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A cet instant, Duvillard, dont les yeux accompagnaient Barroux, fut surpris de voir Fonsègue, qui arrivait, manœuvrer de façon à n'être pas aperçu par le ministre. Il y réussit, il entra dans l'antichambre, les yeux troubles, toute sa petite personne, si vive et si spirituelle d'habitude, éperdue. C'était le vent de terreur qui continuait à souffler et qui l'apportait.

– Vous n'avez donc pas vu votre ami Barroux? demanda le baron, intrigué.

– Barroux? non!

Et ce tranquille mensonge suffisait à tout confesser. Il se tutoyait avec Barroux, il le soutenait dans son journal depuis dix ans, de mêmes idées, de même religion politique que lui. Mais, sous la menace de la débâcle, il devait sentir, avec son flair merveilleux, qu'il lui fallait changer d'amitié, s'il ne voulait, lui aussi, rester sous les décombres. Il n'avait pas mis de longues années de prudence, de diplomatique vertu, à fonder le plus digne et le plus respecté des journaux, pour le laisser ainsi compromettre par la maladresse d'un honnête homme.

– Je vous croyais fâché avec Monferrand, reprit Duvillard. Que venez-vous donc faire ici?

– Oh! mon cher baron, le directeur d'un grand journal n'est fâché avec personne. Il est au service du pays.

Malgré l'émoi personnel où il était, Duvillard ne put s'empêcher de sourire.

– Vous avez raison. Et puis, Monferrand est un homme vraiment fort, qu'on peut soutenir sans crainte.

Cette fois, Fonsègue se demanda si son angoisse se voyait. Lui, si beau joueur, toujours maître de son jeu, venait d'être terrifié par l'article de la Voix du Peuple. Pour la première fois de sa vie, il avait commis une faute, il se sentait à la merci d'une délation, ayant eu l'impardonnable imprudence d'écrire un billet de trois lignes. Les cinquante mille francs, que Barroux lui avait fait remettre, pour son journal, sur les deux cent mille destinés à la presse, ne l'inquiétaient pas. Mais il tremblait qu'on ne découvrît l'autre affaire, une somme reçue en cadeau. Il ne retrouva un peu de sang-froid que sous le regard clair du baron. C'était imbécile de ne plus savoir mentir et d'avouer par sa seule attitude.

L'huissier s'était approché.

– Je rappelle à monsieur le baron que monsieur le ministre l'attend.

Resté seul avec l'abbé Froment, Fonsègue, dès qu'il l'aperçut, alla s'asseoir près de lui, en s'étonnant à son tour de le trouver là. Pierre répéta qu'il avait reçu une sorte de lettre de convocation, sans qu'il pût deviner ce que le ministre avait à lui dire. Et il laissa percer encore son impatience de savoir, le léger frisson qui agitait ses doigts. Mais il fallait bien attendre, puisque de si graves affaires se débattaient.

Tout de suite, en voyant entrer Duvillard, Monferrand s'était avancé, les mains tendues. Lui, l'air très calme toujours, sous le vent de terreur, gardait son air bonhomme et souriant.

– Hein? quelle histoire, mon cher baron!

– C'est idiot! déclara nettement celui-ci, avec un haussement d'épaules.

Et il s'assit sur le fauteuil que Barroux venait de quitter, tandis que le ministre reprenait sa place, en face de lui. Tous deux étaient faits pour s'entendre, et ils eurent les mêmes gestes désespérés, les mêmes plaintes furieuses, en déclarant que le gouvernement, pas plus que les affaires, n'étaient désormais possibles, si l'on exigeait des hommes la vertu qu'ils n'avaient pas. Est-ce que, dans tous les temps, sous tous les régimes, lorsqu'on attendait un vote des Chambres, à propos de quelque grande entreprise, la tactique naturelle, légitime, n'était pas de faire le nécessaire pour l'obtenir? Il fallait bien se ménager des influences, se gagner des sympathies, s'assurer des voix enfin! Or, tout se payait, les hommes comme le reste, les uns avec de bonnes paroles, les autres avec des faveurs ou de l'argent, des cadeaux plus ou moins déguisés. Et, en admettant qu'on fût allé un peu loin dans les achats, que certains maquignonnages eussent manqué de prudence, est-ce que c'était sage de faire un tel bruit, est-ce qu'un pouvoir fort n'aurait pas commencé par étouffer le scandale, par patriotisme, par simple propreté même?

