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Paris

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Il était déjà quatre heures, lorsque l'audition des témoins fut achevée. Dans la salle brûlante, une lassitude fiévreuse mettait le sang aux visages, tandis qu'une sorte de poussière rousse obscurcissait le jour pâlissant qui tombait des fenêtres. Des femmes s'éventaient, des hommes s'épongeaient le front. Mais la passion du spectacle allumait tous les yeux d'une joie dure. Et personne ne bougeait.

– Ah! soupira Rosemonde, moi qui comptais pouvoir prendre une tasse de thé, chez une amie, à cinq heures! Je vais mourir de faim.

– Nous sommes ici au moins pour jusqu'à sept heures, dit Massot. Je ne vous offre pas d'aller vous chercher un petit pain, on ne me laisserait pas rentrer.

Dutheil n'avait pas cessé de hausser les épaules, pendant que Salvat lisait sa déclaration.

– Hein? est-ce assez enfantin, tout ce qu'il a dit! L'imbécile qui va mourir pour ça!.. Des riches et des pauvres, mais il y en aura toujours! Et il est bien certain aussi que, lorsqu'on est pauvre, le seul désir qu'on a est de devenir riche… S'il est sur ce banc aujourd'hui, c'est qu'il a échoué, voilà tout!

Pierre, très ému, s'inquiétait de son frère, pâle, bouleversé, qui se taisait près de lui. Il chercha sa main, la pressa secrètement. Puis, à voix basse:

– Est-ce que tu te sens mal à l'aise? veux-tu que nous nous en allions?

Mais Guillaume répondit d'un serrement discret et affectueux. Il était bien, il resterait jusqu'au bout, dans l'exaspération qui le soulevait.

M. Lehmann, le procureur général, prit la parole, d'une bouche large et sévère. Malgré sa carrure et son masque têtu de Juif, il était connu pour ses attaches dans tous les camps politiques et sa souplesse à être toujours l'ami des hommes au pouvoir; ce qui expliquait son chemin rapide, la faveur constante dont il était comblé. On le savait l'avocat du gouvernement; et, dès ses premières phrases, en effet, il fit une allusion au nouveau ministère nommé du matin, à l'homme fort chargé de rassurer les bons et de faire trembler les méchants. Puis, il chargea le misérable Salvat avec une véhémence extraordinaire, il reprit toute l'histoire, le montra tel qu'un bandit né pour le crime, un monstre qui devait aboutir au plus lâche des attentats. L'anarchie ensuite fut flagellée, les anarchistes n'étaient qu'une tourbe de vagabonds et de voleurs. On l'avait bien vu, lors du sac de l'hôtel de Harth, cette bande ignoble qui se réclamait justement des apôtres de la doctrine. Voilà où en arrivait l'application des théories, aux maisons dévalisées, souillées, en attendant les grands pillages et les grands massacres. Pendant près de deux heures, il continua de la sorte, dédaigneux de vérité et de logique, ne cherchant qu'à frapper l'imagination, utilisant la terreur qui avait soufflé sur Paris, agitant comme un drapeau sanglant la pauvre petite victime, la jolie enfant, dont il montrait la main pâle, dans le bocal d'esprit-de-vin, avec un geste de pitoyable horreur qui faisait frémir l'assistance. Et il termina, ainsi qu'il avait commencé, en donnant du cœur au jury, en lui disant qu'il pouvait faire son devoir et condamner l'assassin, maintenant que le pouvoir était bien décidé à ne pas reculer devant les menaces.

