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A mesure qu'il l'écoutait dire ces choses, Pierre sentait son pauvre cœur se gonfler. Il ne put retenir ses larmes.

– Si, si, il faut me laisser à ma souffrance. Elle est sans guérison possible. Tu ne peux rien pour moi, je suis en dehors de la nature, je suis un monstre.

– Que dis-tu là? Ne peux-tu rentrer dans la nature, s'il est vrai que tu en sois sorti?.. Ce que je ne veux pas, c'est que tu retournes t'enfermer au fond de ta petite maison solitaire, où tu t'affoles à remâcher ton néant. Viens ici passer les journées avec nous, pour que nous te donnions de nouveau le goût de vivre.

Ah! cette petite maison vide qui l'attendait, Pierre en avait à l'avance le frisson glacé, lorsqu'il allait s'y retrouver seul, sans ce frère aimé, avec lequel il venait d'y passer des journées si douces! Dans quelle solitude, dans quel tourment il y retomberait, après ces quelques semaines d'existence à deux, dont il avait déjà pris l'habitude heureuse! Mais sa douleur s'en accrut, tout un aveu jaillit de ses lèvres.

– Vivre ici, vivre avec vous, oh! non, c'est ce qui m'est impossible… Pourquoi me forces-tu à parler, à te dire ce dont j'ai honte et ce que je ne comprends même pas? Depuis ce matin, tu as bien vu que je souffrais d'être ici; et c'est sans doute parce que vous travaillez et que je ne fais rien, parce que vous vous aimez, parce que vous croyez à votre effort, tandis que, moi, je ne sais plus ni aimer ni croire… Je m'y sens déplacé, j'y suis gêné et je vous gêne. Même vous m'irritez, je finirais par vous haïr peut-être. Tu vois bien que plus rien de bon ne reste en moi, que tout a été gâté, saccagé, et que tout est mort, et que l'envie seule et la haine repousseraient… Laisse-moi donc retourner dans mon coin maudit, où le néant achèvera de me prendre. Adieu, frère!

Eperdu de tendresse et de compassion, Guillaume lui saisit les deux bras, le retint.

– Tu ne partiras pas, je ne veux pas que tu partes, sans m'avoir formellement promis de revenir. Je ne veux pas te reperdre, maintenant que je sais ce que tu vaux et combien tu souffres… Malgré toi, s'il le faut, je te sauverai, je te guérirai de la torture de ton doute, oh! sans te catéchiser, sans t'imposer aucune croyance, simplement en laissant faire la vie, qui seule peut te rendre la santé et l'espoir… Je t'en supplie, frère, au nom de notre affection, reviens, reviens souvent passer ici la journée. Tu verras que, lorsqu'on s'est donné une tâche, et qu'on travaille en famille, on n'est jamais trop malheureux. Une tâche, n'importe laquelle, et quelque grand amour, la vie acceptée, la vie vécue, aimée!

– A quoi bon? murmura Pierre amèrement. Je n'ai plus de tâche et je ne sais plus aimer.

– Eh bien! je te donnerai une tâche, moi! et dès que l'amour reviendra, au souffle prochain qui le réveillera, tu sauras aimer! Consens, frère, consens!

Puis, le voyant toujours douloureux, têtu dans sa volonté de le quitter et de s'anéantir:

– Ah! je ne te dis pas que les choses de ce monde marchent à souhait, qu'il n'y ait que joie, que vérité et que justice… Ainsi, tu ne saurais croire combien l'aventure de ce misérable Salvat me gonfle de colère et de révolte. Coupable, oh! oui! mais que d'excuses pourtant! et comme on va me le rendre sympathique, si on le charge des crimes de tous, si les bandes politiques se le rejettent, l'utilisent, se servent de lui pour la conquête du pouvoir! Cela m'exaspère, et je ne promets pas d'être plus raisonnable que toi… Mais, voyons, frère, simplement pour me faire plaisir, promets-moi qu'après-demain tu viendras passer la journée avec nous.

Et, comme Pierre encore gardait le silence:

– Je le veux, j'aurais trop de chagrin à penser que tu te martyrises, dans ton trou de bête blessée… Je veux te guérir, je veux te sauver.

Des larmes étaient remontées dans les yeux de Pierre, et il dit avec une infinie détresse:

– Ne me force pas à te promettre… J'essayerai de me vaincre.

