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Lorsque la baronne Eve descendit enfin occuper son comptoir avec sa fille Camille, elle y trouva les vendeuses en pleine fièvre déjà, sous la direction de la princesse Rosemonde, qui, en ces sortes d'occasions, était extraordinaire de ruse et de rapacité. Elle volait les clients avec impudence.

– Ah! vous voilà! cria-t-elle. Défiez-vous d'un tas de marchandeuses qui sont ici pour faire de bons coups. Je les connais, elles guettent les occasions, bousculent les étalages, attendent qu'on perde la tête et qu'on ne s'y reconnaisse plus, pour payer moins cher que dans les vrais magasins… Je vais les saler, moi, vous allez voir.

Eve, qui était une vendeuse exécrable, et qui se contentait de trôner dans son comptoir, dut s'égayer avec les autres. Elle affecta de faire, doucement, quelques recommandations à Camille, que celle-ci écouta en souriant, d'un air d'obéissance. Mais la triste et misérable femme succombait sous l'émotion, dans la pensée d'angoisse de rester là jusqu'à sept heures, à souffrir devant tout ce monde, sans soulagement possible. Et ce fut pour elle un répit que d'apercevoir l'abbé Pierre Froment, qui l'attendait, assis sur une banquette de velours rouge, près du comptoir. Les jambes rompues, elle s'assit à côté de lui.

– Ah! monsieur l'abbé, vous avez reçu ma lettre, vous êtes venu… J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, et cette nouvelle, j'ai voulu vous laisser le plaisir de la donner vous-même à votre protégé, à ce Laveuve, que vous m'avez recommandé si chaudement… Toutes les formalités sont remplies, vous pouvez nous l'amener demain à l'Asile.

Stupéfait, Pierre la regardait.

– Laveuve… Il est mort!

A son tour, elle s'étonna.

– Comment, il est mort!.. Mais vous ne m'en avez rien dit! Si je vous contais tout le mal qu'on s'est donné, tout ce qu'il a fallu défaire et refaire, et les discussions, et les paperasses! Vous êtes sûr qu'il est mort?

– Oh! oui, il est mort… Il y a un mois qu'il est mort.

– Un mois qu'il est mort! Nous ne pouvions pas savoir, vous ne nous avez plus donné signe de vie… Ah! mon Dieu! quel ennui qu'il soit mort, cela va nous forcer à tout défaire encore une fois!

– Il est mort, madame, j'aurais dû vous en prévenir, c'est vrai. Mais, que voulez-vous? il est mort!

Et ce mot de mort qui revenait, l'aventure de ce mort dont elle s'occupait depuis un mois, la glaçait, achevait de la désespérer, comme le mauvais présage de la mort froide où elle se sentait descendre, dans le linceul de son dernier amour. Tandis que Pierre, malgré lui, souriait amèrement de tant d'ironie atroce. Ah! charité boiteuse, qui vient lorsque les gens sont morts!

Le prêtre resta sur la banquette, quand la baronne dut se lever, en voyant arriver le juge d'instruction Amadieu, très pressé, ayant hâte de faire acte de présence et d'acheter un menu objet, avant de retourner au Palais. Mais le petit Massot, le reporter du Globe, qui rôdait autour des comptoirs, l'aperçut, fondit sur lui, en mal de renseignements. Il l'enveloppa, le soumit à la question, pour savoir où en était l'affaire de ce Salvat, cet ouvrier mécanicien qu'on accusait d'avoir déposé la bombe sous le porche. N'était-ce qu'une invention de la police, comme le disaient certains journaux? ou bien était-ce vraiment la bonne piste? la police allait-elle enfin l'arrêter? Et Amadieu se défendait, répondait avec raison que l'affaire ne le regardait pas encore, qu'elle ne deviendrait sienne que si ce Salvat était arrêté et si on lui confiait l'instruction. Seulement, dans son air d'importance finaude, dans sa correction de magistrat mondain aux yeux d'acier, perçaient toutes sortes de sous-entendus, comme s'il était au courant déjà des moindres détails et qu'il eût promis de grands événements pour le lendemain. Des dames faisaient cercle, un flot de jolies femmes, enfiévrées de curiosité, se bousculant pour entendre cette histoire de brigand, qui leur mettait la petite mort à fleur de peau. Amadieu s'esquiva, lorsqu'il eut payé vingt francs, à la princesse Rosemonde, un étui à cigarettes qui valait bien trente sous.

