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Paris

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On s'était mis à table, et ce fut une magnificence, un service d'un empressement délicat, un maître d'hôtel par convive, qui veillait aux mets et aux vins. Sur la nappe de neige, les fleurs embaumaient, l'argenterie et le cristal resplendissaient, tandis que circulaient une abondance de plats imprévus et délicieux, un poisson venu de Russie, des gibiers défendus, les dernières truffes grosses comme des œufs, des primeurs savoureuses, telles qu'en pleine saison. C'était l'argent dépensé sans compter, pour le plaisir de payer follement ce qu'on était seul à manger ainsi, pour la gloire de se dire que personne n'en pouvait gâcher davantage. Et le critique influent, étonné, bien qu'il montrât l'aisance d'un homme habitué à toutes les fêtes, devenait servile, promettait son appui, s'engageait plus qu'il n'aurait voulu. Il fut d'ailleurs très gai, trouva des mots d'esprit, exagéra même sa belle humeur en plaisanteries gaillardes. Mais, après le rôti, après les grands crus de Bourgogne, et lorsque le champagne parut, son échauffement le ramena, sans résistance désormais possible, à sa vraie nature. On l'avait mis sur Polyeucte, sur le rôle de Pauline, que Silviane voulait jouer, pour son début à la Comédie-Française. Cet extraordinaire caprice, qui le révoltait huit jours plus tôt, ne lui semblait plus qu'une tentative hardie, dont elle sortirait victorieuse, si elle consentait à écouter ses conseils. Et il était parti, il fit une conférence sur le rôle, prétendit que pas une tragédienne ne l'avait encore compris sainement, que Pauline n'était au début qu'une bourgeoise honnête, et que le beau de sa conversion, au dénouement, venait de ce qu'il y avait miracle, un coup de la grâce qui faisait d'elle une divine figure. Ce n'était pas l'avis de Silviane, qui la voyait, dès les premiers vers, en héroïne idéale de quelque symbolique légende. Il parla sans fin, elle dut paraître convaincue, et il fut enchanté d'une élève si belle, si docile, sous la férule. Puis, comme dix heures sonnaient, il s'arracha brusquement du cabinet odorant et embrasé, pour courir à son devoir.

– Ah! mes enfants, s'écria Silviane, ce qu'il m'a rasée, votre critique! Est-il assez bête, avec sa Pauline petite bourgeoise! Je vous l'aurais ramassé joliment, si je n'avais pas eu besoin de lui… Non, non! c'est idiot, versez-moi un verre de champagne, j'ai besoin de me remonter.

Alors, la fête prit une grande intimité, entre les quatre hommes et cette fille endiamantée, décolletée, à demi nue, tandis que des couloirs, des cabinets voisins, venait tout un bruit de rires et de baisers, le branle qui avait grandi dans la maison entière. Sous la fenêtre, le boulevard roulait son torrent de voitures et de piétons, sa fièvre de plaisirs et ses marchandages d'amour.

– N'ouvrez pas! mon cher, reprit Silviane, en s'adressant à Fonsègue, qui se dirigeait vers la fenêtre, vous allez m'enrhumer. Vous êtes donc bien échauffé, vous? Moi, je suis très à l'aise… Dites, mon bon Duvillard, faites revenir du champagne. C'est étonnant ce que votre critique m'a donné soif!

On étouffait dans la chaleur aveuglante des lampes, dans l'odeur épaissie des fleurs et des vins. Et elle était prise d'un irrésistible besoin de noce, l'envie d'être grise, de s'amuser d'une sale façon, comme jadis, aux jours des débuts. Quelques verres de champagne l'achevèrent, elle devint d'une gaieté hardie, sonnante, étourdissante. Jamais encore ils ne l'avaient vue ainsi, réellement si drôle, qu'ils se mirent à s'amuser eux-mêmes. Fonsègue ayant dû partir, pour se rendre à son journal, elle l'embrassa, filialement, disait-elle, parce que lui l'avait toujours respectée. Restée seule en compagnie des trois autres, elle les traita avec une extraordinaire verdeur de paroles, qui les fouettait, les excitait. A mesure qu'elle se grisait davantage, un peu plus d'impudeur apparaissait en elle. Et c'était là son piment, qu'elle n'ignorait pas, sa figure de vierge, son air d'idéale pureté, sous lequel se révélait la plus perverse, la plus monstrueuse des courtisanes. Quand elle était ivre surtout, elle avait, avec ses innocents yeux bleus, sa candeur de lis, des imaginations diaboliques, à damner les hommes.

