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Sans doute Janzen était complice, et il disait que Victor Mathis avait vengé Salvat, lorsque, dans l'ombre, il y eut un grand soupir douloureux, puis la chute lourde d'un corps sur le plancher. C'était madame Mathis, la mère, qui tombait comme une masse, foudroyée par la nouvelle, qu'un hasard lui apprenait. Justement, Mère-Grand descendait avec une lampe. La pièce s'éclaira, on s'effara, on se porta au secours de la misérable femme, étendue dans sa mince robe noire, d'une pâleur de morte.

Et ce fut encore pour Pierre un indicible serrement de cœur. Ah! la triste et dolente créature! Il se souvenait d'elle, chez l'abbé Rose, si discrète, en pauvresse honteuse, ayant tant de peine à vivre, avec la maigre rente que l'acharnement du malheur lui avait laissée. Une famille riche de province, un roman d'amour, une fuite aux bras de l'homme choisi; puis, la malchance, le ménage qui se gâtait, le mari qui mourait. Et, dans son veuvage cloîtré, après la perte des quelques sous qui lui avaient permis d'élever son fils, il ne lui restait que ce fils, son Victor, son adoration, sa foi, qu'elle voulait croire toujours très occupé, absorbé par son travail, à la veille d'une situation superbe, digne de son mérite. Et, brusquement, elle apprenait que ce fils était le plus exécrable des assassins, qu'il avait jeté une bombe dans un café et tué trois hommes.

Lorsque madame Mathis revint à elle, grâce aux bons soins de Mère-Grand, elle sanglota sans fin, elle jeta une telle plainte continue de détresse, que les mains de Pierre et de Guillaume se cherchèrent encore, se reprirent, tandis que leurs êtres bouleversés et guéris se fondaient l'un dans l'autre.

V

Quinze mois plus tard, par un beau jour doré de septembre, Bache et Théophile Morin déjeunèrent chez Guillaume, dans l'atelier, en face de Paris immense.

Près de la table se trouvait un berceau, dont les petits rideaux étaient tirés, et sous lesquels dormait Jean, un gros garçon de quatre mois, le fils de Pierre et de Marie. Ceux-ci, simplement pour sauvegarder les droits sociaux de l'enfant, s'étaient épousés civilement à la mairie de Montmartre, résolus du reste à passer outre, s'ils n'avaient pas trouvé un maire qui consentît à marier un ancien prêtre. Puis, pour complaire à Guillaume, désireux de les garder, d'augmenter autour de lui la famille, ils avaient vécu là, dans le petit logement, au-dessus de l'atelier, laissant la maison de Neuilly seule, là-bas, ensommeillée et douce, à la garde de Sophie, la vieille servante. Et l'existence coulait heureuse, depuis quatorze mois bientôt qu'ils étaient l'un à l'autre.

Autour du jeune ménage, d'ailleurs, il n'y avait eu que de la paix, de la tendresse et du travail. François, qui venait de sortir de l'Ecole Normale, chargé de tous les diplômes, de tous les grades, allait partir pour un lycée de l'Ouest, voulant faire son stage dans le professorat, quitte à l'abandonner et à ne s'occuper ensuite que de science pure. Antoine avait eu un gros succès, avec une série de bois admirables, des vues et des scènes de Paris; et il devait épouser Lise Jahan, au printemps prochain, lorsqu'elle aurait dix-sept ans révolus. Mais, des trois fils, Thomas surtout triomphait, car il avait enfin trouvé et construit le fameux petit moteur, grâce à une idée géniale de son père. Un matin, après l'effondrement de tous ses énormes et chimériques projets, Guillaume, devant l'explosif terrible, découvert par lui, désormais inutilisé, avait eu la brusque inspiration de l'employer comme force motrice, d'essayer de le substituer au pétrole, dans ce moteur que son fils aîné étudiait depuis si longtemps, pour l'usine Grandidier. Il s'était mis à la besogne avec Thomas, inventant un nouveau mécanisme, se heurtant à des difficultés sans nombre, employant une année entière dans cet acharné travail de création. Et le père et le fils avaient enfanté, avaient réalisé la merveille, et elle était là, devant le vitrage, boulonnée sur un socle de chêne, prête à marcher, quand on lui aurait fait une toilette dernière.

