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Paris

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– Les approches étaient impossibles, continua-t-il. Ni sous-sol, ni cave, j'ai dû renoncer au projet… Et puis, je veux bien mourir seul. Mais quelle leçon plus exécrable et plus haute, dans l'injuste mort d'une foule innocente, de milliers d'inconnus, du flot qui passe! De même que nos sociétés humaines, par l'injustice, par la misère, par l'implacable dureté de leurs rouages, font tant d'innocentes victimes, il faut qu'un attentat passe comme le tonnerre, supprimant des vies, au hasard de sa route, en son impassible destruction. C'est le pied d'un homme au milieu d'une fourmilière.

Révolté, Pierre eut un cri d'ardente protestation.

– Oh! frère, frère, est-ce toi qui dis ces choses?

Guillaume ne s'arrêta pas.

– Si j'ai fini par choisir cette basilique du Sacré-Cœur, c'est qu'elle était sous ma main, facile à détruire. Mais c'est aussi qu'elle m'importune et m'exaspère, c'est que je l'ai depuis longtemps condamnée… Je te l'ai souvent dit, on n'imagine pas un non-sens plus imbécile, Paris, notre grand Paris, couronné, dominé par ce temple bâti à la glorification de l'absurde. N'est-ce point inacceptable, après des siècles de science, ce soufflet au simple bon sens, cet insolent besoin de triomphe, sur la hauteur, en pleine lumière? Ils veulent que Paris se repente, fasse pénitence d'être la ville libératrice de vérité et de justice. Non, non! il n'a qu'à balayer tout ce qui l'entrave, tout ce qui l'injurie, dans sa marche de délivrance… Et que le temple croule avec son dieu de mensonge et de servage! et qu'il écrase sous ses ruines le peuple de ses fidèles, pour que la catastrophe, telle qu'une des anciennes révolutions géologiques, retentisse aux entrailles de l'humanité, la renouvelle et la change!

– Frère, frère, répéta de nouveau Pierre hors de lui, c'est toi qui parles? tu en es là, toi le grand savant, toi le grand cœur? Quel désastre a donc soufflé en toi, quelle démence t'agite, pour que tu penses et que tu dises ces abominables choses?.. Le soir d'éperdue tendresse où nous nous sommes confessés l'un à l'autre, tu m'avais conté ton rêve d'anarchie idéale, le plus haut, le plus fier, la libre harmonie de la vie qui, d'elle-même, livrée à ses forces naturelles, créerait le bonheur. Mais, à l'idée du vol, à l'idée du meurtre, tu te révoltais encore, tu écartais le fait, tu ne faisais que l'expliquer et l'excuser… Que s'est-il donc passé pour que, du cerveau qui pense, tu sois ainsi devenu la main atroce qui veut agir?

– Salvat a été guillotiné, dit simplement Guillaume, et j'ai lu son testament dans son dernier regard. Je ne suis qu'un exécuteur… Ce qui s'est passé? mais tout ce dont je souffre, tout ce que je crie depuis quatre mois, cette abomination qui nous entoure et qui doit finir!