Aussi Duvillard la laissait-il se griser, l'y aidait même, nourrissant le projet sournois de la reconduire chez elle et de rester, si l'ivresse la lui livrait sans défense. Mais elle souriait, elle devinait.

– Je te vois venir, mon gros. Tu crois que je serai plus gentille, ce soir, parce que je suis en train de rire. Eh bien! tu te trompes, ma tête reste solide… Tu n'auras rien de moi, pas ça! tant que tu ne m'auras pas fait débuter à la Comédie!

Duvillard, qu'elle sevrait depuis six semaines, s'efforçait de rire, comptait quand même qu'il la mettrait au lit, s'il attendait patiemment. Et, des deux autres, Gérard, qu'elle regardait avec le plus de tendresse, en souvenir des caprices qu'elle avait eus pour lui déjà, se laissait aller, lui aussi, au désir d'une nuit heureuse, dans le désarroi de sa volonté; tandis que Dutheil, toujours au guet d'une occasion qui la lui livrerait, s'allumait, en s'imaginant que son tour était enfin venu, à la condition de manœuvrer avec adresse.

Elle, pourtant, à se sentir désirée, à les voir tous les trois autour d'elle, sur elle, tirant la langue, comme elle disait, inventait d'impossibles histoires, leur tenait des discours d'une étonnante fantaisie ordurière. Ils la trouvaient impayable, dans sa resplendissante toilette de vierge reine. Puis, quand elle eut assez de Champagne, à demi folle, il lui poussa tout d'un coup une idée.

– Dites donc, mes enfants, on ne va pas rester ici, on s'embête. Il faut faire quelque chose… Vous ne savez pas? vous allez me mener au Cabinet des Horreurs, pour finir la soirée. Je veux entendre la Chemise, cette chanson que chante Legras et qui fait courir tout Paris.

Cette fois, Duvillard se révolta.

– Ah! non, par exemple! Cette chanson est une vraie saleté, jamais je ne vous conduirai dans ce mauvais lieu!

Elle ne parut pas l'entendre, déjà debout et chancelante, riant, arrangeant ses cheveux devant une glace.

– Et puis, j'ai habité Montmartre, ça m'amuse d'y retourner. Avec ça, je voudrais savoir si ce Legras est un Legras que j'ai connu, oh! il y a longtemps… Ouste! partons!

– Mais, ma chère, nous ne pouvons vous mener dans ce bouge, avec votre toilette. Vous voyez-vous entrer là dedans, décolletée, couverte de diamants! Nous nous ferions huer… Gérard, je vous en prie, dites-lui d'être un peu raisonnable.

Gérard, que l'idée d'une telle équipée blessait également, voulut intervenir. Elle lui ferma la bouche de sa main déjà gantée, elle répéta avec l'obstination gaie de l'ivresse:

– Zut! si l'on nous engueule, ce sera bien plus drôle… Partons, partons vite!

Alors, Dutheil qui écoutait en souriant, de son air d'homme de plaisir que rien n'étonne ni ne fâche, se mit galamment de son côté.

– Le Cabinet des Horreurs, mon cher baron, mais tout le monde y va, j'y ai conduit les plus nobles dames, et justement pour cette chanson de la Chemise, qui n'est pas plus sale qu'autre chose.

– Ah! tu entends, mon gros, ce que dit Dutheil! cria Silviane triomphante. Et il est député, lui! il n'irait pas compromettre son honorabilité.

Puis, comme Duvillard se débattait, désespéré de s'afficher avec elle dans le scandale d'un tel lieu, elle ne se fâcha pas, s'égaya davantage au contraire.

– A ton aise, mon gros, après tout! Je n'ai pas besoin de toi. File avec Gérard, et tâchez de vous consoler ensemble… Moi, je vais là-bas avec Dutheil. N'est-ce pas, Dutheil, que vous voulez bien vous charger de moi?