Dans la maison, si riante, si tranquille maintenant, Mère-Grand continuait, malgré son grand âge, à exercer sa royauté active et muette, obéie de tous. Elle était partout, sans paraître jamais quitter sa chaise, devant la table de travail. Depuis la naissance de Jean, elle parlait de l'élever, comme elle avait élevé Thomas, François et Antoine, pleine de la belle bravoure du dévouement, ayant l'air de croire qu'elle ne mourrait pas, tant qu'elle aurait les siens à guider, à aimer, à sauver. Marie en était émerveillée, lasse elle-même parfois depuis qu'elle nourrissait, malgré sa belle santé, si gaie toujours. Jean avait ainsi deux mères, vigilantes près de son berceau, pendant que Pierre, devenu l'aide de Thomas, tirait le soufflet de la forge, dégrossissait déjà les pièces, achevant son apprentissage d'ouvrier mécanicien.

Ce jour-là, la présence de Bache et de Théophile Morin avait encore égayé le déjeuner; et la table était desservie, on apportait le café, lorsqu'un petit garçon, l'enfant d'un concierge de la rue Cortot, vint demander monsieur Pierre Froment. Il raconta, en paroles hésitantes, que monsieur l'abbé Rose était bien malade, qu'il allait mourir et qu'il l'envoyait, pour dire que monsieur Pierre Froment vienne tout de suite, tout de suite.

Pierre, très ému, le suivit. Rue Cortot, dans le petit rez-de-chaussée humide, ouvrant sur un étroit jardin, il trouva l'abbé Rose couché, agonisant, ayant encore sa raison, sa parole douce et lente. Une religieuse le veillait, qui parut très surprise, très inquiète de la venue de ce visiteur qu'elle ne connaissait pas. Aussi comprit-il qu'on gardait le mourant et que celui-ci avait usé de ruse, en l'envoyant chercher par le fils du concierge. Cependant, lorsque l'abbé, de son air de bonté grave, eut prié la sœur de les laisser, elle n'osa pas se refuser à ce désir suprême, elle sortit.

– Ah! mon cher enfant, que je désirais causer avec vous! Asseyez-vous sur cette chaise, tout près du lit, pour que vous puissiez m'entendre, car c'est la fin, je ne serai plus là ce soir. Et j'ai à vous demander un si gros service!

Pierre, bouleversé de le retrouver si défait, la face toute blanche, ne gardant que l'éclat de ses yeux d'innocence et d'amour, se récria.

– Mais je serais venu plus tôt, si j'avais su que vous aviez besoin de moi! Pourquoi ne m'avez-vous pas envoyé chercher? Est-ce qu'on vous garde?

L'abbé, embarrassé, eut un faible sourire de honte et d'aveu.

– Il faut que vous le sachiez, mon cher enfant, j'ai encore fait des sottises. Oui, j'ai donné sans savoir à des gens qui, paraît-il, ne méritaient pas d'aumônes. Enfin, tout un scandale, ils m'ont grondé à l'archevêché, ils m'ont accusé de compromettre la religion. Et, alors, quand ils ont su que j'étais malade, ils ont mis près de moi cette bonne sœur, parce qu'ils ont dit que j'allais mourir sur la paille, que je donnerais les draps de mon lit, si l'on ne m'en empêchait pas.

Il s'arrêta, afin de reprendre haleine.

– Vous comprenez, cette bonne sœur, oh! une bien sainte femme, est là pour me soigner et pour m'éviter de faire jusqu'au bout des sottises. Il m'a donc fallu échapper à sa garde, par une petite tromperie, que dieu me pardonnera, j'espère. Justement, il s'agit de mes pauvres, c'est pour vous parler d'eux que je désirais si ardemment vous voir.

Des larmes montaient aux yeux de Pierre.

– Parlez, je suis à vous, de tout mon cœur, de tout mon être.