Un silence se fit. Dans l'ombre, les deux frères en présence se regardaient. Et Pierre alors comprit, vit Guillaume changé, tel que le terrible souffle de contagion révolutionnaire, passant sur Paris, l'avait fait. Cela était parti de la dualité qui le rendait contradictoire: le savant d'une part, tout à l'observation et à l'expérience, d'une logique prudente devant la nature; d'autre part le rêveur social, hanté de fraternité, d'égalité, de justice, exigeant le bonheur universel, dans un brûlant besoin de tendresse. Ainsi était né d'abord l'anarchiste théorique, ce mélange de science et de chimère, la société humaine rendue à la loi d'harmonie des mondes, chaque homme libre dans l'association libre, régie par le seul amour. Théophile Morin, avec Proudhon et Comte, Bache, avec Saint-Simon et Fourier, n'avaient pu satisfaire son désir d'absolu, tous les systèmes lui apparaissant imparfaits et chaotiques, s'exterminant les uns les autres, aboutissant à la même misère de vivre. Janzen seul le satisfaisait parfois, par ses mots brefs, qui dépassaient l'horizon, tels que des flèches terribles conquérant la totalité de la terre à la famille humaine. Puis, dans ce grand cœur que l'idée de la misère bouleversait, que l'injuste souffrance des petits et des pauvres exaspérait, l'aventure tragique de Salvat venait de tomber comme un ferment de suprême révolte. Pendant de longues semaines, il avait vécu les mains fiévreuses, la gorge serrée d'une angoisse croissante: cette bombe de Salvat dont l'ébranlement le secouait encore, les journaux d'une cupidité sans pardon qui s'étaient acharnés sur le misérable ainsi que sur une bête enragée, l'homme traqué, chassé au Bois, galopant, tombant aux mains de la police, boueux et mourant de faim; et il y avait encore la Cour d'assises, les juges, les gendarmes, les témoins, la France entière, tous contre un, lui faisant payer le crime universel; et c'était enfin la guillotine, la monstrueuse, l'immonde, consommant l'irréparable injustice, au nom de la justice humaine. Une idée seule restait en lui, cette idée de justice qui l'affolait, jusqu'à tout abolir dans son cerveau de penseur, à ne laisser que le flamboiement de l'acte juste, par lequel il allait réparer le mal, assurer l'éternel bien. Salvat l'avait regardé, et la contagion avait agi, il ne brûlait plus que de la folie de mourir, de donner son sang, de faire couler à flots le sang des autres, pour que, dans l'horreur et dans l'épouvante, l'humanité décrétât l'âge d'or.

Pierre comprit l'aveuglement têtu d'une pareille démence; et il était bouleversé, à la pensée qu'il ne le vaincrait pas.

– Frère, tu es fou! frère, ils t'ont rendu fou! C'est un vent de violence qui souffle, on a été d'abord d'une maladresse trop impitoyable avec eux, et maintenant voilà qu'ils se vengent les uns les autres, il n'y a pas de raison pour que le sang cesse de couler… Frère, entends-moi, sors de ce cauchemar. Il n'est pas possible que tu sois un Salvat qui tue, un Bergaz qui vole. Rappelle-toi l'hôtel de Harth qu'ils ont dévalisé, la pauvre enfant, si blonde, si jolie, que nous avons vue, le ventre ouvert, là-bas… Tu n'en es pas, tu ne peux pas en être, frère, par grâce, par pitié!

D'un geste, Guillaume écartait ces vaines raisons. De la mort où il croyait déjà être, qu'importaient quelques existences, qui retourneraient, avec la sienne, dans l'éternel torrent de la vie? Pas une phase du monde ne s'était produite, sans que des milliards d'êtres fussent broyés.

– Mais tu avais un grand dessein, cria Pierre pour le sauver par le devoir. Il ne t'est pas permis de t'en aller de la sorte.

Et, fiévreusement, il tâcha de réveiller en lui l'orgueil du savant. Il parla du secret dont il avait reçu la confidence, de cet engin de guerre, capable de détruire des armées, de réduire les villes en poudre, dont il voulait faire cadeau à la France, pour que, victorieuse dans la prochaine guerre, elle pût être ensuite la libératrice du monde. Et c'était ce dessein, d'une extraordinaire grandeur, qu'il avait abandonné, pour employer son terrible explosif à tuer des innocents, à renverser une église, qu'on relèverait à coups de millions, et dont on ferait un sanctuaire de martyrs!

Guillaume souriait.

– Je n'ai pas abandonné mon dessein, je l'ai transformé, simplement… Ne t'avais-je pas dit mes doutes, mon débat anxieux? Ah! croire qu'on tient dans ses mains le destin du monde, et trembler, et hésiter, en se demandant si l'on est certain d'avoir l'intelligence, la sagesse de la bonne décision! J'ai frémi, devant les tares de notre grand Paris, toutes ces fautes récentes, auxquelles nous venons d'assister; je me suis demandé s'il était assez calme, assez pur, pour qu'on osât lui confier la toute-puissance; et quel désastre, si une invention comme la mienne tombait entre les mains d'un peuple fou, d'un dictateur peut-être, d'un homme de conquête qui l'emploierait à terroriser les nations, sous un commun esclavage… Non, non, je ne veux pas perpétuer la guerre, je veux la tuer.