Massot, en reconnaissant Pierre, était venu lui serrer la main.

– N'est-ce pas? monsieur l'abbé, ce Salvat doit être loin, s'il a de bonnes jambes et s'il court toujours… La police me fera toujours rire.

Mais Rosemonde lui amenait Hyacinthe.

– Monsieur Massot, vous qui allez partout, je vous prends pour juge… Le Cabinet des Horreurs, à Montmartre, la taverne où Legras chante ses Fleurs du pavé…

– Un endroit délicieux, madame. Je n'y mènerais pas un gendarme.

– Ne plaisantez pas, monsieur Massot, c'est très sérieux. N'est-ce pas qu'une femme honnête peut y aller, quand un monsieur l'accompagne?

Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle se tourna vers Hyacinthe.

– Ah! vous voyez bien que monsieur Massot ne dit pas non. Vous m'y conduirez ce soir, c'est juré, c'est juré!

Et elle se sauva, elle retourna vendre un paquet d'épingles dix francs à une vieille dame, pendant que le jeune homme se contentait de dire, de sa voix désabusée:

– Elle est idiote, avec son Cabinet des Horreurs.

Massot, philosophiquement, haussa les épaules. Il fallait bien qu'une femme s'amusât. Puis, lorsque Hyacinthe se fut éloigné, traînant son mépris pervers, parmi les belles filles qui vendaient les billets de loterie, il se permit de murmurer:

– Ce petit-là, tout de même, aurait grand besoin qu'une femme fît de lui un homme.

Et, s'interrompant, s'adressant de nouveau à Pierre:

– Tiens! Dutheil!.. Que disait donc Sanier, ce matin, que Dutheil coucherait ce soir à Mazas?

En effet, Dutheil, très pressé, très souriant, fendait la foule, afin de rejoindre Duvillard et Fonsègue, qui causaient toujours, debout près du comptoir de la baronne. Et, tout de suite, il agita la main, en signe de victoire, pour dire qu'il avait réussi dans la délicate mission dont il s'était chargé. Il ne s'agissait de rien moins que d'une manœuvre hardie, destinée à hâter l'entrée de Silviane à la Comédie-Française. Elle avait eu l'idée d'amener le baron à la faire dîner, au Café Anglais, avec un critique influent, qui, disait-elle, forcerait l'administration à lui ouvrir toute grande la porte, dès qu'il la connaîtrait. Et l'invitation n'était pas facile à faire accepter, car le critique passait pour grognon et sévère. Aussi Dutheil, repoussé d'abord, déployait-il depuis trois jours toute sa diplomatie, mettant en jeu les plus lointaines influences. Il rayonnait, il avait vaincu.

– Mon cher baron, c'est pour ce soir, sept heures et demie. Ah! sapristi, j'ai eu plus de mal que pour enlever le vote d'une émission à lots!

Et il riait, avec sa jolie impudence d'homme de plaisir, que sa conscience d'homme politique gênait si peu, très amusé par cette allusion à la dénonciation nouvelle de la Voix du Peuple.

– Ne plaisantez pas, dit tout bas Fonsègue, qui voulut s'égayer, lui, à le terrifier un peu. Ça va très mal.

Dutheil devint pâle, vit le commissaire de police et Mazas. Ça le prenait par crises, comme les coliques. Mais, dans son manque ingénu de tout sens moral, il se rassurait, se remettait à rire aussitôt. Que diable! la vie était bonne.

– Bah! répliqua-t-il gaiement, en clignant l'œil du côté de Duvillard, le patron est là.

Celui-ci, content, lui avait serré les mains, l'avait remercié, en disant qu'il était un gentil garçon. Et, se tournant vers Fonsègue:

– Dites donc, vous en êtes, ce soir. Oh! il le faut, je veux quelque chose d'imposant, autour de Silviane. Dutheil représentera la Chambre, vous le journalisme, moi la finance…

Il s'interrompit brusquement, en voyant arriver Gérard, qui, sans hâte, l'air sérieux, s'ouvrait un discret passage, au travers des jupes. Il l'appela du geste.