– Oui, oui, je sais, mon cher enfant. C'est bien pour cela que j'ai songé à vous, à vous seul. Malgré tout ce qui s'est passé, je n'ai confiance qu'en vous, il n'y a que vous capable de m'entendre et de me faire la promesse qui m'aidera à mourir tranquille.

Il ne se permit que cette allusion à leur rupture cruelle, après la rencontre qu'il avait faite du jeune prêtre sans soutane, en révolte contre l'Eglise. Depuis, il savait son mariage, il n'ignorait pas qu'il avait, à jamais, brisé ses derniers liens religieux. Mais, à l'heure dernière, cela ne semblait plus compter plus lui, il lui suffisait de connaître l'ardent cœur de Pierre, il n'avait besoin que de l'homme, qu'il avait vu brûler d'une si belle passion de charité.

– Mon Dieu! reprit-il en trouvant encore la force de sourire, c'est très simple, je veux vous faire mon héritier. Oh! ce n'est pas un beau cadeau, ce sont mes pauvres que je vous donne, car je n'ai rien d'autre, je ne laisse que mes pauvres.

Trois surtout lui bouleversaient le cœur, à l'idée qu'il allait les abandonner sans secours, privés des quelques miettes que lui seul leur distribuait, et dont ils vivaient. Le grand Vieux, d'abord, ce vieillard qu'il avait vainement cherché un soir, pour le faire entrer à l'Asile des Invalides du travail. Il y était bien entré, mais il s'en était enfui trois jours plus tard, ne voulant pas se plier à la règle. Violent, sauvage, il avait un caractère exécrable; et, pourtant, il ne pouvait mourir de faim. Celui-là venait chaque samedi, on lui donnait vingt sous: ça lui suffisait pour toute la semaine. Puis, il y avait une vieille femme impotente, dans un taudis de la rue du Mont-Cenis, dont il faudrait payer le boulanger, qui lui portait chaque matin le pain nécessaire. Et il y avait surtout, place du Tertre, une pauvre jeune femme, une fille-mère qui se mourait de phtisie, incapable de travail, éperdue à l'idée de savoir, après elle, sa fillette au pavé; de sorte que l'héritage, là, était double, la mère à soutenir jusqu'à la mort prochaine, la fillette ensuite à recueillir, à placer convenablement dans quelque bonne maison.

– Vous me pardonnez, mon cher enfant, de vous laisser ces embarras… J'ai bien essayé d'intéresser à ce petit monde la bonne sœur qui me veille; mais, quand je lui ai parlé du grand Vieux, elle s'est signée d'effroi. C'est comme mon brave ami, l'abbé Tavernier, je ne connais pas d'âme plus droite; et, cependant, avec lui, je ne serais pas tranquille, il a des idées… Alors, je le répète, mon cher enfant, il n'y a que vous dont je sois sûr, il faut que vous acceptiez mon héritage, si vous voulez que je m'en aille tranquille.

 

Pierre pleurait.

– Ah! certes, de toute mon âme. Votre volonté me sera sacrée.

– Bon! je savais bien que vous accepteriez… C'est donc convenu, les vingt sous au grand Vieux tous les samedis, le pain de la vieille femme impotente, la mort de la triste jeune mère à soulager, à attendre, pour recueillir la fillette… Ah! si vous saviez quel poids j'ai de moins sur le cœur! Maintenant, la fin peut venir, elle me sera douce.

Sa bonne figure ronde, si blanche, s'était éclairée d'une joie suprême. Il gardait entre les siennes une main de Pierre, il le retenait au bord du lit, en un adieu de sereine tendresse. Et sa voix s'affaiblit encore, il dit toute sa pensée, très bas.

– Oui, je suis content de partir… Je ne pouvais plus, je ne pouvais plus. J'avais beau donner, je sentais qu'il était nécessaire de donner toujours davantage. Et quelle tristesse, la charité impuissante, donner sans espoir de guérir jamais la souffrance!.. Je me révoltais contre cette idée, vous vous souvenez? Je vous disais que nous nous aimerions toujours dans nos pauvres; et c'était vrai, cela, puisque vous êtes là, si bon, si tendre pour moi et pour ceux que je laisse. Mais, tout de même, je ne puis plus, je ne puis plus, et j'aime mieux m'en aller, puisque la douleur des autres me débordait et que je finissais par commettre toutes les sottises du monde, scandalisant les fidèles, indignant mes supérieurs, sans réussir seulement à diminuer d'un misérable le flot toujours grossi de la misère… Adieu, mon cher enfant. Mon pauvre vieux cœur s'en va courbaturé, mes vieilles mains sont lasses et vaincues.

