catacombes existent par douzaines, toute la Campagne de Rome est ainsi trouée. Songez à cela et faites le calcul.

 

Pierre écoutait, passionnément. Autrefois, il avait visité une fosse houillère, en Belgique, et il retrouvait ici les mêmes couloirs étranglés, la même pesanteur étouffante, un néant d'obscurité et de silence. Seules, les petites bougies étoilaient l'ombre épaisse, qu'elles n'éclairaient pas. Et il comprenait enfin ce travail de termites funéraires, ces trous de rats ouverts au hasard, poursuivis selon les besoins, sans art aucun, sans alignement, sans symétrie, au petit bonheur de l'outil. Le sol raboteux montait et descendait à chaque pas, les parois s'en allaient de biais, rien n'avait dû être fait au fil à plomb, ni à l'équerre. Ce n'était là qu'une œuvre de nécessité et de charité, de naïfs fossoyeurs de bonne grâce, des ouvriers illettrés, tombés à la maladresse de main de la décadence. Cela, surtout, devenait très sensible, dans les inscriptions et les emblèmes gravés sur les plaques de marbre. On aurait dit les dessins puérils que les gamins des rues tracent sur les murs.

– Vous voyez, continuait le trappiste, le plus souvent il n'y a qu'un nom; parfois même pas de nom, et simplement les mots in pace… D'autres fois, il y a un emblème, la colombe de la pureté, la palme du martyre, ou bien le poisson, dont le nom grec est composé de cinq lettres, qui sont les initiales des cinq mots grecs: Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur des hommes.

Il approchait de nouveau la petite flamme, et l'on distinguait la palme, un seul trait central, hérissé de quelques autres petits traits, la colombe ou le poisson, faits d'un contour, avec la queue figurée par un zigzag, l'œil par un point rond. Les lettres des inscriptions brèves s'en allaient de travers, inégales, déformées, la grosse écriture des ignorants et des simples.

Mais on était arrivé à une crypte, à une sorte de petite salle, où l'on avait retrouvé les tombeaux de plusieurs papes, entre autres celui de Sixte II, un saint martyr, en l'honneur duquel on y voyait une inscription métrique superbe, placée là par le pape Damase. Puis, dans une salle voisine, aussi étroite, un caveau de famille décoré plus tard de naïves peintures murales, on montrait la place où l'on avait découvert le corps de sainte Cécile. Et l'explication continuait, le religieux commentait les peintures, en tirait avec force la confirmation irréfutable de tous les sacrements et de tous les dogmes, le baptême, l'eucharistie, la résurrection, Lazare sortant du tombeau, Jonas rejeté par la baleine, Daniel dans la fosse aux lions, Moïse faisant jaillir l'eau du rocher, le Christ sans barbe des premiers âges accomplissant des miracles.

– Vous voyez bien, répétait-il, tout est là, ça n'a pas été préparé, et rien n'est plus authentique.

Sur une question de Pierre, dont l'étonnement augmentait, il convint que les Catacombes étaient primitivement de simples cimetières et qu'aucune cérémonie religieuse n'y était célébrée. Plus tard seulement, au quatrième siècle, quand on honora les martyrs, on utilisa les cryptes pour le culte. De même, elles ne devinrent un lieu de refuge que pendant les persécutions, aux époques où les chrétiens durent en dissimuler les entrées. Jusque-là, elles étaient restées librement, légalement ouvertes. Et telle était l'histoire vraie: des cimetières de quatre siècles, devenus des lieux d'asile et ravagés durant les troubles, honorés ensuite jusqu'au huitième siècle, dépouillés alors de leurs saintes reliques, puis tombés dans l'oubli, bouchés par les terres, enfouis pendant plus de sept cents ans, dans une telle insouciance, que les premiers travaux de recherches, au quinzième siècle, les remirent à la lumière comme une extraordinaire trouvaille, un véritable problème historique dont on n'a eu le dernier mot que de nos jours.

– Veuillez vous baisser, mesdames, reprit complaisamment le Frère. Vous voyez, dans cette case, un squelette auquel on n'a point touché. Il est là depuis seize à dix-sept cents ans, et cela vous permet de bien comprendre comment on couchait les corps… Les savants disent que c'est une femme, sans doute une jeune fille… Le squelette était absolument complet, l'année dernière encore. Mais, vous le voyez, le crâne est défoncé. C'est un Américain qui l'a cassé d'un coup de canne, pour bien s'assurer que la tête n'était pas fausse.

