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– Certes, je comprends toutes les revendications, même toutes les légitimes représailles… Mais le vol, le vol cynique, pour la jouissance, ah! non, je ne puis m'y faire. La hautaine espérance d'une société juste et meilleure en est dégradée en moi… Ce vol de l'hôtel de Harth m'a désolé.

Janzen avait son énigmatique sourire, mince et coupant comme un couteau.

– Bah! affaire d'atavisme, ce sont les siècles d'éducation et de croyance, derrière vous, qui protestent. Il faudra bien reprendre ce qu'on ne veut pas rendre… Ce qui me fâche, moi, c'est que Bergaz a choisi le moment pour se faire acheter. Un vol de comédie, un effet oratoire que se prépare le procureur qui demandera la tête de Salvat.

Il s'obstinait à son explication, dans sa haine de la police, peut-être aussi à la suite d'une brouille avec Bergaz, qu'il avait fréquenté. Son existence de sans-patrie, promenée au travers de l'Europe en un rêve sanglant, restait insondable. Et Guillaume, renonçant à discuter, se contenta de dire:

– Ah! ce misérable Salvat, tout l'accable, tout l'écrasera!.. Vous ne sauriez croire, mes amis, dans quelle colère croissante me jette son aventure. C'est un soulèvement de toutes mes idées de justice et de vérité, que les événements de chaque jour aggravent, exaspèrent. Un fou assurément! mais qui a tant d'excuses, qui n'est au fond qu'un martyr dévoyé! Et le voilà la victime désignée, chargée des crimes d'un peuple, payant pour nous tous!

Bache et Morin hochaient la tête, sans répondre. Eux deux professaient l'horreur de l'anarchie. Morin, oubliant que son premier maître, Proudhon, avait lancé le mot, presque la chose, ne se souvenait que de son dieu Auguste Comte, pour s'enfermer avec lui dans le bel ordre hiérarchique des sciences, prêt à se résigner au bon tyran, jusqu'au jour où le peuple, instruit et pacifié, serait digne du bonheur. Et, quant à Bache, le vieil humanitaire mystique était en lui profondément blessé par la sécheresse individualiste de la théorie libertaire: il haussait doucement les épaules, il disait que toute solution se trouvait dans Fourier, qui avait à jamais réalisé l'avenir, en décrétant l'alliance du talent, du travail et du capital. Mais l'un et l'autre, pourtant, mécontents de la république bourgeoise, si lente aux réformes, trouvant que leurs idées étaient bafouées et que tout allait de mal en pis, consentaient à se fâcher sur la façon dont les partis adverses s'efforçaient d'utiliser Salvat, pour se maintenir au pouvoir ou pour le conquérir.

– Quand on songe, dit Bache, que leur crise ministérielle dure depuis trois semaines bientôt! Tous les appétits s'y montrent à nu, c'est un spectacle écœurant… Avez-vous lu, ce matin, dans les journaux, que le président a dû prendre de nouveau le parti d'appeler Vignon à l'Elysée?

– Oh! les journaux, murmura Morin de son air las, je ne les lis plus… A quoi bon? ils sont si mal faits, et ils mentent tous.

La crise ministérielle, en effet, s'était éternisée. Très correctement, obéissant aux indications que lui fournissait la séance où était tombé le ministère Barroux, le président de la république avait mandé Vignon, le vainqueur, pour le charger de former le nouveau cabinet. Et il avait semblé que c'était une besogne aisée, réclamant au plus deux ou trois jours, car on citait depuis des mois les noms des amis que le jeune chef du parti radical amènerait avec lui au pouvoir. Mais des difficultés de toutes sortes avaient surgi, Vignon s'était débattu pendant dix jours au milieu d'inextricables obstacles, si bien que, de guerre lasse, craignant de s'user pour plus tard, s'il s'obstinait, il avait dû prévenir le président qu'il renonçait à la tâche. Aussitôt, celui-ci avait fait venir d'autres députés, s'informant, questionnant, jusqu'à ce qu'il en eût trouvé un d'assez brave pour tenter l'expérience à son tour; et les mêmes faits s'étaient produits, d'abord le projet d'une liste qui semblait devoir devenir définitive en quelques heures, puis des hésitations, des tiraillements, une paralysie lente, aboutissant à un échec final. On aurait dit que le sourd travail qui avait entravé Vignon, venait de recommencer, mystérieux et puissant, comme si toute une bande d'invisibles complices s'employaient à faire avorter les combinaisons, dans un intérêt caché. C'étaient, de partout, et de plus en plus invincibles, mille empêchements qui se levaient, jalousies, incompatibilités, défections, créées dans l'ombre par des mains expertes, grâce à l'emploi de toutes les pressions imaginables, les menaces, les promesses, les passions exaspérées et heurtées. Et il avait fallu que le président, fort embarrassé, mandât de nouveau Vignon, qui, cette fois, s'étant recueilli, ayant en poche sa liste presque complète, paraissait être certain de réussir dans les quarante-huit heures.