Pierre l'embrassa de toute son âme, et le quitta les yeux en larmes, éperdu d'une extraordinaire émotion. Jamais il n'avait entendu un cri d'une plus immense mélancolie que cet aveu de la charité impuissante, chez ce vieil enfant candide, ce cœur simple de sublime bonté. Ah! quel désastre, la bonté humaine inutile, le monde roulant depuis tant de siècles la même somme de détresses et de souffrances, malgré les larmes de pitié versées, malgré les aumônes tombées de tant de mains! C'était la mort souhaitée, le chrétien heureux d'échapper à l'abomination de cette terre.

Lorsque Pierre revint dans l'atelier, la table se trouvait desservie depuis longtemps, Bache et Théophile Morin causaient avec Guillaume, tandis que les trois fils s'étaient remis à leurs occupations ordinaires. Marie, elle aussi, avait repris sa place accoutumée, devant la table à ouvrage, en face de Mère-Grand; mais, de temps à autre, elle se levait, donnait un coup d'œil au petit Jean, s'assurant qu'il dormait bien tranquille, ses deux menottes serrées sur son cœur. Et, lorsque Pierre, qui garda pour lui son émotion, fut venu se pencher sur le berceau, avec la jeune femme, dont il baisa discrètement les cheveux, il passa un tablier, il aida Thomas, en train de régler une dernière fois le moteur.

Alors, l'atelier disparut, il cessa de voir les personnes qui s'y trouvaient, il cessa de les entendre. Seule, l'odeur de Marie lui demeurait aux lèvres, dans le bouleversement attendri où l'avait jeté sa visite à l'abbé Rose mourant. Et un souvenir venait de s'évoquer, celui du matin glacial où le vieux prêtre l'avait abordé, devant le Sacre-Cœur, pour le charger peureusement de porter une aumône à ce vieil homme, ce Laveuve, qui était mort de misère, comme un chien au coin d'une borne. Quelle triste matinée lointaine, que de combats et de tortures en lui, quelle résurrection ensuite! Ce jour-là, il avait dit une de ses dernières messes, et il se rappelait avec un frisson son abominable angoisse, le désespoir de son doute, de son néant. C'était après ses deux expériences misérablement avortées: Lourdes, où la glorification de l'absurde lui avait fait prendre en pitié l'essai de retour en arrière, à la primitive foi des peuples jeunes, courbés sous la terreur de leur ignorance; Rome, incapable de renouveau, qu'il avait vu moribonde parmi ses ruines, grande ombre bientôt négligeable, qui tombait à la poussière des religions mortes. En lui, la charité elle-même faisait banqueroute, il ne croyait plus à la guérison par l'aumône de la vieille humanité souffrante, il n'attendait plus que l'effroyable catastrophe, l'incendie, le massacre, dont le fracas emporterait le monde coupable et condamné. Sa soutane l'étouffait du mensonge hautain où il s'était réfugié pour la garder à ses épaules, cette attitude du prêtre incroyant, qui continue, honnêtement, chastement, à veiller sur la croyance des autres. Le problème d'une religion nouvelle, d'une nouvelle espérance, nécessaire à la paix des démocraties de demain, le torturait, sans qu'il pût trouver la solution possible, entre les certitudes de la science et le besoin du divin dont semble brûler l'humanité. Et, si le christianisme croulait avec l'idée de charité, il ne restait donc que la justice, le cri qui sortait de toutes les poitrines, ce combat de la justice contre la charité, où allaient se débattre son cœur et sa raison, dans ce grand Paris, si voilé de cendre, si plein d'un terrible inconnu. C'était avec Paris que se posait la troisième et décisive expérience, la vérité enfin éclatante comme le soleil, la santé conquise, la force et la joie de vivre.

