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Rome

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– Sans doute, nous sommes allés beaucoup trop vite. Il y a eu des dépenses d'une utilité indispensable, les routes, les ports, les chemins de fer. Et il a bien fallu armer le pays aussi, je n'ai pas désapprouvé d'abord les grosses charges militaires… Mais, ensuite, cet écrasant budget de la guerre, d'une guerre qui n'est pas venue, dont l'attente nous a ruinés! Ah! j'ai toujours été l'ami de la France, je ne lui reproche que de n'avoir pas compris la situation qui nous était faite, l'excuse vitale que nous avions en nous alliant avec l'Allemagne… Et le milliard englouti à Rome! C'est ici que la folie a soufflé, nous avons péché par enthousiasme et par orgueil. Dans mes songeries de vieux bonhomme solitaire, un des premiers, j'ai senti le gouffre, l'effroyable crise financière, le déficit où allait sombrer la nation. Je l'ai crié à mon fils, à tous ceux qui m'approchaient; mais à quoi bon? ils ne m'écoutaient pas, ils étaient fous, achetant, revendant, bâtissant, dans l'agio et dans la chimère. Vous verrez, vous verrez… Le pis est que nous n'avons pas, comme chez vous, dans la population dense des campagnes, une réserve d'argent et d'hommes, une épargne toujours prête à combler les trous creusés par les catastrophes. Chez nous, l'ascension du peuple, nulle encore, ne régénère pas le sang social, par un apport continu d'hommes nouveaux; et il est pauvre, il n'a pas de bas de laine à vider. La misère est effroyable, il faut bien le dire. Ceux qui ont de l'argent, préfèrent le manger petitement dans les villes, que de le risquer dans des entreprises agricoles ou industrielles. Les usines sont lentes à se bâtir, la terre en est encore presque partout à la culture barbare d'il y a deux mille ans… Et voilà Rome, Rome qui n'a pas fait l'Italie, que l'Italie a faite sa capitale par son ardent et unique désir, Rome qui n'est toujours que le splendide décor de la gloire des siècles, Rome qui ne nous a donné encore que l'éclat de ce décor, avec sa population papale abâtardie, toute de fierté et de fainéantise! Je l'ai trop aimée, je l'aime trop, pour regretter d'y être. Mais, grand Dieu! quelle démence elle a mise en nous, que de millions elle nous a coûté, de quel poids triomphal elle nous écrase!.. Voyez, voyez!

Et c'étaient les toitures blafardes du Ministère des Finances, l'immense steppe désolée, qu'il montrait, comme s'il y eût vu la moisson de gloire coupée en herbe, l'affreuse nudité de la banqueroute menaçante. Ses yeux se voilaient de larmes contenues, il était superbe d'espoir ébranlé, d'inquiétude douloureuse, avec sa tête énorme de vieux lion blanchi, désormais impuissant, cloué dans cette chambre si nue et si claire, d'une pauvreté si hautaine, qui semblait être une protestation contre la richesse monumentale de tout le quartier. C'était donc là ce qu'on avait fait de la conquête! et il était foudroyé maintenant, incapable de donner de nouveau son sang et son âme!

– Oui, oui! lança-t-il dans un dernier cri, on donnait tout, son cœur et sa tête, son existence entière, tant qu'il s'est agi de faire la patrie une et indépendante. Mais, aujourd'hui que la patrie est faite, allez donc vous enthousiasmer pour réorganiser ses finances! Ce n'est pas un idéal, cela! Et c'est pourquoi, pendant que les vieux meurent, pas un homme nouveau ne se lève parmi les jeunes.

Brusquement, il s'arrêta, un peu gêné, souriant de sa fièvre.

– Excusez-moi, me voilà reparti, je suis incorrigible… C'est entendu, laissons ce sujet, et vous reviendrez, nous causerons, quand vous aurez tout vu.

