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Paris

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Une rougeur était remontée à ses joues, sa vie de lutte quotidienne le reprenait, le remettait debout.

– Je voulais donc vous dire, à propos de notre petit moteur…

Et il causa longuement avec Thomas, pendant que Pierre attendait, le cœur bouleversé, éperdu de l'universel besoin de bonheur. Celui-ci saisissait des mots, se perdait au milieu des termes techniques. Autrefois, l'usine avait fabriqué des petits moteurs à vapeur. Mais ils semblaient condamnés par la pratique, on cherchait une autre force. L'électricité, la reine prévue de demain, n'était pas encore possible, à cause du poids des appareils qu'elle nécessitait. Et il n'y avait donc que le pétrole, avec des inconvénients si graves, que la victoire et la fortune seraient sûrement pour le constructeur qui le remplacerait par un agent de force nouveau, inconnu encore. La solution du problème était là, trouver et appliquer cette force.

– Oui, je suis pressé maintenant, dit Grandidier d'un air de grande animation. Je vous ai laissé chercher en paix, sans vous importuner de questions curieuses. Mais une solution devient nécessaire.

Thomas souriait.

– Encore un peu de patience, je crois être dans une bonne voie.

Et Grandidier leur serra la main à tous deux, puis s'en alla faire son tour accoutumé, au travers de ses ateliers en branle, tandis que, dans son silence de mort, le pavillon l'attendait, clos et frissonnant de la douleur continue, inguérissable, où il rentrait chaque jour.

Le jour baissait déjà, lorsque Pierre et Thomas, remontés sur la butte Montmartre, se dirigèrent vers le grand atelier vitré que le sculpteur Jahan s'était aménagé, pour y exécuter l'ange colossal dont il avait la commande, parmi les hangars, les ateliers, les baraquements de toutes sortes, que nécessitait l'achèvement de la basilique du Sacré-Cœur. Il y avait là de vastes terrains vagues, encombrés de matériaux, d'un chaos extraordinaire de pierres de taille, de charpentes, de machines; et, en attendant que les terrassiers vinssent faire aux alentours la toilette dernière, des tranchées restaient béantes, des escaliers rompus s'engouffraient, des portes bouchées d'une simple palissade menaient encore aux substructions de l'église.

Thomas, qui s'était arrêté devant l'atelier de Jahan, désigna du doigt une de ces portes, par où l'on descendait dans les travaux de fondation.

– Vous n'avez jamais eu l'idée de visiter les fondations de la basilique. C'est tout un monde, et rien n'est plus intéressant… Vous savez qu'ils y ont englouti des millions. Il leur a fallu aller chercher le bon sol au fond de la butte, ils ont creusé plus de quatre-vingts puits, dans lesquels ils ont coulé du béton, pour poser leur église sur ces quatre-vingts colonnes souterraines… On ne les voit pas, mais ce sont bien elles qui portent, au-dessus de Paris, ce monument d'absurdité et d'affront.

Pierre s'était approché de la palissade, s'oubliait à regarder, derrière, une porte ouverte, une sorte de palier noir, d'où s'enfonçait un escalier. Et il rêvait à ces colonnes invisibles, à toute l'énergie têtue, à toute la volonté de domination qui tenait l'édifice debout.

Thomas fut obligé de le rappeler.

– Hâtons-nous, voici le crépuscule. Nous ne pourrions plus rien voir.

Antoine devait les attendre chez Jahan, qui désirait leur montrer une maquette nouvelle. Quand ils entrèrent, les deux praticiens travaillaient encore à l'ange monumental, dont ils achevaient, en haut d'un échafaudage, de dégrossir les ailes symétriques; tandis que le sculpteur, assis sur une chaise basse, les bras à demi nus, les mains tachées de terre glaise, était absorbé dans la contemplation d'une figure haute d'un mètre, à laquelle il venait de travailler.

– Ah! c'est vous autres. Antoine vous attend depuis plus d'une demi-heure. Je crois qu'il est sorti avec Lise pour voir le soleil se coucher sur Paris. Mais ils vont revenir.

Et il retomba dans son silence, immobile, les yeux sur son œuvre.