Mais les réflexions de Pierre furent interrompues, il dut aller chercher un outil que Thomas lui demandait, et il entendit Bache qui disait:

– Le cabinet a donné sa démission ce matin. Vignon en avait assez, il se réserve.

– Il a duré plus d'un an, fit remarquer Morin. C'est déjà très beau.

Après l'attentat de Victor Mathis, condamné, exécuté en moins de trois semaines, Monferrand était tombé du pouvoir. A quoi bon avoir à la tête du cabinet un homme fort, si les bombes continuaient à terrifier le pays? Le pis était qu'il avait mécontenté la Chambre par son appétit d'ogre, rognant trop la part des autres. Et Vignon, cette fois, avait recueilli sa succession, malgré tout un programme de réformes, devant lequel on tremblait depuis longtemps. Mais, bien que son honnêteté fût parfaite, il n'avait pu en réaliser que les insignifiantes, les mains liées sans doute, au milieu de mille obstacles. Il s'était résigné à gouverner comme les autres, et l'on avait fait cette découverte qu'entre Vignon et Monferrand il n'existait guère, en somme, que des nuances.

– Vous savez qu'on reparle de Monferrand, dit Guillaume.

– Oui, il a des chances. Ses créatures s'agitent beaucoup.

Puis, Bache, qui plaisantait Mège avec amertume, déclara que le député collectiviste faisait, à renverser les ministères, un métier de dupe, servant à tour de rôle les ambitions de chaque coterie, sans la moindre chance de jamais décrocher pour lui-même le pouvoir. Et ce fut Guillaume qui conclut.

– Bah! qu'ils se dévorent! ils ne se battent guère que sur des questions de personnes, dans l'âpre ambition de régner, de disposer de l'argent et de la puissance. Mais ça n'empêche pas l'évolution de se faire, les idées de s'épandre et les événements de s'accomplir. Il y a, par-dessus, l'humanité qui marche.

Pierre fut très frappé de ces paroles, et il retomba dans ses souvenirs. L'angoissante expérience commençait, il était lancé au travers de Paris immense. Paris, c'était la cuve énorme, où toute une humanité bouillait, la meilleure et la pire, l'effroyable mixture des sorcières, des poudres précieuses mêlées à des excréments, d'où devait sortir le philtre d'amour et d'éternelle jeunesse. Et, dans cette cuve, il rencontrait d'abord l'écume du monde politique, Monferrand qui étranglait Barroux, achetant les affamés, Fonsègue, Dutheil, Chaigneux, utilisant les médiocres, Taboureau et Dauvergne, employant jusqu'à la passion sectaire de Mège et jusqu'à l'ambition intelligente de Vignon. Puis, venait l'argent empoisonneur, cette affaire des Chemins de fer africains qui avait pourri le parlement, qui faisait de Duvillard, le bourgeois triomphant, un pervertisseur public, le chancre rongeur du monde de la finance. Puis, par une juste conséquence, c'était le foyer de Duvillard, qu'il infectait lui-même, l'affreuse aventure d'Eve disputant Gérard à sa fille Camille, et celle-ci le volant à sa mère, et le fils Hyacinthe donnant sa maîtresse Rosemonde, une démente, à cette Silviane, la catin notoire, en compagnie de laquelle son père s'affichait publiquement. Puis, c'était la vieille aristocratie mourante, avec les pâles figures de madame de Quinsac et du marquis de Morigny; c'était le vieil esprit militaire dont le général de Bozonnet menait les funérailles; c'était la magistrature asservie au pouvoir, un Amadieu faisant sa carrière à coups de procès retentissants, un Lehmann rédigeant son réquisitoire dans le cabinet du ministre dont il défendait la politique; c'était enfin la presse cupide et mensongère, vivant du scandale, l'éternel flot de délations et d'immondices que roulait Sanier, la gaie impudence de Massot, sans scrupule, sans conscience, qui attaquait tout, défendait tout, par métier et sur commande. Et, de même que des insectes, qui en rencontrent un autre, la patte cassée, mourant, l'achèvent et s'en nourrissent, de même tout ce pullulement d'appétits, d'intérêts, de passions, s'étaient jetés sur un misérable fou, tombé par terre, ce triste Salvat, dont le crime imbécile les avait tous rassemblés, heurtés, dans leur empressement glouton à tirer parti de sa maigre carcasse de meurt-de-faim. Et tout cela bouillait dans la cuve colossale de Paris, les désirs, les violences, les volontés déchaînées, le mélange innomable des ferments les plus acres, d'où sortirait à grands flots purs le vin de l'avenir.