– Mais évidemment! mais vous avez mille fois raison! criait Monferrand. Ah! si j'étais le maître, vous verriez le bel enterrement de première classe!

Puis, comme Duvillard le regardait fixement, frappé par ce dernier mot, il reprit, avec son sourire:

– Par malheur, je ne suis pas le maître, et c'est pour causer un peu avec vous de la situation que je me suis permis de vous déranger… Barroux, qui sort d'ici, m'a paru dans une disposition d'esprit fâcheuse.

– Oui, je viens de le rencontrer, il a des idées si singulières parfois…

Et le baron s'interrompit, pour dire:

– Vous savez que Fonsègue est là, dans l'antichambre. Puisqu'il veut faire sa paix, envoyez-le donc chercher. Il ne sera pas de trop, il est homme de bon conseil, et souvent son journal suffit à donner la victoire.

– Comment, Fonsègue est là! cria Monferrand. Je ne demande pas mieux que de lui serrer la main. De vieilles histoires qui ne regardent personne! Ah! grand Dieu! si vous saviez combien je manque de rancune!

Lorsque l'huissier eut introduit Fonsègue, la réconciliation eut lieu tout simplement. Ils s'étaient connus au collège, dans leur Corrèze natale, et ils ne se parlaient plus depuis dix ans, à la suite d'une abominable histoire, dont personne ne savait au juste les détails. Mais il est des heures où il faut bien enterrer les cadavres, lorsqu'on est forcé de déblayer le champ, pour une bataille nouvelle.

– Tu es gentil de revenir le premier. Alors, c'est fini, tu ne m'en veux plus?

– Eh! non! A quoi bon se dévorer, lorsqu'on aurait tout intérêt à s'entendre?

Sans autre explication, on en vint à la grande affaire, la conférence commença. Et, lorsque Monferrand eut dit la volonté de Barroux d'avouer, d'expliquer sa conduite, les deux autres se récrièrent. C'était la chute certaine, on saurait bien l'en empêcher, il ne ferait pas une pareille sottise. Ensuite, on discuta tous les moyens imaginables de sauver le ministère en péril, car ce devait être là l'unique désir de Monferrand. Et lui-même affectait de chercher avec passion le moyen de tirer d'embarras ses collègues et lui-même, bien qu'il gardât, aux coins des lèvres, un mince sourire. Enfin, il sembla vaincu, il ne chercha plus.

– Allez, le ministère est par terre!

Les deux autres se regardèrent, anxieux de confier au hasard du prochain cabinet l'affaire des Chemins de fer africains. Un cabinet Vignon se piquerait sans doute d'honnêteté.

– Alors, quoi? que faisons-nous?

Mais, à ce moment, la sonnerie du téléphone tinta, et Monferrand se rendit à cet appel.

– Vous permettez?

Pendant un instant, il écouta, il parla, dans l'appareil, sans que ses réponses, ses questions brèves pussent rien indiquer de la communication qui lui était faite. C'était le chef de la Sûreté qui, pour tenir sa promesse, lui téléphonait que l'homme venait d'être retrouvé, dans le Bois de Boulogne, et que la chasse allait être menée rudement.

– Parfait! et n'oubliez pas mes ordres!

Puis, Monferrand, dont le plan, peu à peu élargi, se fixait enfin, dans la certitude de l'arrestation de Salvat, revint au milieu de la vaste pièce, marcha lentement, en disant avec sa familiarité coutumière:

– Que voulez-vous? mes bons amis, il faudrait que je fusse le maître. Ah! si j'étais le maître!.. Une commission d'enquête, oui! c'est l'enterrement de première classe, pour ces grosses affaires-là, si pleines d'abominations. Moi, je n'avouerais rien et je ferais nommer une commission d'enquête. Vous verriez, dès lors, comme l'effroyable orage s'en irait en douceur.