C'était une figure de femme, nue, debout et haute, d'une majesté si auguste, dans la simplicité des lignes, qu'elle semblait géante. Sa chevelure éparse et féconde était comme les rayons de sa face, dont la souveraine beauté resplendissait, pareille au soleil. Et elle n'avait qu'un geste d'offre et d'accueil, les deux bras légèrement tendus, les mains ouvertes, pour tous les hommes.

Jahan se remit à parler lentement, dans son rêve.

– Vous vous souvenez, je voulais donner un pendant à la Fécondité que vous avez vue, les flancs solides, capables de porter un monde. Et j'avais une Charité dont je laissais sécher la terre, tellement je la sentais peu, banale, poncive… Alors, j'ai eu l'idée d'une Justice. Mais le glaive, les balances, ah! non! Ce n'était pas cette Justice-là, vêtue de la robe, coiffée de la toque, qui m'enflammait. J'étais hanté passionnément par l'autre, celle que les petits, que les souffrants attendent, celle qui seule peut mettre enfin un peu d'ordre et de bonheur parmi nous… Et je l'ai vue ainsi, toute nue, toute simple, toute grande. Elle est le soleil, un soleil de beauté, d'harmonie et de force, parce que le soleil est l'unique justice, brûlant au ciel pour tout le monde, donnant du même geste, au pauvre comme au riche, sa magnificence, sa lumière, sa chaleur, qui sont la source de toute vie… Aussi, vous la voyez, elle se donne également de ses mains tendues, elle accueille l'humanité entière, elle lui fait le cadeau de l'éternelle vie dans l'éternelle beauté. Ah! être beau, être fort, être juste, c'est tout le rêve!

Il ralluma sa pipe, éclata d'un bon rire.

– Enfin, je crois qu'elle est d'aplomb, la bonne femme… Hein? qu'en pensez-vous?

Les deux visiteurs lui firent de grands éloges. Pierre était très ému de retrouver, dans cette imagination d'artiste, la pensée qu'il roulait depuis si longtemps, l'ère prochaine de la Justice, sur les ruines de ce monde, que la Charité, après des siècles d'expérience, n'avait pu sauver de l'écroulement final.

Gaiement, le sculpteur expliquait qu'il faisait là sa maquette, pour se consoler un peu de son grand mannequin d'ange, dont la banalité imposée le désespérait. On venait encore de lui adresser des observations sur les plis de la robe, qui accusaient trop les cuisses; et il avait dû modifier la draperie entière.

– Tout ce qu'ils voudront! cria-t-il. Ce n'est plus mon œuvre, c'est une commande que j'exécute, comme un maçon fait un mur. Il n'y a plus d'art religieux, l'incroyance et la bêtise l'ont tué… Et si l'art social, l'art humain pouvait renaître, ah! quelle gloire d'être un des annonciateurs!

Il s'interrompit. Où diable les deux enfants, Antoine et Lise, étaient-ils donc passés? Il ouvrit la porte de l'atelier toute grande; et, dans le terrain vague, parmi les déblais, on aperçut les fins profils d'Antoine très grand, de Lise très frêle et petite, se détachant sur l'immensité de Paris, que dorait l'adieu du soleil. De son bras robuste de jeune colosse tendre, il la soutenait, la faisait marcher désormais sans fatigue; tandis qu'elle, d'une grâce mince de fillette enfin épanouie, devenue femme, levait les yeux sur les siens, avec un sourire d'infinie gratitude, pour se donner toute, à jamais.

– Ah! les voici qui reviennent… Vous savez que le miracle est aujourd'hui complet. Et comment vous dire ma joie! Elle me désespérait, j'avais même renoncé à lui faire apprendre à lire, je la laissais les jours entiers dans un coin, les jambes et la langue nouées, ainsi qu'une innocente… Et voilà que votre frère est venu, s'y est pris je ne sais de quelle façon. Elle l'a écouté, l'a compris, s'est mise avec lui à lire, à écrire, à être intelligente et gaie. Puis, comme ses jambes ne se déliaient pas, qu'elle gardait son air infirme de naine souffreteuse, il a commencé par l'apporter ici dans ses bras, il l'a forcée de marcher en la soutenant, si bien qu'aujourd'hui elle marche enfin toute seule. Positivement, en quelques semaines, elle a grandi, elle est devenue élancée et charmante… Oui, oui, je vous assure, c'est toute une seconde naissance, une création véritable. Regardez-les.

