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C'était la fin. Il faillit culbuter. Ses pieds brisés ne le portaient plus, ses oreilles saignaient, de l'écume lui souillait la bouche. Un grand souffle de tempête soulevait ses côtes, comme si les bonds de son cœur allaient les briser. Il ruisselait d'eau et de sueur, fangeux, hagard, dévoré de faim, vaincu plus encore par la faim que par la fatigue. Et, dans le brouillard qui peu à peu noyait ses yeux fous, il vit soudain la porte d'une remise ouverte, derrière une sorte de chalet, caché dans les arbres. Personne n'était là, qu'un gros chat blanc qui prit la fuite. Il s'y engouffra, alla rouler dans de la paille, parmi des tonneaux vides. Et il y était à peine enfoui, qu'il entendit galoper, galoper la chasse, les agents et les gardes lancés, perdant sa piste et dépassant le chalet, filant du côté des fortifications. Le bruit des gros souliers s'éteignit, un profond silence tomba. Il avait mis les deux mains sur son cœur pour en étouffer les battements, il tomba dans un anéantissement de mort, tandis que de grosses larmes coulaient de ses paupières closes.

Après un quart d'heure de repos, Pierre et Guillaume avaient repris leur promenade, gagnant le lac, allant passer au carrefour des Cascades, pour revenir vers Neuilly, en faisant le tour, par l'autre bord de l'eau. Mais une ondée tomba, les força de s'abriter sous les grosses branches encore nues d'un marronnier; et, la pluie devenant sérieuse, ils avisèrent, au fond d'un bouquet d'arbres, une sorte de chalet, un petit café-restaurant, où ils coururent se réfugier. Dans une allée voisine, ils avaient aperçu un fiacre arrêté, solitaire, dont le cocher, immobile, attendait philosophiquement sous la petite pluie d'été. Et, comme Pierre se hâtait, il eut l'étonnement de reconnaître devant lui, pressant également le pas, Gérard de Quinsac, qui se réfugiait là comme eux, surpris sans doute par l'averse pendant une promenade à pied. Puis, il crut s'être trompé, car il ne vit pas le jeune homme dans la salle. Cette salle, une sorte de véranda vitrée, garnie de quelques petites tables de marbre, était vide. En haut, au premier étage, quatre ou cinq cabinets ouvraient sur un couloir. Et rien ne bougeait, la maison sortait à peine de l'hiver, on y sentait la longue humidité des établissements que la disparition de la clientèle force à fermer de novembre à mars. Derrière, il y avait une écurie, une remise, des dépendances, envahies par la mousse, tout un coin charmant d'ailleurs, que les jardiniers et les peintres allaient remettre en état, pour les parties galantes et l'encombrement joyeux des beaux jours.

– Mais je crois que ce n'est pas ouvert, ici, dit Guillaume, en entrant dans le grand silence de la maison.

Pierre s'était assis devant une des petites tables.

– On nous permettra toujours bien d'y attendre que la pluie cesse.

Pourtant, un garçon parut. Il descendait du premier étage, il semblait fort affairé, fouillant un buffet pour réunir quelques petits gâteaux secs sur une assiette. Et il finit par servir aux deux frères des petits verres de chartreuse.

En haut, dans un des cabinets, la baronne Eve Duvillard, venue en fiacre, attendait Gérard depuis près d'une demi-heure. C'était là qu'ils avaient pris rendez-vous, la veille, à la vente de charité. Les souvenirs les plus doux devaient les y attendre; car, deux années auparavant, dans la lune de miel de leur liaison, ils s'y étaient délicieusement rencontrés, lorsqu'elle n'osait point encore aller chez lui et qu'ils avaient découvert ce nid caché, si désert, aux jours hésitants du printemps frileux. Et, certainement, en le choisissant pour ce rendez-vous suprême de leur passion finissante, elle n'avait pas cédé seulement à la crainte d'être surveillée, elle avait eu aussi l'idée poétique de retrouver là les premiers baisers, pour qu'ils fussent les derniers peut-être. Cela était si charmant, ce refuge, au milieu de ce grand bois aristocratique, à deux pas des larges allées où passait tout Paris! Son cœur d'amoureuse tendre en était touché jusqu'aux larmes, dans la désolation de l'amère fin qu'elle sentait venir.