– Ce n'est pas fini, reprit Bache, et des gens bien informés prétendent que Vignon échouera comme la première fois… Voyez-vous, rien ne m'ôtera de l'idée que c'est la bande à Duvillard qui mène les choses. Au profit de quel monsieur, ah! ça, je l'ignore. Mais soyez convaincus qu'il s'agit, avant tout, d'étouffer l'affaire des Chemins de fer africains… Si Monferrand n'était pas trop compromis, je flairerais là un tour de sa façon. Avez-vous remarqué comme le Globe, qui, du matin au soir, a lâché Barroux, parle presque chaque jour de Monferrand avec une sympathie respectueuse? C'est un symptôme grave, car Fonsègue n'a pas l'habitude de ramasser si pieusement les vaincus… Enfin, que voulez-vous attendre de cette exécrable Chambre? Il s'y trame sûrement quelque malpropreté.

– Et ce grand niais de Mège, dit Morin, qui fait les affaires de tous les partis, excepté du sien! Est-il assez dupe, avec son idée qu'il lui suffira d'user un à un les cabinets, pour aboutir à celui dont il sera le chef?

Au nom de Mège, tous s'étaient récriés, mis d'accord par leur commune haine. Bache, qui pourtant pensait comme l'apôtre du collectivisme d'Etat sur bien des points, jugeait chacun de ses discours, chacun de ses actes, avec une sévérité impitoyable. Quant à Janzen, il le traitait simplement en bourgeois réactionnaire, qu'il faudrait balayer un des premiers. Et c'était là leur passion à tous, ils se montraient justes parfois pour des hommes, des adversaires irréconciliables, qui n'avaient aucune de leurs idées, tandis que le grand crime sans pardon possible était de penser à peu près comme eux, sans être absolument d'accord sur toutes choses.

La discussion continua, mêlant et opposant les systèmes, sautant de la politique à la presse, s'égarant, se passionnant, à propos des dénonciations de Sanier, dont le journal, chaque matin, roulait son flot boueux, dans un débordement d'égout. Et Guillaume, qui s'était mis, selon son habitude, à marcher de long en large, sortit de sa dolente rêverie, pour s'écrier:

– Ah! ce Sanier, quelle besogne immonde! Il n'y aura bientôt plus ni une chose, ni un être, sur lequel il n'aura pas vomi. On le croit avec soi, et l'on est éclaboussé… N'a-t-il pas raconté hier que, lorsqu'on a arrêté Salvat, au Bois de Boulogne, on avait trouvé sur lui des fausses clefs et des porte-monnaie, volés à des promeneurs!.. Salvat toujours! Salvat, le sujet inépuisable d'articles, le nom imprimé qui suffit à tripler la vente! Salvat, l'heureuse diversion pour les vendus des Chemins de fer africains! Salvat, le champ de bataille où se défont et se font les ministères! Tous l'exploitent et tous l'égorgent.