Antoine et Lise s'avançaient toujours lentement. Et de quelle vie les baignait le vent du soir, qui montait de la grande ville, éclatante et chaude de soleil! S'il avait choisi pour l'instruire cet endroit d'horizon sublime, de grand air charriant tant de germes, c'était sans doute que nulle part au monde il n'aurait pu lui souffler plus d'âme, plus de force. L'amante enfin venait d'être faite par l'amant. Il avait pris la femme endormie, sans mouvement et sans pensée; puis, il l'avait éveillée, l'avait créée, l'avait aimée, pour en être aimé. Et elle était son œuvre, elle était lui.

– Eh bien! sœurette, tu n'es donc plus lasse?

Elle sourit divinement.

– Oh! non! c'est si bon, c'est si beau, de marcher ainsi devant soi… Avec Antoine, je veux bien aller toujours ainsi, simplement.

On s'égaya, et Jahan dit de son air de bonne humeur:

– Espérons qu'il ne te mènera pas si loin. Vous êtes arrivés maintenant, ce n'est pas moi qui vous empêcherai d'être heureux.

Antoine s'était planté devant la figure de la Justice, à laquelle le jour tombant semblait donner un frémissement de vie. A cette heure tendre, une telle sensibilité d'art l'exaltait, que des larmes parurent dans ses yeux. Et il murmura:

– Oh! divine simplicité, divine beauté!

Lui, récemment, avait terminé un bois d'après Lise, tenant un livre à la main, éveillée à l'intelligence, à l'amour, qui était un chef-d'œuvre de vérité et d'émotion. Cette fois, il avait réalisé son désir, en attaquant le bois directement, devant le modèle. Et il était dans un moment d'espoir infini, rêvant des œuvres grandes et originales, où il ferait vivre à jamais toute son époque.

Mais Thomas voulait rentrer. On serra la main de Jahan, qui, sa journée finie, remettait son paletot, pour ramener sa sœur Lise chez eux, rue du Calvaire.

 

– A demain, Lise, dit Antoine, qui se pencha pour la baiser.

Elle se haussa, elle lui donna ses yeux, qu'il avait ouverts à la vie.

– A demain, Antoine.

Dehors, le crépuscule tombait. Et Pierre, qui était sorti le premier, eut, à cette minute vague, une vision dont l'inattendu le stupéfia d'abord. Il aperçut nettement son frère Guillaume sortant de la porte, du trou béant qui descendait aux substructions de la basilique. Vivement, il put le voir franchir la palissade, puis affecter d'être là par hasard, comme s'il arrivait de la rue Lamarck. Quand il aborda ses deux fils, l'air ravi de la rencontre, en racontant qu'il remontait de Paris, Pierre se demanda s'il avait rêvé. Mais un regard inquiet que lui jeta son frère, lui rendit sa certitude. Et ce fut alors en lui un malaise devant cet homme qui ne mentait jamais, une angoisse soupçonneuse d'être enfin sur la trace de tout ce qu'il redoutait, de tout ce qu'il sentait, depuis quelque temps, s'agiter de formidable, dans la petite maison de paix et de travail.

Ce soir-là, lorsque Guillaume, ses deux fils et son frère rentrèrent dans le vaste atelier ouvert sur Paris, il était si noyé de crépuscule qu'ils le crurent vide. On n'avait pas encore allumé les lampes.

– Tiens! dit Guillaume, il n'y a personne.

La voix de François monta de l'ombre, tranquille, un peu basse.

– Mais si, je suis là.

Il était resté à sa table; et, ne voyant plus clair pour lire, quittant le livre des yeux, il songeait, le menton dans la main, les regards perdus au loin sur Paris peu à peu envahi de ténèbres. Tout l'après-midi, il avait travaillé là, sans même lever la tête. L'époque de son examen approchait, il vivait dans une tension continue de son cerveau, la plus forte qu'il pouvait donner. Et cette solitude, cette ombre étaient toutes pleines de ce jeune homme, immobile ainsi, la face au-dessus de son livre.