– Gérard, mon ami, il faut que vous me rendiez un service.

Puis, il lui conta la chose, l'acceptation si désirée du critique influent, le dîner qui allait décider de l'avenir de Silviane, le devoir où étaient tous ses amis de se grouper autour d'elle.

– Je ne peux pas, répondit le jeune homme embarrassé, je dîne chez ma mère, qui était un peu souffrante ce matin.

– Votre mère est trop raisonnable pour ne pas comprendre qu'il y a des affaires d'une gravité exceptionnelle. Retournez vous dégager, contez-lui une histoire, dites-lui qu'il y va du bonheur d'un ami.

Et, comme Gérard faiblissait:

– Enfin, mon cher, j'ai besoin de vous, il me faut un homme du monde. Le monde, vous savez, c'est une si grande force, au théâtre. Si notre Silviane a le monde avec elle, son triomphe est assuré.

Gérard promit, puis resta là un instant, à causer avec son oncle, le général de Bozonnet, très égayé par cette cohue de femmes, où il flottait, dans la bousculade, tel qu'un vieux navire désemparé. Après avoir remercié madame Fonsègue de sa complaisance à écouter ses histoires, en lui achetant pour cent francs un autographe de monseigneur Martha, il s'était perdu parmi l'essaim des jeunes filles, rejeté de l'une à l'autre. Et il revenait, les mains chargées de billets de loterie.

– Ah! mon gaillard, je ne te conseille pas de te risquer parmi ces jeunes personnes. Ton dernier sou y resterait… Mais, tiens! voici mademoiselle Camille qui t'appelle.

Celle-ci, en effet, depuis qu'elle avait aperçu Gérard, attendait, lui souriait de loin. Et, lorsque leurs regards se rencontrèrent, il dut aller à elle, bien qu'au même moment il eût senti sur lui les yeux désespérés d'Eve, qui l'appelaient, le suppliaient, eux aussi. Tout de suite Camille, se sentant surveillée par sa mère, exagéra son amabilité de vendeuse, profita des petites licences que la fièvre charitable autorisait, glissa dans les poches du jeune homme de menus objets, en mit d'autres dans ses deux mains, qu'elle serra entre les siennes, et cela dans un éclat de jeunesse, avec de grands rires frais, qui, là-bas, torturaient l'autre, la rivale.

 

Souffrant trop, Eve voulut intervenir, les séparer. Mais, justement, Pierre l'arrêta au passage, pris d'une idée qu'il désirait lui soumettre, avant de quitter la vente.

– Madame, puisque ce Laveuve est mort et que vous vous êtes donné une telle peine pour le lit qui est libre, veuillez donc n'en pas disposer, avant que j'aie vu notre vénérable ami, l'abbé Rose. Je le vois ce soir, et lui qui connaît toujours tant de misères, il serait si heureux d'en soulager une, de vous amener un de ses pauvres!

– Mais certainement, balbutia la baronne, je serai bien heureuse… Comme vous voudrez, j'attendrai un peu… Sans doute, sans doute, monsieur l'abbé…

Elle tremblait de tout son misérable être souffrant, elle ne savait plus ce qu'elle disait. Et elle ne put vaincre sa passion, elle lâcha le prêtre, elle ignora même qu'il fût resté là, lorsque Gérard, cédant à l'imploration douloureuse de son regard, réussit à s'échapper des mains de la fille, pour rejoindre enfin la mère.

– Comme vous vous faites rare, mon ami! dit-elle tout haut, avec un sourire. On ne vous voit plus.

– Mais, répondit-il de son air aimable, j'ai été souffrant… Oui, je vous assure, un peu souffrant.

Lui, souffrant! Elle le regardait, bouleversée de maternité inquiète. Dans sa haute et fière mine, son visage correct de bel homme lui parut en effet blêmi, cachant moins, sous la noblesse de la façade, l'irréparable délabrement intérieur. C'était vrai, qu'il devait souffrir, dans sa bonté native, de sa vie inutile et manquée, de tout l'argent qu'il coûtait à sa mère pauvre, des nécessités qui finissaient par le pousser à ce mariage avec cette fille riche, cette infirme, qu'il s'était mis à plaindre. Et elle le sentit si faible lui-même, en proie à une telle tourmente, pareil à une épave, que son cœur déborda, en une supplication ardente, à peine murmurée, au milieu de cette foule qui pouvait entendre.