Alors, Pierre en eut conscience, de ce prodigieux travail qui s'accomplissait au fond de la cuve, sous les impuretés et sous les déchets. Son frère venait de le dire, qu'importaient, dans la politique, les tares des hommes, les mobiles d'égoïsme et de jouissance, si, de son pas lent et obstiné, l'humanité marchait toujours! Qu'importait cette bourgeoisie corrompue et défaillante, aussi moribonde à cette heure que l'aristocratie dont elle a pris la place, si, derrière elle, montait sans cesse l'inépuisable réserve d'hommes, qui surgissent du peuple des campagnes et des villes! Qu'importaient la débauche, la perversion de trop d'argent, de trop de puissance, la vie raffinée, dissolue, s'attardant aux curiosités sexuelles, puisqu'il semblait prouvé que toutes les capitales, reines du monde, n'ont régné qu'à ce prix de l'extrême civilisation, la religion de la beauté et du plaisir! Et qu'importaient même la vénalité inévitable, les fautes et les sottises de la presse, si elle était d'autre part le plus admirable instrument d'instruction, la conscience publique toujours ouverte, le fleuve qui avait beau charrier des horreurs, qui n'en marchait pas moins, qui emportait tous les peuples à la vaste mer fraternelle des siècles futurs! La lie humaine tombait au fond de la cuve, et il ne fallait pas vouloir que, visiblement, chaque jour, le bien triomphât; car souvent des années étaient nécessaires pour que, de la fermentation louche, se dégageât un espoir réalisé, dans cette opération de l'éternelle matière remise au creuset, demain refait meilleur. Et, si, au fond des usines empestées, le salariat restait une forme de l'antique esclavage, si les Toussaints mouraient toujours de misère, sur des grabats, comme des bêtes fourbues, la liberté n'en était pas moins sortie de la cuve immense, en un jour de tempête, pour prendre son vol par le monde. Et pourquoi la justice n'en sortirait-elle pas à son tour, faite de tant d'éléments troubles, se dégageant des scories, d'une limpidité enfin éclatante, et régénérant les peuples?

Mais, de nouveau, les voix de Bache et de Morin, causant avec Guillaume, s'élevèrent, tirèrent Pierre de sa rêverie. Ils parlaient de Janzen, compromis dans un deuxième attentat, à Barcelone, disparu, revenu à Paris sans doute, où Bache croyait l'avoir reconnu la veille. Une si claire intelligence, une si froide volonté, et de tels dons gaspillés pour une si exécrable cause!

– Quand je songe, dit Morin de sa voix lente, que Barthès exilé vit au fond d'une petite chambre pauvre de Bruxelles, dans le frémissant espoir que la liberté enfin régnera, lui qui n'a pas une goutte de sang aux mains et qui a passé les deux tiers de sa vie en prison, pour que les peuples soient libres!

Bache eut un léger haussement d'épaules.

– La liberté, la liberté, sans doute. Mais elle n'est rien, si on ne l'organise pas.

Et leur éternelle discussion recommença, celui-ci avec Saint-Simon et Fourier, l'autre avec Proudhon et Auguste Comte. Toute la religiosité vague de l'ancien membre de la Commune, aujourd'hui conseiller municipal, reparaissait, dans son besoin d'une foi consolante; tandis que le professeur, l'ancien garibaldien, gardait, sous sa lassitude, une rigidité scientifique, une croyance au progrès mathématique du monde.