– Comment! tu es là, tu travailles! reprit le père. Pourquoi n'as-tu pas demandé une lampe?

– Non, je regardais Paris, reprit François lentement. C'est singulier comme la nuit y descend par degrés, d'un air d'intelligence. Le dernier quartier éclairé a été, là-bas, la montagne Sainte-Geneviève, ce plateau du Panthéon, où toute connaissance et toute science ont grandi. Les écoles, les bibliothèques, les laboratoires sont encore dorés d'un rayon de soleil, lorsque les bas quartiers des marchands plongent déjà dans les ténèbres. Je ne veux pas dire que l'astre nous aime, à l'Ecole Normale, mais je vous affirme qu'il s'attarde sur nos toits, lorsqu'il n'est plus nulle part.

Il se mit à rire de sa plaisanterie, et l'on sentait pourtant son ardente foi à l'effort cérébral, toute sa vie donnée à ce travail intellectuel, qui, selon lui, pouvait seul faire la vérité, décider de la justice, créer le bonheur.

Un silence régna. Paris, de plus eu plus, tombait à la nuit, noir, immense, mystérieux. Une à une, alors, des étincelles y brillèrent.

– On allume les lampes, dit encore François. Le travail va partout reprendre.

Guillaume, qui rêvait à son tour, hanté par son idée fixe, s'écria:

– Le travail, oui, sans doute! Mais pour qu'il donne toute sa moisson, il faut qu'une volonté le féconde… Il y a quelque chose de supérieur au travail.

Thomas et Antoine s'étaient rapprochés. Et François demanda, en leur nom comme au sien:

– Quoi donc, père?

– L'action.

Les trois fils se turent un instant, envahis par la solennité de l'heure, frémissants sous les grandes vagues obscures, qui montaient de l'océan indistinct de la ville. Puis, une voix jeune répondit, sans qu'on sût laquelle:

– L'action n'est que du travail.

Et Pierre sentit croître encore son inquiétude, n'ayant pas la paix respectueuse, la foi muette des trois grands fils. De nouveau, l'énorme et terrifiante chose venait de se dresser, énigmatique. Et un immense frisson passait, dans l'obscurité qui s'était faite, en face de ce Paris noir, où s'allumaient les lampes, pour toute une nuit passionnée de travail.

IV

Ce jour-là, une grande cérémonie devait avoir lieu à la basilique du Sacré-Cœur. Dix mille pèlerins assisteraient à une bénédiction solennelle du Saint-Sacrement. Et, en attendant quatre heures, l'heure fixée, Montmartre allait être envahi, les pentes noires de monde, les boutiques d'objets religieux assiégées, les buvettes débordantes, toute une fête foraine; tandis que la grosse cloche, la Savoyarde, sonnerait à la volée, au-dessus de ce peuple en liesse.

Comme Pierre, le matin, entrait dans le grand atelier, il vit que Guillaume et Mère-Grand s'y trouvaient seuls; et un mot qu'il entendit l'arrêta, le fit écouter, sans scrupule, caché derrière une haute bibliothèque tournante. Mère-Grand, assise à sa place habituelle, près du vitrage, travaillait. Guillaume parlait bas, debout devant elle.

– Mère, tout est prêt, c'est pour aujourd'hui.

Elle laissa tomber son ouvrage, leva les yeux, très pâle.

– Ah!.. Vous êtes décidé.

– Oui, irrévocablement. A quatre heures, je serai là-bas, tout sera fini.

– C'est bien, vous êtes le maître.

Il y eut un terrible silence. La voix de Guillaume semblait venir de loin, comme déjà hors du monde. On le sentait inébranlable, tout entier à son rêve tragique, à son idée fixe de martyre, désormais cristallisée, enfoncée en plein crâne. Mère-Grand le regardait de ses pâles yeux de femme héroïque, vieillie dans la souffrance des autres, dans l'abnégation et le dévouement d'un cœur intrépide, que l'idée seule du devoir exaltait. Elle l'avait aidé à régler les moindres détails, elle savait donc son effroyable dessein; et, si la justicière qui était en elle, après tant d'iniquités vues et endurées, acceptait l'idée des expiations farouches, le monde purifié par la flamme du volcan, elle croyait trop à la nécessité d'être brave et de vivre sa vie jusqu'au bout, pour qu'elle pût jamais trouver la mort bonne et féconde.