Il expliqua son nouveau projet de sa voix nette, et Pierre eut la surprise de retrouver là les idées que lui avait déjà exposées le général de Bozonnet, dans un sens tout contraire. La guerre allait à sa perte, menacée par ses excès mêmes. Avec les mercenaires autrefois, avec les conscrits ensuite, le petit nombre désigné par le sort, elle était un état et une passion. Mais, du moment que tout le monde doit se battre, personne ne le veut plus. Toutes les nations en armes, c'est la fin prochaine des armées, par la force logique des choses. Combien de temps resteront-elles encore sur ce pied de paix mortelle, écrasées de budgets croissants, dépensant les milliards à se tenir en respect? Et quelle délivrance, quel cri de soulagement, le jour où l'apparition d'un engin formidable, anéantissant d'un coup les armées, balayant les villes, rendrait la guerre impossible, forcerait les peuples au désarmement général! La guerre serait tuée, morte à son tour, elle qui a tant fait mourir. C'était son rêve, il s'exaltait à la certitude de le réaliser tout à l'heure.

– Tout est réglé. Si je meurs, si je disparais, c'est pour que l'idée triomphe… Dans ces derniers jours, tu m'as vu m'enfermer avec Mère-Grand, pendant des après-midi entiers. Nous achevions de classer les documents et de nous entendre. Elle a mes ordres, elle les exécutera, quitte à donner sa vie, elle aussi, car il n'est pas d'âme plus haute ni plus brave… Dès que je vais être mort, enseveli sous ces pierres, dès qu'elle aura entendu l'explosion ébranler Paris et marquer l'ère nouvelle, elle fera parvenir à chaque grande puissance la formule de l'explosif, les dessins de la bombe et du canon spécial, des dossiers complets qu'elle a entre les mains. Et c'est ainsi que je fais à tous les peuples le cadeau terrible de destruction, de toute-puissance, que je voulais faire d'abord à la France seule, pour que tous les peuples, également armés de la foudre, désarment, dans la terreur et l'inutilité de s'anéantir.

Béant, Pierre l'écoutait, comme si quelque engrenage le meurtrissait, le broyait sous cette conception formidable, où l'enfantillage le disputait au génie.

 

– Si tu donnes ton secret à tous les peuples, pourquoi faire sauter cette église, pourquoi mourir?

– Pour qu'on me croie!

Guillaume avait jeté ce cri avec une force extraordinaire. Et il ajouta:

– Il faut que ce monument soit par terre, et moi dessous. Autrement, si l'expérience n'est pas faite, si l'épouvante ne clame pas l'effroyable force destructive de l'explosif, je serai traité d'inventeur, de visionnaire… Beaucoup de morts, beaucoup de sang, pour que le sang cesse à jamais de couler!

Puis, avec un grand geste, il revint à la nécessité de l'acte.

– Et, d'ailleurs, Salvat m'a légué l'acte de justice à poursuivre. Si j'ai cru l'élargir encore, en lui ajoutant une signification, en m'en servant pour hâter la fin de la guerre, c'est que je suis un intellectuel, un savant. Peut-être aurait-il mieux valu n'être qu'un simple d'esprit et passer comme le volcan qui change le sol, en laissant à la vie le soin de refaire une humanité.

Le bout de bougie diminuait, et Guillaume se leva de la pierre, d'où il n'avait pas bougé. D'un regard, il venait de consulter sa montre: dix minutes encore. Au petit vent de ses gestes, la mèche s'effarait. Il semblait que les ténèbres s'étaient épaissies, dans la menace toujours présente de cette mine, ouverte là, et qu'une étincelle pouvait embraser.

– Voici l'heure bientôt… Allons, petit frère, embrasse-moi, et va-t'en. Tu sais combien je t'aime, quelle tendresse brûlante s'est réveillée pour toi dans mon vieux cœur. Aime-moi donc d'une ardeur pareille, trouve la force de m'aimer assez pour me laisser mourir à ma guise, selon mon devoir… Embrasse-moi, embrasse-moi, et va-t'en, sans tourner la tête.

Son affection profonde faisait trembler sa voix. Il lutta, refoulant ses pleurs, et il réussit à se vaincre, déjà hors du monde, hors de l'humanité.