A son tour, le jeune avocat, chargé de la défense, parla. Et il dit vraiment ce qu'il y avait à dire, avec une justesse, avec une clarté parfaites. Il était d'une autre école, très simple, très uni, passionné seulement de vérité. D'ailleurs, il lui suffit de remettre en son vrai jour l'histoire de Salvat, de le montrer dès l'enfance sous les fatalités sociales, d'expliquer son dernier acte par tout ce qu'il avait souffert, tout ce qui avait germé dans son crâne de rêveur. Son crime n'était-il pas le crime de tous? qui ne se sentait un peu responsable de cette bombe, qu'un ouvrier pauvre, mourant de faim, était allé jeter au seuil de la demeure d'un riche, dont le nom signifiait pour lui l'injuste partage, tant de jouissances d'un côté, tant de privations de l'autre? En nos temps troublés, au milieu des brûlants problèmes remis en question, si l'un de nous perd la tête, veut hâter violemment le bonheur, faut-il donc que nous le supprimions au nom de la justice, alors qu'aucun de nous ne pourrait jurer qu'il n'a pas contribué à sa démence? Longuement, il revint sur le moment historique où se produisait l'affaire, parmi tant de scandales, tant d'écroulements, lorsqu'un monde nouveau naissait si douloureusement de l'ancien, dans une crise terrible de souffrance et de lutte. Et il termina, il supplia les jurés de se montrer humains, de ne pas céder aux passions terrifiées du dehors, de pacifier les classes par un verdict de sagesse, au lieu d'éterniser la guerre, en donnant aux meurt-de-faim un nouveau martyr à venger.

Il était six heures passées, lorsque M. de Larombardière lut au jury les nombreuses questions qui lui étaient posées, de sa petite voix aigre et si drôle. Puis, la Cour se retira, le jury impénétrable remonta dans la salle de ses délibérations, tandis qu'on emmenait l'accusé. Et il n'y eut plus, parmi l'auditoire, qu'une attente tumultueuse, un brouhaha de fébrile impatience. Des dames encore s'étaient évanouies. On avait dû emporter un monsieur, succombant à l'atroce chaleur. Les autres s'entêtaient, pas un ne quitta la place.

– Oh! ça ne va pas être long, dit Massot. Les jurés ont tous apporté la condamnation, dans leur poche. Je les regardais, pendant que ce petit avocat leur disait des choses très bien. On les voyait à peine, et ils avaient, noyées d'ombre, de bonnes têtes somnolentes. Ça devait être intéressant, ce qui se passait au fond de ces crânes là!

– Et vous avez toujours faim? demanda Dutheil à la princesse.

– Oh! je meurs… Jamais je n'aurai le temps de rentrer chez moi. Vous allez me mener manger un gâteau quelque part… N'importe, c'est très passionnant, la vie de cet homme qu'on est en train de jouer ainsi, par oui ou par non.

Pierre avait repris la main de Guillaume, en le sentant si fiévreux, si désespéré. Et ni l'un ni l'autre ne se parlèrent, dans l'infinie détresse qui les envahissait, pour des causes profondes, sans nombre, qu'eux-mêmes n'auraient pu exactement définir. Toute la misère humaine, et leur propre misère, les tendresses, les espoirs, les douleurs dont ils souffraient, leur semblaient être là, à gémir, au travers de cette salle en rumeur, toute frissonnante du drame que l'égoïsme des uns et la lâcheté des autres allaient y dénouer. Peu à peu, le crépuscule l'avait envahie, on trouvait sans doute qu'il était inutile d'allumer les lustres, puisque bientôt l'arrêt serait rendu; et il n'y flottait plus qu'un jour mourant, une grande ombre vague, sous laquelle la cohue entassée se noyait, confuse. Là-bas, derrière le tribunal, les dames en toilettes claires semblaient de pâles visions aux yeux dévorants, tandis que les robes des nombreux avocats faisaient une grande tache de nuit, qui peu à peu mangeait tout l'espace. Le Christ bitumineux avait sombré, et il ne restait que la tache blanche, la tache violente du buste de la République, telle qu'une tête glacée de morte, surgissant des demi-ténèbres.

– Ah! dit Massot, je le savais bien que ce ne serait pas long!

En effet, après une délibération d'un quart d'heure à peine, le jury rentrait, défilait, avec le gros bruit des souliers, le long des bancs de chêne. La Cour reparut. Tout un redoublement d'émotion soulevait la salle, un grand souffle passait, tel qu'un vent d'anxiété agitant les têtes. Des gens s'étaient mis debout, d'autres laissaient échapper de légers cris involontaires. Et le chef du jury, un gros monsieur, à la face rouge et large, dut attendre, avant de prendre la parole.