– Mon fils, reprit-elle doucement, j'ai vu grandir votre projet, il ne m'a ni surprise ni révoltée, je l'ai admis comme la foudre, comme le feu même du ciel, d'une pureté et d'une force souveraines. A toute heure, je vous ai soutenu, j'ai voulu être votre conscience et votre volonté… Mais, une fois encore, il faut que je vous le dise: on ne déserte pas la vie.

– Mère, c'est inutile, j'ai donné ma vie, je ne puis la reprendre… Ne voulez-vous donc plus être ma volonté, comme vous le dites, celle qui doit rester et agir?

Elle ne répondit pas, elle l'interrogea elle-même, avec une gravité lente.

– Alors, il est inutile que je vous parle des enfants, de moi, de la maison… Vous avez bien réfléchi, vous êtes résolu?

Et, comme il disait oui, simplement, elle répéta:

– C'est bien, vous êtes le maître… Je serai celle qui reste et qui agit. N'ayez aucune crainte, votre testament est en bonnes mains. Tout ce que nous avons arrêté ensemble, sera fait.

De nouveau, ils se turent. Puis, elle demanda encore:

– A quatre heures, au moment de cette bénédiction?

– Oui, à quatre heures.

Elle le regardait toujours de ses pâles yeux, d'une simplicité, d'une grandeur surhumaine, dans sa mince robe noire. Et ce regard d'infinie vaillance, de tristesse profonde aussi, le bouleversa brusquement d'émotion. Ses mains tremblèrent, il demanda:

– Mère, voulez-vous que je vous embrasse?

– Ah! de grand cœur, mon fils. Si votre devoir n'est pas le mien, vous voyez que je le respecte, et que je vous aime.

Ils s'embrassèrent, et quand Pierre, glacé, se montra, Mère-Grand avait repris paisiblement son ouvrage, tandis que Guillaume allait et venait, mettait un peu d'ordre sur une planche du laboratoire, de son air actif accoutumé.

A midi, au moment du déjeuner, il fallut attendre un instant Thomas, qui se trouvait en retard. Les deux autres grands fils, François et Antoine, rentrés depuis longtemps, plaisantaient, se fâchaient avec des rires, en disant qu'ils mouraient de faim. Marie avait justement fait une crème, et elle en était très fière, elle criait qu'on allait tout manger, que les gens en retard n'en auraient pas. Aussi, lorsque Thomas parut, fut-il accueilli par des huées.

– Mais ce n'est pas ma faute, expliqua-t-il. J'ai eu la bêtise de remonter par la rue de la Barre, et vous n'avez pas l'idée dans quelle foule je suis tombé. Sûrement, les dix mille pèlerins ont campé là. On m'a dit qu'on en avait empilé tant qu'on avait pu dans l'abri Saint-Joseph. Les autres ont dû coucher dehors. Et, à cette heure, ils mangent un peu partout, dans les terrains vagues, jusque sur les trottoirs. On ne peut pas poser le pied, sans craindre d'en écraser un.

Le déjeuner fut très gai, d'une gaieté que Pierre trouva excessive et comme jouée. Cependant, les enfants ne devaient rien savoir de l'effrayante chose, toujours présente et invisible, dans l'éclatant soleil de cette belle journée de juin. Etait-ce donc que, par moments, durant les courts silences qui se faisaient, entre deux éclats joyeux, la vérité passait, l'obscur pressentiment des grandes tendresses qu'un deuil menace? Guillaume pourtant avait son bon sourire de tous les jours, un peu pâli peut-être, la voix d'une douceur de caresse. Mais jamais Mère-Grand n'avait paru plus muette ni plus grave, à cette table si fraternelle, qu'elle présidait en reine mère, obéie et respectée. Et la crème de Marie eut un joli succès, on la félicita, on la fit rougir. Brusquement, un lourd silence tomba de nouveau, un froid de mort souffla et blêmit les visages, pendant que les petites cuillers achevaient de vider les assiettes.