– Non, frère, tu ne m'as pas convaincu, dit Pierre, sans cacher ses larmes, et c'est bien parce que je t'aime comme tu m'aimes, de tout mon être, que je ne m'en irai pas… C'est impossible encore un coup, tu ne peux être le fou, l'assassin que tu veux être.

– Pourquoi? ne suis-je pas libre? J'ai rendu ma vie libre de toutes charges, de tous liens… Mes grands fils sont élevés, n'ont plus besoin de moi. Je n'avais qu'une chaîne au cœur, Marie, et je te l'ai donnée.

Pierre sentit un argument troublant lui venir, et il l'utilisa, passionnément.

– Alors, c'est donc parce que tu m'as donné Marie que tu veux mourir. Avoue-le, tu l'aimes toujours.

– Non! cria Guillaume, je ne l'aime plus, je te le jure. Je te l'ai donnée, je ne l'aime plus.

– Tu le croyais, mais tu vois bien que tu l'aimes encore, puisque te voilà bouleversé, lorsque rien tout à l'heure ne t'a ému des terrifiantes choses que nous avons dites… C'est parce que tu as perdu Marie que tu veux mourir.

Ebranlé, Guillaume frémissait, s'interrogeait, en paroles basses et entrecoupées.

– Non, non! ce serait indigne de mon grand dessein, qu'une peine d'amour m'eût jeté à l'acte terrible… Non, non! je l'ai décidé dans ma libre raison, je l'accomplis sans intérêt personnel, au nom de la justice et pour l'humanité, contre la guerre, contre la misère!

Puis, dans un cri de souffrance:

– Ah! c'est mal, frère, ah! c'est mal d'avoir empoisonné ainsi ma joie de mourir! J'ai fait tout le bonheur que j'ai pu, je m'en allais content de vous laisser heureux, et voilà que tu me gâtes ma mort… Non, non! j'ai beau l'interroger, mon cœur ne saigne pas, je n'aime plus Marie que comme je t'aime.

Mais il restait troublé, craignant de se mentir à lui-même. Et, peu à peu, il fut envahi d'une colère sombre.

– Ecoute, c'est assez, Pierre, l'heure presse… Une dernière fois, va-t'en! Je te l'ordonne, je le veux.

– Guillaume, je ne t'obéirai pas… Je reste, et c'est bien simple, puisque toute ma raison ne peut t'arracher à ta démence, mets donc le feu à cette mine, et je mourrai avec toi.

– Toi, mourir! tu n'en as pas le droit, tu n'es pas libre.

– Libre ou non, je te jure que je vais mourir avec toi… Et, s'il ne s'agit que de jeter cette bougie dans ce trou, dis-le, je la prendrai, je la jetterai moi-même.

Il avait eu un geste, son frère le crut prêt à exécuter sa menace. Il lui saisit violemment le bras.

– Pourquoi mourrais-tu? Ce serait absurde. Que d'autres meurent, mais toi! à quoi bon cette monstruosité de plus? Tu cherches à m'attendrir, tu me retournes le cœur.

Puis, tout d'un coup, il crut à une feinte, il gronda, furieux:

– Ce n'est pas pour la jeter là, que tu veux prendre la bougie, c'est pour l'éteindre. Ensuite, tu crois que je ne pourrai plus… Ah! mauvais frère!

A son tour, Pierre cria:

– Certes, par tous les moyens, je t'empêcherai d'accomplir l'acte effroyable, imbécile.

– Tu m'empêcheras…

– Oui, je m'attacherai à toi, je nouerai mes bras à tes épaules, je paralyserai tes mains entre les miennes.

– Tu m'empêcheras, misérable frère, tu crois que tu m'empêcheras!

Et, suffoquant, tremblant de rage, Guillaume avait saisi Pierre, lui écrasait les côtes de ses muscles solides. Ils étaient serrés l'un contre l'autre, les yeux sur les yeux, les haleines confondues, dans cette sorte de cachot souterrain, que leurs grandes ombres dansantes emplissaient d'apparitions farouches. La nuit épaisse les prenait, la pâle mèche n'était plus qu'une petite larme jaune, au milieu des ténèbres. Et ce fut alors, à cette profondeur, que le silence de la terre, qui pesait si lourdement sur eux, frissonna, s'ébranla peu à peu d'ondes sonores, lointaines, comme si la mort sonnait quelque part sa cloche invisible.