Duvillard et Fonsègue s'égayèrent. Mais le second surtout devina presque, grâce à sa profonde connaissance du personnage.

– Ecoute donc! si le ministère est par terre, il ne s'ensuit pas que tu y sois avec lui. Un ministère se raccommode, lorsque les morceaux en sont bons.

Monferrand, inquiet d'avoir été deviné, se débattit.

– Ah! non, non, mon cher, je ne joue pas ce jeu-là. On est tous solidaires, que diable!

– Solidaires, allons donc! pas avec les naïfs qui se noient exprès! Car enfin, si nous avons besoin de toi, nous autres, il nous est bien permis de te sauver malgré toi… N'est-ce pas? mon cher baron.

Et, comme Monferrand se rasseyait, ne protestant plus, attendant, Duvillard, de nouveau à sa passion, repris de colère au souvenir du refus de Barroux, s'écria, en se levant à son tour:

– Mais certainement! Si le ministère est condamné, qu'il tombe donc!.. Que voulez-vous tirer d'un ministère où il y a un Taboureau? Voilà un vieux professeur usé, sans prestige, qui nous arrive de Grenoble, qui n'a jamais mis les pieds dans un théâtre, et à qui l'on confie les théâtres. Naturellement, il a fait bêtises sur bêtises.

Monferrand, très au courant de la question Silviane, resta grave, s'amusa un instant à exciter le baron.

– Taboureau est un universitaire un peu terne, un peu démodé, mais qui se trouvait tout indiqué pour l'Instruction publique, où il est chez lui.

– Laissez-moi donc tranquille, mon cher! Voyons, vous êtes plus intelligent que ça, vous n'allez pas défendre Taboureau, comme Barroux… C'est vrai, je tiens beaucoup à ce que Silviane débute. Elle est très gentille au fond, et elle a énormément de talent. Eh bien! vous, est-ce que vous vous mettriez en travers?

– Moi? Ah! grand Dieu, non! Une jolie fille sur la scène, ça ferait quand même plaisir à tout le monde, j'en suis sûr… Seulement, il faudrait avoir à l'Instruction un homme qui pense comme moi.

Son mince sourire avait reparu. Ce n'était vraiment pas cher, de s'assurer Duvillard et la toute-puissance de ses millions, en faisant débuter cette fille. Il se tourna vers Fonsègue, comme pour le consulter. Celui-ci, sérieusement, sentant la haute importance de l'affaire, cherchait, réfléchissait.

 

– A l'Instruction, un sénateur serait excellent… C'est que je ne vois personne, absolument personne, dans les conditions requises. Un esprit libre, parisien, dont la présence à la tête de l'Université n'étonnerait pourtant pas trop… Il y a bien Dauvergne.

Surpris, Monferrand s'exclama.

– Qui ça, Dauvergne?.. Ah! oui, Dauvergne, le sénateur de Dijon… Mais il ignore tout de l'Université, il n'a pas la moindre aptitude.

– Dame! reprit Fonsègue, je cherche… Dauvergne est bien de sa personne, grand, blond, décoratif. Et puis, vous savez qu'il est immensément riche, qu'il a une jeune femme délicieuse, ce qui ne gâte rien, et qu'il donne de vraies fêtes, dans son appartement du boulevard Saint-Germain.

Lui-même n'avait risqué d'abord le nom qu'en hésitant. Mais, peu à peu, son choix lui apparaissait comme une vraie trouvaille.

– Attendez donc! je me souviens que Dauvergne, dans sa jeunesse, a fait jouer à Dijon une pièce, un acte en vers. Et c'est une ville littéraire que Dijon, ça lui donne tout de suite un petit parfum de belles-lettres. Sans compter que, depuis vingt ans, il n'y a pas remis les pieds et qu'il est un Parisien déterminé, répandu dans tous les mondes… Dauvergne fera tout ce qu'on voudra. Je vous dis que c'est notre homme.

Duvillard déclara qu'il le connaissait et qu'il le trouvait très bien. D'ailleurs, lui ou un autre!

– Dauvergne, Dauvergne, répétait Monferrand. Mon Dieu, oui! après tout. Il fera peut-être un très bon ministre. Va pour Dauvergne.