Mais elle aurait voulu, comme aux anciens jours, un jeune soleil sur les jeunes feuillages. Ce ciel de cendre, cette pluie qui tombait encore, l'attristait d'un frisson. Et, lorsqu'elle entra dans le cabinet, elle ne le reconnut point, si terne, si froid, avec son divan fané, sa table et ses quatre chaises. L'hiver était resté là, une humidité fade, une odeur moisie de pièce sans air, longtemps close. Des lambeaux du papier de tenture s'étaient décollés, pendaient, lamentables. Des mouches mortes semaient le parquet, et le garçon, pour ouvrir les persiennes, dut se battre avec la crémone. Cependant, lorsqu'il eut allumé la petite cheminée à gaz, installée là pour ces sortes d'occasions, flambant et chauffant vite, la pièce s'égaya un peu, devint plus hospitalière.

Eve s'était assise sur une chaise, sans même relever l'épaisse voilette qui lui cachait le visage. Toute vêtue de noir, comme si elle eût porté déjà le deuil de son dernier amour, gantée de noir, elle ne montrait d'elle que ses cheveux blonds encore admirables, un casque d'or fauve, débordant de son petit chapeau noir. Et, grande et forte, la taille restée mince, la poitrine superbe, rien d'elle n'avouait la cinquantaine menaçante. Elle avait commandé deux tasses de thé, le garçon la retrouva voilée toujours, à la même place, sans un geste, lorsqu'il apporta le thé, avec une assiette de petits gâteaux secs qui devaient dater de l'autre saison. Puis, de nouveau, elle demeura seule, immobile, en une sorte de rêverie accablée. Si elle avait devancé le rendez-vous d'une demi-heure, voulant être là la première, c'était dans le désir de se calmer, pour ne point céder au coup de son désespoir. Surtout elle ne voulait point pleurer, car elle se jurait d'être digne, de causer posément, de s'expliquer en femme qui avait certainement des droits, mais qui tenait à n'invoquer que la raison. Et elle était contente de son courage, elle se croyait très calme, résignée presque, tandis que, seule encore, elle arrangeait la façon dont elle allait accueillir Gérard, pour le dissuader d'un mariage qu'elle regardait comme un malheur et comme une faute.

Elle tressaillit, se mit à trembler. Gérard entrait.

– Comment! chère amie, vous êtes la première? Moi qui me croyais de dix minutes en avance!.. Et vous avez eu la peine de commander le thé, et vous m'attendez!

Il était fort gêné et frémissant lui-même, à l'idée de la désastreuse scène qu'il prévoyait. Très correct d'ailleurs, se forçant au sourire, voulant paraître tout à la joie galante de la retrouver là, comme au beau temps de leur liaison.

Mais elle, debout, la voilette levée enfin, le regardait, bégayait.

– Oui, j'ai été libre plus tôt… J'ai craint quelque empêchement… Alors, je suis venue…

Et, à le voir si beau, si affectueux encore, elle s'oublia, s'affola. Tous ses raisonnements, toutes ses belles résolutions furent emportés. C'était l'élan invincible, l'arrachement même de sa chair, à la pensée qu'elle l'aimait toujours, et qu'elle le garderait, et que jamais elle ne le donnerait à une autre. Eperdument, elle s'était jetée à son cou.

– Oh! Gérard, oh! Gérard… Je souffre trop, je ne peux pas, je ne peux pas… Dis-moi tout de suite que tu ne veux pas l'épouser, que tu ne l'épouseras jamais!

Sa voix s'étrangla, ses yeux ruisselèrent. Ah! ces larmes qu'elle s'était tant juré de ne point verser! Elles coulaient sans fin, elles débordaient de ses beaux yeux noyés, dans un flot d'abominable douleur.