– Si vous souffrez, ah! que je souffre!.. Gérard, il faut nous voir, je le veux!

Gêné, il balbutia lui-même:

– Non, je vous en prie, attendons.

– Gérard, il le faut, Camille m'a dit vos projets. Vous ne pouvez refuser de me voir. Je veux vous voir.

Alors, frémissant, il tâcha encore d'échapper à la cruelle explication.

– Mais, là-bas, où vous savez, c'est impossible. On connaît l'adresse.

– Eh bien! demain, à quatre heures, dans ce petit restaurant du Bois, où nous nous sommes déjà rencontrés.

Il dut promettre, ils se séparèrent, Camille venait de tourner la tête et les regardait. Un flot de femmes assiégeaient le comptoir, et la baronne se mit à vendre, de son air de déesse mûre, nonchalante, pendant que Gérard rejoignait Duvillard, Fonsègue et Dutheil, très excités par l'attente de leur dîner du soir.

Pierre avait en partie entendu. Il connaissait les dessous de cette maison, les tortures, les misères physiologiques et morales, que cachait l'éclat de tant de richesse et de puissance. Ce n'était qu'une plaie sans cesse accrue, envenimée et saignante, tout un mal rongeur, dévorant le père, la mère, la fille, le fils, déliés du lien social. Et, pour quitter les salons, Pierre faillit se faire étouffer dans la cohue des acheteuses, qui manifestaient, en faisant un triomphe de la vente. Là-bas, au fond de l'ombre, Salvat galopait, galopait, se perdait, tandis que Laveuve, le mort, était comme le soufflet d'ironie atroce à l'illusoire et tapageuse charité.

II

Ah! quelle paix délicieuse, chez le bon abbé Rose, dans le petit rez-de-chaussée qu'il habitait rue Cortot, sur un étroit jardin! Pas un bruit de voiture, pas même le souffle de Paris qui grondait de l'autre côté de la butte Montmartre, le grand silence et le calme endormi d'une lointaine ville de province.

Sept heures sonnaient, le crépuscule s'était fait doucement, et Pierre était là, dans l'humble salle à manger, attendant que la femme de ménage mit la soupe sur la table. L'abbé, inquiet de le voir à peine depuis un grand mois qu'il s'enfermait avec son frère, au fond de Neuilly, lui avait écrit la veille, en le priant de venir dîner, afin de causer tranquillement de leurs affaires; car Pierre continuait à lui remettre de l'argent pour leurs aumônes communes, ils avaient gardé ensemble, depuis leur asile de la rue de Charonne, des comptes de charité, qu'ils réglaient de temps à autre. Après le dîner, ils causeraient de cela, ils examineraient s'ils ne pourraient pas faire mieux et davantage. Et le bon prêtre rayonnait, de cette belle soirée, si paisible, si tendre, qu'il allait passer ainsi, à s'occuper de ses chers pauvres, son seul amusement, l'unique plaisir auquel il revenait, par passion, comme à une faiblesse coupable, malgré tous les ennuis que sa charité inconsidérée lui avait causés déjà.

Pierre, heureux de lui donner ce plaisir, se calmait lui aussi, trouvait un soulagement, un repos de quelques heures, dans ce dîner si simple, dans toute cette bonté qui l'enveloppait, si loin de son affreuse tourmente de chaque jour. Il se rappela la place libre à l'Asile des Invalides du travail, la promesse que la baronne Duvillard lui avait faite d'attendre qu'il eût demandé à l'abbé Rose s'il ne connaissait pas quelque grande misère, digne d'intérêt; et il en parla tout de suite à celui-ci, avant de se mettre à table.

– Une grande misère, digne d'intérêt, ah! mon cher enfant, elles le sont toutes! Pour faire un heureux, surtout lorsqu'il s'agit des vieux ouvriers sans travail, on n'a que l'embarras du choix, l'angoisse de se demander lequel va être élu, lorsque tant d'autres resteront dans leur enfer.