Quelle semaine il passa dans la petite maison noire et vide! Pendant sept jours, il s'y ensevelit, rongeant son désespoir de ne plus trouver sans cesse, à son côté, ce grand frère qu'il s'était remis à adorer de toute son âme. Jamais il n'avait senti si affreuse sa solitude, depuis que le doute vidait son cœur. Vingt fois, il fut sur le point de courir à Montmartre, où il sentait confusément qu'étaient l'affection, la vérité, la vie. Mais, chaque fois, un invincible malaise, le malaise éprouvé déjà, fait de peur et de honte, le retint. Lui prêtre, lui châtré, lui rejeté hors de l'amour et des besognes communes, ne trouverait-il pas là que blessures et que souffrances, parmi ces êtres de nature, de liberté et de santé? Et il évoquait les ombres de son père et de sa mère, errantes par les chambres désertes, ces tristes ombres en lutte toujours, même après la mort, qu'il croyait entendre se lamenter, comme si elles le suppliaient de les réconcilier en lui, le jour où il trouverait la paix. Que devait-il faire? rester à pleurer, à se désespérer avec elles deux? Aller là-bas chercher la guérison, qui les coucherait enfin elles-mêmes dans le sommeil du tombeau, heureuses de dormir, maintenant que lui vivait heureux? Et, un matin, au réveil, il lui sembla que son père, souriant, l'envoyait là-bas; tandis que sa mère, consentante, le regardait de ses grands yeux doux, où la tristesse d'avoir fait de lui un mauvais prêtre cédait au besoin de le rendre à l'existence de tous.

Ce jour-là, Pierre ne raisonna pas, prit une voiture, donna l'adresse, pour être sûr de ne pas s'effarer et tourner court, en chemin. Puis, lorsqu'il se retrouva, comme dans un rêve, au milieu du vaste atelier, gaiement reçu par son frère Guillaume et les trois grands fils, qui, délicatement, paraissaient croire qu'il était venu la veille, il assista à une scène imprévue qui le frappa beaucoup et le soulagea.

Marie, à son entrée, était restée assise, l'avait à peine salué, la face pâle, le front barré d'une ride. Et Mère-Grand, l'air grave aussi, dit en la regardant:

– Excusez-la, monsieur l'abbé, elle n'est pas raisonnable… C'est contre nous cinq que vous la voyez en colère.

Guillaume se mit à rire.

– Ah! la têtue!.. Tu ne peux pas t'imaginer, Pierre, ce qui se passe dans cette petite caboche-là, lorsqu'on contrarie l'idée qu'elle a de la justice, oh! une idée si haute, si totale, qu'elle ne souffre aucun accommodement… Ainsi, nous causions de ce procès, de ce père qui vient d'être condamné sur le témoignage de son fils, et elle seule soutient qu'il a bien fait, qu'on doit dire la vérité, toujours et quand même… Hein? quel terrible accusateur public elle ferait!

Hors d'elle, exaspérée encore par le sourire de Pierre, qui lui donnait tort, Marie s'emporta.

– Guillaume, vous êtes méchant… Je ne veux pas qu'on rie.

– Mais tu deviens folle, ma chère, s'écria François, pendant que Thomas et Antoine s'égayaient eux aussi. Père et nous ne soutenons là qu'une thèse d'humanité, car nous croyons aimer et respecter la justice autant que toi.

– Il n'y a pas d'humanité, il n'y a que la justice. Ce qui est juste est juste, malgré tout, lors même que le monde devrait crouler.

Puis, comme Guillaume tentait de plaider encore et de la convaincre, elle se leva tout d'un coup, tremblante, éperdue, soulevée par un tel emportement, qu'elle en bégayait.

– Non, non! vous êtes tous des méchants, vous voulez tous me faire de la peine… J'aime mieux monter dans ma chambre.

En vain, Mère-Grand tâcha de la retenir.

– Mon enfant, mon enfant! réfléchis, c'est très vilain, tu en auras un gros regret.

– Non, non! vous n'êtes pas justes, je souffre trop.

Et, violente, elle monta dans sa chambre. Ce fut un désastre, une consternation. De telles scènes se produisaient parfois, mais rarement avec une pareille gravité. Tout de suite, Guillaume se donna tort de l'avoir poussée ainsi, surtout en la plaisantant, car elle ne pouvait tolérer l'ironie. Et il renseigna Pierre, lui raconta que, lorsqu'elle était plus jeune, elle avait eu des crises de colère affreuses, à tomber morte, devant une injustice. Comme elle l'expliquait ensuite, c'était en elle un irrésistible flot qui l'emportait, la faisait délirer. Aujourd'hui encore, elle restait, sur de tels sujets, obstinée et querelleuse. Et elle en rougissait, elle sentait parfaitement que cela, trop souvent, la rendait insupportable, insociable.