– Tu entends, bégaya Guillaume, c'est leur cloche, là-haut. L'heure est venue, je me suis fait le serment d'agir, et tu m'empêcheras!

– Oui, je t'empêcherai, tant que je serai là, vivant!

– Tant que tu seras vivant, tu m'empêcheras!

Là-haut, il entendait la Savoyarde, sonnant d'allégresse, à la volée; il voyait la basilique triomphale, débordante des dix mille pèlerins, flamboyante de l'éclat du Saint-Sacrement, parmi la fumée des encensoirs; et c'était en lui une frénésie, une tempête aveugle de ne pouvoir agir, devant le brusque obstacle qui barrait le chemin à son idée fixe.

– Tant que tu seras vivant, tant que tu seras vivant! répéta-t-il hors de lui. Eh bien! meurs donc, misérable frère!

Dans ses yeux troubles, l'éclair fratricide avait lui. Il se baissa vivement, ramassa une brique oubliée, la leva en l'air de ses deux poings, comme une massue.

– Ah! je veux bien, dit Pierre, ah! tue-moi donc, tue ton frère d'abord, avant de tuer les autres!

Déjà, la brique s'abattait. Mais les deux poings durent dévier, elle ne lui effleura qu'une épaule; et il tomba, dans l'ombre, sur les genoux.

Hagard, Guillaume, en le voyant par terre, crut l'avoir assommé. Que venait-il donc de se passer entre eux? qu'avait-il fait? Il resta un moment debout, la bouche béante, les yeux dilatés de terreur. Il regarda ses mains, croyant les sentir ruisselantes de sang. Puis, il les serra contre son front, qui éclatait d'une douleur énorme, comme si l'idée fixe, arrachée, lui laissait le crâne ouvert. Et, soudainement, il tomba lui-même par terre, dans un grand sanglot.

– Oh! frère, petit frère, que t'ai-je fait? Je suis un monstre!

Pierre, passionnément, l'avait repris entre ses bras.

– Frère, ce n'est rien, il n'y a rien, je te jure!.. Ah! tu pleures enfin, que je suis heureux! Tu es sauvé, je le sens bien, puisque tu pleures… Et quelle bonne chose que tu te sois fâché, que ta colère contre moi ait emporté tout ton mauvais rêve de violence!

– Non! Je me fais horreur… Te tuer, toi! Une bête brute qui tue son frère! Et les autres, et tous les autres, là-haut!.. J'ai froid, oh! j'ai froid!

Ses dents claquaient, il était pris d'un grand frisson glacé. Hébété, il semblait s'éveiller d'un songe; et, sous le jour nouveau dont son fratricide venait d'éclairer les choses, l'acte qui l'avait hanté, jusqu'à le rendre fou, lui apparaissait comme un acte, d'une criminelle bêtise, projeté par un autre.

– Te tuer! répéta-t-il très bas, jamais je ne me pardonnerai. Ma vie est finie, je ne retrouverai pas le courage de vivre.

Pierre le serra plus étroitement, entre ses bras fraternels.

– Que dis-tu? Est-ce qu'il ne va pas y avoir un nouveau lien d'amour entre nous? Ah! oui, frère, que je te sauve comme tu m'as sauvé, et nous serons unis davantage encore!.. Ne te rappelles-tu donc pas cette soirée, à Neuilly, où tu m'as tenu sur ton cœur, comme je te tiens là sur le mien, en me consolant? Je t'avais confessé ma torture, dans le néant de mes négations, et tu me criais qu'il fallait vivre, qu'il fallait aimer… Puis, frère, tu as fait plus, tu t'es arraché de la poitrine ton amour et tu m'en as fait le cadeau. Au prix de ton bonheur, tu as voulu le mien, tu m'as sauvé en me donnant une foi… Et quelle félicité que ce soit mon tour, que je puisse, aujourd'hui, te consoler, te sauver, te rendre à la vie!