Pourtant, il cherchait, se passionnait, se décidait, malgré la lutte douloureuse de ses scrupules.

– J'ai votre affaire. C'est certainement le plus souffrant, le plus misérable et le plus humble, un vieillard de soixante-douze ans, un menuisier qui vit de la charité publique, depuis les huit à dix ans qu'il ne trouve plus de travail. Je ne sais pas son nom, tout le monde le nomme le grand Vieux. Et, souvent, il reste des semaines sans paraître à ma distribution du samedi. Il va falloir que nous nous mettions à sa recherche, si l'admission presse. Je crois bien qu'il couche parfois à l'Hospitalité de nuit de la rue d'Orsel, quand le manque de place ne le force pas à se terrer derrière quelque palissade… Voulez-vous que, ce soir, nous descendions rue d'Orsel?

Ses yeux brillaient, c'était pour lui la grande débauche, le fruit défendu, cette visite à la basse misère, à l'extrême détresse tombée au cloaque, qu'il n'osait plus faire, dans sa pitié débordante d'apôtre, tellement on la lui avait reprochée, imputée à crime.

– Est-ce dit, mon enfant? Rien que cette fois encore! Il n'y a que ce moyen, d'ailleurs, si nous voulons trouver le grand Vieux. Vous en serez quitte pour rester avec moi jusqu'à onze heures… Et puis, je désirais vous montrer cela, vous verrez que d'épouvantables souffrances! Peut-être aurons-nous la chance de soulager quelque pauvre être.

Pierre souriait de cette ardeur juvénile, chez ce vieil homme aux cheveux de neige.

– C'est dit, mon cher abbé. Je vais être bien heureux de passer la soirée entière avec vous, et cela me fera du bien, de vous suivre encore cette fois dans une de nos anciennes battues, dont nous revenions le cœur si gros de douleur et de joie.

La femme de ménage apportait la soupe. Mais, au moment où les deux prêtres s'attablaient, il y eut un discret coup de sonnette, et l'abbé donna l'ordre de faire entrer, lorsqu'il sut que c'était une voisine, madame Mathis, qui venait chercher une réponse.

– La pauvre femme, expliqua-t-il, elle avait besoin d'une avance de dix francs, pour dégager un matelas, et je ne les avais pas; mais je me les suis procurés… Elle loge dans la maison, toute une misère discrète, des rentes si petites, qu'elles ne peuvent lui suffire.

– Mais, demanda Pierre, qui se souvint du jeune homme entrevu chez les Salvat, est-ce qu'elle n'a pas un grand fils de vingt ans?

– Oui, oui… Je la crois née de parents riches, en province. Elle s'est mariée, m'a-t-on dit, avec un maître de piano qui lui donnait des leçons, à Nantes, et qui l'a enlevée, puis installée à Paris, où il est mort, tout un triste roman d'amour. En vendant les meubles, en réunissant les épaves, à peine deux mille francs de rente, la jeune veuve a pu mettre son fils au collège, vivre elle-même décemment. Et il a fallu un nouveau coup pour l'abattre, l'écroulement de sa petite fortune, placée en valeurs douteuses; ce qui a réduit ses rentes à huit cents francs au plus. Elle a deux cents francs de loyer, il faut qu'elle se suffise avec cinquante francs par mois. Depuis dix-huit mois, son fils l'a quittée, pour ne pas être à sa charge, et il tâche de gagner sa vie de son côté, sans y réussir, je crois.

Madame Mathis entrait, une petite femme brune, à la face triste et douce, effacée. Toujours vêtue d'une même robe noire, elle parlait à peine, vivait dans la retraite, d'une timidité inquiète de pauvre créature sans cesse battue par l'orage. Lorsque l'abbé Rose lui eut remis les dix francs, discrètement enveloppés, elle rougit, remercia, promit de les rendre dès qu'elle toucherait son mois, car elle n'était point une mendiante, elle ne voulait pas rogner la part de ceux qui avaient faim.

– Et votre fils Victor, demanda l'abbé, a-t-il trouvé un emploi?