En effet, un quart d'heure plus tard, elle descendit d'elle-même, très rouge, mais reconnaissant bravement son tort.

– Hein? suis-je ridicule, suis-je mauvaise, moi qui accuse les autres d'être méchants!.. Monsieur l'abbé va avoir une belle idée de moi!

Elle alla embrasser Mère-Grand.

– Vous me pardonnez, n'est-ce pas?.. Oh! François peut rire à présent, et Thomas, et Antoine aussi. Ils ont bien raison, ça ne mérite que ça.

– Ma pauvre Marie! dit tendrement Guillaume, voilà ce que c'est que d'être dans l'absolu… Vous qui êtes en tout si équilibrée, si saine et si sage, parce que vous acceptez le relatif des choses et que vous demandez à la vie uniquement ce qu'elle peut donner, vous perdez toute sagesse et tout équilibre, lorsque vous tombez à cet absolu que vous vous faites de l'idée de justice… Qui de nous ne pèche de la sorte?

Marie, confuse encore, plaisanta.

– Cela fait au moins que je ne suis pas parfaite.

– Ah! certes, tant mieux! et je ne vous en aime que davantage.

C'est ce que Pierre aurait crié volontiers, lui aussi. Cette scène l'avait profondément remué, sans qu'il pût dégager encore tout ce qu'elle éveillait en lui. Son abominable tourment ne venait-il pas de l'absolu où il voulait vivre, cet absolu qu'il avait jusqu'ici demandé aux êtres et aux choses? Il avait cherché la foi totale, il s'était jeté par désespérance dans la négation totale. Et cette hautaine attitude qu'il avait gardée dans l'écroulement de tout, cette réputation de saint prêtre qu'il s'était faite, lorsque le néant seul l'habitait, n'était-ce pas encore un désir mauvais de l'absolu, la simple pose romantique de son aveuglement et de son orgueil? Pendant que son frère tout à l'heure parlait, louant Marie de ne demander à la vie que ce qu'elle pouvait donner, il lui avait semblé que ces paroles venaient à lui comme un conseil et passaient sur sa face comme un souffle frais de nature. Mais cela restait si confus encore, et sa seule joie précise était la colère où il venait de voir cette jeune fille, la faute qui la rapprochait de lui, qui la faisait descendre de la sérénité de perfection, dont il souffrait inconsciemment sans doute. Quel sentiment agissait? il ne s'en rendait même pas compte. Ce jour-là, il causa quelques instants avec elle, et il partit en la trouvant très bonne, très humaine.

 

Dès le surlendemain, Pierre monta passer l'après-midi dans le grand atelier ensoleillé, en face de Paris. Depuis qu'il avait conscience de son oisiveté, il s'ennuyait beaucoup, il commençait à ne se distraire que là, parmi cette famille qui travaillait si gaiement. Son frère le gronda de n'être pas venu déjeuner, et il promit de revenir le lendemain, assez tôt pour s'asseoir à leur table. Une semaine s'écoula, il n'y avait plus qu'une bonne camaraderie entre Marie et lui, sans trace de ce malaise, de cette hostilité qui les avait d'abord heurtés l'un contre l'autre. L'idée de ce prêtre en soutane ne la gênait d'ailleurs aucunement; car, dans son tranquille athéisme, jamais elle n'avait eu l'idée qu'un prêtre pouvait être un homme à part. Et c'était là maintenant ce qui l'étonnait, ce qui le ravissait, l'accueil fraternel qu'il recevait d'elle, comme s'il eût porté le veston, eu les idées, mené la vie de ses grands neveux, sans que rien le distinguât des autres hommes. Et ce qui le stupéfiait davantage encore, c'était le silence qu'elle gardait sur la question religieuse, l'insouciance profonde, tranquille et heureuse, où elle semblait être du divin et de l'au-delà, ce terrifiant domaine du mystère, au travers duquel lui-même traînait une si douloureuse agonie.