Dès lors, il se montra charmant, et Pierre comprit son regret d'avoir trop parlé, à la bonhomie séductrice, à l'affection envahissante dont il l'enveloppa. Il le suppliait de rester longtemps à Rome, de ne pas la juger trop vite, d'être convaincu que l'Italie, au fond, aimait toujours la France; et il voulait aussi qu'on aimât l'Italie, il éprouvait une anxiété véritable, à l'idée qu'on ne l'aimait peut-être plus. Ainsi que la veille, au palais Boccanera, le prêtre eut conscience là d'une sorte de pression exercée sur lui pour le forcer à l'admiration et à la tendresse. L'Italie, comme une femme qui ne se sentait pas en beauté, doutant d'elle et susceptible, s'inquiétait de l'opinion des visiteurs, s'efforçait de garder malgré tout leur amour.

Mais, lorsque Orlando sut que Pierre était descendu au palais Boccanera, il se passionna de nouveau, et il eut un geste de contrariété vive, en entendant frapper à la porte, juste à ce moment même. Tout en criant d'entrer, il le retint.

– Non, ne partez pas, je veux savoir…

Une dame entra, qui avait dépassé la quarantaine, petite et ronde, jolie encore, avec ses traits menus, ses gentils sourires, noyés dans la graisse. Elle était blonde, avait les yeux verts, d'une limpidité d'eau de source. Assez bien habillée, en toilette réséda, élégante et sobre, elle paraissait d'air agréable, modeste et avisé.

– Ah! c'est toi, Stefana, dit le vieillard, qui se laissa embrasser.

– Oui, mon oncle, je passais, et j'ai voulu monter, pour prendre de vos nouvelles.

C'était madame Sacco, une nièce d'Orlando, née à Naples d'une mère venue de Milan et mariée au banquier napolitain Pagani, tombé plus tard en déconfiture. Après la ruine, Stefana avait épousé Sacco, lorsqu'il n'était encore que petit employé des Postes. Sacco, dès lors, voulant relever la maison de son beau-père, s'était lancé dans des affaires terribles, compliquées et louches, au bout desquelles il avait eu la chance imprévue de se faire nommer député. Depuis qu'il était venu à Rome, pour la conquérir à son tour, sa femme avait dû l'aider dans son ambition dévorante, s'habiller, ouvrir un salon; et, si elle s'y montrait encore un peu gauche, elle lui rendait pourtant des services qui n'étaient pas à dédaigner, très économe, très prudente, menant la maison en bonne ménagère, toutes les excellentes et solides qualités de l'Italie du Nord, héritées de sa mère, et qui faisaient merveille à côté de la turbulence et des abandons de son mari, chez lequel l'Italie du Midi flambait avec sa rage d'appétits continuelle.

Le vieil Orlando, dans son mépris pour Sacco, avait gardé quelque affection à sa nièce, chez qui il retrouvait son sang. Il la remercia; et, tout de suite, il parla de la nouvelle donnée par les journaux du matin, soupçonnant bien que le député avait envoyé sa femme pour avoir son opinion.

– Eh bien! et ce ministère?

Elle s'était assise, elle ne se pressa pas, regarda les journaux qui traînaient sur la table.

– Oh! rien n'est fait encore, la presse a parlé trop vite. Sacco a été appelé par le président du conseil, et ils ont causé. Seulement, il hésite beaucoup, il craint de n'avoir aucune aptitude pour l'Agriculture. Ah! si c'étaient les Finances!.. Et puis, il n'aurait pris aucune résolution sans vous consulter. Qu'en pensez-vous, mon oncle?

D'un geste violent, il l'interrompit.

– Non, non, je ne me mêle pas de ça!

C'était, pour lui, une abomination, le commencement de la fin, ce rapide succès de Sacco, un aventurier, un brasseur d'affaires qui avait toujours pêché en eau trouble. Son fils Luigi, certes, le désolait. Mais, quand on pensait que Luigi, avec son intelligence vaste, ses qualités si belles encore, n'était rien, tandis que ce Sacco, ce brouillon, ce jouisseur sans cesse affamé, après s'être glissé à la Chambre, se trouvait en passe de décrocher un portefeuille! Un petit homme brun et sec, avec de gros yeux ronds, les pommettes saillantes, le menton proéminent, toujours dansant et criant, d'une éloquence intarissable, dont toute la force était dans la voix, une voix admirable de puissance et de caresse! Et insinuant, et profitant de tout, séducteur et dominateur!