Elle hésita, ignorant ce que faisait son fils, restant des semaines maintenant sans le voir. Et elle se contenta de répondre:

– Il est très bon, il m'aime bien… C'est un grand malheur que notre ruine soit venue, avant son entrée à l'Ecole Normale. Il n'a pu passer l'examen… Au lycée, il était un élève si appliqué, si intelligent!

– Vous avez perdu votre mari, lorsque votre fils avait dix ans, n'est-ce pas?

Elle rougit de nouveau, crut que l'histoire était connue des deux prêtres qui l'écoutaient.

– Oui, mon pauvre mari n'a jamais eu de chance. Les déboires l'avaient aigri, ses idées s'étaient exaltées, et il est mort en prison, à la suite d'une bagarre dans une réunion publique, où il avait eu le malheur de blesser un agent… Pendant la Commune, autrefois, il s'était battu. C'était pourtant un homme très doux et qui m'adorait.

Des larmes étaient montées à ses yeux. L'abbé Rose, attendri, la congédia.

– Enfin, espérons que votre fils vous donnera du contentement et qu'il pourra vous rendre tout ce que vous avez fait pour lui.

Et madame Mathis s'en alla, s'effaça discrètement, avec un geste d'infinie tristesse. Elle ignorait tout de son fils, mais elle tremblait devant l'acharnement de l'obscure destinée.

– Je ne pense pas, dit Pierre à l'abbé, quand ils furent seuls, que la pauvre femme doive compter beaucoup sur son fils. Je n'ai vu ce garçon qu'une fois, il a dans ses yeux clairs la sécheresse et le coupant d'un couteau.

– Vous croyez? se récria le vieux prêtre, avec sa naïveté de brave homme. Il m'a semblé très poli, un peu pressé de jouir peut-être; mais ils sont tous impatients, dans la jeunesse d'aujourd'hui… Voyons, mettons-nous à table, la soupe va être froide.

Presque à la même heure, à un autre bout de Paris, rue Saint-Dominique, la nuit lente s'était faite aussi dans le salon que la comtesse de Quinsac occupait, au fond du silencieux et morne rez-de-chaussée d'un vieil hôtel. Elle était là, seule avec le marquis de Morigny, l'ami fidèle, tous deux aux deux coins de la cheminée, où la braise d'une dernière bûche achevait de s'éteindre. La servante n'avait pas encore apporté la lampe, et la comtesse oubliait de sonner, trouvait un soulagement à son inquiétude, dans cet envahissement des ténèbres, noyant les choses inavouées qu'elle craignait de laisser voir sur son visage las. Alors seulement elle osa parler, au milieu de ce salon noir, devant le foyer mort, sans que nul bruit lointain de roues troublât le silence du grand passé qui dormait là.

– Oui, mon ami, je ne suis pas contente de la santé de Gérard. Vous allez le voir, car il m'a promis de rentrer de bonne heure et de dîner avec moi. Oh! je sais qu'il est de fière mine, l'air grand et fort. Mais il faut, pour le bien connaître, l'avoir veillé comme moi, élevé avec tant de peine! Au fond, il est à la merci de tous les petits maux, qui s'aggravent immédiatement chez lui… Et l'existence qu'il mène n'est pas faite pour la santé.

Elle se tut, soupira, hésitant à se confesser jusqu'au bout.

– Il mène l'existence qu'il peut mener, dit lentement le marquis de Morigny, dont le fin profil, le grand air de vieillard sévère et tendre se perdait, noyé d'ombre. Puisqu'il n'a pu supporter la vie militaire, et que les fatigues de la diplomatie elle-même vous effrayent, que voulez-vous donc qu'il fasse?.. Il n'a qu'à vivre à l'écart, en attendant l'écroulement final, sous cette abominable république, qui achève de mettre la France au tombeau.

 

– Sans doute, mon ami. Mais justement, cette vie oisive m'épouvante. Il y achève de perdre tout ce qu'il avait de bon et de sain… Je ne dis pas uniquement cela pour les liaisons que nous avons dû lui tolérer. La dernière, que j'ai d'abord acceptée si difficilement, tant elle révoltait d'idées et de croyances en moi, m'est apparue ensuite comme étant plutôt d'une bonne influence… Seulement, le voici qui entre dans sa trente-sixième année, est-ce qu'il peut continuer à vivre de cette façon, sans but, sans devoir? Peut-être, s'il est soufrant, est-ce parce qu'il ne fait rien, qu'il n'est rien et qu'il ne sert à rien.