Puis, tout d'un coup, il éclata d'un gros rire.

– Alors, voilà que nous refaisons le cabinet pour que cette aimable dame entre à la Comédie! Le cabinet Silviane… Voyons, et les autres portefeuilles?

Il plaisantait, sachant que la gaieté hâte souvent les solutions difficiles. Et, en effet, ils continuèrent à régler avec enjouement les détails de ce qu'il y aurait à faire, si le ministère était battu le lendemain. Sans qu'ils eussent dit nettement la chose, le plan était de laisser tomber Barroux, de l'y aider même, puis de s'employer à repêcher Monferrand dans l'eau trouble. Ce dernier, vis-à-vis des deux autres, se liait, ayant besoin d'eux, de la souveraineté financière du baron, surtout de la campagne que le directeur du Globe pouvait faire en sa faveur; de même que ceux-ci, en dehors de la question Silviane, avaient besoin de lui, de l'homme de gouvernement à la forte poigne, qui promettait d'enterrer le scandale des Chemins de fer africains, en faisant nommer une commission d'enquête dont il tiendrait les fils. Et l'entente fut bientôt complète entre les trois hommes, car rien ne rapproche plus étroitement qu'un intérêt commun, la peur et le besoin qu'on a les uns des autres. Aussi, lorsque Duvillard parla de l'affaire de Dutheil, de la jeune dame que ce dernier recommandait, le ministre déclara que c'était chose faite. Un bien gentil garçon, Dutheil, comme il en faudrait beaucoup! Il fut aussi convenu que le futur gendre de Chaigneux aurait sa place. Ce pauvre Chaigneux, si dévoué, toujours prêt à se charger d'une commission, et qui avait la vie si dure avec ses quatre femmes!

– Eh bien, c'est entendu!

– C'est entendu!

– C'est entendu!

Et Monferrand, Duvillard et Fonsègue se serrèrent vigoureusement la main.

Puis, comme le premier accompagnait les deux autres jusqu'à la porte, il aperçut, dans l'antichambre, un prélat, à la soutane fine, bordée de violet, qui causait debout avec un prêtre.

Le ministre tout de suite s'empressa, l'air désolé.

– Ah! monseigneur Martha, vous attendiez!.. Entrez, entrez vite.

Mais, avec une parfaite urbanité, l'évêque n'en voulut rien faire.

– Non, non, monsieur l'abbé Froment était là avant moi. Veuillez le recevoir.

Il fallut que Monferrand cédât, fît entrer le prêtre, et ce ne fut pas long. Lui qui usait d'une diplomatique réserve, dès qu'il se trouvait devant un membre du clergé, lâcha tout d'un paquet l'affaire de Barthès. Pierre, depuis deux heures qu'il attendait, venait de passer par les angoisses les plus vives, car la seule explication naturelle à la lettre reçue était qu'on avait découvert chez lui la présence de son frère. Qu'allait-il se passer? Et, lorsqu'il entendit le ministre ne lui parler que de Barthès, lui expliquer que le gouvernement aimait mieux savoir Barthès en fuite que d'être forcé de l'envoyer une fois de plus en prison, il resta un instant déconcerté, ne comprenant pas. Comment la police, qui avait su trouver le légendaire conspirateur dans la petite maison de Neuilly, semblait-elle y totalement ignorer celle de Guillaume? C'était là le génie plein de trous des grands policiers.

– Alors, monsieur le ministre, que désirez-vous de moi? Je ne comprends pas très bien.

– Mon Dieu! monsieur l'abbé, je laisse tout ceci à votre prudence. Dans quarante-huit heures, si cet homme était encore chez vous, nous serions obligés de l'arrêter, ce qui serait pour nous un chagrin, car nous n'ignorons pas que votre demeure est l'asile de toutes les vertus… Conseillez-lui donc de quitter la France. Il ne sera pas inquiété.

Et, vivement, Monferrand ramena Pierre dans l'antichambre. Puis, souriant, courbé en deux:

– Monseigneur, je suis tout à vous… Entrez, entrez, je vous prie.