– Ma fille, mon Dieu! tu épouserais ma fille!.. Elle, avec toi! elle, dans tes bras, à cette place!.. Non, non! c'est trop de torture, je ne veux pas, je ne veux pas!

Il restait glacé, devant ce cri d'affreuse jalousie, où la mère n'était plus qu'une femme, qu'enrageait la jeunesse d'une rivale, ces vingt-cinq ans qui ne pouvaient revenir. Lui-même, en se rendant au rendez-vous, avait pris les plus sages décisions, résolu à rompre loyalement, en homme bien élevé, avec toutes sortes de belles phrases consolantes. Mais il n'était point méchant, il avait un fond de faiblesse tendre, dans ses abandons d'oisif, sans force surtout contre les larmes des femmes. Il essaya de la calmer, il l'assit sur le divan, pour se débarrasser de son étreinte. Puis, se mettant près d'elle:

– Voyons, ma chère, soyez raisonnable. N'est-ce pas? nous sommes venus ici pour causer amicalement… Je vous assure que vous vous exagérez les choses.

Mais elle exigeait une certitude.

– Non, non! je souffre trop, j'ai besoin de savoir tout de suite… Jure-moi que tu ne l'épouseras pas, jamais, jamais!

Une fois encore, il tâcha d'éluder la réponse.

– Vous vous faites du mal, vous savez bien que je vous aime.

– Non, non! jure-moi que tu ne l'épouseras pas, jamais, jamais!

– Mais puisque c'est toi que j'aime, puisque je n'aime que toi!

Elle le reprit ardemment, le serra contre sa gorge, lui couvrit les yeux de baisers.

– C'est vrai, ça? tu m'aimes, tu n'aimes que moi?.. Eh bien! prends-moi donc, baise-moi, que je te sente, que tu sois à moi, à moi toujours, jamais à l'autre!

Et Eve força Gérard aux caresses, se livra, dans un tel emportement, qu'il ne put rien lui refuser, grisé lui-même. Et, très lâchement alors, sans force désormais, il lui jura tout ce qu'elle voulut, il répéta à satiété qu'il n'aimait qu'elle et que jamais il n'épouserait sa fille. Il descendit jusqu'à prétendre que cette enfant infirme lui faisait pitié simplement. Sa bonté était son excuse. Et Eve buvait sur ses lèvres tout ce dédain apitoyé qu'il avait pour l'autre, toute la certitude d'être l'éternellement belle, la toujours désirée.

Puis, quand ce fut fini, tous deux restèrent assis sur le divan, muets et las. Un embarras les reprenait.

– Ah! dit-elle à voix basse, je te jure bien que je n'étais pourtant pas venue pour ça.

 

Le silence retomba, il voulut le rompre.

– Tu ne prends pas une tasse de thé? Il est déjà presque froid.

Mais elle ne l'écoutait pas. Et, comme si rien ne s'était passé, comme si l'inévitable explication commençait seulement, elle parla, l'air brisé, avec une infinie douceur de désolation.

– Voyons, mon Gérard, tu ne peux pas épouser ma fille. D'abord, ce serait une chose très vilaine, presque un inceste. Et puis, il y a ton nom, ta situation… Pardonne-moi d'être si franche, mais enfin tout le monde dirait que tu te vends, ce serait un scandale pour les tiens et pour nous.

Elle lui avait pris les mains, sans colère désormais, telle qu'une mère qui cherche de bonnes raisons pour empêcher son grand fils de commettre quelque exécrable faute. Et lui, la tête basse, évitant de la regarder, écoutait.

– Songe un peu à l'opinion, mon Gérard. Va, je ne m'illusionne pas, je sais qu'entre ton monde et le nôtre il y a un abîme. Nous avons beau être riches, l'argent élargit le fossé. Et j'ai eu beau me convertir, ma fille reste la fille de la Juive… Ah! mon Gérard, je suis si fière de toi, cela me serait un tel crève-cœur de te voir diminué et comme sali par ce mariage d'argent, avec une enfant infirme qui n'est pas digne de toi, que tu ne peux aimer!