D'une voix aiguë, un peu bredouillante, il déclara:

– Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, la réponse du jury est: sur la question d'assassinat, oui, à la majorité.

La nuit était presque venue, lorsque, de nouveau, Salvat fut introduit. En face du jury, effacé dans l'ombre, il apparut, debout à son tour, le visage éclairé par le dernier rayon tombant des fenêtres. Les juges eux-mêmes disparaissaient, leurs robes rouges semblaient noires. Et quelle vision que ce visage de Salvat écoutant, maigre, décharné, avec ses yeux de rêve, tandis que le greffier lui donnait lecture de la déclaration du jury!

Il comprit, quand le silence retomba, sans qu'il fût question des circonstances atténuantes. Sa physionomie, qui gardait une expression d'enfance, s'éclaira.

– C'est la mort. Merci, messieurs.

Puis, il se retourna vers le public, il tâcha de retrouver, au fond de l'obscurité croissante, les visages amis qu'il savait être là; et, cette fois, Guillaume eut la sensation nette qu'il l'avait reconnu, qu'il lui envoyait encore un salut attendri, toute cette gratitude qu'il lui gardait pour le morceau de pain reçu en un jour de misère. Mais il avait dû saluer aussi Victor Mathis, car, derrière lui, Guillaume vit de nouveau le jeune homme, qui n'avait pas bougé, les yeux dilatés et fixes, la bouche terrible.

Le reste, la dernière question posée, la délibération de la Cour, le jugement rendu, tout fut couvert par la houle qui agitait la salle. Un peu de pitié s'était faite inconsciemment, il y eut quelque stupeur dans la satisfaction qui accueillit l'arrêt de mort.

Salvat, condamné, s'était redressé brusquement. Et, comme les gardes l'emmenaient, il lança d'une voix retentissante, le cri:

– Vive l'anarchie!

Ce cri ne fâcha personne. Le public s'écoulait au milieu d'une sorte de malaise, comme si l'excessive fatigue avait usé les passions. Vraiment, le spectacle était trop long, trop brisant. Et cela faisait du bien de respirer l'air, en sortant de ce cauchemar.

Dans la salle des Pas-Perdus, Guillaume et Pierre passèrent près de Dutheil et de la princesse, que le général de Bozonnet, en train de causer avec Fonsègue, venait d'arrêter. Tous quatre parlaient très haut, se plaignaient de la chaleur, de la faim, tombaient d'accord, en somme, que l'affaire n'avait pas été très intéressante. Du reste, tout allait bien qui finissait bien. Comme le disait Fonsègue, la condamnation à mort de Salvat était une nécessité politique et sociale.

 

Sur le Pont-Neuf, Guillaume s'accouda un instant, pendant que Pierre, debout, regardait, lui aussi, la grande coulée grise de la Seine, qu'incendiaient les reflets des premiers becs de gaz. Un souffle frais montait du fleuve, c'était l'heure délicieuse où la nuit douce envahit Paris, qui se délasse. Et, sans parler, les deux frères respiraient ce soulagement, ce réconfort. Pierre retrouvait sa blessure, la promesse qu'il avait dû faire de retourner à Montmartre, malgré le tourment qui l'y attendait. Guillaume, lui, sentait renaître son soupçon, cette inquiétude d'avoir vu Marie enfiévrée et changée par un sentiment nouveau, ignoré d'elle-même. Etait-ce donc, pour ces deux hommes qui s'adoraient, des souffrances encore, toujours des luttes, des obstacles au bonheur? Et leurs êtres se remettaient à saigner déjà, sous la tristesse humaine dont les avait comblés le spectacle de la justice, un misérable payant de sa tête les crimes de tous.

Comme ils prenaient le quai, Guillaume reconnut devant eux le petit Victor, qui s'en allait seul, dans l'ombre. Il l'arrêta, il lui parla de sa mère. Mais le jeune homme n'entendit pas; et, de ses lèvres minces, d'une voix sèche et tranchante comme un couteau:

– Ah! c'est du sang qu'ils veulent… Ils peuvent lui couper le cou, il sera vengé.