Ce fut, cette nuit-là, le cri de révolte et de pitié sur lequel les amis se séparèrent. Pierre, assis contre le vitrage, ouvert sur l'immensité braisillante de Paris, avait écouté pendant des heures, sans desserrer les lèvres. Il était en proie à son doute, à sa lutte intérieure, et aucune solution, aucun apaisement, ne lui était encore apporté par tant d'opinions contradictoires, qui ne tombaient d'accord que pour condamner le vieux monde à disparaître, sans pouvoir rebâtir, d'un même effort fraternel, le monde futur de justice et de vérité. Et le Paris nocturne, semé d'étoiles, étincelant comme un ciel d'été, restait lui aussi la grande énigme, le chaos noir, la cendre obscure toute pétillante d'étincelles, dont la prochaine aurore devait sortir. Quel avenir s'enfantait là pour la terre entière, quelle parole décisive de salut et de bonheur allait, avec le jour, s'envoler aux quatre points de l'horizon?

Comme Pierre, enfin, partait à son tour, Guillaume lui posa les deux mains sur les épaules, le regarda longuement, attendri profondément dans sa colère.

– Ah! mon pauvre petit, tu souffres, toi aussi, je le vois bien depuis quelques jours. Mais tu es le maître de ta souffrance, car la lutte n'est qu'en toi, tu peux te vaincre, tandis qu'on ne peut vaincre le monde, lorsque c'est de lui qu'on souffre, et de ses méchancetés, et de ses injustices!.. Va, va, sois brave, agis selon ta raison, même dans les larmes, et tu seras calmé.

Cette nuit-là, lorsque Pierre se retrouva seul dans sa maison de Neuilly, où ne revenaient plus que les ombres de son père et de sa mère, un suprême combat le tint longtemps éveillé. Jamais encore il n'avait senti à ce point le dégoût de son mensonge, cette prêtrise qui était devenue pour lui un vain geste, cette soutane qu'il s'était résigné à porter comme un déguisement. Peut-être tout ce qu'il venait de voir et d'entendre chez son frère, la misère sociale des uns, l'inutile et folle agitation des autres, le besoin d'une humanité meilleure s'obstinant au milieu des contradictions et des défaillances, lui avait-il fait sentir plus profondément la nécessité d'une vie loyale, vécue normalement au plein jour. Maintenant, il ne pouvait songer au long rêve qu'il avait fait, cette vie farouche et solitaire du saint prêtre qu'il n'était pas, sans être pris d'un frisson de honte, la conscience trouble, agité du malaise d'avoir si longtemps menti. Et c'était chose décidée, il ne mentirait pas davantage, même par charité, pour donner aux autres la divine illusion. Mais quel arrachement que d'ôter cette soutane qu'il croyait sentir collée à sa peau, et quelle détresse à se dire que, s'il l'arrachait quand même, il resterait décharné, blessé, infirme, sans jamais pouvoir redevenir pareil aux autres hommes!

 

Pendant cette nuit terrible, ce fut là de nouveau son débat, sa torture. La vie voudrait-elle de lui encore, n'avait-il pas été marqué pour rester éternellement à part? Il croyait sentir son serment dans sa chair, tel qu'un fer rouge. Se vêtir comme les hommes, à quoi bon? s'il ne devait plus être un homme. Il avait vécu jusque-là si frissonnant, si malhabile, si perdu dans le renoncement et dans le songe! Ne plus pouvoir, ne plus pouvoir, cela le hantait d'une terreur dont il craignait d'être paralysé. Et, quand enfin il se décida, ce fut dans l'angoisse, simplement par loyauté.

Le lendemain, lorsque Pierre revint à Montmartre, il était en pantalon et en veston de couleur sombre. Mère-Grand et les trois fils n'eurent ni un cri de surprise ni même un regard qui pût le gêner. Cela n'était-il pas naturel? Ils l'accueillirent de leur air tranquille de tous les jours, peut-être même avec plus d'affection, pour lui éviter le premier embarras. Mais Guillaume, lui, se permit un bon sourire. Il voyait là son œuvre. La guérison venait, comme il l'avait espéré, par lui, chez lui, dans le plein soleil, dans la vie que le grand vitrage laissait entrer à larges flots.

Marie, elle aussi, avait levé les yeux, regardait Pierre. Elle ignorait tout ce que son mot si logique: «Pourquoi ne l'ôtez-vous pas?» lui avait fait souffrir. Et elle trouva simplement plus commode pour le travail, qu'il eût ôté sa soutane.