Ces dames s'étaient penchées, et leurs pâles visages, à la faible lumière dansante, exprimèrent une pitié mêlée d'effroi. La fille surtout, si frémissante de vie, avec sa bouche rouge, ses grands yeux noirs, apparut un instant, pitoyable et douloureuse. Et tout retomba dans l'ombre, les petites bougies se relevèrent, continuèrent, promenées le long des galeries, dans les ténèbres lourdes. Durant une heure encore, la visite se poursuivit, car le guide ne faisait pas grâce d'un détail, aimant certains coins, fouetté de zèle, comme s'il eût travaillé au salut des touristes.

Et Pierre suivait toujours, et une transformation profonde se passait en lui. Peu à peu, à mesure qu'il voyait et comprenait, sa stupeur première de trouver la réalité si différente de l'embellissement des conteurs et des poètes, sa désillusion de tomber dans ces trous de taupe, si pauvrement, si grossièrement creusés au fond de cette terre rougeâtre, se changeaient en une émotion fraternelle, en un attendrissement qui lui bouleversait le cœur. Et ce n'était pas la pensée des quinze cents martyrs, dont les os sacrés avaient reposé là. Mais quelle humanité douce, résignée et bercée d'espérance dans la mort! Pour les chrétiens, ces basses galeries obscures n'étaient qu'un lieu temporaire de sommeil. S'ils ne brûlaient pas les corps, comme les païens, s'ils les enterraient, c'était qu'ils avaient pris aux Juifs leur croyance à la résurrection de la chair; et cette idée heureuse de sommeil, de bon repos après une vie juste, en attendant les récompenses célestes, faisait la paix immense, le charme infini de la profonde cité souterraine. Tout y parlait de nuit noire et silencieuse, tout y dormait en une immobilité ravie, tout y patientait jusqu'au lointain réveil. Quoi de plus touchant que ces plaques de terre cuite ou de marbre, ne portant pas même un nom, uniquement gravées des mots in pace, en paix! Être en paix enfin, dormir en paix, espérer en paix le ciel futur, après la tâche faite! Et cette paix, elle paraissait d'autant plus délicieuse, qu'elle était goûtée dans une parfaite humilité. Sans doute, tout art avait disparu, les fossoyeurs creusaient au hasard, avec des irrégularités d'ouvriers maladroits, les artistes ne savaient plus graver un nom, ni sculpter une palme ou une colombe. Seulement, quelle voix de jeune humanité s'élevait de cette pauvreté et de cette ignorance! Des pauvres, des petits, des simples, le peuple pullulant couché, endormi sous la terre, pendant que le soleil, là-haut, continuait son œuvre. Une charité, une fraternité dans la mort: l'époux et l'épouse souvent couchés ensemble, avec l'enfant à leurs pieds; le flot débordant des inconnus qui noyait le personnage, l'évêque, le martyr; la plus touchante des égalités, celle de la modestie au fond de toute cette poussière, les cases pareilles, les plaques sans un ornement, la même ingénuité et la même discrétion confondant les rangées sans fin de têtes ensommeillées. C'était à peine si les inscriptions se permettaient des louanges, et combien prudentes, combien délicates: les hommes sont très dignes, très pieux, les femmes sont très douces, très belles, très chastes. Un parfum d'enfance montait, une tendresse illimitée et si largement humaine, la mort de la primitive communauté chrétienne, cette mort qui se cachait pour revivre et qui ne rêvait plus l'empire de ce monde.