V

Là-haut, dans l'atelier si clair et si gai d'habitude, les jours qui suivirent parurent assombris, comme si la vaste pièce s'était emplie de tristesse et de silence. Justement, les trois grands fils n'étaient point là: Thomas parti dès le matin à l'usine, pour le petit moteur; François qui ne quittait guère l'Ecole Normale, tout à la préparation de son examen; Antoine pris par un travail chez Jahan, où le retenait la joie de voir sa petite amie Lise s'éveiller à la vie. Et Guillaume n'avait plus avec lui que Mère-Grand, toujours assise près du vitrage, occupée à quelque ouvrage de couture; tandis que Marie, allant et venant par la maison, n'était guère là que pendant les heures où Pierre lui-même s'y trouvait.

Dans ce deuil, tous ne voyaient, chez le père, que la colère sourde, la révolte désespérée où le jetait la condamnation de Salvat. Il s'était emporté, au retour du Palais, il avait dit que, si l'on exécutait ce malheureux, c'était un assassinat social, une provocation à la guerre des classes; et tous s'étaient inclinés devant la douloureuse violence de ce cri, sans discussion. On laissait respectueusement le père aux pensées qui, pendant des heures, le tenaient muet, blêmi, les yeux vagues. Son fourneau de chimiste restait froid, il ne s'occupait plus, du matin au soir, que de revoir longuement les plans et les dossiers de son invention, la poudre nouvelle, le formidable engin de guerre, dont il avait si longtemps rêvé de faire cadeau à la France, pour que, régnant sur les nations, elle put un jour imposer au monde la victoire de la vérité et de la justice. Mais, durant les heures interminables qu'il passait ainsi devant les papiers épars sur sa table, cessant de les voir parfois, les regards perdus au loin, un flot de pensées imprécises passait en lui, des doutes peut-être sur la sagesse de son projet, des craintes que son désir de pacifier les peuples ne les jetât à une guerre exterminatrice, sans fin. Ah! ce grand Paris, qu'il croyait sincèrement être le cerveau du monde, chargé d'enfanter l'avenir, quel spectacle abominable il donnait encore, tant de sottise, tant de honte, tant d'injustice! Etait-il vraiment assez mûr, pour la besogne de salut humain qu'il songeait à lui confier? Et, quand il se remettait à relire, à vérifier les formules, il ne retrouvait sa volonté ancienne, il ne reprenait son projet qu'à la pensée de son prochain mariage, en se disant que les choses étaient réglées depuis trop longtemps, pour qu'il bouleversât maintenant sa vie à vouloir les changer.

Son mariage! n'était-ce pas l'idée qui hantait Guillaume, qui le troublait plus encore que son œuvre de savant, que sa passion de citoyen libertaire? Sous toutes les préoccupations avouées, il y en avait une autre, qu'il ne se confessait pas à lui-même, et qui l'angoissait. Chaque jour, il se répétait que, lorsqu'il aurait épousé Marie, il révélerait le secret de son invention au ministre de la Guerre, il associerait sa jeune femme à sa gloire. Epouser Marie! épouser Marie! cela l'emplissait chaque fois d'une ardente fièvre et d'une inquiétude sourde. S'il se taisait à présent, s'il n'avait plus sa gaieté tranquille, c'était qu'il avait senti émaner d'elle toute une nouvelle vie, qu'il ne lui connaissait pas. Elle devenait certainement autre, il la devinait de plus en plus changée et lointaine. Et, lorsque Pierre se trouvait là, il s'était mis à les observer tous les deux. Pierre venait rarement, gêné, différent lui aussi. Puis, les matins où il arrivait, Marie était comme transformée, la maison semblait s'animer d'une autre âme. Rien pourtant ne se passait entre eux qui ne fût innocent et fraternel. Ils ne paraissaient que bons camarades, sans même une effleurement des doigts, causant sans rougeur. C'était un rayonnement, une vibration qui sortait d'eux, malgré eux, un souffle plus subtil qu'un rayon ou qu'un parfum. Après quelques jours, Guillaume, bouleversé, le cœur saignant, ne put douter davantage. Et il n'avait rien surpris, mais il était convaincu que les deux enfants, comme il les avait si paternellement nommés, s'adoraient.