– Pierre, venez donc voir… Je m'amusais justement, lorsque vous êtes arrivé, à suivre, là-bas, sur Paris, ces fumées que le vent couche vers l'est. On dirait des navires, toute une escadre innombrable que le soleil empourpre. Oui, oui! des vaisseaux d'or, des milliers de vaisseaux d'or qui partent de l'océan de Paris, pour aller instruire et pacifier la terre.

III

Deux jours plus tard, Pierre s'accoutumait à son nouveau costume, n'y pensait plus, lorsque, venu le matin à Montmartre, il rencontra l'abbé Rose devant la basilique du Sacré-Cœur.

Le vieux prêtre, saisi d'abord, ayant peine à le reconnaître ainsi vêtu, lui prit les deux mains, le regarda longuement. Puis, les yeux inondés de larmes:

– O mon fils, vous voilà tombé à l'affreuse misère que je redoutais pour vous! Je ne vous en parlais pas, mais j'avais bien senti que Dieu s'était retiré de votre âme… Ah! rien ne pouvait m'atteindre au cœur d'une plus cruelle blessure!

Tremblant, il l'emmenait à l'écart, comme pour le soustraire au scandale des quelques rares passants; et ses forces défaillirent, il se laissa tomber sur un tas de briques, oublié là, dans l'herbe, au fond d'un chantier.

Cette grande douleur réelle de son vieil ami, si tendre, avait bouleversé Pierre, plus que ne l'auraient fait de furieux reproches et des anathèmes. Des larmes étaient aussi montées à ses yeux, dans la souffrance brusque, imprévue, d'une telle rencontre, à laquelle il aurait pourtant dû s'attendre. C'était un arrachement encore, et où coulait le meilleur de leur sang, que sa rupture avec le saint homme, dont il avait si longtemps partagé le rêve charitable, l'espoir du salut du monde par la bonté. Entre eux, il y avait eu tant de divines illusions, tant de luttes pour le mieux, tant de renoncements et tant de pardons mis en commun, dans le désir de hâter l'heureuse moisson future! Et voilà qu'ils se séparaient, que lui, jeune, retournait à la vie, abandonnant le vieil homme seul, en son chemin de songe et de vaine attente!

Il lui avait pris les mains à son tour, il se lamentait.

– Ah! mon ami, mon père, vous êtes bien le seul regret que je laisse dans l'affreux tourment d'où je sors. Je croyais en être guéri, et mon pauvre cœur vient de se fendre, rien qu'à vous rencontrer… Je vous en prie, ne pleurez pas sur moi, ne me reprochez pas ce que j'ai fait. C'était nécessaire, vous-même m'auriez dit, si je vous avais consulté, qu'il vaut mieux ne plus être prêtre que d'être un prêtre sans foi et sans honneur.

– Oui, oui, répéta doucement l'abbé Rose, vous n'aviez plus la foi, je m'en doutais, et votre rigidité, votre grande sainteté, où je devinais tant de désespoir, m'inquiétait beaucoup. Que d'heures j'ai passées à vous calmer, autrefois! Il faut que vous m'écoutiez encore, il faut que je vous sauve… Je ne suis pas, hélas! un théologien assez savant pour discuter, pour vous ramener, au nom des textes et des dogmes. Mais, au nom de la charité, mon enfant, au nom de la charité seule, réfléchissez, reprenez votre tâche de consolation et d'espérance.

Pierre, qui s'était assis près de lui, dans ce coin désert, au pied même de la basilique, se passionna.

– La charité! la charité! c'est la certitude de son néant et de son inévitable banqueroute qui a fini de tuer le prêtre en moi… Comment pouvez-vous croire que donner suffit, lorsque votre vie entière s'est épuisée à donner, sans que vous ayez récolté autre chose, pour les autres et pour vous, que l'injuste misère perpétuée, aggravée même, sans jamais pouvoir fixer le jour où l'abomination cessera?.. La récompense après la mort, n'est-ce pas? la justice au paradis. Ah! ce n'est pas de la justice, cela! c'est une duperie dont le monde souffre depuis des siècles.