– Tu entends, Stefana, dis à ton mari que le seul conseil que j'aie à lui donner est de rentrer petit employé aux Postes, où il rendra peut-être des services.

Ce qui outrait et désespérait le vieux soldat, c'était un tel homme, un Sacco, tombé en bandit à Rome, dans cette Rome dont la conquête avait coûté tant de nobles efforts. Et, à son tour, Sacco la conquérait, l'enlevait à ceux qui l'avaient si durement gagnée, la possédait, mais pour s'y délecter, pour y assouvir son amour effréné du pouvoir. Sous des dehors très câlins, il était résolu à dévorer tout. Après la victoire, lorsque le butin se trouvait là, chaud encore, les loups étaient venus. Le Nord avait fait l'Italie, le Midi montait à la curée, se jetait sur elle, vivait d'elle comme d'une proie. Et il y avait surtout cela, au fond de la colère du héros foudroyé: l'antagonisme de plus en plus marqué entre le Nord et le Midi; le Nord travailleur et économe, politique avisé, savant, tout aux grandes idées modernes; le Midi ignorant et paresseux, tout à la joie immédiate de vivre, dans un désordre enfantin des actes, dans un éclat vide des belles paroles sonores.

Stefana souriait placidement, en regardant Pierre, qui s'était retiré près de la fenêtre.

– Oh! mon oncle, vous dites cela, mais vous nous aimez bien tout de même, et vous m'avez donné, à moi, plus d'un bon conseil, ce dont je vous remercie… C'est comme pour l'histoire d'Attilio…

Elle parlait de son fils, le lieutenant, et de son aventure amoureuse avec Celia, la petite princesse Buongiovanni, dont tous les salons noirs et blancs s'entretenaient.

– Attilio, c'est autre chose, s'écria Orlando. Ainsi que toi, il est de mon sang, et c'est merveilleux comme je me retrouve dans ce gaillard-là. Oui, il est tout moi, quand j'avais son âge, et beau, et brave, et enthousiaste!.. Tu vois que je me fais des compliments. Mais, en vérité, Attilio me tient chaud au cœur, car il est l'avenir, il me rend l'espérance… Eh bien! son histoire?

– Ah! mon oncle, son histoire nous donne des ennuis. Je vous en ai déjà parlé, et vous avez haussé les épaules, en disant que, dans ces questions-là, les parents n'avaient qu'à laisser les amoureux régler leurs affaires eux-mêmes… Nous ne voulons pourtant pas qu'on dise partout que nous poussons notre fils à enlever la petite princesse, pour qu'il épouse ensuite son argent et son titre.

 

Orlando s'égaya franchement.

– Voilà un fier scrupule! C'est ton mari qui t'a dit de me l'exprimer? Oui, je sais qu'il affecte de montrer de la délicatesse en cette occasion… Moi, je te le répète, je me crois aussi honnête que lui, et j'aurais un fils tel que le tien, si droit, si bon, si naïvement amoureux, que je le laisserais épouser qui il voudrait et comme il voudrait… Les Buongiovanni, mon Dieu! les Buongiovanni, avec toute leur noblesse et l'argent qu'ils ont encore, seront très honorés d'avoir pour gendre un beau garçon, au grand cœur!

De nouveau, Stefana eut son air de satisfaction placide. Elle ne venait sûrement que pour être approuvée.

– C'est bien, mon oncle, je redirai cela à mon mari; et il en tiendra grand compte; car, si vous êtes sévère pour lui, il a pour vous une véritable vénération… Quant à ce ministère, rien ne se fera peut-être, Sacco se décidera selon les circonstances.

Elle s'était levée, elle prit congé en embrassant le vieillard, comme à son arrivée, très tendrement. Et elle le complimenta sur sa belle mine, le trouva très beau, le fit sourire en lui nommant une dame qui était encore folle de lui. Puis, après avoir répondu d'une légère révérence au salut muet du jeune prêtre, elle s'en alla, de son allure modeste et sage.