Le prélat, qui causait gaiement avec Duvillard et Fonsègue, leur serra la main, serra également celle de Pierre. Il était, ce matin-là, d'une bonne grâce infinie, dans son désir de s'attacher tous les cœurs. Ses yeux noirs et vifs souriaient, son beau visage aux lignes correctes et fermes n'était que caresse. Et il entra dans le cabinet du ministre avec grâce, sans hâte, de son air aisé de conquête.

Maintenant, dans le ministère désert, il n'y avait plus que Monferrand et monseigneur Martha, enfermés, causant sans fin. On avait cru que le prélat ambitionnait la députation. Mais il jouait un rôle plus utile, plus souverain, à gouverner dans l'ombre, à être l'âme directrice de la politique du Vatican en France. La France ne restait-elle pas la Fille aînée de l'Eglise, la seule grande nation qui pourrait un jour rendre à la papauté sa toute-puissance? Il avait accepté la république, il prêchait le ralliement, il passait pour être, à la Chambre, l'inspirateur du nouveau groupe catholique. Et Monferrand, frappé des progrès de l'esprit nouveau, de cette réaction du mysticisme, qui se flattait d'enterrer la science, était plein d'amabilités, en homme à la forte poigne, utilisant, pour sa victoire, toutes les forces qui s'offraient.

IV

L'après-midi de ce même jour, Guillaume fut pris d'un tel besoin de grand air et d'espace, que Pierre consentit à faire avec lui une longue promenade dans le Bois de Boulogne, voisin de leur petite maison. A son retour du ministère, pendant le déjeuner, il avait conté à son frère comment le gouvernement entendait se débarrasser une fois de plus de Nicolas Barthès; et tous deux en avaient l'âme assombrie, ne sachant de quelle façon annoncer l'exil au vieil homme, se donnant jusqu'au soir pour trouver la manière d'en adoucir l'amertume. Ils en causeraient en marchant. Puis, pourquoi se cacher davantage, pourquoi ne pas risquer cette première sortie, puisque rien décidément ne semblait menacer Guillaume? Et les deux frères entrèrent dans le Bois par la porte des Sablons, qui se trouvait prochaine.

On était aux derniers jours de mars, le Bois commençait à verdir, mais si tendrement, que les pointes légères des feuilles n'étaient encore, au travers des massifs, qu'une mousse pâle, une dentelle d'une infinie délicatesse. Les averses continues de la nuit et de la matinée avaient cessé, le ciel restait d'un gris de cendre fine, et cela était d'une exquise fraîcheur, d'une enfance ingénue, ce Bois renaissant, trempé d'eau, dans la douceur immobile de l'air. Les réjouissances de la mi-carême avaient dû attirer la grande foule, au centre de Paris, sur le passage des chars, car il n'y avait, par les allées, que des cavaliers et des équipages, de belles promeneuses descendues des coupés et des landaus, avec des nourrices enrubannées, portant des poupons en pelisses de dentelle, toute la haute élégance du Bois, tout le mouvement mondain des jours choisis, où les petites gens n'y viennent point. A peine quelques bourgeoises des quartiers voisins étaient-elles sur les bancs et dans les fourrés, une broderie aux doigts, à regarder jouer leurs enfants.

Pierre et Guillaume gagnèrent l'allée de Longchamp, qu'ils suivirent jusqu'à la route de Madrid aux lacs. Là, ils s'enfoncèrent parmi les arbres, ils descendirent le cours du petit ruisseau de Longchamp. Leur projet était de gagner les lacs, d'en faire le tour, puis de revenir par la porte Maillot. Mais le taillis qu'ils traversaient était d'une solitude si calme et si charmante, dans cette enfance du printemps, qu'ils cédèrent au désir de s'asseoir, pour goûter le délicieux repos. Un tronc d'arbre leur servit de banc, ils purent se croire très loin, au fond d'une forêt véritable. Et Guillaume en faisait le rêve, de cette vraie forêt, au sortir de son long emprisonnement volontaire. Ah! le libre espace, l'air sain qui souffle dans les branches, tout le vaste monde qui devrait être le domaine inaliénable de l'homme! Le nom de Barthès, de l'éternel prisonnier, revint sur ses lèvres. Il soupira, repris de tristesse. Le tourment d'un seul, frappé sans cesse dans sa liberté, suffisait à lui gâter ce grand air pur, si doux à respirer.