Un matin qu'il était seul avec Mère-Grand, par une journée superbe, en face de Paris ensoleillé, il tomba dans une rêverie encore plus angoissée que de coutume. Il la regardait fixement, assise à sa place habituelle, tirant l'aiguille sans lunettes, de son air de sérénité royale. Peut-être ne la voyait-il pas. Et elle, de temps à autre, levait les yeux, le regardait aussi, comme si elle eût attendu une confession qui ne venait pas.

Puis, dans l'interminable silence, elle se décida.

– Guillaume, qu'avez-vous donc depuis quelque temps?.. Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous avez à me dire?

Il redescendit sur terre, il s'étonna.

– Ce que j'ai à vous dire?

– Oui, je sais la chose que vous savez vous-même, et je pensais que vous en causeriez avec moi, puisque vous voulez bien ne rien faire ici sans me consulter.

Il était devenu très pâle, il se mit à frémir, car il ne se trompait donc pas, puisque Mère-Grand elle-même savait? Causer de cela, c'était donner un corps à ses soupçons, rendre réel et définitif ce qui, jusque-là, pouvait n'exister que dans son idée.

– Mon cher fils, la chose était inévitable. Dès les premiers jours, je l'ai prévue. Et, si je ne vous ai pas averti, c'est que j'ai cru à toute une pensée profonde de votre part… Mais, depuis que je vous vois souffrir, je comprends bien que je me suis trompée.

Et, comme il continuait à la regarder, éperdu, frissonnant:

– Oui, je me suis imaginé que vous pouviez avoir voulu cela, qu'en amenant votre frère vous désiriez sans doute savoir si Marie vous aimait autrement que comme un père… Il y avait une raison si forte, la grande différence des âges, la vie qui finit pour vous et qui commence pour elle… Sans parler de vos travaux, de la mission que vous vous êtes donnée.

Alors, les mains suppliantes, il s'approcha, il s'écria:

– Oh! parlez clairement, dites-moi ce que vous pensez… Je ne comprends pas, mon pauvre cœur est trop meurtri, et je voudrais tant savoir, agir, prendre une décision!.. C'est vous que j'aime, que je vénère comme une mère, c'est vous dont je connais la haute raison, dont j'ai toujours suivi les conseils, c'est vous qui avez, prévu cette chose affreuse et qui l'avez laissée se faire, au risque de m'en voir mourir!.. Pourquoi, pourquoi, dites?

D'habitude, elle n'aimait guère parler, maîtresse souveraine, soignant et dirigeant la maison, sans avoir à rendre compte de ses actes. Si elle ne disait jamais tout ce qu'elle pensait ni tout ce qu'elle voulait, c'était que, dans la certitude, de son absolue sagesse, le père comme les enfants s'abandonnaient complètement à elle. Et ce côté un peu énigmatique la grandissait encore.

– A quoi bon des paroles, dit-elle doucement, sans cesser de travailler, lorsque les faits parlent?.. C'est certain, j'ai approuvé votre projet de mariage en comprenant que Marie devait vous épouser pour rester ici; et puis, il y avait beaucoup d'autres raisons inutiles à dire… Mais l'arrivée de Pierre a tout changé, a remis les choses dans leur ordre naturel. N'est-ce pas meilleur?

Il n'osait toujours comprendre.

– Meilleur, quand j'agonise, quand ma vie est dévastée!

Alors, elle se leva, elle vint à lui, rigide, très haute, dans sa mince robe noire, avec sa pâle face d'austérité et d'énergie.

– Mon fils, vous savez que je vous aime, que je vous veux très grand et très pur… L'autre matin, vous avez eu peur, cette maison a failli sauter. Depuis quelques jours, vous restez sur ces dossiers, sur ces plans, l'air distrait, éperdu, en homme pris de défaillance, qui doute et ne sait plus où il va… Croyez-moi, vous êtes dans un mauvais chemin, il vaut mieux que Pierre épouse Marie, pour eux et pour vous.

– Pour moi, oh! non, non!.. Que deviendrai-je, moi?