Et il lui rappela leur vie, là-bas, dans le quartier de Charonne, lorsqu'ils ramassaient ensemble les petits tombés à la rue, lorsqu'ils secouraient les parents au fond des bouges, tout cet effort admirable qui avait abouti, pour lui, au blâme de ses supérieurs, à une sorte d'exil loin de ses pauvres, sous la menace de peines plus sévères, s'il recommençait à compromettre la religion par des aumônes aveugles, sans raison ni but. Maintenant, surveillé, soupçonné, n'était-il pas comme submergé par la misère toujours montante, sachant qu'il ne donnerait jamais assez, même s'il disposait de millions, ne faisant que prolonger l'agonie du pauvre, qui, s'il mangeait aujourd'hui, ne mangerait plus demain? Il était impuissant, la plaie qu'il croyait panser se rouvrait au même instant de toutes parts, le corps social entier allait être envahi et emporté par cet ulcère. Et le vieux prêtre, frissonnant, qui l'écoutait en hochant sa tête blanche, finit par murmurer:

– Qu'importe? qu'importe? mon enfant, il faut donner, donner toujours, donner quand même. Il n'y a pas d'autre joie… Si les dogmes vous gênent, restez-en à l'Evangile, n'en gardez que le salut par la charité.

Alors, Pierre se révolta, oubliant qu'il parlait à ce simple d'esprit, qui n'était que tendresse, incapable de le suivre.

– L'expérience est faite, le salut humain n'est pas possible par la charité, il ne saurait être désormais que par la justice. C'est le cri, peu à peu souverain, qui monte de tous les peuples… Voici près de deux mille ans que l'Evangile avorte. Jésus n'a rien racheté, la souffrance de l'humanité est restée aussi grande, aussi injuste. Et l'Evangile n'est plus qu'un code aboli dont les sociétés ne sauraient rien tirer que de trouble et de nuisible… Il faut s'en affranchir.

C'était là sa conviction définitive. Quelle étrange erreur de choisir comme législateur social Jésus qui vivait au milieu d'une société autre, sur une terre autre, dans un temps autre! Et, si l'on entendait ne garder de sa morale, de son enseignement, que ce qu'ils pouvaient avoir d'humain et d'éternel, quel danger encore dans l'application de préceptes immuables aux sociétés de tous les temps! Pas une société ne vivrait sous l'application stricte de l'Evangile. Jésus est destructeur de tout ordre, de tout travail, de toute vie. Il a nié la femme et la terre, l'éternelle nature, l'éternelle fécondité des choses et des êtres. Puis, le catholicisme est venu bâtir sur lui son effroyable édifice de terreur et d'oppression. Le péché originel, c'est l'hérédité terrible, renaissante chez chaque créature, qui n'admet pas, comme la science, les correctifs de l'éducation, des circonstances et du milieu. Il n'y a pas de conception plus pessimiste de l'homme, ainsi voué au diable dès sa naissance, en proie à une lutte contre lui-même jusqu'à la mort. Lutte impossible, absurde, car c'est tout l'homme qu'il s'agit de changer, tuer la chair, tuer la raison, détruire dans chaque passion une énergie coupable, poursuivre le diable jusqu'au fond des eaux, des monts et des forêts, pour l'y anéantir avec la sève du monde. Dès lors, la terre n'est plus qu'un péché, un enfer de tentations et de souffrances, que l'on traverse pour mériter le ciel. Admirable instrument de police, de despotisme absolu, religion de la mort que l'idée de charité a pu seule faire tolérer, mais que le besoin de justice emportera forcément. Le pauvre, le misérable dupé, qui ne croit plus au paradis, veut que les mérites de chacun soient récompensés sur cette terre; et l'éternelle vie redevient la bonne déesse, le désir et le travail sont la loi même du monde, la femme féconde rentre en honneur, l'imbécile cauchemar de l'enfer fait place à la glorieuse nature toujours en enfantement. C'est le vieux rêve sémite de l'Evangile que balaye la claire raison latine, appuyée sur la science moderne.