Sa voix se brisa de nouveau.

– Et puis, mon ami, puisque vous me forcez à tout vous dire, je vous avoue que moi-même je ne me porte pas très bien. J'ai eu des évanouissements, j'ai consulté. Enfin, d'un jour à l'autre, je peux disparaître.

Morigny, frémissant, se pencha, voulut lui saisir les mains, dans la nuit qui se faisait davantage.

– Vous, mon amie! ce serait vous que je perdrais, comme mon dernier culte! moi qui ai vu sombrer le vieux monde dont je suis, et qui vis dans l'unique espoir que vous restez au moins pour me fermer les yeux!

Elle le supplia de ne pas accroître sa peine.

– Non, non! ne me prenez pas les mains, ne les baisez pas! restez dans ces demi-ténèbres, où je ne vous vois plus qu'à peine… Ce sera notre divine force, jusqu'à la tombe, de nous être aimés si longtemps, sans une honte ni un regret… Et, si vous me touchiez, si je vous sentais trop près de moi, je ne pourrais finir, car je n'ai pas fini.

Pais, lorsqu'il fut retombé dans son silence et son immobilité:

– Demain, si je mourais, Gérard ne trouverait pas même ici la petite fortune qu'il croit encore entre mes mains. Souvent, le cher enfant m'a coûté gros, sans qu'il ait jamais paru s'en douter. J'aurais dû certainement me montrer plus sévère, plus prudente. Mais, que voulez-vous? la ruine est là, j'ai toujours été une mère trop faible… Et comprenez-vous maintenant l'angoisse où je vis, avec cette pensée que, si je meurs, Gérard n'aura pas même de quoi vivre, incapable du miracle que je renouvelle chaque jour, pour soutenir le train illusoire de notre maison?.. Je le connais, si désarmé, si maladif sous sa belle apparence, ne pouvant rien faire, ne sachant même pas se conduire. Que deviendra-t-il? ne tombera-t-il pas à la pire détresse?

Alors, ses larmes coulèrent librement, son cœur se déchirait et saignait, dans sa prescience du lendemain de sa mort, ce grand enfant adoré en qui leur race et tout un monde croulaient. Et le marquis immobile, éperdu, sentant bien qu'il n'avait aucun titre pour offrir sa fortune, comprit tout d'un coup, sentit à quelle déchéance nouvelle ce désastre allait aboutir.

– Ah! ma pauvre amie, finit-il par dire d'une voix qui tremblait de révolte et de douleur, vous en êtes à ce mariage, oui! cet abominable mariage avec la fille de cette femme. Jamais! aviez-vous juré. Vous préfériez la mort de tout. Et voilà que vous consentez, je le sens!

Elle pleurait toujours, dans le salon noir et muet, devant le feu éteint. Ce mariage de Gérard avec Camille, n'était-ce pas pour elle la fin heureuse, la certitude de laisser son fils riche, aimé, attablé enfin à la vie? Mais une dernière rébellion la souleva.

– Non, non, je ne consens pas, je vous jure que je ne consens pas encore. Je lutte de toutes mes forces, ah! dans un combat de chaque heure, dont vous ne pouvez soupçonner la torture.

Puis, sincèrement, elle prévit sa défaite.

– Si je cède un jour, mon ami, croyez bien que je sens autant que vous l'abomination d'un tel mariage. C'est la fin de notre race et de notre honneur.

Ce cri le bouleversa, et il ne put rien ajouter. Dans son intransigeance de catholique et de royaliste hautain, lui aussi n'attendait que l'écroulement suprême. Mais quelle souffrance à se dire que cette noble femme, tant aimée, et si purement, allait être, dans la catastrophe, la plus dolente des victimes! Caché par l'ombre, il osa s'agenouiller devant elle, lui prendre la main et la baiser.

Comme la servante apportait enfin une lampe allumée, Gérard se présenta. Le vieux salon Louis XVI, aux pâles boiseries, retrouvait, dans la clarté douce, sa grâce surannée; et le jeune homme affecta une gaieté vive, pour rassurer sa mère et ne point la laisser trop triste, puisqu'il ne pouvait dîner avec elle. Quand il eut expliqué que des amis l'attendaient, elle fut la première à le dégager de sa parole, heureuse de le voir si gai.