 

Longuement, Bache raconta la dernière commémoration en l'honneur de la mémoire de Fourier, le groupe des disciples fidèles apportant des couronnes, prononçant des discours, une réunion touchante d'apôtres, obstinés dans leur foi, certains de l'avenir, messagers convaincus de la bonne parole nouvelle. Puis, Morin vida ses poches toujours pleines de petites brochures de propagande positiviste, des manifestes, des réponses, des questions posées et résolues, où le nom de Comte et surtout sa doctrine étaient exaltés, comme la seule base possible de la religion attendue. Alors, Pierre, qui les écoutait, se rappela leurs disputes d'autrefois, dans sa maison de Neuilly, lorsque lui-même, éperdu, en quête d'une certitude, s'efforçait de faire le bilan des idées du siècle. C'était au milieu des contradictions, des incohérences de tous ces précurseurs, qu'il avait perdu pied. Fourier avait beau être issu de Saint-Simon, il le niait en partie; et, si la doctrine de celui-ci s'immobilisait dans une sorte de sensualisme mystique, la doctrine de celui-là semblait aboutir à un code d'enrégimentement inacceptable. Proudhon démolissait sans rien reconstruire. Comte, qui créait la méthode et mettait la science à sa vraie place en la déclarant l'unique souveraine, ne soupçonnait même pas la crise sociale dont le flot menaçait de tout emporter, finissait en illuminé d'amour, terrassé par la femme. Et ces deux-là, aussi, entraient en lutte, se battaient contre les deux autres, à ce point de conflit et d'aveuglement général, que les vérités apportées par eux en commun, en restaient obscurcies, défigurées, méconnaissables. Mais, aujourd'hui, après la lente évolution qui l'avait transformé lui-même, voilà que ces vérités communes lui apparaissaient aveuglantes, irréfutables. Dans les évangiles de ces messies sociaux, parmi le chaos des affirmations contraires, il était des paroles semblables qui toujours revenaient, la défense du pauvre, l'idée d'un nouveau et juste partage des biens de la terre, selon le travail et le mérite, la recherche surtout d'une loi du travail qui permit équitablement ce nouveau partage entre les hommes. N'était-ce donc pas, puisque tous les génies précurseurs s'entendaient si étroitement sur ces vérités communes, qu'elles étaient le fondement même de la religion de demain, la foi nécessaire que le siècle léguerait au siècle suivant, pour qu'il en fît le culte humain de paix, de solidarité et d'amour?

Un brusque saut se produisit dans les réflexions de Pierre, il se revit à la Madeleine, écoutant la fin de la conférence de monseigneur Martha sur l'esprit nouveau, qui annonçait que Paris, redevenu chrétien, allait être le maître du monde, grâce au Sacré-Cœur. Non, non! Paris ne régnait que par sa libre intelligence, c'était un mensonge de l'avoir dominé de la croix, de cette folie mystique et malpropre d'un Cœur qui saigne. Mais ils pouvaient vouloir écraser Paris sous des monuments d'orgueil et de domination, tenter d'enrayer la science au nom d'un idéal mort, dans l'espoir de remettre la main sur le prochain siècle: la science achèvera de balayer leur souveraineté ancienne, leur basilique croulera au vent de la vérité, sans qu'il soit même besoin de la pousser du doigt. L'expérience est faite, l'évangile de Jésus est un code social caduc, dont la sagesse humaine ne peut retenir que quelques maximes morales. Le vieux catholicisme tombe en poudre de toutes parts, la Rome catholique n'est plus qu'un champ de décombres, les peuples se détournent, veulent une religion qui ne soit pas une religion de la mort. Autrefois, l'esclave accablé, brûlant d'une espérance nouvelle, s'échappait de sa geôle, rêvait d'un ciel où sa misère serait payée d'une éternelle jouissance. Maintenant que la science a détruit ce ciel menteur, cette duperie du lendemain de la mort, l'esclave, l'ouvrier, las de mourir pour être heureux, exige la justice, le bonheur sur la terre. C'est là, enfin, la nouvelle espérance, la justice, après dix-huit siècles de charité impuissante. Ah! dans mille ans, lorsque le catholicisme ne sera plus qu'une très vieille superstition morte, quelle stupeur que les ancêtres aient pu supporter cette religion de torture et de néant! Un Dieu bourreau, l'homme châtré, menacé, supplicié, la nature ennemie, la vie maudite, la mort seule douce et libératrice! Pendant deux mille ans, la marche en avant de l'humanité aura eu pour entraves cette odieuse idée d'arracher de l'homme tout ce qu'il a d'humain, les désirs, les passions, la libre intelligence, la volonté et l'acte, toute sa puissance. Et quel réveil joyeux, lorsque la virginité sera méprisée, lorsque la fécondité redeviendra une vertu, dans l'hosanna des forces naturelles libérées, les désirs honorés, les passions utilisées, le travail exalté, la vie aimée, enfantant l'éternelle création de l'amour!