Et, brusquement, Pierre vit se dresser dans son souvenir les tombeaux de la veille, ces tombeaux fastueux qu'il avait évoqués aux deux bords de la voie Appienne, qui étalaient au plein soleil l'orgueil dominateur de tout un peuple. Ils éclataient d'une ostentation superbe, avec leurs dimensions colossales, leur entassement de marbres, leurs inscriptions indiscrètes, leurs chefs-d'œuvre de sculpture, des frises, des bas-reliefs, des statues. Ah! cette avenue de la mort pompeuse, en pleine Campagne rase, menant comme une voie de triomphe à la ville reine, éternelle, quel contraste extraordinaire, lorsqu'on la comparait à la cité souterraine des chrétiens, cette cité de la mort cachée, très douce, très belle, très chaste! Ce n'était plus que du sommeil, de la nuit voulue et acceptée, toute une résignation sereine, à qui il ne coûtait rien de se confier au bon repos de l'ombre, en attendant les béatitudes du ciel; et il n'était pas jusqu'au paganisme mourant, perdant de sa beauté, cette maladresse de main des ouvriers ingénus, qui n'ajoutât au charme de ces pauvres cimetières, creusés loin du soleil, dans la nuit de la terre. Des millions d'êtres s'étaient couchés humblement dans cette terre forée comme par des fourmis prudentes, y avaient dormi leur sommeil durant des siècles, l'y dormiraient encore, mystérieux, bercés de silence et d'obscurité, si les hommes n'étaient venus déranger leur désir d'oubli, avant que les trompettes du Jugement eussent sonné la résurrection. La mort avait alors parlé de la vie, rien ne s'était trouvé plus vivant, d'une vie plus intime et plus émue, que ces villes enfouies des morts sans nom, ignorés et innombrables. Tout un souffle immense en était sorti autrefois, le souffle d'une humanité nouvelle, qui allait renouveler le monde. Avec l'humilité, avec le mépris de la chair, avec la haine terrifiée de la nature, l'abandon des jouissances terrestres, la passion de la mort qui délivre et ouvre le paradis, un autre monde commençait. Et le sang d'Auguste, si fier de sa pourpre au soleil, si éclatant de souveraine domination, sembla un moment disparaître, comme si la terre nouvelle l'avait bu, au fond de ses ténèbres sépulcrales.

Le Frère insista pour montrer à ces dames l'escalier de Dioclétien; et il leur en contait la légende.

– Oui, un miracle… Sous cet empereur, des soldats poursuivaient des chrétiens, qui se réfugièrent dans ces Catacombes; et, lorsque les soldats s'entêtèrent à les y suivre, l'escalier se rompit, tous furent précipités… Les marches sont effondrées aujourd'hui encore. Venez voir, c'est à deux pas.

Mais ces dames étaient brisées, envahies à la longue d'un tel malaise par ces ténèbres et ces histoires de mort, qu'elles voulurent absolument remonter. D'ailleurs, les minces bougies tiraient à leur fin, et ce fut pour tous un éblouissement, lorsqu'on se retrouva en haut, dans le soleil, devant la petite boutique d'objets pieux. La jeune fille acheta un presse-papier, un morceau de marbre sur lequel était gravé le poisson, le symbole de Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur des hommes.

L'après-midi du même jour, Pierre tint à visiter la basilique de Saint-Pierre. Il n'en connaissait encore, pour l'avoir traversée en voiture, que la place grandiose, avec son obélisque et ses deux fontaines, dans le cadre vaste de la colonnade du Bernin, cette quadruple rangée de colonnes et de piliers, qui lui fait une ceinture de majesté monumentale. Au fond, la basilique s'élève, rapetissée et alourdie par sa façade, mais emplissant le ciel de son dôme souverain.

Sous le soleil brûlant, des pentes s'étendaient, cailloutées, désertes, des marches basses se succédaient, usées et blanchies; et Pierre, tout au bout, entra. Il était trois heures, de larges rayons tombaient des hautes fenêtres carrées, une cérémonie, des vêpres sans doute, commençait dans la chapelle Clémentine, à gauche. Mais il n'entendit rien, il ne fut que frappé par l'immensité du vaisseau. A pas lents, les yeux en l'air, il en parcourut les dimensions démesurées. C'étaient, dès l'entrée, les bénitiers géants, avec leurs Anges gras comme des Amours; c'était la nef centrale, la colossale voûte en berceau, décorée de caissons; c'étaient surtout, à la croisée, les quatre piliers cyclopéens qui soutiennent le dôme; c'étaient encore les transepts et l'abside, dont chacun est à lui seul vaste comme une de nos églises. Et la pompe orgueilleuse, le faste éclatant, écrasant, le saisissait aussi: la coupole, pareille à un astre, qui resplendissait des tons vifs et des ors des mosaïques; le baldaquin somptueux, dont le bronze a été pris au Panthéon, et qui couronne le maître-autel érigé sur le tombeau même de saint Pierre, où descend le double escalier de la Confession, qu'éclairent les quatre-vingt-sept lampes, éternellement allumées; les marbres, enfin, une profusion, une prodigalité de marbres extraordinaire, des marbres blancs, des marbres de couleur, étalés, entassés. Ah! ces marbres polychromes dont le Bernin a eu la folie luxueuse: le dallage splendide où tout l'édifice se reflète; le revêtement des piliers ornés de médaillons représentant les papes, alternant avec la tiare et les clefs, que portent des Anges joufflus; les murs surchargés d'attributs compliqués, parmi lesquels se répète partout la colombe d'Innocent X; les niches avec leurs statues colossales, d'un goût baroque; les loges et leurs balcons, la rampe de la Confession et son double escalier, les autels riches et les tombeaux plus riches encore! Tout, la grande nef, les bas côtés, les transepts, l'abside, étaient en marbre, suaient le marbre, rayonnaient de la richesse du marbre, sans qu'on pût trouver un coin, large comme la paume de la main, qui n'eût pas l'ostentation insolente du marbre. Et la basilique triomphait, indiscutée, reconnue et admirée pour être l'église la plus grande et la plus opulente du monde, l'énormité dans la magnificence.