– Va, va, mon enfant et ne te fatigue pas trop… Je vais garder Morigny. Le général et Larombardière doivent venir à neuf heures. Sois tranquille, j'aurai du monde, je ne m'ennuierai pas.

Et ce fut ainsi que Gérard, après s'être assis un instant, pour causer avec le marquis, put s'esquiver et se rendre au Café Anglais.

Quand il y arriva, des femmes en pelisse de fourrure montaient déjà l'escalier, les cabinets s'emplissaient d'aimables et luxueuses compagnies, les lampes électriques étincelaient, tout le branle du plaisir, de l'éclatante prostitution d'en haut commençait à secouer, à chauffer les murs. Et, dans le cabinet arrêté par le baron, il trouva une extraordinaire dépense, des fleurs superbes, des cristaux, de l'argenterie, comme pour un royal gala. La table de six couverts était dressée avec un faste qui le fit sourire, et le menu, la carte des vins promettaient des merveilles, tout ce qu'on avait pu choisir de plus rare et de plus cher.

– Hein? c'est chic! cria Silviane, qui était déjà là, avec Duvillard, Fonsègue et Dutheil. J'ai voulu l'étonner, votre critique influent… Quand on a payé un dîner pareil à un journaliste, n'est-ce pas? il faut bien qu'il soit aimable.

Elle, pour vaincre, n'avait rien imaginé de mieux que de faire une toilette étourdissante, une robe de satin jaune, couverte de vieux point d'Alençon. Et elle s'était décolletée, et elle avait mis tous ses diamants, un diadème dans les cheveux, une rivière au cou, des nœuds aux épaules, des bracelets et des bagues. Avec sa figure candide de vierge, encadrée de fins bandeaux, elle avait l'air d'une vierge de missel, chargée des offrandes de toute la chrétienté, la vierge reine.

– Enfin, vous êtes si jolie, dit Gérard qui la plaisantait parfois, ça va tout de même.

– Bon! répondit-elle sans se fâcher, vous trouvez que je suis une bourgeoise, qu'un petit dîner simple et une toilette modeste auraient fait preuve de plus de goût. Ah! mon cher, vous ne savez pas comment on prend les hommes!

Duvillard l'approuva, car il était ravi de la montrer en pleine gloire, parée comme une idole. Fonsègue causait diamants, disait que c'étaient là des valeurs bien chanceuses, depuis que la science, grâce au four électrique, touchait au jour où la fabrication pouvait en devenir courante. Tandis que Dutheil, l'air extasié, tournait autour de la jeune femme, avec des gestes mignons de chambrière, pour remettre en place un pli de dentelle, corriger une boucle indocile.

– Quoi donc? il est bien mal élevé, votre critique, qu'il se fait attendre!

En effet, le critique vint en retard d'un quart d'heure, et tout de suite, en s'excusant, il exprima le regret qu'il aurait de s'en aller dès neuf heures et demie, car il fallait absolument qu'il fît acte de présence, dans un petit théâtre de la rue Pigalle. C'était un grand gaillard, d'une cinquantaine d'années, large des épaules, à la face pleine et barbue. Il avait gardé de l'Ecole Normale tout un dogmatisme, un pédantisme étroit, dont rien n'avait pu le laver, ni ses efforts herculéens pour être sceptique et léger, ni les vingt années de sa vie de Paris, au travers de tous les mondes. Magister il était, et magister il restait, jusque dans ses laborieuses frasques d'imagination et d'audace. Dès l'entrée, il s'efforça d'être ravi de Silviane. Il la connaissait naturellement de vue, il avait même parlé d'elle fort mal, en cinq ou six lignes dédaigneuses, à la suite de ses quelques rôles. Mais cette jolie fille, vêtue comme une reine, présentée ainsi sous le protectorat de ces quatre hommes importants, l'émotionnait; et l'idée lui venait que rien ne serait plus parisien, d'une belle humeur parisienne plus détachée de pédanterie, que de la soutenir, en lui trouvant du talent.