– Non, la tache de ton sang est là, ineffaçable. Je ne puis plus espérer.

– Si, si! Espère dans la vie, comme tu me le criais. Espère dans l'amour, espère dans le travail.

Et les deux frères, aux bras l'un de l'autre, continuèrent à causer très bas, baignés de larmes. La bougie, brusquement, s'acheva, s'éteignit, sans qu'ils en eussent conscience. Sous la nuit d'encre, au milieu du silence qui était retombé profond et souverain, leurs larmes de tendresse rédemptrice coulèrent à l'infini. C'était, chez l'un, la joie d'avoir payé sa dette de fraternité; c'était, chez l'autre, chez ce haut esprit, ce cœur d'enfant très bon, l'émoi de s'être senti au bord du crime, dans sa chimère, son amour de la justice et de l'humanité. Et il y avait encore d'autres choses, au fond de ces pleurs qui les lavaient et les purifiaient, des protestations contre toutes les souffrances, des vœux pour que le malheur du monde fût enfin soulagé.

Puis, lorsqu'il eut repoussé du pied la dalle sur le trou, Pierre, à tâtons, emmena Guillaume comme un enfant.

Dans le grand atelier, devant le vitrage, Mère-Grand, impassible, n'avait pas quitté son ouvrage de couture. Par moments, en attendant quatre heures, elle levait les yeux sur l'horloge, pendue au mur, à sa gauche, puis elle les reportait au dehors, vers la basilique, dont elle apercevait la masse inachevée, parmi la carcasse géante des échafaudages. Sa main lente tirait l'aiguille à longs points réguliers, elle était très pâle, muette, d'une sérénité héroïque. Et, vingt fois déjà, Marie, qui brodait en face d'elle, s'était dérangée, cassant son fil, s'impatientant, en proie à une nervosité singulière, un inexplicable malaise, une inquiétude sans cause, disait-elle, dont le poids lui étouffait le cœur. Mais les trois grands fils surtout ne pouvaient rester en place, comme si une contagion de fièvre les avait agités. Ils s'étaient pourtant remis à la besogne, Thomas à son étau, limant une pièce, François et Antoine à leur table, l'un tâchant de s'absorber dans la solution d'un problème, l'autre dessinant une botte de pavots posée devant lui; et leur effort d'attention était vain, ils frémissaient au moindre bruit, levaient la tête, s'interrogeaient du regard. Quoi donc? qu'avaient-ils, que craignaient-ils, pour céder ainsi à ces frissons brusques qui passaient dans le clair soleil? Par instants, un d'eux se levait, s'étirait, puis reprenait sa place. Et ils ne parlaient pas, ils n'osaient rien se dire, au milieu du lourd silence, de plus en plus effrayant.

Quelques minutes avant quatre heures, Mère-Grand eut comme une lassitude, un recueillement peut-être. Une fois encore, elle avait regardé l'horloge, et elle laissa tomber l'ouvrage sur ses genoux, elle se tourna vers la basilique. Désormais, elle ne se sentait plus que la force d'attendre, elle ne quittait plus des yeux ces murs énormes, là-bas, cette forêt de charpentes, d'un orgueil triomphal sous le ciel bleu. Et, tout d'un coup, si ferme, si vaillante qu'elle fût, la soudaine allégresse de la Savoyarde, carillonnant à la volée, la secoua d'un tressaillement. C'était la bénédiction, la foule des dix mille pèlerins emplissait l'église, quatre heures allaient sonner. Elle ne put résister à la poussée qui la mettait debout, elle resta frémissante, les regards tournés là-bas, les mains jointes, dans l'horrible attente.

– Qu'avez-vous? cria Thomas, qui l'aperçut. Mère-Grand, pourquoi tremblez-vous?

François et Antoine avaient quitté leur chaise, s'étaient précipités à leur tour.

– Etes-vous souffrante? Qu'est-ce donc qui vous fait pâlir, vous si brave?

Mais elle ne répondait pas. Ah! que la force de l'explosif fendît le sol, gagnât la petite maison et l'emportât, dans le cratère embrasé du volcan! Mourir tous avec le père, les trois grands fils et elle-même, c'était son vœu ardent, pour qu'il n'y eût pas de larmes. Et elle attendait, elle attendait, avec son frisson invincible, avec ses yeux clairs et braves, fixés là-bas.