Il leva les yeux, la regarda, mal à l'aise, suppliant, voulant échapper à cette conversation si pénible.

– Mais puisque je t'ai juré que je n'aimais que toi, puisque je t'ai juré que je ne l'épouserais jamais! C'est fini, ne nous torturons pas davantage.

Leurs regards restèrent un instant l'un dans l'autre, avec tout ce qu'ils ne disaient pas, leur lassitude, leur misère. Et les paupières d'Eve, les tristes paupières rougies, dans son visage marbré, vieilli tout d'un coup, se gonflèrent de larmes qui se mirent à ruisseler sur ses joues tremblantes. Elle pleurait de nouveau sans fin, mais si doucement.

– Mon pauvre Gérard, mon pauvre Gérard… Ah! me voici lourde à tes bras maintenant. Ne dis pas non, je sens bien que je suis une charge intolérable, que je barre ta vie, que je vais achever de faire ton malheur, en m'obstinant à te garder pour moi.

Il voulut se débattre, elle le fit taire.

– Non, non, c'est bien fini entre nous… Je deviens laide, c'est fini… Et puis, avec moi, c'est ton avenir muré. Je ne puis t'être d'aucun secours, tu me donnes tout en te donnant, et je ne te rends rien… Voilà pourtant le moment venu de te créer une position. Tu ne peux, à ton âge, vivre sans certitude, sans foyer, et ce serait si lâche à moi d'être l'obstacle, de t'empêcher de faire une fin heureuse, en m'accrochant, en te noyant avec moi, en désespérée.

Elle continua, le regard toujours sur lui, ne le voyant plus qu'au travers de ses larmes. Comme sa mère, elle le savait si faible, si maladif même, derrière sa façade de bel homme, qu'elle aussi rêvait de lui assurer une existence calme, un coin de félicité certaine où il pourrait vieillir à l'abri du sort. Elle l'aimait tant, sa réelle bonté d'amoureuse tendre ne pouvait-elle se hausser au renoncement, au sacrifice? Même, dans son égoïsme de femme belle et adorée, elle trouvait des raisons de songer à la retraite, de ne point gâter la fin de son automne par des drames qui la brisaient. Et elle disait ces choses, elle le traitait en enfant dont elle voulait faire le bonheur, au prix du sien, tandis que, maintenant, les yeux de nouveau baissés, il l'écoutait immobile, sans protester davantage, heureux de lui laisser arranger son existence, telle qu'elle la désirait.

– C'est bien certain, poursuivit-elle, en finissant par plaider les raisons en faveur de l'abominable mariage, Camille t'apporterait tout ce que je te souhaite, tout ce que je rêve pour toi. Avec elle, grâce aux conditions que je n'ai pas besoin de dire, c'est la vie fortunée, assurée… Quant au reste, mon Dieu! il y a tant d'exemples! Ce n'est pas que je veuille excuser notre faute, mais j'en citerais vingt, des maisons où il s'est passé des choses pires… Et puis, va, j'avais tort, lorsque je disais que l'argent creusait un abîme. Il rapproche au contraire, il fait tout pardonner, tu n'aurais autour de toi que des jalousies, émerveillées de ta chance, et pas un blâme.

Gérard se leva, parut une dernière fois se révolter.

– Voyons, ce n'est pas toi, à présent, qui vas me forcer à épouser ta fille?

– Ah! grand Dieu, non!.. Mais je suis raisonnable, je dis ce que je dois te dire. Tu réfléchiras.

– C'est tout réfléchi… Je t'ai aimée et je t'aime. Le reste est impossible.

Elle eut un divin sourire, elle vint le reprendre entre ses bras, debout tous les deux, unis une fois encore dans cette étreinte.

– Que tu es bon et gentil, mon Gérard! Si tu savais comme je t'aime, comme je t'aimerai toujours, malgré tout!