– Que lui diras-tu? Il faut pourtant le prévenir. L'exil vaut mieux encore que la prison.

Pierre eut un vague geste désolé.

– Oui, oui, je le préviendrai. Mais quel crève-cœur!

A ce moment, dans ce coin sauvage et désert, où ils pouvaient se croire au bout du monde, ils eurent une extraordinaire vision. Brusquement, sautant d'un fourré, un homme parut, galopa devant eux. Et c'était sûrement un homme, mais si méconnaissable, si couvert de boue, dans un tel état d'effroyable détresse, qu'on aurait pu le prendre pour une bête, quelque sanglier traqué, forcé par les chiens. Un instant, éperdu, il hésita devant le ruisseau, le longea; puis, comme des pas, des souffles ardents se rapprochaient, il entra dans l'eau jusqu'aux cuisses, bondit sur l'autre rive, disparut derrière un bouquet de sapins. Presque aussitôt, des gardes du Bois sous la conduite de quelques agents se précipitèrent, filèrent le long du ruisseau, se perdirent. C'était toute une chasse à l'homme qui passait, une chasse sourde et rageuse, dans le tendre renouveau des feuilles, sans habits rouges ni fanfares sonnantes de cors.

– Quelque vaurien, murmura Pierre. Ah! le malheureux!

Guillaume à son tour eut un geste découragé.

– Toujours les gendarmes et la prison! On n'a pas encore trouvé d'autre école sociale.

L'homme, là-bas, là-bas, galopait. Lorsque, la nuit précédente, Salvat, d'une course brusque, avait gagné le Bois de Boulogne, échappant ainsi aux agents qui le filaient, il avait eu l'idée de se glisser jusqu'à la porte Dauphine et de descendre ensuite dans le fossé des fortifications. Il se souvenait des journées de chômage qu'il était venu jadis passer en cet endroit, au fond de refuges ignorés, où il n'avait jamais rencontré personne. Et, en effet, il n'est pas d'asiles plus secrets, barrés de plus de broussailles, enfouis sous plus d'herbes hautes. Certains coins du fossé, dans les angles de la grande muraille, ne sont que des nids de vagabonds et d'amoureux. Salvat, en s'engageant au plus épais des ronces et des lierres, eut la chance de trouver, sous l'obscure pluie qui tombait, une sorte de trou plein de feuilles sèches, dans lesquelles il s'enterra jusqu'au menton. Il était déjà ruisselant d'eau, il avait glissé par la boue des pentes, n'avançant qu'à tâtons, souvent à quatre pattes. Ces feuilles sèches lui furent un bienfait inespéré, une sorte de drap où il se sécha un peu, où il se reposa de sa course folle, au travers des ténèbres mauvaises. La pluie continuait, mais il n'avait plus que la tête trempée, et il finit même par s'engourdir, par s'assoupir sous l'averse, d'un lourd sommeil. Quand il rouvrit les yeux, le jour paraissait, il devait être six heures. L'eau tombée avait fini par noyer les feuilles, il était comme dans un bain d'humidité glacée. Pourtant, il resta, il se sentait à l'abri de la chasse qu'on allait sûrement lui donner. Pas un limier ne pouvait le deviner là, le corps enfoui, la tête elle-même à demi disparue sous des broussailles. Et il ne bougea pas, regarda grandir le jour.

Vers huit heures, des agents et des gardes passèrent, fouillèrent le fossé des fortifications, et ne le virent pas. Comme il l'avait pensé, dès l'aube, la battue venait d'être organisée, on le traquait. Son cœur battit à grands coups, il eut l'émoi du gibier que cernent les chasseurs. Justement, il s'était caché en dessous de la caserne de gendarmerie, dont il entendait les bruits sonores, de l'autre côté du rempart. Personne ne passait plus, pas une âme, pas un frôlement dans les herbes. Au loin, seulement, les voix indistinctes du Bois matinal, un grelot de bicyclette, un galop de cheval, un roulement de voiture, toute l'oisiveté heureuse, grisée de grand air, du Paris mondain.