Mais ce n'était pas là le dénouement que le baron attendait. Il en resta plein d'angoisse, il dut se résigner au caprice de cette terrible fille, dont l'odeur seule l'abêtissait. Et il n'eut plus qu'un adoucissement, ne pas laisser partir Gérard, qui, par une dignité dernière, s'entêtait à ne pas en être. Il l'avait pris par les deux mains, le retenait, lui répétait d'une voix particulière qu'il lui demandait là un service d'ami. Si bien que l'amant de la femme, le fiancé de la fille fut enfin forcé de céder au mari et au père.

Silviane les regardait, follement amusée, riant à en pleurer. Tout d'un coup, elle s'oublia, avoua ses coups de cœur pour Gérard en le tutoyant, fit allusion à sa liaison avec la baronne.

– Viens donc, grande bête, accompagne-le, tu lui dois bien ça.

Duvillard affecta de ne pas entendre. Dutheil le rassurait, en lui disant qu'il y avait, dans un coin du Cabinet des Horreurs, une sorte de loge, où l'on pouvait se dissimuler un peu. La voiture de Silviane était heureusement en bas, un grand landau fermé, dont le cocher, beau gaillard solide, attendait, impassible sur son siège. Et l'on partit.

Le Cabinet des Horreurs était installé dans un ancien café du boulevard Rochechouart, qui avait fait faillite. La salle, étroite, irrégulière, avec des coins perdus, s'étouffait sous un plafond bas, enfumé. Et rien n'était plus rudimentaire que la décoration, on avait simplement collé contre les murs des affiches aux violentes enluminures, les plus nues, les plus crues. Au fond, devant un piano, se trouvait une petite estrade, sur laquelle s'ouvrait une porte, qu'un rideau fermait. Puis, il n'y avait plus que des bancs, sans coussin ni tapis, le long desquels s'alignaient des tables de guinguette, où les verres des consommations laissaient des ronds poisseux. Aucun luxe, aucun art, pas même de la propreté. Des becs de gaz sans globe, brûlant à l'air libre, flambaient, chauffaient furieusement l'épaisse buée dormante, faite des haleines et de la fumée des pipes. On apercevait sous ce voile des faces suantes, congestionnées, tandis que l'odeur âcre de tout ce monde entassé accroissait l'ivresse, les cris dont l'auditoire se fouettait à chaque chanson nouvelle. Il avait suffi de dresser ce tréteau, d'y produire ce Legras, aidé de deux ou trois filles, de lui faire chanter son répertoire de rageuses abominations, et le succès était venu en trois soirs, formidable, tout Paris alléché, affolé, s'entassant dans ce café borgne, que pendant dix ans les petits rentiers du quartier n'avaient pu faire vivre, lorsqu'on n'y permettait que leurs quotidiennes parties de dominos.

 

C'était le rut de l'immonde, l'irrésistible attirance de l'opprobre et du dégoût. Le Paris jouisseur, la bourgeoisie maîtresse de l'argent et du pouvoir, s'en écœurant à la longue, mais n'en voulant rien lâcher, n'accourait que pour recevoir à la face des obscénités et des injures. Hypnotisée par le mépris, elle avait, dans sa déchéance prochaine, le besoin qu'on le lui crachât à la face. Et quel symptôme effrayant, ces condamnés de demain se jetant d'eux-mêmes à la boue, hâtant volontairement leur décomposition, par cette soif de l'ignoble, qui asseyait là, dans le vomissement de ce bouge, des hommes réputés graves et honnêtes, des femmes frêles et divines, d'une grâce, d'un luxe qui sentaient bon!