Dès qu'il reparut ainsi tous les deux ou trois jours, elle s'aperçut bien qu'il souffrait. Qu'avait-il donc? Elle le questionna d'un air de bonne amitié; et, comme elle n'en tirait que des réponses évasives, elle sentit là une douleur saignante, honteuse d'elle-même, que le secret où elle s'aggravait rendait inguérissable. Sa pitié de femme s'éveilla, elle se prit d'une affection croissante pour ce grand garçon pâle, aux yeux brûlants de fièvre, que rongeait une torture intérieure dont il ne voulait parler à personne. Sans doute elle questionna Guillaume sur son frère si triste, si désespéré; et il dut lui confier une partie du secret, pour qu'elle l'aidât à le tirer de son tourment, en lui rendant le goût de vivre. Il était si heureux qu'elle le traitât en ami, en frère! Enfin, ce fut Pierre lui-même qui, un soir, comme elle le pressait affectueusement de se confesser à elle, en lui voyant des larmes dans les yeux, devant un morne crépuscule tombant sur Paris, avoua tout d'un coup sa torture, dit quel vide mortel la perte de la foi avait à jamais creusé en lui. Ah! ne plus croire, ne plus aimer, n'être que cendre, ne pas savoir par quelle autre certitude remplacer Dieu absent! Elle le regardait, stupéfaite, béante. Mais il était fou! Et elle le lui dit, dans l'étonnement et la révolte où la jetait un pareil cri de misère. Désespérer, ne plus croire, ne plus aimer, parce que l'hypothèse du divin croule, et cela lorsque le vaste monde est là, la vie avec son devoir d'être vécue, toutes les créatures et toutes les choses à être aimées et secourues, sans compter l'universelle besogne, la tâche que chacun vient remplir! Il était fou sûrement, et d'une folie noire, dont elle jura de le guérir.

Dès lors, cet extraordinaire garçon, qui d'abord l'avait gênée, puis étonnée, lui causa un grand attendrissement. Elle lui fut très douce, très gaie, le soignant avec des délicatesses adroites d'esprit et de cœur. Ils avaient eu tous les deux une enfance commune, car leurs mères, également pieuses, les avaient élevés dans une religion étroite. Mais ensuite, quels sorts différents, quelles aventures contraires! Tandis que lui, lié par son serment de prêtre, se débattait douloureusement dans son doute, elle, mise au lycée Fénelon, dès la mort de sa mère, y avait grandi loin de tout culte, en un oubli peu à peu total de ses premières impressions religieuses. Et c'était pour lui une continuelle surprise qu'elle eût échappé de la sorte au frisson de l'au-delà, lorsque lui-même en restait ravagé si profondément. Dans leurs causeries, quand il s'étonnait de cela, elle riait à belles dents, disait que l'enfer ne lui avait jamais fait peur, parce qu'elle savait bien qu'il ne pouvait exister, ajoutait qu'elle vivait paisible, sans l'espoir d'aller au ciel, en tâchant de s'accommoder sagement aux nécessités de cette terre. Affaire de tempérament peut-être. Mais affaire d'instruction aussi. Car jamais instruction complète n'était tombée dans une cervelle plus solide, dans un caractère plus droit. Et le miracle, avec toute cette science entassée un peu au hasard, était qu'elle fût restée très femme, très tendre, sans rien de dur ni de viril. Elle n'était que libre, loyale et charmante.

– Ah! mon ami, lui disait-elle, si vous saviez combien il m'est facile d'être heureuse, lorsque les êtres chers ne souffrent pas trop autour de moi! Personnellement, je m'arrange toujours avec la vie, je m'y adapte, je travaille, je me contente quand même. Aussi la douleur ne m'est-elle jamais venue que par les autres, car je ne puis m'empêcher de vouloir que tout le monde soit à peu près heureux; et il y en a qui résistent… Ainsi, moi, j'ai longtemps été pauvre, sans cesser d'être gaie. Je ne désire rien, que les choses qui ne s'achètent pas. La misère n'en est pas moins la grande abomination, la révoltante injustice qui me jette hors de moi. Je comprends que tout ait croulé pour vous, lorsque la charité vous a semblé insuffisante et dérisoire. Pourtant, elle soulage, donner est si doux! Et puis, un jour, par la raison, par le travail, par le bon fonctionnement de la vie elle-même, il faudra bien que la justice règne… Hein? c'est moi qui prêche. Ah! que j'en ai peu le goût! Ce serait si ridicule que je voulusse vous guérir, avec mes phrases de grande fille savante! Mais c'est vrai, cependant, que je songe à vous tirer de votre maladie noire, et pour cela je ne vous demande que de venir vivre le plus possible chez nous. Vous n'ignorez pas que c'est le cher désir de Guillaume. Nous vous aimerons tous si fort, vous nous verrez tous si tendrement unis, si joyeux à la commune besogne, que vous rentrerez dans la vérité, en vous remettant avec nous à l'école de la bonne nature… Vivez, travaillez, aimez, espérez!