Et ses larmes revinrent, et lui-même pleura. Ils étaient de bonne foi l'un et l'autre, dans leur naturelle tendresse, reculant le dénouement pénible, voulant espérer encore du bonheur. Mais ils le sentaient bien, le mariage était fait. Il n'y avait plus là que des pleurs et des mots, la vie marchait quand même, l'inévitable s'accomplirait. L'idée qui les attendrissait à ce point, devait être que c'était leur dernière étreinte, leur dernier rendez-vous, car ce serait si vilain, de se revoir, après ce qu'ils savaient, ce qu'ils s'étaient dit. Pourtant, ils voulaient garder l'illusion qu'ils ne rompaient pas, qu'ils retrouveraient peut-être un jour le goût de leurs lèvres. Et la fin de tout pleurait en eux.

Puis, quand ils se furent séparés, ils revirent l'étroit cabinet, avec son divan fané, ses quatre chaises et sa table. La petite cheminée à gaz sifflait, on étouffait maintenant, dans une humidité lourde et chaude.

– Alors, reprit-il, tu ne prends pas une tasse de thé?

Elle était devant la glace, en train d'arranger ses cheveux.

– Ma foi! non, il est épouvantable, ici.

Et la tristesse des choses la pénétrait, l'angoissait, à cette minute du départ, elle qui avait cru trouver là un si délicieux souvenir, lorsque des bruits de pas, des voix grosses, tout un brusque tumulte acheva de la bouleverser. On courait dans le couloir, on frappait aux portes. De la fenêtre, où elle se précipita, elle aperçut des agents qui cernaient le restaurant. Les plus folles idées l'assaillirent, sa fille qui l'avait fait suivre, son mari qui voulait divorcer pour épouser Silviane. C'était le scandale affreux, l'écroulement de tous les projets. Elle attendait toute blanche, éperdue, tandis que lui, pâle comme elle, frémissant, la suppliait de se calmer, de ne pas crier surtout. Mais, lorsque de grands coups ébranlèrent la porte, et que le commissaire de police se nomma, il fallut bien ouvrir. Ah! quelle minute! et quel effarement, et quelle honte!

En bas, Pierre et Guillaume avaient attendu pendant près d'une heure que la pluie cessât. Ils causaient à demi-voix, dans un coin de la petite salle vitrée, envahis par la douceur triste de cette grise journée de fête, discutant, prenant enfin un parti sur le douloureux cas de Nicolas Barthès. Et ils s'étaient arrêtés à l'idée de faire venir dîner, le lendemain soir, Théophile Morin, le vieil ami de l'éternel prisonnier, pour annoncer à celui-ci le nouvel exil qui le frappait.

– C'est le plus sage, répéta Guillaume. Morin, qui l'aime beaucoup, prendra toutes les précautions voulues et l'accompagnera sans doute jusqu'à la frontière.

Pierre, mélancoliquement, regardait tomber la pluie fine.

– Encore le départ, encore la terre étrangère, quand ce n'est pas le cachot! Ah! le pauvre être sans joie, traqué toute sa vie, ayant donné sa vie entière à son idéal de liberté qui se démode, dont on plaisante, et qu'il voit crouler avec lui!

Mais, de nouveau, des agents, des gardes, parurent, rôdèrent autour du restaurant. Sans doute, ayant compris qu'ils avaient perdu la piste, ils revenaient avec l'idée que l'homme devait s'être, au passage, terré dans ce chalet. Et, savamment, ils le cernaient, prenaient des précautions, avant de procéder à des fouilles minutieuses, pour être certains, cette fois, que le gibier ne leur échapperait pas. Les deux frères, lorsqu'ils se furent aperçus de cette manœuvre, se sentirent envahis d'une crainte sourde. C'était la battue de tout à l'heure, ils avaient bien vu l'homme fuir; mais, pourtant, qui leur disait qu'on n'allait pas les forcer à établir leur identité, puisqu'ils s'étaient jetés si fâcheusement dans ce coup de filet? D'un regard, ils se consultèrent, eurent un instant la pensée de partir sous l'averse. Puis, ils comprirent que cela ne pouvait que les compromettre davantage. Et ils attendirent, d'autant plus que l'arrivée de deux nouveaux clients vint faire diversion.