A une des premières tables, contre l'estrade, la petite princesse de Harth s'épanouissait, les yeux fous, les narines frémissantes, ravie de contenter enfin sa curiosité exaspérée des bas-fonds parisiens; tandis que le jeune Hyacinthe, qui s'était résigné à l'amener, pincé très correctement dans sa longue redingote, voulait bien ne point trop s'ennuyer, d'un air d'indulgence. Tous deux venaient de retrouver, à une table voisine de la leur, un vague Espagnol qu'ils connaissaient, le coulissier Bergaz, qui, présenté par Janzen, assistait d'ordinaire aux fêtes de la princesse. Du reste, ils ne savaient rien de lui, pas même s'il gagnait réellement à la Bourse l'argent qu'il dépensait parfois à pleines mains, mis avec une élégance affectée, d'une certaine finesse dans sa haute taille mince, avec sa bouche rouge de jouisseur, ses yeux clairs de bête de proie. On le disait de mœurs condamnables, il était ce soir-là en compagnie de deux jeunes gens: Rossi, un Italien petit et basané, aux durs cheveux, venu à Paris pour être modèle, ayant glissé à la facile existence des métiers louches; Sanfaute, un Parisien celui-là, un pâle voyou de la Chapelle, imberbe, vicieux et goguenard, coiffé comme une fille, ses blonds cheveux séparés en deux bandeaux, dont les boucles encadraient ses joues maigres.

– Oh! je vous en prie, demandait fiévreusement Rosemonde à Bergaz, vous qui semblez connaître tout ce vilain monde, montrez-moi donc les gens extraordinaires, dites-moi s'il n'y a pas ici par exemple des voleurs, des assassins!

Il riait de son air aigu, se moquant d'elle.

– Mais, madame, vous le connaissez, tout ce monde… Cette petite femme si délicate, si rose et si jolie, là-bas, c'est une Américaine, la femme d'un consul, que vous devez recevoir chez vous. L'autre, à droite, cette grande brune, qui a la dignité d'une reine, est une comtesse dont vous croisez chaque jour l'équipage au Bois. Et la maigre, plus loin, celle dont les yeux brûlent comme des yeux de louve, est l'amie d'un haut fonctionnaire, bien connu pour son austérité.

Dépitée, elle l'arrêta.

– Je sais, je sais… Mais les autres, ceux d'en bas, ceux qu'on vient voir?

Et elle posait des questions, et elle cherchait des visages de terreur et de mystère. Dans un coin, deux hommes finirent par attirer son attention, l'un tout jeune, le visage pâle et pincé, l'autre sans âge, boutonné dans un vieux paletot qui cachait jusqu'à son linge, une casquette si profondément enfoncée sur ses yeux, qu'on ne voyait de sa face qu'un bout de barbe. Ils étaient attablés tous les deux devant des chopes de bière, qu'ils vidaient lentement, muets.

– Ma chère, dit Hyacinthe en riant franchement, vous tombez mal, s'il vous faut des bandits déguisés. Ce pauvre garçon si pâle, et qui ne doit pas manger tous les jours, a été mon condisciple à Condorcet.

Etonné, Bergaz se récria.

– Vous avez connu Mathis à Condorcet! Oui, c'est vrai, il y a fait ses classes… Ah! vous avez connu Mathis. Un garçon bien remarquable, et que la misère étrangle… Mais, dites donc, l'autre, son compagnon, vous ne le connaissez pas?

Hyacinthe, regardant l'homme enfoui dans la casquette, disait déjà non de la tête, lorsque Bergaz, tout d'un coup, le poussa vivement du coude, pour le faire taire. Et, comme explication, il ajouta très bas:

– Chut!.. Voici Raphanel. Je me méfie depuis quelque temps. Dès qu'il arrive, ça sent la police.

Raphanel était aussi une des vagues et louches figures de l'anarchie que Janzen avait introduites chez la princesse, pour flatter sa passion révolutionnaire du moment. Celui-là, petit homme rond et gai, à la figure poupine, au nez enfantin noyé entre de grosses joues, passait pour un énergumène, réclamait à grand fracas l'incendie et le meurtre, dans les réunions publiques. Et le fâcheux était que, compromis déjà plusieurs fois, il avait toujours réussi à s'en tirer, lorsque les compagnons restaient sous les verrous. Ceux-ci commençaient à s'étonner.