– Vous, mon fils, vous vous calmerez, vous réfléchirez. Votre rôle est si grave, à la veille de faire connaître votre invention! Il me semble que votre vue s'est troublée et que vous allez mal agir peut-être, en ne tenant pas compte des conditions du problème. Je sens que vous avez autre chose à trouver… Enfin, souffrez s'il le faut, mais restez l'homme d'une idée.

Puis, en le quittant, avec un sourire maternel, afin d'adoucir un peu sa rudesse:

– Vous me forcez à parler bien inutilement, car je suis tranquille, vous êtes trop supérieur, pour ne pas faire en tout la chose unique et juste, que personne autre ne ferait.

Resté seul, Guillaume tomba dans de fiévreuses réflexions. Qu'avait-elle voulu dire, avec ses rares paroles, à demi obscures? Il la savait acquise à ce qui était bon, naturel et nécessaire. Mais elle le poussait à un héroïsme plus haut, elle venait d'éclairer en lui tout le malaise confus où le jetait son ancien projet d'aller confier son secret à un ministre de la Guerre, n'importe lequel, celui du moment. Une hésitation, une répugnance croissantes le soulevaient, tandis qu'il l'entendait répéter de sa voix grave qu'il y avait mieux à faire, autre chose à trouver. Et, brusquement, l'image de Marie passa, tout son triste cœur se déchira, à la pensée qu'on lui demandait de renoncer à elle. Ne plus l'avoir à lui, la donner à un autre, non, non! cela était au-dessus de ses forces humaines. Jamais il n'aurait cet abominable courage, de dédaigner cette dernière joie d'amour qu'il s'était promise!

Pendant deux jours, il lutta, une affreuse lutte, où il revivait les six années que la jeune fille avait déjà vécues près de lui, dans la petite maison heureuse. Elle avait d'abord été comme sa fille adoptive, et plus tard, lorsque l'idée d'un mariage entre eux était née, il s'y était complu avec une allégresse tranquille, un espoir qu'une pareille union ferait du bonheur pour tous, autour de lui. S'il avait refusé de se remarier, c'était dans la crainte d'imposer à ses enfants une nouvelle mère inconnue, et il ne cédait au charme d'aimer encore, de ne plus vivre seul, qu'en trouvant au foyer même cette fleur de jeunesse, cette amie qui voulait bien se donner si raisonnablement, malgré la grande différence des âges. Puis, des mois s'étaient écoulés, des événements graves les avaient forcés à reculer la date, sans qu'il en souffrît trop cruellement. La certitude qu'elle l'attendait, lui avait suffi, dans le pli de patience qu'il avait contracté durant sa vie déjà longue d'acharné travail. Et voilà, brusquement, sous la menace de la perdre, que son cœur, si paisible, se fendait et saignait. Jamais il n'aurait cru que le lien s'était fait si étroit, qu'elle tenait si profondément à sa chair. Chez cet homme qui touchait à la cinquantaine, c'était l'arrachement même de la femme, la dernière aimée et désirée, d'autant plus désirable qu'elle incarnait la jeunesse, dont il ne respirerait jamais plus l'odeur, dont il ne goûterait plus le souffle, s'il la perdait. Un désir fou; mêlé de colère, avait flambé en lui, et il la voulait, sa torture s'exaspérait, à l'idée que quelqu'un était venu la lui prendre.