– Voici dix-huit cents ans, conclut Pierre, que le christianisme entrave la marche de l'humanité vers la vérité et la justice. Elle ne reprendra son évolution que le jour où elle l'abolira, en mettant l'Evangile au rang des livres des sages, sans voir en lui le code absolu et définitif.

L'abbé Rose avait levé ses mains tremblantes.

– Taisez-vous, taisez-vous! mon enfant, vous blasphémez!.. Je vous savais bouleversé par le doute, mais je vous croyais si patient, si capable de souffrance, que je comptais sur votre esprit de renoncement et de résignation. Que s'est-il donc passé pour que vous sortiez ainsi de l'Eglise, violemment? Je ne vous reconnais plus, une passion s'est levée en vous, une force invincible vous emporte… Qu'est-ce donc? Qui donc vous a changé?

Etonné, Pierre l'écoutait.

– Mais non, je vous assure, je suis tel que vous m'avez connu, et il n'y a là qu'un résultat, un dénouement inévitable… Qui donc aurait agi sur moi, puisque personne n'est entré dans ma vie? Quel sentiment nouveau me transformerait, puisque je n'en trouve en moi aucun, lorsque je m'interroge? Je suis le même, le même assurément.

Pourtant, il y eut dans sa voix une hésitation. Etait-ce bien vrai que rien, en lui, ne fût survenu? Il s'interrogeait encore, et rien ne répondait nettement, il ne trouvait décidément rien. Ce n'était qu'un réveil délicieux, un immense désir de vie, un besoin d'ouvrir les bras assez larges pour embrasser toutes les créatures et toutes les choses. Et un vent d'allégresse le soulevait, l'emportait.

L'abbé Rose, bien qu'il fût de cœur trop innocent pour comprendre, hochait de nouveau la tête, songeait aux pièges du démon. Cette défection de son enfant, comme il nommait Pierre, l'accablait. Il parla encore, eut la maladroite inspiration de lui conseiller d'aller voir monseigneur Martha, pour se confesser à lui, dans l'espoir qu'un prêtre de cette autorité trouverait les paroles nécessaires, qui le ramèneraient à la foi. Mais Pierre osa dire que, s'il sortait de l'Eglise, c'était après y avoir rencontré un pareil artisan de mensonge et de despotisme, faisant de la religion une diplomatie corruptrice, rêvant de ramener les hommes à Dieu par la ruse. Et l'abbé Rose, alors, désespéré, debout, ne trouva plus qu'un argument, montra d'un geste la basilique qui se dressait près d'eux, dans sa masse géante, inachevée, carrée et trapue, en attendant le dôme qui la couronnerait.

– C'est la maison de Dieu, mon enfant, le monument d'expiation et de triomphe, de pénitence et de pardon. Vous y avez dit la messe, vous la quittez en parjure et en sacrilège.

Pierre, lui aussi, s'était levé. Et ce fut dans une exaltation de santé et de force qu'il répondit:

– Non, non! j'en sors par ma libre volonté, comme on sort d'un caveau pour retourner au grand air, au grand soleil. Dieu n'est pas là, il n'y a là qu'un défi à la raison, à la vérité, à la justice, un colossal édifice qu'on a dressé le plus haut possible, comme une citadelle de l'absurde, dominant Paris, qu'il insulte et qu'il menace.

Puis, voyant les yeux du vieux prêtre se remplir de nouvelles larmes, éperdu lui-même de leur rupture au point de sangloter, il voulut fuir.

– Adieu! adieu!

Mais l'abbé Rose l'avait déjà pris dans ses bras, le baisait comme la brebis révoltée, qui reste la plus chère.

– Pas adieu! pas adieu, mon enfant! Dites-moi au revoir! dites-moi que nous nous retrouverons encore, au moins parmi ceux qui pleurent et qui ont faim! Vous avez beau croire que la charité a fait banqueroute, est-ce que nous ne nous aimerons pas toujours dans nos pauvres?