Tout de suite, il serra gaiement la main de la princesse, s'attabla près d'elle sans y être invité, se mit à injurier cette sale bourgeoisie, qui se vautrait dans les mauvais lieux. Ravie, Rosemonde l'encouragea, tandis qu'on se fâchait autour d'eux. Bergaz, de son œil clair, l'examinait, avec un petit rire de soupçon, en terrible homme qui agissait, laissant parler les autres. Par moments, il échangeait avec Sanfaute et Rossi, ses deux lieutenants muets, de minces regards d'intelligence; et ceux-ci étaient visiblement à lui corps et âme, dans toutes les libres débauches, dans tous les attentats profitables où il lui plaisait de les mener. L'anarchie, eux seuls l'exploitaient, la pratiquaient jusqu'au bout, utilisant l'atroce logique des conséquences. Et Hyacinthe, qui rêvait bien du vice en esthète, mais qui n'osait point, enviait éperdument les bandeaux de Sanfaute, quoiqu'il affectât de les traiter en choses connues, dont il était las.

Cependant, en attendant Legras et ses Fleurs du pavé, deux chanteuses s'étaient succédé sur l'estrade, l'une grasse, l'autre maigre, l'une distillant des romances niaises, avec des dessous polissons, l'autre lançant des refrains canailles, d'une violence de gifles. Elle avait fini, au milieu d'une tempête de bravos, lorsque, brusquement, la salle mise en joie, cherchant à rire, éclata de nouveau. C'était Silviane qui faisait son entrée, dans la petite loge, au fond. Quand elle apparut debout, en pleine lumière, à demi nue, pareille à un astre, avec sa robe de satin jaune, toute resplendissante de ses diamants, il y eut une huée formidable, des rires, des cris, des sifflets, des grognements mêlés à des applaudissements féroces. Et le scandale s'accrut encore, des gros mots volèrent, dès qu'on aperçut derrière elle les trois hommes, Duvillard, Gérard et Dutheil, plastronnés et cravatés de blanc, graves et corrects.

– Nous vous le disions bien! murmura Duvillard, fort ennuyé de l'aventure, tandis que Gérard tâchait de se dissimuler dans l'ombre.

Mais elle, souriante, enchantée, face au public, recevait l'orage de son air candide de vierge folle, comme on aspire l'air vivifiant du large, soufflant en bourrasque. Elle était de là, c'était l'air natal.

– Eh bien! quoi? répondit-elle au baron, qui voulait la faire asseoir. Ils sont gais, c'est très gentil… Oh! que je m'amuse!

– Mais certainement, c'est très gentil, déclara Dutheil, qui se mettait à l'aise lui aussi. Elle a raison, il faut bien rire.

Au milieu du bruit qui ne cessait pas, la petite princesse de Harth, enthousiasmée, s'était levée, pour mieux voir. Elle secoua Hyacinthe.

– Dites, mais c'est votre père avec cette Silviane! Regardez-les, regardez-les… Ah bien! il en a un estomac, de se montrer ici avec elle!

Hyacinthe se dégagea, refusa de regarder. Ça ne l'intéressait pas, son père était idiot, il n'y avait qu'un gosse pour se toquer ainsi d'une fille. Et son mépris de la femme devint insultant.

– Vous m'agacez, mon cher, dit Rosemonde, en se rasseyant presque sur ses genoux, résolue à se faire reconduire et à le garder, ce soir-là, sous le prétexte de lui offrir une tasse de thé. C'est vous le gosse, qui posez pour ne pas vouloir de nous… Et il a raison, votre père, d'aimer celle-là. Elle est très jolie, je la trouve adorable, moi!

Alors, Hyacinthe ricana, fit allusion à la perversité connue de Silviane.

– Désirez-vous que j'aille le lui dire?.. Papa vous présentera, et vous ferez bon ménage.

Quand Rosemonde eut compris, elle se mit simplement à rire.

– Non, non, je suis une curieuse, mais je ne vais pas encore jusque-là.

– Vous irez bien un jour, il faut tout connaître.

– Mon Dieu! oui, qui sait?

Soudain, le bruit cessa, chacun reprit sa place, et il ne resta que le pouls ardent de la salle battant de fièvre. Legras venait de paraître sur l'estrade. C'était un gros garçon blême, en veston de velours, la face ronde, soigneusement rasée, avec l'œil dur, le coup de mâchoire du mâle, qui se fait adorer des femmes en les terrorisant. Il ne manquait point de talent, chantait juste, avait une voix cuivrée d'une pénétration, d'une puissance pathétique extraordinaire. Et son répertoire, ses Fleurs du pavé, achevait d'expliquer son succès, des chansons où l'ordure et la souffrance d'en bas, toute l'abominable plaie de l'enfer social hurlait et crachait son mal en mots immondes, de sang et de feu.