Une victoria, dont la capote était baissée, et le tablier, relevé, s'arrêtait devant la porte. Il en descendit d'abord un jeune homme, l'air correct et ennuyé, puis une jeune femme qui riait aux éclats, très amusée par cette pluie incessante. Ils discutaient ensemble, elle regrettait, en manière de plaisanterie, de n'être pas venue à bicyclette, tandis que lui trouvait inepte cette promenade sous un déluge.

– Enfin, mon cher, il fallait bien aller quelque part. Pourquoi n'avez-vous pas voulu me mener voir passer les masques?

– Oh! les masques, ma chère! Non, non, autant le Bois, autant le fond du lac!

Et, comme ils entraient, Pierre reconnut la petite princesse Rosemonde, dans la jeune femme que la pluie rendait si gaie, et le bel Hyacinthe Duvillard, dans le jeune homme qui déclarait la mi-carême odieuse, le Bois infect, la bicyclette inesthétique. La nuit précédente, après la tasse de thé offerte, elle l'avait gardé, elle avait voulu contenter son caprice, en le violentant presque comme on violente une femme. Mais, bien qu'ayant consenti à se mettre au lit près d'elle, il s'était refusé à toute laideur et à toute bassesse, malgré les coups qu'elle avait fini par lui donner, s'exaspérant jusqu'à le mordre. Ah! l'horreur, la vilenie de ce geste, la répugnante grossièreté de l'enfant qui pouvait en naître! Ça, quant à l'enfant, il avait raison, elle n'en désirait point. Alors, il avait parlé du geste des âmes qui s'accouplent cérébralement. Elle ne disait pas non, consentait à essayer; mais comment faire? Et, comme ils reparlaient de la Norvège, ils avaient décidé, d'accord enfin, qu'ils partiraient le lundi pour Christiania, un voyage de noces, l'idée qu'ils iraient là-bas consommer l'intellectualité de leur union. Leur seul regret était qu'on ne fût plus au gros de l'hiver, car la froide, la blanche, la chaste neige n'était-elle pas la seule couche possible pour de telles épousailles?

Dès que le garçon leur eut servi des petits verres de bourgeoise anisette, à défaut de kummel, Hyacinthe, qui venait de reconnaître Pierre et son frère Guillaume, dont il avait eu les fils pour condisciples à Condorcet, se pencha, nomma ce dernier à l'oreille de Rosemonde. Tout de suite, celle-ci se leva, dans une brusque exaltation d'enthousiasme.

– Guillaume Froment! Guillaume Froment, le grand chimiste!

Et, s'avançant, le bras tendu:

– Ah! monsieur, vous me pardonnerez cette inconvenance. Mais il faut absolument que je vous serre la main… Je vous admire tant! vous avez fait sur les explosifs de si merveilleux travaux!

Puis, elle se mit à rire comme une gamine, en voyant l'étonnement du chimiste.

– Je suis la princesse de Harth. Monsieur l'abbé, votre frère, me connaît, et j'aurais dû me faire présenter par lui… D'ailleurs, nous avons, vous et moi, des amis communs, le très distingué Janzen, qui devait me mener chez vous, à titre d'élève bien modeste. J'ai fait de la chimie, oh! par zèle pour la vérité et en faveur des bonnes causes, pas davantage… N'est-ce pas? maître, que vous me permettez d'aller frapper à votre porte, dès que je serai de retour de Christiania, où je vais, avec mon jeune ami, faire un voyage de simple émotion et de recherches, dans l'ordre des sentiments inéprouvés.