 

Pierre, devenu le camarade de ses trois grands gaillards de neveux, avait, en quelques leçons, appris d'eux à monter à bicyclette, pour les accompagner dans leurs promenades matinales; et, deux fois déjà, il les avait suivis, ainsi que Marie, du côté du lac d'Enghien, par des routes durement pavées. Un matin que la jeune fille s'était promis de le mener jusqu'à la forêt de Saint-Germain, avec Antoine, celui-ci, au dernier moment, ne put partir. Elle était habillée, culotte de serge noire, petite veste de même étoffe, sur une chemisette de soie écrue, et la matinée d'avril était si claire, si douce, qu'elle s'écria gaiement:

– Ah! tant pis, je vous emmène, nous ne serons que tous les deux!.. Je veux absolument que vous connaissiez la joie de rouler sur une belle route, parmi de beaux arbres.

Mais, comme il n'était pas encore très aguerri, ils décidèrent qu'ils iraient, avec leurs machines, prendre le chemin de fer jusqu'à Maisons-Laffitte. Puis, après avoir gagné la forêt à bicyclette, ils la traverseraient, remonteraient vers Saint-Germain, d'où ils reviendraient également par le chemin de fer.

– Vous serez ici pour le déjeuner? demanda Guillaume, que cette escapade amusait et qui regardait en souriant son frère, tout en noir aussi, bas de laine noirs, culotte et veston de cheviotte noire.

– Oh! certainement, répondit Marie. Il est à peine huit heures, nous avons bien le temps. D'ailleurs, mettez-vous à table, nous rentrerons toujours.

Ce fut une matinée délicieuse. Au départ, Pierre s'imaginait qu'il était avec un bon camarade, ce qui rendait toute naturelle cette sortie, cette envolée à deux, par le tiède soleil printanier. Les costumes presque identiques, dans la liberté d'allures qu'ils permettaient, aidaient sans doute à cette fraternité joyeuse, d'une tranquille bonhomie. Mais c'était encore autre chose, la santé du grand air, l'allégresse de l'exercice pris en commun, tout ce plaisir de se sentir libres, et bien portants, en pleine nature.

Dans le wagon, où ils se trouvaient seuls, Marie revint à ses souvenirs du lycée.

– Oh! mon ami, vous n'avez pas idée, à Fénelon, des belles parties de barres! Nous attachions, comme ça, nos jupes avec des ficelles, pour mieux courir; car on n'osait pas encore nous laisser mettre des culottes, telle que je suis là. Et c'étaient des cris, des galops, des poussées, et nos cheveux s'envolaient, et nous étions rouges!.. Bah! ça ne m'empêchait pas de travailler, au contraire! Une fois à l'étude, nous luttions, ainsi qu'en récréation, nous nous battions à qui en saurait davantage et serait la première de la classe.

Elle en riait encore de bon cœur, tandis que Pierre la regardait émerveillé, tant elle lui semblait rose et saine, sous le petit chapeau de feutre noir qu'une longue épingle d'argent fixait dans l'épais chignon. Ses admirables cheveux bruns, relevés très haut, découvraient sa nuque fraîche, qui restait d'une délicatesse d'enfance. Et jamais il ne l'avait sentie si souple dans sa force, les hanches solides, la poitrine large, mais d'une finesse, d'une grâce charmantes. Quand elle riait ainsi, ses yeux brûlaient de joie, le bas de son visage, sa bouche et son menton qu'elle avait un peu forts, s'éclairaient d'une infinie bonté.

– Ah! la culotte, la culotte! continuait-elle en plaisantant. Dire qu'il y a des femmes qui s'entêtent à garder leur jupe pour monter à bicyclette!

Et, comme il déclarait qu'elle était très bien, dans son costume, sans intention galante d'ailleurs, uniquement désireux de constater le fait:

– Oh! moi, je ne compte pas… Je ne suis pas belle, je me porte bien, voilà tout… Mais comprenez-vous ça? des femmes qui ont une occasion unique de se mettre à leur aise, de voler comme l'oiseau, les jambes enfin dégagées de leur prison, et qui refusent! Si elles croient être plus belles, avec des jupes écourtées d'écolières, elles se trompent! Et quant à la pudeur, il me semble qu'on doit montrer plus aisément ses mollets que ses épaules.