Le piano préluda, Legras chanta la Chemise, l'horrible chose qui faisait accourir Paris. A coups de fouet, le dernier linge de la fille pauvre, de la chair à prostitution, y était lacéré, arraché. Toute la luxure de la rue s'y étalait dans sa saleté et son âcreté de poison. Et le crime bourgeois clamait, derrière ce corps de la femme traîné dans la boue, jeté à la fosse commune, meurtri, violé, sans un voile. Mais, plus encore que les paroles, la brûlante injure était dans la façon dont Legras jetait ça au visage des riches, des heureux, des belles dames qui venaient s'entasser pour l'entendre. Sous le plafond bas, au milieu de la fumée des pipes, dans l'aveuglante fournaise du gaz, il lançait les vers à coups de gueule comme des crachats, toute une rafale de furieux mépris. Et, quand il eut fini, ce fut du délire, les belles bourgeoises ne s'essuyaient même pas de tant d'affronts, elles applaudissaient frénétiquement la salle trépignait, s'enrouait, se vautrait éperdue dans son ignominie.

– Bravo! bravo! répétait de sa voix aiguë la petite princesse. Étonnant! étonnant! prodigieux!

Mais, surtout, Silviane, dont l'ivresse semblait augmenter, depuis qu'elle se passionnait au fond de ce four chauffé à blanc, tapait des mains, criait très haut.

– C'est lui, c'est mon Legras! Il faut que je l'embrasse, il m'a fait trop de plaisir.

Duvillard, exaspéré à la fin, voulut l'emmener de force. Elle se cramponna au rebord de la loge, elle cria plus haut, sans se fâcher d'ailleurs, toujours très gaie. Et il fallut bien parlementer. Elle consentait à partir, à se laisser ramener chez elle. Mais, auparavant, elle s'était juré d'embrasser Legras, un ancien ami.

– Allez tous les trois m'attendre dans la voiture. Je vous rejoins tout de suite.

Comme la salle finissait par se calmer, Rosemonde s'aperçut que la loge se vidait; et, sa curiosité satisfaite, elle songea elle-même à se faire reconduire par Hyacinthe. Celui-ci, qui avait écouté languissant, sans applaudir, causait de la Norvège avec Bergaz, lequel prétendait avoir voyagé dans le Nord. Oh! les fjords, oh! les lacs glacés, oh! le froid pur, lilial et chaste de l'éternel hiver! Ce n'était que là, disait Hyacinthe, qu'il comprenait la femme et l'amour, le baiser de neige.

– Voulez-vous que nous partions demain? s'écria la princesse, avec sa vivacité effrontée. Nous faisons là-bas notre voyage de noces… Je lâche mon hôtel, je mets la clef sous la porte.

Et elle ajouta qu'elle plaisantait, naturellement. Mais Bergaz la savait capable de cette fugue. A l'idée qu'elle laisserait son petit hôtel fermé, et sans gardien peut-être, il avait échangé un vif regard avec Sanfaute et Rossi, toujours muets et souriants. Quel coup à faire, quelle reprise à tenter là sur la commune richesse, volée par l'infâme bourgeoisie!

Raphanel, lui, après avoir acclamé Legras, s'était mis à fouiller la salle de ses petits yeux gris et perçants. Et les deux hommes, Mathis et l'autre, le mal vêtu, celui dont on ne voyait qu'un bout de barbe, venaient de fixer son attention. Ils n'avaient pas ri, ils n'avaient pas applaudi, ils étaient là comme des gens très las qui se reposent, convaincus que le meilleur moyen de disparaître est de se mêler à une foule.

 

Tout d'un coup, Raphanel se tourna vers Bergaz.

– C'est bien le petit Mathis, là-bas. Avec qui donc est-il?