Une religion nouvelle! une religion nouvelle! Pierre se souvenait de ce cri qui lui était échappé à Lourdes, qu'il avait répété à Rome, devant l'effondrement du vieux catholicisme. Mais il n'y mettait plus la même hâte fiévreuse, la puérile et maladive obstination à vouloir que, sur l'heure, un Dieu nouveau se révélât, un idéal se créât de toutes pièces, avec ses dogmes et son culte. Certes, le divin semblait nécessaire à l'homme comme le pain et l'eau, toujours l'homme s'y était rejeté, affamé du mystère, semblant n'avoir d'autre consolation que de s'anéantir dans l'inconnu. Mais qui pourrait dire que la science, un jour, n'étanchera pas cette soit de l'au-delà? Si elle est la vérité conquise, elle est aussi, et elle sera toujours la vérité à conquérir. Devant elle, ne restera-t-il pas sans cesse une marge pour le désir de savoir, l'hypothèse qui n'est que de l'idéal? Puis, ce besoin du divin, n'est-ce pas simplement le besoin de voir Dieu? et si la science contente de plus en plus ce désir de tout savoir et de tout pouvoir, ne croit-on pas qu'il s'apaisera, qu'il finira par se confondre avec l'amour de la vérité satisfaite? Une religion de la science, c'est le dénouement marqué, certain, inévitable, de la longue marche de l'humanité vers la connaissance. Cette dernière y arrivera comme au port naturel, à la paix mise enfin dans la certitude, lorsqu'elle aura passé par toutes les ignorances et tous les effrois. Et déjà cette religion ne s'indiquait-elle pas, l'idée de dualité, de Dieu et de l'univers, écartée, l'idée de l'unité, du monisme, de plus en plus évidente, l'unité entraînant la solidarité, la loi unique de vie découlant, par l'évolution, du premier point de l'éther qui s'est condensé pour créer le monde? Mais, si des précurseurs, des savants, des philosophes, Darwin, Fourier et les autres, ont semé la religion de demain, en confiant au vent qui passe la bonne parole, que de siècles il faudra sans doute pour que la moisson lève! On oublie toujours que le catholicisme a mis quatre siècles à se former, à germer en un long travail souterrain, avant de croître, de régner au plein soleil. Qu'on donne donc des siècles à cette religion de la science, dont la sourde poussée s'annonce de toutes parts, et l'on verra se constituer en un nouvel Evangile les admirables idées d'un Fourier, le désir redevenu le levier qui soulève le monde, le travail accepté par tous, honoré, réglé comme le mécanisme même de la vie naturelle et sociale, les énergies passionnelles de l'homme excitées, contentées, utilisées enfin pour le bonheur humain! L'universel cri de justice, dont la clameur de plus en plus haute monte du grand muet, du peuple si longtemps dupé et dévoré, n'est qu'un cri vers ce bonheur où tendent les êtres, la satisfaction complète des besoins, la vie vécue pour elle, dans la paix, dans l'expansion de toutes les forces et de toutes les joies. Les temps viendront où ce royaume de Dieu sera sur la terre, et que l'autre paradis menteur soit donc fermé, même si les pauvres d'esprit doivent un moment souffrir de cette mort de leur illusion, car c'est là une nécessité brave que d'opérer cruellement les aveugles, pour les arracher à leur misère, à la longue nuit affreuse de leur ignorance!