Seul dans sa chambre, une nuit surtout, il se martyrisa. Pour ne pas éveiller la maison, il étouffait sa peine au fond de son oreiller. Rien n'était plus simple, d'ailleurs: puisque Marie s'était donnée, il la garderait. Il avait sa parole, il la forcerait à la tenir, voilà tout. Au moins, il l'aurait, à lui seul, sans qu'un autre puisse songer à la lui voler. Et, tout d'un coup, l'image de cet autre surgissait, son frère, l'oublié qu'il avait obligé lui-même, par tendresse, à être de la famille. Mais la souffrance était trop vive, il l'aurait chassé, ce frère, il se sentait pris contre lui d'une rage, dont l'atrocité achevait de le rendre fou. Son frère, son petit frère! c'était donc fini de l'aimer, ils allaient s'empoisonner de haine et de violence? Pendant des heures, il délira, il chercha comment supprimer Pierre, pour que ce qui était advenu ne fût pas. Par moments, il se ressaisissait, il s'étonnait d'une telle tempête, dans sa haute raison de savant, dans sa vieille expérience sereine de travailleur. C'était qu'elle soufflait ailleurs en lui, dans l'âme d'enfant qu'il avait gardée, le coin de tendresse et de songe qui subsistait, à côté de l'impitoyable logique, de l'unique croyance aux phénomènes. Son génie même était fait de cette dualité, le chimiste se doublait ainsi d'un rêveur social, affamé de justice, capable de vastes amours. Et la passion l'emportait, il pleurait Marie, comme il aurait pleuré l'écroulement de son rêve, la guerre tuée par la guerre, ce salut de l'humanité auquel il travaillait depuis dix ans.

 

Puis, dans sa lassitude, une décision le calma. La honte lui venait, de se désespérer de la sorte, sans cause certaine. Il voulait savoir, il questionnerait la jeune fille, elle était assez loyale pour lui répondre franchement. N'était-ce pas la solution digne d'eux? une explication sincère, qui leur permettrait de prendre ensuite un parti. Il s'endormit, il se leva brisé, le matin, mais plus tranquille, comme si tout un travail sourd s'était fait en son cœur, après un tel orage, pendant ses quelques heures de sommeil.

Ce matin-là, justement, Marie était très gaie. La veille, elle avait fait, avec Pierre et Antoine, une longue promenade à bicyclette, du côté de Montmorency, par des chemins atroces, et dont ils étaient revenus furieux et ravis. Lorsque Guillaume l'arrêta dans le petit jardin, elle le traversait en chantonnant, les bras nus, de retour de la buanderie, où s'achevait une lessive.

– Vous avez à me parler, mon ami?

– Oui, chère enfant, il faut bien que nous causions de choses sérieuses.

Elle comprit qu'il s'agissait de leur mariage, elle devint grave. Ce mariage, elle l'avait accepté autrefois comme le seul parti raisonnable qu'elle avait à prendre, sans ignorer rien des devoirs qu'elle contractait. Sans doute, elle épousait un homme d'une vingtaine d'années plus âgé qu'elle. Mais c'était là un cas assez fréquent, qui tournait plutôt bien d'ordinaire. Elle n'aimait personne, elle pouvait se donner. Et elle se donnait dans un élan de gratitude, d'affection, d'une telle douceur, qu'elle crut y sentir la douceur même de l'amour. On était si heureux, autour d'elle, de cette union, dont le lien plus étroit allait resserrer la famille! Toute sa bravoure, toute sa gaieté à vivre, qui étaient son charme, l'avaient comme grisée, à l'idée de faire ainsi du bonheur.

– Qu'y a-t-il donc? demanda-t-elle un peu inquiète. Rien de mauvais, je pense.

– Non, non… Simplement quelque chose que j'ai à vous dire.

Il l'emmena sous les deux pruniers, dans le seul coin de verdure qui fût resté. Un banc vermoulu s'y trouvait encore, adossé aux lilas. Et le grand Paris, en face, déroulait la mer sans fin de ses toitures, légères et fraîches sous le soleil matinal.

Tous deux s'étaient assis. Mais, au moment de parler, de la questionner, il éprouvait une brusque gêne, tandis que son pauvre cœur battait violemment, à la voir si jeune, si adorable, avec ses bras nus.

– La date approche, finit-il par dire, c'est pour notre mariage.

Et, à ce mot, comme elle pâlissait légèrement, inconsciemment peut-être, il se sentit glacé lui-même. N'avait-elle pas eu un pli douloureux de la bouche? ses yeux, si francs et si clairs, ne s'étaient-ils pas troublés d'une ombre?

– Oh! nous avons encore du temps devant nous.

Il reprit, d'une voix lente, très affectueuse:

– Sans doute, pourtant il va falloir s'occuper des formalités. Ce sont des ennuis dont il vaut mieux que je vous parle aujourd'hui, pour ne plus avoir à y revenir.