 

– Mère-Grand, Mère-Grand! dit Marie éperdue, vous nous épouvantez, à ne pas nous répondre, à regarder au loin, comme si quelque malheur arrivait au galop!

Et, soudainement, Thomas, François et Antoine eurent le même cri, dans la même angoisse de leur cœur.

– Le père est en péril, le père va mourir!

Que savaient-ils? Rien de précis. Thomas s'était bien étonné de la quantité d'explosif que son père fabriquait, et ni François ni Antoine n'ignoraient les idées de révolte, de brûlant amour qui hantaient son cerveau de savant. Mais, dans leur déférence, ils voulaient ne connaître de lui que ce qu'il leur en confiait, ne le questionnant jamais, s'inclinant devant tous ses actes. Et voilà qu'une prescience leur venait, la certitude que le père allait mourir, quelque catastrophe effroyable, dont l'air, autour d'eux, était si frissonnant depuis le matin, qu'ils en grelottaient de fièvre, malades et incapables de travail.

– Le père va mourir, le père va mourir!

Côte à côte, les trois colosses s'étaient serrés étroitement, bouleversés de la même angoisse, soulevés par le même besoin furieux d'apprendre le danger, d'y courir, de mourir avec le père, s'ils ne pouvaient l'en sauver. Et, dans le silence obstiné de Mère-Grand, la mort de nouveau passa, à cette minute, le souffle froid dont ils avaient déjà senti l'effleurement, pendant le déjeuner.

Quatre heures sonnaient, Mère-Grand leva ses deux mains pâles, en un besoin d'imploration suprême. Et elle parla enfin.

– Le père va mourir. Rien ne peut le sauver que le devoir de vivre.

Tous trois voulurent se ruer, là-bas, ils ne savaient où, abattre les obstacles, triompher du néant. Ils se déchiraient de leur impuissance, si terribles, si pitoyables, qu'elle essaya de les calmer.

– Le père a voulu mourir, et sa volonté est de mourir seul.

Ils frémirent, ils tâchèrent, eux aussi, d'être des héros. Mais les minutes se passaient, il sembla que le grand froid s'en était allé, d'une aile lente. Parfois, au crépuscule, un oiseau de nuit entre par la fenêtre, messager lugubre, tourne dans la pièce enténébrée, puis se décide à repartir, emportant son deuil. Et c'était ainsi, la basilique restait debout, la terre ne s'ouvrait pas pour l'engloutir. Peu à peu, l'anxiété atroce qui serrait les cœurs, faisait place à l'espérance, l'éternel renouveau.

Alors, quand Guillaume reparut, suivi de Pierre, il y eut un grand cri de résurrection, un seul, sorti de tous les cœurs.

– Père!

Leurs baisers, leurs larmes achevèrent de le briser. Il dut s'asseoir. D'un regard, autour de lui, il était rentré dans l'existence; et cela en désespéré qu'on vient de forcer à vivre. Mère-Grand, comprenant l'amertume de sa volonté morte, s'approcha, lui prit les deux mains, souriante, pour lui faire entendre qu'elle était bien heureuse de le revoir, dans la tâche acceptée, dans le devoir de ne pas déserter la vie. Lui souffrait, trop fracassé encore. On lui évita tout récit. Il ne conta rien; et, simplement, d'un geste, d'un mot tendre, il avait indiqué Pierre comme son sauveur.

Dans un coin, Marie sauta au cou du jeune homme.

– Ah! mon bon Pierre, je ne vous ai jamais embrassé. Mais, la première fois, je veux que ce soit pour quelque chose de sérieux… Je vous aime, mon bon Pierre, je vous aime de tout mon cœur!

Le soir du même jour, lorsque la nuit tomba, Guillaume et Pierre restèrent un moment seuls dans la vaste pièce, à échanger de rares paroles affectueuses. Les enfants venaient de sortir. Mère-Grand et Marie étaient montées trier du vieux linge, tandis que madame Mathis, qui avait rapporté de l'ouvrage, attendait patiemment, assise en un coin obscur, que ces dames lui descendissent le paquet de raccommodages à emporter. Et les deux frères l'avaient oubliée, envahis l'un et l'autre par la douceur triste du crépuscule, causant à voix basse.