Bergaz eut un geste évasif: il ne savait pas. Mais il ne quitta plus Raphanel des yeux, il le vit qui affectait de se désintéresser, puis qui achevait sa chope et prenait congé, en disant, par manière de plaisanterie, qu'une dame l'attendait, à côté, dans le bureau des omnibus. Vivement, dès qu'il eut disparu, Bergaz se leva, enjamba les bancs, bouscula le monde, s'ouvrit un passage jusqu'au petit Mathis, à l'oreille duquel il se pencha. Et, tout de suite, celui-ci quitta sa table, emmena son compagnon, le poussa dehors, par une porte de dégagement. Ce fut si rapidement fait, que personne ne s'aperçut de cette fuite.

– Qu'y a-t-il donc? demanda la princesse à Bergaz, lorsque celui-ci fut revenu se rasseoir tranquillement, entre Rossi et Sanfaute.

– Mais rien, j'ai voulu serrer la main de Mathis, qui partait.

Rosemonde annonça qu'elle allait en faire autant. Puis, elle s'attarda un moment encore, reparla de la Norvège, en voyant que seule l'idée des glaces éternelles, du grand froid purificateur, passionnait Hyacinthe. Dans son poème de la Fin de la Femme, trente vers qu'il désirait n'achever jamais, il songeait, comme dernier décor, à un bois de sapins glacés. Et elle s'était levée, elle recommençait gaiement sa plaisanterie, disait qu'elle l'emmenait prendre une tasse de thé chez elle, pour régler leur départ, lorsque Bergaz, qui l'écoutait tout en surveillant la porte du coin de l'œil, eut une involontaire exclamation.

– Mondésir! j'en étais sûr!

A la porte, venait d'apparaître un petit homme nerveux et râblé, dont la face ronde, au front bossu, au nez camard, avait toute une rudesse militaire. On aurait dit un sous-officier en bourgeois. Il fouillait la salle, semblait effaré et déçu.

Bergaz, qui désirait rattraper son exclamation, reprit avec aisance:

– Je disais bien que ça sentait la police… Tenez! voici un agent, Mondésir, un gaillard très fort, qui a eu des ennuis au régiment… Le voyez-vous flairer, comme un chien dont le nez est en défaut. Va, va, mon brave, si l'on t'a désigné quelque gibier, tu peux chercher, l'oiseau est parti.

Dehors, lorsque Rosemonde eut décidé Hyacinthe à l'accompagner, ils se hâtèrent de monter en riant dans le coupé qui les attendait, car ils venaient d'apercevoir le landau de Silviane, avec le cocher majestueux, immobile sur le siège, tandis que les trois hommes, Duvillard, Gérard et Dutheil, attendaient toujours, debout au bord du trottoir. Depuis près de vingt minutes, ils étaient là, dans les demi-ténèbres de ce boulevard extérieur, où rôdaient la basse prostitution, les vices immondes des quartiers pauvres. Des ivrognes les avaient bousculés, des ombres de filles les frôlaient, allaient et venaient, chuchotantes, sous les jurons et les coups des souteneurs. Des couples infâmes cherchaient l'obscurité des arbres, s'arrêtaient sur les bancs, gagnaient les coins d'abominable ordure. Et c'était le quartier entier, les maisons borgnes aux alentours, les garnis ignobles, les misérables chambres de débauche, sans vitres à la fenêtre, sans draps au matelas. La nausée de toute la déchéance humaine qui grouille, jusqu'au matin, dans cette boue noire de Paris, les enveloppait, les glaçait, sans que ni le baron, ni les deux autres voulussent quitter la place. Leur espoir entêté les faisait tenir bon, chacun continuait à se promettre qu'il resterait le dernier, et qu'il reconduirait Silviane, et qu'elle serait à lui, trop grise pour se défendre.

Enfin, Duvillard s'impatienta, dit au cocher:

– Jules, allez donc voir pourquoi madame ne revient pas.

– Mais les chevaux, monsieur le baron?

– Soyez tranquille, nous sommes là.

Une petite pluie fine s'était mise à tomber. Et l'attente recommença, s'éternisa de nouveau. Mais une rencontre imprévue les occupa un instant. Il leur sembla qu'une ombre, une maigre femme en jupe noire, les frôlait. Et ils eurent la surprise de reconnaître un prêtre.