Un instant, Orlando resta silencieux, les yeux vers la porte, repris d'une tristesse, songeant sans doute à ce présent louche et pénible, si différent du glorieux passé. Et, brusquement, il revint à Pierre, qui attendait toujours.

– Alors, mon ami, vous êtes donc descendu au palais Boccanera. Ah! quel désastre aussi de ce côté!

Mais, lorsque le prêtre lui eut répété sa conversation avec Benedetta, la phrase où elle avait dit qu'elle l'aimait toujours et que jamais elle n'oublierait sa bonté, quoi qu'il arrivât, il s'attendrit, sa voix eut un tremblement.

– Oui, c'est une bonne âme, elle n'est pas méchante. Seulement, que voulez-vous? elle n'aimait pas Luigi, et lui-même a été un peu violent peut-être… Ces choses ne sont plus un mystère, je vous en parle librement, puisque, à mon grand chagrin, tout le monde les connaît.

Orlando, s'abandonnant à ses souvenirs, dit sa joie vive, la veille du mariage, à la pensée de cette admirable créature qui serait sa fille, qui remettrait de la jeunesse et du charme autour de son fauteuil d'infirme. Il avait toujours eu le culte de la beauté, un culte passionné d'amant, dont l'unique amour serait resté celui de la femme, si la patrie n'avait pas pris le meilleur de lui-même. Et Benedetta, en effet, l'adora, le vénéra, montant sans cesse passer des heures avec lui, habitant sa petite chambre pauvre, qui resplendissait alors de l'éclat de divine grâce qu'elle y apportait. Il revivait dans son haleine fraîche, dans l'odeur pure et la caressante tendresse de femme dont elle l'entourait, sans cesse aux petits soins. Mais, tout de suite, quel affreux drame, et que son cœur avait saigné, de ne savoir comment réconcilier les époux! Il ne pouvait donner tort à son fils de vouloir être le mari accepté, aimé. D'abord, après la première nuit désastreuse, ce heurt de deux êtres, entêtés chacun dans son absolu, il avait espéré ramener Benedetta, la jeter aux bras de Luigi. Puis, lorsque, en larmes, elle lui eut fait ses confidences, avouant son amour ancien pour Dario, disant toute sa révolte imprévue devant l'acte, le don de sa virginité à un autre homme, il comprit que jamais elle ne céderait. Et toute une année s'était écoulée, il avait vécu une année, cloué sur son fauteuil, avec ce drame poignant qui se passait sous lui, dans ces appartements luxueux dont les bruits n'arrivaient même pas à ses oreilles. Que de fois il avait essayé d'entendre, craignant des querelles, désolé de ne pouvoir se rendre utile encore en faisant du bonheur! Il ne savait rien par son fils, qui se taisait; il n'avait parfois des détails que par Benedetta, lorsqu'un attendrissement la laissait sans défense; et ce mariage, où il avait vu un instant l'alliance tant désirée de l'ancienne Rome avec la nouvelle, ce mariage non consommé le désespérait, comme l'échec de tous ses espoirs, l'avortement final du rêve qui avait empli sa vie. Lui-même finit par souhaiter le divorce, tellement la souffrance d'une pareille situation devenait insupportable.

– Ah! mon ami, je n'ai jamais si bien compris la fatalité de certains antagonismes, et comment, avec le cœur le plus tendre, la raison la plus droite, on peut faire son malheur et celui des autres!

Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et cette fois, sans avoir frappé, le comte Prada entra. Tout de suite, après un salut rapide au visiteur qui s'était levé, il prit doucement les mains de son père, les tâta, en craignant de les trouver trop chaudes ou trop froides.

– J'arrive à l'instant de Frascati, où j'ai dû coucher, tellement ces constructions interrompues me tracassent. Et l'on me dit que vous avez passé une nuit mauvaise.

– Eh! non, je t'assure.