Elle eut un geste de passion gamine.

– Et puis, est-ce qu'on pense à tout ça, lorsqu'on roule?.. Il n'y a que la culotte, la jupe est hérétique.

A son tour, elle le regardait, et elle dut, à cette minute, être frappée par l'extraordinaire changement qui s'était produit en lui, depuis le jour où, pour la première fois, elle l'avait vu, si sombre, dans sa longue soutane, la face amaigrie, livide, ravagée d'angoisse. Derrière, on sentait la détresse du néant, un vide de sépulcre dont le vent a balayé la cendre. Et c'était, maintenant, comme une résurrection, le visage s'éclairait, le grand front avait repris une sérénité d'espoir, tandis que les yeux et la bouche retrouvaient un peu de leur tendresse confiante, dans son éternelle faim d'aimer, de se donner et de vivre. Plus rien déjà ne révélait le prêtre en lui, que les cheveux moins longs, à la place de la tonsure, dont la pâleur se noyait.

– Pourquoi me regardez-vous? demanda-t-il.

Elle répondit avec franchise:

– Je regarde combien le travail et le grand air vous font du bien, à vous aussi… Ah! je vous aime mieux tel que vous voilà. Vous aviez si mauvaise mine! Je vous ai cru malade.

– Je l'étais, dit-il simplement.

Mais le train s'arrêtait à Maisons-Laffitte. Ils descendirent, et tout de suite ils prirent la route de la forêt. Cette route monte légèrement jusqu'à la porte de Maisons, encombrée de charrettes, les jours de marché.

– Je prends la tête, n'est-ce pas? cria gaiement Marie, puisque les voitures vous inquiètent encore.

Elle filait devant lui, mince et droite sur la selle, et elle se retournait parfois avec un bon sourire, pour voir s'il la suivait. A chaque voiture dépassée, elle le rassurait en disant les mérites de leurs machines, qui toutes deux sortaient de l'usine Grandidier. C'étaient des Lisettes, le modèle populaire auquel Thomas lui-même avait travaillé, perfectionnant la construction, et que les magasins du Bon Marché vendaient couramment cent cinquante francs. Peut-être avaient-elles l'aspect un peu lourd, mais elles étaient d'une solidité et d'une résistance parfaites. De vraies machines pour faire de la route, disait-elle.

– Ah! voici la forêt. C'est fini de monter, et vous allez voir les belles avenues. On y roule comme sur du velours.

Pierre était venu se mettre près d'elle, tous deux filaient côte à côte, du même vol régulier, par la voie large et droite, entre le double rideau majestueux des grands arbres. Et ils causaient très amicalement.

– Me voici d'aplomb maintenant, vous verrez que votre élève finira par vous faire honneur.

– Je n'en doute pas. Vous vous tenez très bien, vous allez me lâcher dans quelque temps, car une femme ne vaut jamais un homme, à ce jeu-là… Mais quelle bonne éducation tout de même que la bicyclette pour une femme!

– Comment cela?

– Oh! j'ai là-dessus mes idées… Si, un jour, j'ai une fille, je la mettrai dès dix ans sur une bicyclette, pour lui apprendre à se conduire dans la vie.

– Une éducation par l'expérience.

– Eh! sans doute… Voyez ces grandes filles que les mères élèvent dans leurs jupons. On leur fait peur de tout, on leur défend toute initiative, on n'exerce ni leur jugement ni leur volonté, de sorte qu'elles ne savent pas même traverser une rue, paralysées par l'idée des obstacles… Mettez-en une toute jeune sur une bicyclette, et lâchez-la-moi sur les routes: il faudra bien qu'elle ouvre les yeux, pour voir et éviter le caillou, pour tourner à propos, et dans le bon sens, quand un coude se présentera. Une voiture arrive au galop, un danger quelconque se déclare, et tout de suite il faut qu'elle se décide, qu'elle donne son coup de guidon d'une main ferme et sage, si elle ne veut pas y laisser un membre… En somme, n'y a-t-il pas là un continuel apprentissage de la volonté, une admirable leçon de conduite et de défense?