– Eh quoi! c'est vous, monsieur l'abbé Froment? s'écria Gérard. A cette heure-ci? dans ce quartier?

Pierre, sans se permettre de s'étonner de les y trouver eux-mêmes, et sans leur demander ce qu'ils y faisaient, expliqua qu'il s'était attardé chez l'abbé Rose, pour visiter avec lui une hospitalité de nuit. Ah! toute l'affreuse misère qui aboutissait là, dans ces dortoirs empestés, dont l'odeur de bétail l'avait fait défaillir! tout ce qui s'anéantissait là de lassitude et de désespoir, en un sommeil écrasé de bêtes tombées sur le sol, pour y cuver l'abomination de vivre! Une promiscuité innommable, l'indigence et la souffrance en tas, des enfants, des hommes, des vieillards, des haillons sordides de mendiants mêlés à des redingotes élimées de pauvres honteux, les épaves du naufrage quotidien de Paris, la fainéantise, et le vice, et la malchance, et l'injustice, que le flot roulait et rejetait, avec les impuretés de l'écume! Certains dormaient assommés, la face morte. D'autres, sur le dos, la bouche ouverte, ronflant, continuaient à clamer la plainte de leur existence. D'autres, sans repos, s'agitaient, luttaient encore dans leur sommeil contre des cauchemars grandis, la fatigue, le froid, la faim, qui prenaient de monstrueuses formes. Et, de ces êtres gisant comme des blessés après une bataille, de cette ambulance de la vie, empoisonnée d'une puanteur de pourriture et de mort, montait une nausée de révolte, la pensée justicière des alcôves heureuses, de la joie des riches qui aimaient ou qui se délassaient à cette heure, dans la toile fine et dans les dentelles.

Vainement, Pierre et l'abbé Rose, parmi les misérables en tas, avaient cherché le grand Vieux, l'ancien menuisier, pour le repêcher du cloaque et l'envoyer, dès le lendemain, à l'Asile des Invalides du travail. Il s'était présenté le soir, mais il n'y avait plus de place; car, chose horrible, cet enfer était encore un lieu d'élection. Et il devait être quelque part, adossé contre une borne, couché derrière une palissade. Désolé, ne pouvant battre les ténèbres louches, le bon abbé Rose était remonté rue Cortot, tandis que Pierre cherchait une voiture, pour rentrer à Neuilly.

La petite pluie fine continuait, devenait glaciale, lorsque le cocher Jules reparut enfin, interrompant le prêtre qui disait au baron et aux deux autres le frisson qu'il avait gardé de sa visite.

– Eh bien! Jules, et madame? demanda Duvillard au cocher, inquiet de le voir seul.

Jules, impassible, respectueux, sans autre ironie que le coin gauche de sa bouche légèrement de travers, répondit de sa voix blanche:

– Madame fait dire qu'elle ne rentrera pas, et elle met sa voiture à la disposition de ces messieurs, si ces messieurs veulent bien que je les reconduise chez eux.

Cette fois, c'était trop, le baron se fâcha. S'être laissé traîner dans ce bouge, l'attendre en espérant profiter de son ivresse, pour voir cette ivresse la jeter au cou d'un Legras, non, non! il en avait assez, elle payerait cher cette abomination. Et il arrêta un fiacre qui passait, il y poussa Gérard en lui disant:

– Vous allez me mettre chez moi.

– Mais puisqu'elle nous laisse la voiture! criait Dutheil, déjà consolé, riant au fond de la bonne histoire. Venez donc, il y a de la place pour trois… Non! vous préférez ce fiacre, à votre aise!

Lui, monta gaillardement, s'en alla, étalé sur les coussins, au trot des deux grands carrossiers, tandis que, dans le vieux fiacre, rudement cahoté, le baron exhalait sa colère, sans que Gérard, noyé d'ombre, l'interrompît d'un seul mot. Elle, qu'il avait comblée, qui lui avait coûté déjà près de deux millions, lui faire cette injure, à lui, lui qui était le maître, qui disposait des fortunes et des hommes! Enfin, elle l'avait voulu, il était délivré, et il respirait fortement, comme un homme qui sort d'un bagne.