 

Et les heures coulaient, neuf heures, dix heures. Depuis que la pluie avait cessé, il ne souffrait plus trop du froid, grâce à la casquette et au gros paletot que lui avait donnés le petit Mathis. Mais la faim le reprenait, une brûlure qui lui faisait comme un trou dans l'estomac, d'affreuses crampes qui lui brisaient les côtes sous un cercle de plomb. Il n'avait pas mangé depuis deux jours, il était à jeun déjà, la veille au soir, lorsqu'il avait accepté un verre de bière. Son projet était de rester là jusqu'à la nuit, puis de se glisser vers Boulogne, dans les ténèbres, et de sortir du Bois par un trou, qu'il connaissait de ce côté. On ne le tenait pas encore. Il essaya de se rendormir, n'y parvint pas, tant il souffrait. A onze heures, il eut un éblouissement, crut qu'il allait mourir. Et une colère l'envahissait, et tout d'un coup il sortit d'un bond de sa cachette de feuilles, pris d'une rage de faim, ne pouvant plus rester là, voulant manger, quitte à y perdre sa liberté et sa vie. Midi sonnait.

Alors, dès qu'il eut quitté le fossé, il se trouva dans le vaste espace découvert des pelouses de la Muette. Il les traversa au galop, comme un fou, se dirigeant instinctivement vers Boulogne, avec l'idée que la seule sortie possible était de ce côté. Ce fut miracle si personne ne s'inquiéta de cet homme galopant de la sorte. Quand il eut réussi à se jeter sous les arbres, il eut conscience de son imprudence, de cette folie qui venait de l'emporter, dans un besoin de fuite. Il trembla, se rasa parmi des genêts, attendit quelques minutes, avant d'être certain que les agents n'étaient pas derrière lui. Puis, l'œil au guet, l'oreille au vent, avec un instinct, un flair merveilleux du danger, il continua désormais sa route lentement, prudemment. Il comptait passer entre le lac supérieur et le champ de courses d'Auteuil. Mais il n'y a là qu'une large avenue, bordée de quelques arbres, et il dut déployer une adresse extrême pour ne jamais marcher à découvert, profitant des moindres troncs, utilisant les plus grêles massifs, ne se hasardant que lorsqu'il avait longuement exploré les environs. Une peur nouvelle, la vue d'un garde au loin, le tint encore un quart d'heure aplati par terre, derrière des broussailles. L'approche d'un fiacre perdu, d'un simple promeneur égarant sa flânerie, suffisait à l'arrêter. Et il respira, lorsqu'il put, au delà de la butte Mortemar, pénétrer enfin dans les fourrés qui se trouvent entre la route de Boulogne et l'avenue de Saint-Cloud. Les taillis y sont épais, il n'avait plus qu'à les suivre, pour atteindre, ainsi caché, l'issue qu'il sentait prochaine. Il était sauvé.

Mais, soudainement, il aperçut, à une trentaine de mètres, un garde debout, immobile, qui lui barrait le passage. Il obliqua vers la gauche, et il trouva un autre garde, immobile aussi, qui semblait l'attendre. Des gardes, des gardes encore, de cinquante en cinquante pas, tout un cordon tendu là comme les mailles du filet. Et le pis fut qu'on avait dû le voir, car un cri léger s'éleva, tel qu'une note claire de chouette, répétée bientôt de loin en loin, à l'infini. Enfin, les chasseurs tenaient la piste, toute prudence devenait inutile, l'homme n'avait plus qu'à chercher le salut suprême dans la fuite. Il le sentit si bien, qu'il reprit tout d'un coup le galop, sautant les obstacles, filant entre les arbres, sans craindre d'être vu et entendu. En trois bonds, il eut traversé l'avenue de Saint-Cloud, pour se jeter dans le vaste massif qui s'étend entre cette avenue et l'allée de la Reine-Marguerite. Là, les taillis sont plus épais encore, ce sont les fourrés les plus profonds du Bois, toute une mer de verdure en été, où il aurait peut-être réussi à se perdre, à la saison des feuilles. Un instant même, il se retrouva seul, s'arrêta, écouta avec angoisse. Il ne voyait plus, n'entendait plus les gardes: les aurait-il dépistés? Un silence, une paix d'une douceur infinie tombaient des jeunes feuillages. Puis, le cri léger s'éleva, des branches craquèrent, et il continua sa course affolée, allant devant lui, fuyant pour fuir. Comme il atteignait l'allée de la Reine-Marguerite, il la trouva barrée, des agents étaient là, s'échelonnant. Il dut continuer à longer, à remonter l'allée, sans quitter les taillis. Mais il s'éloignait maintenant de Boulogne, il revenait sur ses pas. Et, confusément, dans sa pauvre tête qui se perdait, s'ébauchait une dernière chance de salut: galoper ainsi à couvert jusqu'aux ombrages de Madrid, pour tenter la chance de gagner ensuite le bord de l'eau, de bouquet d'arbres en bouquet d'arbres. C'était le seul chemin boisé qui pût mener à la Seine, car il ne fallait pas songer à s'y rendre en traversant les vastes plaines nues de l'Hippodrome et du Champ d'entraînement.