Doucement, il continua, insista sur ce qu'ils allaient avoir à faire, sans la quitter du regard, guettant sur son visage les émotions que l'échéance prochaine pouvait y faire monter. Elle était devenue silencieuse, la face immobile, les mains sur les genoux, ne donnant aucun signe certain de regret ni de peine. Pourtant, elle restait comme accablée, simplement obéissante.

– Ma chère Marie, vous vous taisez… Est-ce que quelque chose vous déplairait?

– A moi, oh! non, non!

– Vous savez que vous pouvez parler franchement. Nous attendrons encore, si vous avez une raison personnelle pour que la date soit de nouveau reculée.

– Mais, mon ami, je n'ai aucune raison. Quelle raison voulez-vous que j'aie? Je vous laisse le maître absolu de tout régler à votre désir.

Un silence se fit. Elle l'avait regardé loyalement en face; mais un petit frémissement agitait ses lèvres, pendant qu'une tristesse ignorée semblait monter d'elle et noyer son visage, d'une clarté et d'une gaieté d'eau vive. Autrefois, n'aurait-elle pas ri et chanté, à l'annonce de cette prochaine fête du mariage?

Alors, Guillaume osa, dans un effort dont sa voix tremblait.

– Ma chère Marie, pardonnez-moi de vous poser une question… Il est temps encore de me rendre votre parole. Etes-vous absolument certaine de m'aimer?

Elle le regarda avec une réelle stupeur, sans comprendre où il voulait en venir. Puis, comme elle semblait attendre pour répondre:

– Descendez dans votre cœur, interrogez-le… Est-ce bien votre vieil ami, n'est-ce pas un autre que vous aimez?

– Moi, moi, Guillaume! Pourquoi me dites-vous cela? Qu'ai-je donc fait qui vous autorise à me le dire?

Et elle était vraiment soulevée de révolte et de franchise, ses beaux yeux sur les siens, tout brûlants de sincérité.

– Il faut pourtant que j'aille jusqu'au bout, reprit-il péniblement, car il s'agit de notre bonheur à tous… Interrogez votre cœur, Marie. Vous aimez mon frère, vous aimez Pierre.

– J'aime Pierre, moi, moi!.. Mais oui, je l'aime, je l'aime comme je vous aime tous, je l'aime parce qu'il est devenu nôtre, parce qu'il fait partie maintenant de notre vie et de notre joie!.. Quand il est là, je suis heureuse, certes, et je désirerais qu'il y fût toujours. Cela me ravit de le voir, de l'entendre, de sortir avec lui. Dernièrement, j'ai été très chagrine qu'il parût repris de ses humeurs noires… C'est naturel, n'est-ce pas? Je crois n'avoir fait que ce que vous désiriez, et je ne comprends pas en quoi mon affection pour Pierre peut influer sur notre mariage.

Ces paroles qui, d'après elle, auraient dû convaincre Guillaume, achevèrent de l'éclairer douloureusement, tant elle venait de mettre de flamme à se défendre d'aimer le jeune homme.

– Mais, malheureuse, malheureuse, vous vous trahissez sans le vouloir… Cela est bien certain, vous ne m'aimez pas, et c'est mon frère que vous aimez.

Il avait pris ses poignets nus, il les serrait avec une tendresse désespérée, comme pour la forcer à voir clair en elle. Et elle continuait à se débattre, la plus affectueuse et la plus tragique des luttes se prolongea entre eux, lui voulant la convaincre par l'évidence des faits, elle résistant, s'entêtant à ne pas ouvrir les yeux. Vainement, il reprit l'aventure depuis le premier jour, il lui expliqua ce qui s'était passé en elle, d'abord la sourde hostilité, puis la curiosité pour ce garçon extraordinaire, enfin la sympathie, la tendresse, quand elle l'avait vu si misérable, peu à peu guéri par elle de son angoisse. Ils étaient jeunes tous les deux, la bonne nature avait fait le reste. Mais, à chaque preuve, à chaque certitude nouvelle qu'il lui donnait, elle n'était envahie que d'un émoi croissant, un frisson qui la faisait trembler toute, sans vouloir consentir à s'interroger.