Et elle continua, et il fut impossible aux autres de placer un mot. Elle mêlait tout: son goût d'internationalisme, qui l'avait jetée un moment aux bras de Janzen, dans le monde anarchiste, parmi les pires aventuriers du parti; sa nouvelle passion des petites chapelles mystiques et symboliques, la revanche de l'idéal sur le réalisme grossier, la poésie des esthètes qui lui faisait rêver un spasme ignoré sous le baiser de glace du bel Hyacinthe.

Tout d'un coup, elle s'arrêta, se remit à rire.

– Tiens! qu'est-ce qu'ils ont donc, ces agents, à fouiller ici? Est-ce que c'est nous qu'on vient arrêter?.. Oh! que ce serait drôle!

En effet, le commissaire de police Dupot et l'agent Mondésir se décidaient à entrer sous la véranda, pour visiter le restaurant, après les recherches vaines que leurs hommes venaient de faire dans l'écurie et dans la remise. Leur conviction était absolue, l'homme ne pouvait être que là. Dupot, un petit monsieur maigre, très chauve, très myope, portant des lunettes, avait son air d'ennui et de lassitude habituel, au fond très éveillé et d'un courage indomptable. Lui n'avait pas d'arme; mais, comme il s'attendait aux pires violences, à une défense furieuse de loup forcé, il venait de conseiller à Mondésir d'armer son revolver et de le tenir prêt dans sa poche. Pourtant, Mondésir, râblé et carré comme un dogue, qui flairait de son nez camard, dut le laisser passer le premier, par respect hiérarchique.

 

D'un vif coup d'œil, derrière ses lunettes, le commissaire avait dévisagé les quatre consommateurs, ce prêtre, cette femme, puis les deux autres, des gens quelconques. Et, les dédaignant, il voulait tout de suite monter au premier étage, lorsque le garçon, épouvanté par cette brusque invasion de la police, perdit la tête, bégaya:

– C'est qu'il y a, là-haut, un monsieur et une dame, dans un cabinet.

Dupot l'écarta tranquillement.

– Un monsieur et une dame, ce n'est pas ce que nous cherchons… Allons, vite! ouvrez toutes les portes, il faut que pas une porte d'armoire ne reste fermée.

Puis, en haut, ils visitèrent toutes les pièces, tous les recoins, et il n'y eut que le cabinet où se trouvaient Eve et Gérard, que le garçon ne put ouvrir, parce que le verrou était mis à l'intérieur.

– Ouvrez donc, cria le garçon dans la serrure, ce n'est pas pour vous.

Enfin, le verrou fut tiré, et Dupot, qui ne se permit pas même un sourire, laissa descendre la dame et le monsieur, tremblants et blêmes, tandis que Mondésir entrait regarder sous la table, derrière le divan, au fond d'un petit placard, par acquit de conscience.

En bas, lorsque Eve et Gérard durent traverser la véranda, ils eurent la nouvelle émotion de trouver des curieux, ces gens de leur connaissance, réunis là par le plus imprévu des hasards. Elle avait beau avoir le visage caché sous son épaisse voilette, elle rencontra le regard de son fils, elle sentit qu'il la reconnaissait. Quelle fatalité! lui, si bavard, qui disait tout à sa sœur, dans le servage épouvanté où elle le tenait! Et, comme ils fuyaient, comme le comte, désespéré du scandale, la reconduisait à son fiacre, sous la pluie battante, ils entendirent nettement la petite princesse Rosemonde, très amusée, qui s'écriait:

– Mais c'est monsieur le comte de Quinsac!.. Et la dame, dites, la dame, qui est-ce?

Hyacinthe, un peu pâle, ne répondant pas, elle insista.

– Voyons, vous devez la connaître, la dame. Dites-moi qui c'est.

– Ce n'est personne, finit-il par répondre. Quelque femme.

Pierre avait compris, gêné devant tant de honte et de souffrance, détournant les yeux, regardant Guillaume. Et, tout d'un coup, la scène changea, au moment où le commissaire Dupot et l'agent Mondésir redescendaient, sans avoir trouvé l'homme. Des cris retentirent au dehors, il y eut un bruit de course et de bousculade. Puis, le chef de la Sûreté Gascogne, qui était resté dans les dépendances du restaurant, à continuer les fouilles, parut, poussant devant lui un paquet sans nom de guenilles et de boue, que tenaient deux agents. C'était l'homme, la bête traquée, violentée et prise enfin, qu'on venait de découvrir au fond de la remise, dans un tonneau, sous du foin.