 

Pierre marchait toujours, errait par les nefs, regardait, accablé, sans rien distinguer encore. Il s'arrêta un instant devant le Saint Pierre de bronze, à la pose raidie, hiératique, sur son socle de marbre. Quelques fidèles s'approchaient, baisant le pouce du pied droit: les uns l'essuyaient pour le baiser; les autres, sans l'essuyer, le baisaient, appuyaient le front, puis le baisaient de nouveau. Et il retourna ensuite dans le transept de gauche, où sont les confessionnaux. Des prêtres y restent à demeure, prêts à confesser en toutes les langues. D'autres attendent, armés d'une longue baguette; et ils frappent légèrement le crâne des pêcheurs qui s'agenouillent, ce qui procure à ceux-ci trente jours d'indulgence. Mais très peu de monde était là, les prêtres occupaient leur attente, écrivaient, lisaient, comme chez eux, dans les étroites caisses de bois. Et il se retrouva devant la Confession, intéressé par les quatre-vingt-sept lampes, scintillantes ainsi que des étoiles. Le maître-autel, où le pape seul peut officier, semblait avoir une mélancolie hautaine de solitude, sous le baldaquin gigantesque et fleuri, dont la main-d'œuvre et la dorure ont coûté plus d'un demi-million. Puis, le souvenir lui revint de la cérémonie qu'on célébrait dans la chapelle Clémentine, et il s'étonna, car il n'entendait absolument rien. Il la crut finie, il voulut s'en assurer. Alors, à mesure qu'il se rapprocha, il saisit un souffle léger, comme un air de flûte qui venait de loin. Cela grandissait, il ne reconnut un chant d'orgues que lorsqu'il fut devant la chapelle. Des rideaux rouges, tirés devant les fenêtres, tamisaient le soleil; et elle était ainsi toute rougeoyante d'une clarté de fournaise, toute sonore d'une musique grave. Mais combien perdue, combien réduite dans l'immensité du vaisseau, pour qu'à soixante pas on ne distinguât même plus ni les voix ni le grondement des orgues!