– Ah! ce bourdon! s'écria François, il est vraiment obsédant, on en a la tête grosse, et qui éclate!

La Savoyarde s'était mise à sonner, un son pesant, dont les ondes obstinées s'envolaient sur Paris immense. Tous l'écoutaient.

– Est-ce qu'elle va sonner comme ça jusqu'à quatre heures? demanda Marie.

– Oh! à quatre heures, dit Thomas, au moment de la bénédiction, ce sera bien autre chose. La grande volée, le branle d'allégresse, le chant de triomphe!

Guillaume souriait toujours.

– Oui, oui, ceux qui voudront ne pas en avoir les oreilles cassées, feront bien de fermer leurs fenêtres. Le pis est que, si Paris ne veut pas l'entendre, il l'entend tout de même, et jusqu'au Panthéon, m'a-t-on dit.

Mère-Grand restait muette et impassible. Ce qui offensait Antoine, c'était l'abominable imagerie religieuse que les pèlerins s'arrachaient, ces Jésus de bonbonnière, la poitrine ouverte, montrant leur cœur sanguinolent. Rien n'était d'une matérialité plus répugnante, d'une imagination d'art plus basse et plus grossière. Et l'on quitta la table en causant très haut, pour s'entendre, au milieu du retentissement de la grosse cloche.

Tous ensuite se remirent au travail. Mère-Grand reprit son éternelle couture, tandis que Marie, assise près d'elle, brodait. Les trois fils étaient de leur côté chacun à sa besogne, levant parfois la tête, échangeant un mot. Et, jusqu'à deux heures et demie, Guillaume parut s'occuper aussi, d'un air très attentif. Pierre seul, les membres brisés, le cœur éperdu, allait et venait, les voyait tous comme du fond d'un cauchemar, bouleversé par les mots les plus innocents, qui prenaient pour lui des sens terribles. Pendant le déjeuner, il avait dû se dire un peu souffrant, afin d'expliquer l'affreux malaise où le jetait cette table rieuse; et, maintenant, il attendait, regardait, écoutait, dans une anxiété croissante.

Un peu avant trois heures, Guillaume, après avoir consulté sa montre, prit tranquillement son chapeau.

– Eh bien! je sors.

Les trois fils, Mère-Grand et Marie avaient levé la tête.

– Je sors… Au revoir.

Pourtant, il ne partait pas. Pierre le sentit qui luttait, qui se raidissait, secoué d'une effroyable tempête intérieure, mettant tout son effort à ne montrer ni frisson ni pâleur. Ah! qu'il devait souffrir, de ne pouvoir les embrasser une dernière fois, ses trois grands fils, s'il ne voulait pas éveiller en eux quelque soupçon, qui les mettrait en travers de sa mort! Et il se vainquit, dans un héroïsme suprême.

– Au revoir, les enfants.

– Au revoir, père… Tu rentreras de bonne heure?

– Oui, oui… Ne vous inquiétez pas de moi, travaillez bien.

Mère-Grand ne le quittait pas de ses yeux fixes, dans son souverain silence. Mais elle, il l'avait embrassée. Et il la regarda, leurs regards un instant se confondirent, tout ce qu'il avait voulu, tout ce qu'elle avait promis, leur rêve commun de vérité et de justice.

– Dites, Guillaume, cria gaiement Marie, si vous descendez par la rue des Martyrs, voulez-vous me faire une commission?

 

– Mais certainement.

– Entrez donc chez ma couturière, prévenez-la que je n'irai essayer ma robe que demain matin.

Il s'agissait de sa robe de noce, une robe de petite soie grise, dont elle plaisantait le grand luxe. Quand elle en parlait, elle-même et tout le monde riaient.

– Entendu, ma chère, dit Guillaume, qui s'égaya lui aussi. La robe de Cendrillon allant à la cour, le brocart et les dentelles des fées, pour qu'elle soit très belle et très heureuse.

Mais les rires se turent, et il sembla, une fois encore, dans le brusque silence, que la mort passait, un grand bruit d'ailes, un grand froid dont le frisson glaça les cœurs de ceux qui restaient là.

– Ah! cette fois, reprit-il, c'est pour de bon… Au revoir, les enfants!