Il galopa, il galopa. Mais, arrivé à l'allée de Longchamp, il ne put la traverser, elle était gardée, elle aussi. Dès lors, abandonnant son projet de s'échapper par Madrid et la Seine, il fut forcé de faire un crochet, le long du pré Catelan. Sous la conduite des gardes, les agents se rapprochaient, il les sentait qui le cernaient d'une ligne de plus en plus étroite. Et ce fut bientôt la course furieuse, hagarde, hors d'haleine, sautant les buttes, dévalant par les pentes, au travers des obstacles sans cesse renaissants. Il franchissait des buissons épineux, il défonçait des treillages. Trois fois, il roula, les pieds pris dans les fils de fer des clôtures, qu'il n'avait point vus; et, tombé dans les orties, il se relevait, il n'en sentait pas la cuisante brûlure, reprenait sa course, comme éperonné, fouetté au sang. Ce fut alors que Guillaume et Pierre le virent passer, méconnaissable, effrayant, se jetant à l'eau boueuse du ruisseau, telle que la bête qui met un dernier rempart entre elle et les chiens. L'idée chimérique lui venait de l'île au milieu du lac, ainsi que d'un asile inviolable, s'il l'avait pu atteindre. Il rêvait de passer à la nage, sans que personne l'aperçût, de se terrer là, ignoré, désormais à l'abri de toute recherche. Il galopait, il galopait. Puis, des gardes encore lui firent rebrousser chemin, il fut obligé de remonter toujours, d'aller tourner au carrefour des lacs, ramené, rabattu vers les fortifications, d'où il était parti. Il était près de trois heures. Depuis plus de deux heures et demie, il galopait, il galopait.

Une allée sablée et mouvante pour les cavaliers se présenta. Il l'enfila à toutes jambes, pataugea dans cette terre détrempée par les dernières pluies. Ensuite, ce fut un petit chemin couvert, un de ces délicieux chemins d'amoureux, ombragés comme des berceaux, qu'il put suivre assez longtemps, à l'abri des regards, repris d'espoir. Mais il déboucha dans une de ces terribles avenues, larges et droites, où roulaient des bicyclettes, des équipages, le train mondain de l'après-midi doux et voilé. Et il rentra dans les fourrés, tomba de nouveau sur des gardes, acheva de perdre toute direction et même toute pensée, ne fut plus qu'une masse lancée, ballottée au gré de la poursuite qui le serrait, l'enveloppait de minute en minute. Rien n'existait plus que le besoin de galoper, de galoper sans cesse, toujours plus fort. Des étoiles de carrefours se succédaient, il traversa une grande pelouse, où la pleine lumière lui donna comme un éblouissement. Là, tout d'un coup, il avait senti le souffle ardent de la chasse sur sa nuque, des haleines voraces qui le mangeaient déjà. Des cris retentissaient, une main avait failli le saisir, une ruée de corps piétinaient, se bousculaient dans le vent de sa course. Et, par un suprême effort, il sauta, rampa, se redressa, se trouva de nouveau seul, parmi les jeunes et calmes verdures, galopant, galopant.