En entrant, Pierre avait cru l'église complètement vide, immense et morte. Puis, il s'était aperçu de la présence de quelques êtres, devinés au loin. Des gens se trouvaient là, mais si espacés, si rares, que cela était comme s'ils n'étaient pas. Des touristes s'égaraient, les jambes lasses, leur Guide à la main. Au milieu de la grande nef, un peintre, avec son chevalet, ainsi que dans une galerie publique, prenait une vue. Tout un séminaire français défila ensuite, conduit par un prélat qui expliquait les tombeaux. Mais ces cinquante, ces cent personnes ne comptaient point, faisaient à peine l'effet, par la vaste étendue, de quelques fourmis noires égarées, cherchant leur route avec effarement. Et, dès lors, il eut la sensation nette d'une salle de gala géante, d'une véritable salle des pas perdus, dans un palais de réception démesuré. Les larges nappes de soleil qu'y versaient les hautes fenêtres carrées, sans verrière, l'éclairaient d'une clarté aveuglante, la traversaient de part en part d'une gloire. Pas un banc, pas une chaise, rien que le dallage superbe et nu, à l'infini, un dallage de musée, qui miroitait sous la pluie dansante des rayons. Aucun coin de recueillement, pas un coin d'ombre, de mystère, pour s'agenouiller et prier. Partout la lumière vive, l'éblouissement d'une souveraineté et d'une somptuosité de plein jour. Et lui, dans cette salle d'opéra, si déserte, allumée d'un tel flamboiement d'or et de pourpre, qui arrivait avec le frisson de nos cathédrales gothiques, où des foules obscures sanglotent parmi la forêt des piliers! lui qui apportait le souvenir endolori de l'architecture et de la statuaire émaciées du moyen âge, tout âme, au milieu de cette majesté d'apparat, de cette pompe énorme et vide, qui était tout corps! Vainement, il chercha une pauvre femme à genoux, un être de foi ou de souffrance, dans un demi-jour de pudeur, s'abandonnant à l'inconnu, causant avec l'invisible, bouche close. Il n'y avait toujours là que le va-et-vient lassé des touristes, l'air affairé des prélats menant les jeunes prêtres aux stations obligatoires; tandis que les vêpres continuaient, dans la chapelle de gauche, sans que le bruit en parvînt aux oreilles des visiteurs, à peine une onde confuse, le branle d'une cloche descendu du dehors, à travers les voûtes.

Pierre comprit que c'était là le splendide squelette d'un colosse monumental dont la vie se retirait. Il fallait, pour l'emplir, pour l'animer de son âme véritable, toutes les magnificences des pompes religieuses. Il y fallait les quatre-vingt mille fidèles que le vaisseau pouvait contenir, les grandes cérémonies pontificales, l'éclat des fêtes de la Noël et de Pâques, les défilés, les cortèges, déroulant le luxe sacré, dans un décor et une mise en scène de grand opéra. Et il évoqua ce qu'il savait de la splendeur d'hier, la basilique débordant d'une foule idolâtre, le cortège surhumain défilant au milieu des fronts prosternés, la croix et le glaive ouvrant la marche, les cardinaux allant deux à deux comme des dieux de pléiade, vêtus du rochet de dentelle, de la robe et du manteau de moire rouge, dont les caudataires tenaient la queue, puis le pape enfin, en Jupiter tout-puissant, élevé sur un pavois de velours rouge, assis dans un fauteuil de velours rouge et d'or, habillé de velours blanc, avec la chape d'or, l'étole d'or, la tiare d'or. Les porteurs de la chaise gestatoire étincelaient dans leurs tuniques rouges brodées de soie. Les flabelli agitaient, au-dessus de la tête du pontife unique et souverain, les grands éventails de plume, qu'on balançait autrefois devant les idoles de la Rome antique. Et, autour de la chaise de triomphe, quelle cour éblouissante et glorieuse! toute la famille pontificale, le flot des prélats assistants, les patriarches, les archevêques, les évêques, drapés et mitrés d'or! les camériers secrets participants en soie violette, les camériers de cape et d'épée participants, portant le costume de velours noir, avec la fraise et la chaîne d'or! l'innombrable suite, ecclésiastique et laïque, dont cent pages de la Gerarchia n'épuisent pas l'énumération, les protonotaires, les chapelains, les prélats de toutes les classes et de tous les degrés, sans compter la maison militaire, les gendarmes avec le bonnet à poil, les gardes palatins en pantalon bleu et tunique noire, les gardes suisses cuirassés d'argent, rayés de jaune, de noir et de rouge, les gardes-nobles, superbes d'apparat dans leurs hautes bottes, leur culotte de peau blanche, leur tunique rouge brodée d'or, les épaulettes d'or et le casque d'or! Mais, depuis que Rome était la capitale de l'Italie, les portes ne s'ouvraient plus à deux battants, on les fermait au contraire avec un soin jaloux; et, les rares fois où le pape descendait officier encore, se montrer comme l'élu suprême, Dieu incarné sur la terre, la basilique ne se remplissait plus que d'invités, il fallait pour entrer une carte. Ce n'était plus le peuple, les cinquante mille, les soixante mille chrétiens accourant, s'entassant, au hasard du flot; c'était un choix, des assistants amis, triés pour des solennités particulières et fermées; et même, lorsqu'on arrivait à en réunir des milliers, il n'y avait toujours là qu'un public restreint, convié au spectacle d'un concert monstre.