Et il partit, il ne se retourna même pas. On entendit son pas ferme qui se perdait sur le gravier du petit jardin.

Pierre, qui avait allégué un prétexte, le suivit à deux minutes de distance. D'ailleurs, il n'avait que faire, pour ne pas le perdre, de marcher derrière ses talons; car il savait où il allait, une certitude intime, absolue, lui disait qu'il le retrouverait à cette porte ouvrant sur les substructions de la basilique, et d'où il l'avait vu sortir l'avant-veille. Aussi ne tâcha-t-il pas de le retrouver parmi la foule des pèlerins, dont le flot se rendait à l'église. Il se contenta de se hâter, gagna l'atelier de Jahan. Et, comme il y arrivait, il aperçut, selon son attente, Guillaume, qui se glissait par la palissade et qui disparaissait. L'écrasement, le désordre d'un tel concours de fidèles le favorisèrent à son tour, lui permirent de suivre son frère, de franchir la porte, sans être vu. Un instant, il dut s'arrêter et respirer, tant les battements de son cœur l'étouffaient.

De l'étroit palier, un escalier descendait, très raide, tout de suite obscur. Dans cette nuit de plus en plus profonde, Pierre se risqua, avec d'infinies précautions, posant les pieds doucement, pour ne faire aucun bruit. La main au mur, il se guidait, tournait, s'enfonçait comme en un puits. La descente d'ailleurs ne fut pas très longue. Et, lorsqu'il sentit la terre battue sous ses pieds, il s'arrêta, n'osa plus bouger, par crainte de trahir sa présence. Les ténèbres étaient d'une épaisseur d'encre. Un lourd silence, plus un bruit, plus un souffle. Comment se diriger? Quel côté fallait-il prendre? Il hésitait, lorsque, devant lui, à une vingtaine de pas, il vit luire une étincelle, la brusque lueur d'une allumette. C'était Guillaume qui allumait une bougie. Il reconnut ses larges épaules, il n'eut plus qu'à suivre la petite lumière, le long d'une sorte de couloir souterrain, maçonné et voûté. Le trajet lui parut interminable, et il lui sembla qu'il marchait vers le nord, sous la nef de la basilique.

Puis, tout d'un coup, la petite lumière s'arrêta, se fixa. Pierre continua de s'approcher doucement, resta dans l'ombre pour regarder. Au milieu d'une sorte de rotonde basse, sous la crypte, Guillaume venait de coller le bout de sa bougie sur le sol même; et il s'était mis à genoux, il avait dérangé une longue pierre plate, qui semblait fermer un trou. On était là dans les fondations, on y voyait un de ces piliers, un de ces puits où l'on avait coulé du béton, pour soutenir l'édifice. C'était contre le pilier même que le trou s'enfonçait, soit fêlure naturelle lézardant le terrain, soit fente profonde produite par un tassement. D'autres piliers s'indiquaient aux alentours, que la lézarde paraissait aussi gagner, par des fendillements ramifiés en tous sens. Et Pierre, à voir son frère penché ainsi, tel qu'un mineur examinant une dernière fois la mine qu'il a préparée, avant de mettre le feu à la mèche, eut la brusque divination de l'énorme et terrifiante chose: des quantités considérables du terrible explosif apportées là, vingt voyages faits avec précaution, à des heures choisies, toute cette poudre versée dans la fêlure, contre le pilier, d'où elle s'était répandue au fond des plus minces fentes, saturant le sol à une grande profondeur, formant de la sorte une mine naturelle d'une puissance incalculable. Maintenant, la poudre affleurait sous la pierre que Guillaume venait d'écarter. Il n'y avait qu'à jeter une allumette, et tout sauterait.

