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Paris

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Une nuit, après le départ des trois visiteurs, Pierre, resté avec Guillaume, le vit s'assombrir et marcher à pas lents. Sans doute il venait lui-même de sentir l'écroulement de tout. Et il continua de parler, sans même se rendre compte que son frère seul l'écoutait. Il dit son horreur de l'Etat collectiviste de Mège, l'Etat dictateur rétablissant plus étroitement l'antique servage. Toutes les sectes socialistes, qui s'entre-dévoraient, péchaient par l'arbitraire organisation du travail, asservissaient l'individu au profit de la communauté. C'était pourquoi, forcé de concilier les deux grands courants, les droits de la société, les droits de l'individu, il avait fini par mettre toute sa foi dans le communisme libertaire, cette anarchie où il rêvait l'individu délivré, évoluant, s'épanouissant, sans contrainte aucune, pour son bien et pour le bien de tous. N'était-ce pas la seule théorie scientifique, les unités créant les mondes, les atomes faisant la vie par l'attraction, l'ardent et libre amour? Les minorités oppressives disparaissaient, il n'y avait plus que le jeu libéré des facultés et des énergies de chacun, arrivant à l'harmonie dans l'équilibre toujours changeant, selon les besoins, des forces actives de l'humanité en marche. Il imaginait ainsi un peuple sauvé de la tutelle de l'Etat, sans maître, presque sans loi, un peuple heureux dont chaque citoyen, ayant acquis par la liberté le complet développement de son être, s'entendait à son gré avec ses voisins, pour les mille nécessités de l'existence; et de là naissait la société, l'association librement consentie, des centaines d'associations diverses, réglant la vie sociale, toujours variables d'ailleurs, opposées, hostiles même; car le progrès n'était fait que de conflits et de luttes, le monde ne s'était créé que par le combat des forces contraires. Et c'était tout, plus d'oppresseurs, plus de riches et de pauvres, le domaine commun de la terre, avec ses outils de travail et ses trésors naturels, rendu au peuple, le légitime propriétaire, qui saurait en jouir justement, logiquement, lorsque rien d'anormal n'entraverait plus son expansion. Alors seulement la loi d'amour agirait, on verrait la solidarité humaine, qui est, entre les hommes, la forme vivante de l'attraction universelle prendre toute sa puissance, les rapprocher, les unir en une famille étroite. Beau rêve, rêve très noble et très pur de la liberté totale, de l'homme libre dans la société libre, auquel devait aboutir un esprit supérieur de savant, après avoir parcouru les autres sectes socialistes, toutes entachées de tyrannie. Le rêve anarchique est sûrement le plus haut, le plus fier, et quelle douceur de s'abandonner à l'espoir de cette harmonie de la vie qui, d'elle-même, livrée à ses forces naturelles, créerait le bonheur!

Quand Guillaume se tut, il sembla sortir d'un songe, il regarda Pierre avec quelque effarement, dans la crainte d'en avoir trop dit, de l'avoir blessé. Pierre, ému, un instant conquis, venait de sentir se dresser en lui l'objection pratique terrible, destructive de tout espoir. Pourquoi l'harmonie n'avait-elle pas agi aux premiers jours du monde, à la naissance des sociétés? Comment la tyrannie avait-elle triomphé, livrant les peuples aux oppresseurs? Et, si l'on réalisait jamais ce problème insoluble de tout détruire, de tout recommencer, qui donc pouvait promettre que l'humanité, obéissant aux mêmes lois, ne repasserait pas par les mêmes chemins? Elle était en somme aujourd'hui ce que la vie l'avait faite, et rien ne prouvait que la vie ne la referait pas ce qu'elle était. Recommencer, ah! oui! mais pour autre chose! Et cette autre chose était-elle vraiment dans l'homme, n'était-ce pas l'homme lui-même qu'il aurait fallu changer? Certes, repartir d'où l'on en était, pour continuer l'évolution commencée, quelle lenteur et quelle attente! Mais quel danger, quel retard même, si l'on revenait en arrière, sans savoir par quelle route on regagnerait le temps perdu, au milieu du chaos des décombres!

– Couchons-nous, dit Guillaume en souriant. Suis-je bête de te fatiguer avec toutes ces choses qui ne te regardent pas!