– Oh! vous ne me le diriez pas… Pourquoi vous obstinez-vous à vivre ici, sans aucune douceur? Cela n'est plus de votre âge. Vous me feriez tant plaisir en acceptant une chambre plus confortable, où vous dormiriez mieux!

– Eh! non, eh! non… Je sais que tu m'aimes bien, mon bon Luigi. Mais, je t'en prie, laisse-moi faire au gré de ma vieille tête. C'est la seule façon de me rendre heureux.

Pierre fut très frappé de l'ardente affection qui enflammait les regards des deux hommes, pendant qu'ils se contemplaient, les yeux dans les yeux. Cela lui parut infiniment touchant, d'une grande beauté de tendresse, au milieu de tant d'idées et d'actes contraires, de tant de ruptures morales, qui les séparaient.

Et il s'intéressa à les comparer. Le comte Prada, plus court, plus trapu, avait bien la même tête énergique et forte, plantée de rudes cheveux noirs, les mêmes yeux francs, un peu durs, dans une face d'un teint clair, barrée d'épaisses moustaches. Mais la bouche différait, une bouche à la dentition de loup, sensuelle et vorace, une bouche de proie, faite pour les soirs de bataille, quand il ne s'agit plus que de mordre à la conquête des autres. C'était ce qui faisait dire, lorsqu'on vantait ses yeux de franchise: «Oui, mais je n'aime pas sa bouche.» Les pieds étaient forts, les mains grasses et trop larges, très belles.

Et Pierre s'émerveillait de le trouver tel qu'il l'avait attendu. Il connaissait assez intimement son histoire, pour reconstituer en lui le fils du héros que la conquête a gâté, qui mange à dents pleines la moisson coupée par l'épée glorieuse du père. Il étudiait surtout comment les vertus du père avaient dévié, s'étaient, chez l'enfant, transformées en vices, les qualités les plus nobles se pervertissant, l'énergie héroïque et désintéressée devenant le féroce appétit des jouissances, l'homme des batailles aboutissant à l'homme du butin, depuis que les grands sentiments d'enthousiasme ne soufflaient plus, qu'on ne se battait plus, qu'on était là au repos, parmi les dépouilles entassées, pillant et dévorant. Et le héros, le père paralytique, immobilisé, qui assistait à cela, à cette dégénérescence du fils, du brasseur d'affaires gorgé de millions!

Mais Orlando présenta Pierre.

– Monsieur l'abbé Pierre Froment, dont je t'ai parlé, l'auteur du livre que je t'ai fait lire.

Prada se montra fort aimable, parla tout de suite de Rome, avec une passion intelligente, en homme qui voulait en faire une grande capitale moderne. Il avait vu Paris transformé par le second empire, il avait vu Berlin agrandi et embelli, après les victoires de l'Allemagne; et, selon lui, si Rome ne suivait pas le mouvement, si elle ne devenait pas la ville habitable d'un grand peuple, elle était menacée d'une mort prompte. Ou un musée croulant, ou une cité refaite, ressuscitée.

Pierre, intéressé, presque gagné déjà, écoutait cet habile homme dont l'esprit ferme et clair le charmait. Il savait avec quelle adresse il avait manœuvré dans l'affaire de la villa Montefiori, s'y enrichissant lorsque tant d'autres s'y ruinaient, ayant prévu sans doute la catastrophe fatale, au moment où la rage de l'agio affolait encore la nation entière. Pourtant, il surprenait déjà des signes de fatigue, des rides précoces, les lèvres affaissées, sur cette face de volonté et d'énergie, comme si l'homme se lassait de la continuelle lutte, parmi les écroulements voisins, qui minaient le sol, menaçant d'emporter par contre-coup les fortunes les mieux assises. On racontait que Prada, dans les derniers temps, avait eu des inquiétudes sérieuses; et plus rien n'était solide, tout pouvait être englouti, à la suite de la crise financière qui s'aggravait de jour en jour. Chez ce rude fils de l'Italie du Nord, c'était une sorte de déchéance, un lent pourrissement, sous l'influence amollissante, pervertissante de Rome. Tous ses appétits s'y étaient rués à leur satisfaction, il s'épuisait à les y contenter, appétits d'argent, appétits de femmes. Et de là venait la grande tristesse muette d'Orlando, quand il voyait cette déchéance rapide de sa race de conquérant, tandis que Sacco, l'Italien du Midi, servi par le climat, fait à cet air de volupté, à ces villes d'antique poussière, brûlées de soleil, s'y épanouissait comme la végétation naturelle du sol saturé des crimes de l'histoire, s'y emparait peu à peu de tout, de la richesse et de la puissance.