Une horreur glacée cloua Pierre un instant. Il aurait été incapable de faire un pas, de jeter un cri. En haut, il revoyait la cohue grouillante, les dix mille pèlerins qui s'entassaient dans les hautes nefs de la basilique, pour la bénédiction du Saint-Sacrement. La Savoyarde mugissante sonnait à toute volée, l'encens fumait, les dix mille voix entonnaient un cantique de magnificence et d'allégresse. Et, tout d'un coup, c'était la foudre, le tremblement de terre, le volcan qui s'ouvrait, qui engloutissait, en un flot de flamme et de fumée, l'église entière, avec son peuple de croyants. Sans doute, en brisant les piliers de soutien, en bouleversant le sol peu solide, la force extraordinaire de l'explosion allait fendre l'édifice, en jeter la moitié sur les pentes qui dévalent vers Paris, jusqu'à la place du Marché, tout en bas, tandis que le reste, le côté de l'abside, s'écroulerait, s'abîmerait sur place. Et quelle effroyable avalanche, la forêt brisée des échafaudages, la pluie des matériaux géants, coulant, bondissant parmi la poussière, s'abattant sur les toitures d'en dessous, tout Montmartre lui-même menacé, par la violence de la secousse, de s'effondrer en un tas immense de décombres!

Guillaume s'était relevé. La bougie, posée à terre, dont la flamme brûlait haute et droite, projeta sa grande ombre, qui semblait emplir le souterrain. Cette petite lueur, dans tout ce noir, n'était qu'une étoile immobile et triste. Il s'approcha, pour voir l'heure à sa montre. Trois heures cinq minutes. Il avait près d'une heure à attendre, étant sans hâte, exact en sa résolution. Et il s'assit sur une pierre, il ne bougea plus, d'une patience tranquille. La bougie éclairait son pâle visage, son grand front en forme de tour, couronné de cheveux blancs, toute cette face énergique que ses yeux éclatants et ses moustaches restées brunes faisaient encore belle et jeune. Pas un de ses traits ne remuait, il regardait le vide. A cette minute suprême, quelles pensées traversaient son crâne? Et pas un frisson, la nuit pesante, le silence éternel et profond de la terre.

Alors, Pierre, domptant les battements de son cœur, s'avança. Au bruit des pas, Guillaume s'était levé, menaçant. Mais, tout de suite, il reconnut son frère, il ne parut pas étonné.

– Ah! c'est toi, tu m'as suivi… Je sentais bien que tu avais mon secret. Et c'est un chagrin pour moi que tu en abuses, en venant me rejoindre… Tu aurais dû m'éviter cette peine dernière.

Pierre joignit ses mains tremblantes, voulut le supplier tout de suite.

– Frère, frère…

– Non, ne parle pas encore. Si tu le désires absolument, je t'écouterai plus tard. Nous avons à nous près d'une heure, nous pouvons causer… Mais je voudrais que tu comprisses l'inutilité de tout ce que tu crois avoir à me dire. Ma résolution est formelle, je l'ai discutée longtemps, je ne vais agir que selon ma raison et ma conscience.

Et, de son air tranquille, il conta comment, décidé à un grand acte, il avait longtemps hésité sur le choix du monument qu'il détruirait. L'Opéra l'avait un moment tenté; puis, l'ouragan de colère et de justice balayant ce petit monde de jouisseurs, lui était apparu sans haute signification, comme entaché d'une basse jalousie de convoitise. Ensuite, il avait songé à la Bourse: là, il frappait l'argent qui corrompt, la société capitaliste sous laquelle râle le salariat; seulement, n'était-ce pas encore bien restreint, bien spécial? L'idée du Palais de Justice, de la salle des Assises surtout, l'avait aussi hanté. Quelle tentation de faire justice de notre justice humaine, de balayer le coupable avec les témoins, avec le procureur général qui le charge, l'avocat qui le défend, les magistrats qui le jugent, le public badaud qui vient là comme à un roman-feuilleton! et quelle farouche ironie que cette justice supérieure et sommaire du volcan avalant tout, sans s'arrêter au détail! Mais le projet qu'il avait longtemps caressé, c'était de faire sauter l'Arc de Triomphe. Là était pour lui le monument exécrable qui perpétuait la guerre, la haine entre les peuples, la fausse gloire, si chèrement payée et si sanglante, des grands conquérants. Il fallait le tuer, ce colosse, élevé à d'affreuses tueries, qui avaient coûté inutilement tant d'existences. Et, s'il avait pu l'engloutir dans le sol, il aurait eu cette grandeur héroïque de ne causer aucune autre mort que la sienne, de mourir seul, foudroyé, écrasé sous le géant de pierre. Quel tombeau, et quel souvenir à léguer au monde!