Ah! quel hallali de victoire, après ces deux grandes heures de course, après cette enragée battue qui avait essoufflé les poitrines et brisé les jambes! La chasse à l'homme, la plus passionnante et la plus sauvage! On tenait l'homme, on le poussait, on le traînait, on le bourrait de coups. Et lui, l'homme, était le plus lamentable des gibiers, une épave, hâve et terreux d'avoir passé la nuit dans un trou de feuilles, trempé encore jusqu'à la taille de s'être jeté au travers d'un ruisseau, battu par la pluie, couvert de fange, ses pauvres vêtements en lambeaux, sa casquette à l'état de loque, les jambes et les mains en sang de son terrible galop parmi les taillis obstrués d'orties et de ronces. Il n'avait plus visage humain, les cheveux collés aux tempes, les yeux saignants hors des orbites, la face entière ravagée, contractée en un masque effroyable d'effroi, de colère et de souffrance. C'était la bête, c'était l'homme, et on le poussa encore, et il tomba sur une des tables du petit café, assis, tenu par les rudes poings qui le secouaient.

Alors, Guillaume eut un saisissement, dont le frisson le glaça. Il saisit la main de Pierre, qui, voyant, comprenant, frémit à son tour. Salvat, ô justice! l'homme était Salvat! C'était Salvat qu'ils avaient vu galoper par le Bois comme un sanglier que force une meute! C'était Salvat qui était là, ce paquet immonde, ce vaincu de misère et de révolte! Et Pierre, dans son angoisse, eut une fois encore la vision brusque du petit trottin, là-bas, sous le porche de l'hôtel Duvillard, l'enfant blonde et jolie, dont la bombe avait ouvert le ventre.

Dupot et Mondésir, vivement, triomphaient avec Gascogne. L'homme, pourtant, n'avait opposé aucune résistance, s'était laissé prendre, d'une douceur de mouton. Et, depuis qu'il était là, si rudement tenu en respect, il ne jetait autour de lui que des regards las, d'une infinie tristesse.

Il parla, et ce fut sa première parole, la voix rauque et basse:

– J'ai faim.

Il se mourait de faim et de fatigue, il n'avait bu qu'un verre de bière, la veille au soir, après deux jours de jeune déjà.

– Donnez-lui un morceau de pain, dit le commissaire Dupot au garçon. Il le mangera pendant qu'on ira chercher un fiacre.

Un agent partit à la recherche d'une voiture. La pluie venait de cesser, on entendit le grelot clair d'une bicyclette, des équipages reparurent, le Bois reprenait sa vie mondaine, au loin, dans les larges allées que dorait un pâle rayon de soleil.

Mais l'homme s'était jeté goulûment sur le morceau de pain; et, tandis qu'il le dévorait, d'un air éperdu de satisfaction animale, ses regards rencontrèrent les quatre consommateurs qui étaient là. Hyacinthe et Rosemonde parurent l'irriter, avec leur mine inquiète et ravie d'assister de la sorte à l'arrestation de ce misérable, qu'ils prenaient pour un bandit quelconque. Puis, ses tristes yeux sanglants vacillèrent. Ils venaient d'avoir la surprise de reconnaître Pierre et Guillaume. Et ils n'exprimèrent plus, fixés sur ce dernier, que l'affection soumise d'un bon chien reconnaissant, la promesse renouvelée d'un inviolable silence.

De nouveau, il parla, comme s'il s'adressait, en homme de courage, à celui qu'il ne regardait plus, à d'autres aussi, aux compagnons qui n'étaient point là.

– C'est bête d'avoir couru… Je ne sais pas pourquoi j'ai couru… Ah! que ça finisse, je suis prêt.