Le nom de Sacco fut prononcé, le père dit au fils un mot de la visite de Stefana. Sans rien ajouter, tous deux se regardèrent avec un sourire. Le bruit courait que le ministre de l'Agriculture, décédé, ne serait peut-être pas remplacé tout de suite, qu'un autre ministre ferait l'intérim, et qu'on attendrait l'ouverture de la Chambre.

Puis, il fut question du palais Boccanera; et Pierre, alors, redoubla d'attention.

– Ah! lui dit le comte, vous êtes descendu rue Giulia. Toute la vieille Rome dort là, dans le silence de l'oubli.

Très à l'aise, il s'entretint du cardinal et même de Benedetta, la comtesse, comme il disait en parlant de sa femme. Il s'étudiait à ne montrer aucune colère. Mais le jeune prêtre le sentit frémissant, saignant toujours, grondant de rancune. Chez lui, la passion de la femme, le désir éclatait avec la violence d'un besoin qu'il devait satisfaire sur l'heure; et il y avait sans doute encore là une des vertus gâtées du père, le rêve enthousiaste courant au but, aboutissant à l'action immédiate. Aussi, après sa liaison avec la princesse Flavia, quand il avait voulu Benedetta, la nièce divine d'une tante restée si belle, s'était-il résigné à tout, au mariage, à la lutte contre cette jeune fille qui ne l'aimait pas, au danger certain de compromettre sa vie entière. Plutôt que de ne pas l'avoir, il aurait incendié Rome. Et ce dont il souffrait sans espoir de guérison, la plaie sans cesse avivée qu'il portait au flanc, c'était de ne pas l'avoir eue, de se dire qu'elle était sienne et qu'elle s'était refusée. Jamais il ne devait pardonner l'injure, la blessure en demeurait au fond de sa chair inassouvie, où le moindre souffle en réveillait la cuisson. Et, sous son apparence d'homme correct, le sensuel délirait alors, jaloux et vindicatif, capable d'un crime.

– Monsieur l'abbé est au courant, murmura le vieil Orlando de sa voix triste.

Prada eut un geste, comme pour dire que tout le monde était au courant.

– Ah! mon père, si je ne vous avais pas obéi, jamais je ne me serais prêté à ce procès en annulation de mariage! La comtesse aurait bien été forcée de réintégrer le domicile conjugal, et elle ne serait pas aujourd'hui à se moquer de nous, avec son amant, ce Dario, le cousin.

D'un geste, à son tour, Orlando voulut protester.

– Mais certainement, mon père. Pourquoi croyez-vous donc qu'elle s'est enfuie d'ici, si ce n'est pour aller vivre aux bras de son amant, chez elle? Et je trouve même que le palais de la rue Giulia, avec son cardinal, abrite là des choses assez malpropres.

C'était le bruit qu'il répandait, l'accusation qu'il portait partout contre sa femme, cette liaison adultère, selon lui publique, éhontée. Au fond, cependant, il n'y croyait pas lui-même, connaissant trop bien la raison ferme de Benedetta, l'idée superstitieuse et comme mystique qu'elle mettait dans sa virginité, la volonté qu'elle avait d'être seulement à l'homme qu'elle aimerait et qui serait son mari devant Dieu. Mais il trouvait une accusation pareille de bonne guerre, très efficace.

– A propos, s'écria-t-il brusquement, vous savez, mon père, que j'ai reçu communication du mémoire de Morano; et c'est chose entendue: si le mariage n'a pu être consommé, c'est par suite de l'impuissance du mari.