Pierre souriait et revenait maintenant presque tous les jours. Elle était si affectueuse, lorsqu'elle le sermonnait gentiment ainsi, de son air de sagesse! Et, comme elle le disait, il faisait si tendre dans le vaste atelier, cela sentait si bon la joie d'être ensemble, de se donner ensemble à la même œuvre de santé et de vérité! Honteux de ne rien faire, ayant le besoin d'occuper ses doigts et sa pensée, il s'était d'abord intéressé aux bois que gravait Antoine. Pourquoi n'aurait-il pas essayé, lui aussi? Mais il s'inquiéta, ne se sentit pas le don, la volonté de l'art; et, comme l'amas de livres, le travail purement intellectuel de François le rebutaient, au sortir du gouffre d'erreurs où la discussion des textes l'avait noyé, il se trouva porté vers le travail manuel de Thomas, se passionnant pour la mécanique, dont la précision et la netteté satisfaisaient sa soif ardente de certitude. Il se mit aux ordres du jeune homme, tira le soufflet de la forge, lui tint sur l'enclume la pièce à forger. Et, parfois, il servait lui aussi de préparateur à son frère, il passait un grand tablier bleu sur sa soutane, pour l'aider dans ses expériences. Alors, il fit partie de l'atelier, il n'y eut là qu'un travailleur de plus.

Vers les premiers jours d'avril, un après-midi que tous étaient au travail, Marie, qui brodait près de la table à ouvrage, en face de Mère-Grand, leva les yeux sur Paris, s'exclama d'admiration.

– Oh! voyez donc Paris dans cette pluie de soleil!

Pierre s'approcha du vitrage. C'était le même effet qu'il avait vu déjà, lors de sa première visite. Le soleil oblique, qui descendait derrière de minces nuages de pourpre, criblait la ville d'une grêle de rayons, rebondissant de toutes parts sur l'immensité sans fin des toitures. Et l'on aurait dit quelque semeur géant, caché dans la gloire de l'astre, qui, à colossales poignées, lançait ces grains d'or, d'un bout de l'horizon à l'autre.

Il dit tout haut son rêve.

– C'est Paris ensemencé par le soleil, et voyez quelle terre de labour, que la charrue a creusée en tous sens, ces maisons brunes pareilles à des mottes de terre, ces rues profondes et droites comme des sillons.

Marie s'égaya, se passionna.

– Oui, oui! c'est vrai… Le soleil ensemence Paris. Tenez! regardez de quel geste souverain il jette le blé de santé et de lumière, là-bas, jusqu'aux lointains faubourgs! Et même, c'est singulier, les quartiers riches, à l'ouest, sont comme noyés d'une brume roussâtre, tandis que le bon grain s'en va tomber, en poussière blonde, sur la rive gauche et sur les quartiers populeux de l'est… C'est là, n'est-ce pas? que doit lever la moisson.

Tous s'étaient approchés et souriaient complaisamment du symbole. En effet, à mesure que le soleil s'abaissait derrière le lacis des nuages, il semblait que le semeur de l'éternelle vie lançait sa flamme d'un geste volontaire, à cette place, puis à cette autre, dans un balancement rythmique qui choisissait les quartiers de labeur et d'effort. Là-bas, une brûlante poignée de semence tomba sur le quartier des Ecoles. Puis, là-bas, une autre poignée éclatante alla fertiliser le quartier des ateliers et des usines.

– Ah! la moisson! reprit Guillaume gaiement, qu'elle pousse donc vite, dans cette bonne terre de notre grand Paris, retournée par tant de révolutions, engraissée par le sang de tant de travailleurs! Il n'est que cette terre-là au monde pour que l'idée y germe, y fleurisse… Oui, oui! Pierre a raison, c'est le soleil qui ensemence Paris du monde futur, qui ne poussera que de lui.

Et Thomas, et François, et Antoine, rangés derrière leur père, exprimèrent la même certitude, d'un hochement de tête; pendant que Mère-Grand, de son air grave, les yeux au loin, semblait voir resplendir l'avenir.

– Un rêve, et dans combien de siècles! murmura Pierre, repris de frisson. Ce n'est pas pour nous.

– Eh bien! ce sera pour les autres! s'écria Marie. Est-ce que cela ne suffit pas?

Ce beau cri remua profondément Pierre. Et, tout d'un coup, il eut le souvenir d'une autre Marie, l'adorable Marie de sa jeunesse, cette Marie de Guersaint, guérie à Lourdes, et dont la perte avait à jamais vidé son cœur. Est-ce que la Marie nouvelle qui lui souriait là, d'un charme si calme et si fort, allait guérir l'ancienne blessure? Il revivait, depuis qu'elle était son amie.

Et, devant eux, à longs gestes, de la vivante poussière d'or de ses rayons, le soleil ensemençait Paris, pour la grande moisson future de justice et de vérité.