Puis, brusquement, un visiteur les émut. C'était Janzen, avec sa maigre face de Christ blond. Il venait très rarement, sans qu'on sût jamais de quelle ombre il sortait, ni dans quelles ténèbres il allait rentrer. Pendant des mois, il disparaissait, et on le revoyait à l'improviste, en terrible passant d'une heure, au passé inconnu, à la vie ignorée.

– Je pars ce soir, dit-il de sa voix tranquille, coupante comme une lame.

– Et vous retournez chez vous, en Russie? demanda Guillaume.

Il eut un mince sourire dédaigneux.

– Oh! chez moi, je suis partout chez moi. D'abord, je ne suis pas Russe, et puis je ne veux être que du vaste monde.

D'un geste large, il fit entendre le sans-patrie qu'il était, promenant par-dessus les frontières son rêve de fraternité sanglante. A certaines paroles, les deux frères crurent comprendre qu'il retournait en Espagne, où des compagnons l'attendaient. Il y avait là-bas beaucoup de besogne. Tranquillement, il s'était assis, et il causait de son air froid, lorsque, du même ton de sérénité, il ajouta, sans transition:

– Vous savez qu'on vient de jeter une bombe dans le café de l'Univers, sur le boulevard. Il y a eu trois bourgeois de tués.

Frémissants, Guillaume et Pierre voulurent des détails. Alors, il conta qu'il était par là justement, qu'il avait entendu l'explosion et vu les vitres du café voler en éclats. Trois des consommateurs étaient par terre, le corps broyé, deux qu'on ne connaissait pas, deux messieurs entrés là par hasard, l'autre un habitué, un petit rentier du voisinage qui venait faire sa partie tous les jours. Dans la salle, un vrai saccage, les tables de marbre brisées, les lustres tordus, les glaces criblées de balles. Et quelle terreur, quel emportement, quel écrasement de foule! On avait d'ailleurs arrêté tout de suite l'auteur de l'attentat, comme il allait tourner le coin de la rue Caumartin, pour fuir.

– J'ai pensé à monter vous conter ça, conclut Janzen. Il est bon que vous sachiez.

Et, comme Pierre, dans son frisson, sourdement averti, lui demandait qui était l'homme arrêté, il ajouta sans hâte:

– Justement, là est l'ennui, vous le connaissez… C'est le petit Victor Mathis.

Trop tard, Pierre voulut lui rentrer ce nom dans la gorge. Il se rappelait soudainement que la mère, tout à l'heure, était assise derrière eux, en un coin sombre. S'y trouvait-elle encore? Et il revoyait le petit Victor, presque sans barbe, le front droit et têtu, les yeux gris luisant d'implacable intelligence, le nez aigu et les lèvres minces disant la volonté sèche, la haine sans pardon. Celui-ci n'était pas un simple, un déshérité. C'était un fils de la bourgeoisie, élevé, instruit, qui avait dû entrer à l'Ecole Normale. Aucune excuse à son acte abominable, pas de passion politique, pas de démence humanitaire, pas même la souffrance exaspérée du pauvre. Il était le pur destructeur, le théoricien de la destruction, l'intellectuel d'énergie et de sang-froid qui mettait l'effort de son cerveau cultivé à raisonner le meurtre, à vouloir en faire l'instrument de l'évolution sociale. Et un poète encore, un visionnaire, mais le plus effroyable, le monstre qu'un orgueil fou expliquait seul, dans son désir d'une farouche immortalité, dans le rêve de l'aurore prochaine, montant des deux bras de la guillotine. Après lui, il n'y avait rien, rien que la faux aveugle qui rase le monde.

Pendant quelques secondes, une horreur froide régna, parmi les ténèbres croissantes.

– Ah! murmura très bas Guillaume, il a osé, celui-là!

Mais déjà Pierre lui serrait la main tendrement. Et il le sentit aussi éperdu, aussi révolté que lui, dans le soulèvement de son cœur d'homme, de toute sa solidarité humaine. Peut-être fallait-il cette abomination dernière pour le ravager et le guérir.