 

Il partit d'un éclat de rire, désirant montrer que cela lui semblait être le comble du comique. Seulement, il avait pâli de sourde exaspération, sa bouche riait durement, avec une cruauté meurtrière; et il était évident que, seule, cette accusation fausse d'impuissance, si insultante pour un homme de sa virilité, l'avait décidé à se défendre, dans ce procès, dont il voulait d'abord ne tenir aucun compte. Il plaiderait donc, convaincu d'ailleurs que sa femme n'obtiendrait pas l'annulation du mariage. Et, toujours riant, il donnait des détails un peu libres sur l'acte, expliquant que ce n'était pas si commode avec une femme qui se refuse, qui griffe et qui mord, et que, du reste, il n'était pas si certain que ça de ne pas l'avoir accompli. En tout cas, il demanderait l'épreuve, le jugement de Dieu, comme il disait en s'égayant plus fort de sa plaisanterie, et devant les cardinaux assemblés, s'ils poussaient la conscience jusqu'à vouloir constater la chose par eux-mêmes.

– Luigi! dit Orlando doucement, en désignant le jeune prêtre d'un regard.

– Oui, je me tais, vous avez raison, mon père. Mais, en vérité, c'est tellement abominable et ridicule… Vous savez le mot de Lisbeth: «Ah! mon pauvre ami, c'est donc d'un petit Jésus que je vais accoucher.»

De nouveau, Orlando parut mécontent, car il n'aimait point, quand il y avait là un visiteur, que son fils affichât si tranquillement devant lui sa liaison. Lisbeth Kauffmann, à peine âgée de trente ans, très blonde, très rose, et d'une gaieté toujours rieuse, appartenait à la colonie étrangère, veuve d'un mari mort depuis deux ans à Rome, où il était venu soigner une maladie de poitrine. Demeurée libre, suffisamment riche pour n'avoir besoin de personne, elle y était restée par goût, passionnée d'art, faisant elle-même un peu de peinture; et elle avait acheté, rue du Prince-Amédée, dans un quartier neuf, un petit palais, où la grande salle du second étage, transformée en atelier, embaumée de fleurs en toute saison, tendue de vieilles étoffes, était bien connue de la société aimable et intelligente. On l'y trouvait dans sa continuelle allégresse, vêtue de longues blouses, un peu gamine, ayant des mots terribles, mais de fort bonne compagnie et ne s'étant encore compromise qu'avec Prada. Il lui avait plu sans doute, elle s'était simplement donnée à lui, lorsque sa femme, depuis quatre mois déjà, l'avait quitté; et elle était enceinte, une grossesse de sept mois, qu'elle ne cachait point, l'air si tranquille et si heureux, que son vaste cercle de connaissances continuait à la venir voir, comme si de rien n'était, dans cette vie facile, libérée, des grandes villes cosmopolites. Cette grossesse, naturellement, au milieu des circonstances où se trouvait le comte, le ravissait, devenait à ses yeux le meilleur des arguments, contre l'accusation dont souffrait son orgueil d'homme. Mais, au fond de lui, sans qu'il l'avouât, la blessure inguérissable n'en saignait pas moins; car ni cette paternité prochaine, ni la possession amusante et flatteuse de Lisbeth, ne compensaient l'amertume du refus de Benedetta: c'était celle-ci qu'il brûlait d'avoir, qu'il aurait voulu punir tragiquement de ce qu'il ne l'avait pas eue.

Pierre, n'étant pas au courant, ne pouvait comprendre. Comme il sentait une gêne, désireux de se donner une contenance, il avait pris sur la table, parmi les journaux, un gros volume, étonné de rencontrer là un ouvrage français classique, un de ces manuels pour le baccalauréat, où se trouve un abrégé des connaissances exigées dans les programmes. Ce n'était qu'un livre humble et pratique d'instruction première, mais il traitait forcément de toutes les sciences mathématiques, de toutes les sciences physiques, chimiques et naturelles, de sorte qu'il résumait en gros les conquêtes du siècle, l'état actuel de l'intelligence humaine.

– Ah! s'écria Orlando, heureux de la diversion, vous regardez le livre de mon vieil ami Théophile Morin. Vous savez qu'il était un des Mille de Marsala et qu'il a conquis la Sicile et Naples avec nous. Un héros!.. Et, depuis plus de trente ans, il est retourné en France, à sa chaire de simple professeur, qui ne l'a guère enrichi. Aussi a-t-il publié ce livre, dont la vente, paraît-il, marche si bien, qu'il a eu l'idée d'en tirer un nouveau petit bénéfice avec des traductions, entre autres avec une traduction italienne… Nous sommes restés des frères, il a songé à utiliser mon influence, qu'il croit décisive. Mais il se trompe, hélas! je crains bien de ne pas réussir à faire adopter l'ouvrage.

Prada, redevenu très correct et charmant, eut un léger haussement d'épaules, plein du scepticisme de sa génération, uniquement désireuse de maintenir les choses existantes, pour en tirer le plus de profit possible.

– A quoi bon? murmura-t-il. Trop de livres! trop de livres!

– Non, non! reprit passionnément le vieillard, il n'y a jamais trop de livres! Il en faut, et encore, et toujours! C'est par le livre, et non par l'épée, que l'humanité vaincra le mensonge et l'injustice, conquerra la paix finale de la fraternité entre les peuples… Oui, tu souris, je sais que tu appelles ça mes idées de 48, de vieille barbe, comme vous dites en France, n'est-ce pas? monsieur Froment. Mais il n'en est pas moins vrai que l'Italie est morte, si l'on ne se hâte de reprendre le problème par en bas, je veux dire si l'on ne fait pas le peuple; et il n'y a qu'une façon de faire un peuple, de créer des hommes, c'est de les instruire, c'est de développer par l'instruction cette force immense et perdue, qui croupit aujourd'hui dans l'ignorance et dans la paresse… Oui, oui! l'Italie est faite, faisons les Italiens. Des livres, des livres encore! et allons toujours plus en avant, dans plus de science, dans plus de clarté, si nous voulons vivre, être sains, bons et forts!

Le vieil Orlando était superbe, à moitié soulevé, avec son puissant mufle léonin, tout flambant de la blancheur éclatante de la barbe et de la chevelure. Et, dans cette chambre candide, si touchante en sa pauvreté voulue, il avait poussé son cri d'espoir avec une telle fièvre de foi, que le jeune prêtre vit s'évoquer devant lui une autre figure, celle du cardinal Boccanera, tout noir et debout, les cheveux seuls de neige, admirable lui aussi de beauté héroïque, au milieu de son palais en ruine, dont les plafonds dorés menaçaient de crouler sur ses épaules. Ah! les entêtés magnifiques, les croyants, les vieux qui restent plus virils, plus passionnés que les jeunes! Ceux-ci étaient aux deux bouts opposés des croyances, n'ayant ni une idée, ni une tendresse communes; et, dans cette antique Rome où tout volait en poudre, eux seuls semblaient protester, indestructibles, face à face par-dessus leur ville, comme deux frères séparés, immobiles à l'horizon. De les avoir ainsi vus l'un après l'autre, si grands, si seuls, si désintéressés de la bassesse quotidienne, cela emplissait une journée d'un rêve d'éternité.

Tout de suite Prada avait pris les mains du vieillard, pour le calmer dans une étreinte tendrement filiale.

– Oui, oui! père, c'est vous qui avez raison, toujours raison, et je suis un imbécile de vous contredire. Je vous en prie, ne vous remuez pas de la sorte, car vous vous découvrez, vos jambes vont se refroidir encore.

Et il se mit à genoux, il arrangea la couverture avec un soin infini; puis, restant par terre, comme un petit garçon, malgré ses quarante-deux ans sonnés, il leva ses yeux humides, suppliants d'adoration muette; tandis que le vieux, calmé, très ému, lui caressait les cheveux de ses doigts tremblants.