Pierre allait se passionner, ouvrir son être, en montrer les affreux combats. Mais une pudeur encore le retint, son frère ne connaissait de lui que le mensonge du prêtre croyant, fidèle à sa foi. Et, sans répondre, il gagna sa chambre.

Le lendemain soir, vers dix heures, Guillaume et Pierre lisaient dans le grand cabinet de travail, lorsque Janzen se fit annoncer, avec un ami, par la vieille servante. C'était Salvat. Et cela fut très simple.

– Il a voulu vous voir, expliqua Janzen à Guillaume. Je l'ai rencontré, il m'a supplié de l'amener ici, quand il a su votre blessure et votre inquiétude… Ce n'est guère prudent.

Guillaume, surpris, s'était levé, dans l'émotion que lui causait une pareille démarche; tandis que Pierre, bouleversé par l'entrée de cet homme, le regardait, sans bouger de sa chaise.

– Monsieur Froment, finit par dire Salvat, debout, timide et gêné, cela m'a fait bien de la peine, quand on m'a dit l'embêtement où je vous ai mis, car je n'oublierai jamais que vous avez été bon pour moi, un jour que tout le monde me jetait à la porte…

Il se dandinait sur une jambe, il faisait passer son vieux chapeau rond d'une main dans l'autre.

– Alors, j'ai tenu à venir vous dire moi-même que, si je vous ai pris une cartouche de votre poudre, un soir où vous tourniez le dos, c'est là, dans toute l'histoire, la seule chose dont j'ai un vrai remords, puisque ça peut vous compromettre… Et je veux aussi vous jurer que vous n'avez rien à craindre de moi, que je me laisserai vingt fois couper le cou, plutôt que de prononcer votre nom… Voilà tout ce que j'avais sur le cœur.

Il retomba dans son silence embarrassé, tandis que ses bons yeux de chien fidèle, ses yeux de rêverie et de tendresse, restaient fixés sur Guillaume, d'un air d'adoration respectueuse. Et Pierre le regardait toujours, à travers l'exécrable vision que son entrée venait d'évoquer en lui, celle du lamentable trottin de modiste, l'enfant blonde et jolie, étendue là-bas, le ventre ouvert, sous le porche de l'hôtel Duvillard. Ce fou, cet assassin, était-ce possible qu'il fût là et qu'il eût les yeux humides?

Guillaume, touché, s'était approché pour serrer la main de l'homme.

– Je sais bien, Salvat, que vous n'êtes pas un méchant. Mais quelle bête et abominable chose vous avez faite, mon garçon!

Doucement, sans se fâcher, Salvat sourit.

– Oh! monsieur Froment, si c'était à refaire, je le referais. Ça, vous savez, c'est mon idée. Et, à part vous, je le répète, tout va bien, je suis content.

Il ne voulut pas s'asseoir, il causa debout un instant encore avec Guillaume; pendant que Janzen, comme s'il se fût désintéressé, en désapprouvant une pareille visite, inutile et dangereuse, s'était assis, pour feuilleter un livre d'images. Guillaume tira de Salvat ce qu'il avait fait le jour de l'attentat, sa course errante, affolée de chien battu au travers de Paris, la bombe promenée partout, d'abord dans son sac à outils, puis sous son veston, et l'hôtel Duvillard dont la porte cochère était fermée, et la Chambre dont les huissiers lui avaient barré le seuil, et le Cirque où il avait songé trop tard à faire une hécatombe de bourgeois, et l'hôtel Duvillard enfin où il était revenu échouer, comme attiré par la force même du destin. Son sac à outils dormait au fond de la Seine, il l'y avait jeté dans une haine brusque du travail qui n'arrivait même pas à le nourrir, lui et les siens, ne gardant que la bombe, pour avoir les mains plus libres. Puis, il dit sa fuite, l'explosion formidable ébranlant derrière lui le quartier, sa joie et son étonnement de se retrouver plus loin, le long de rues tranquilles, où l'on ignorait tout encore. Et, depuis un mois, il vivait au hasard, sans savoir ni où ni comment, couchant souvent dehors, ne mangeant pas tous les jours. Un soir, le petit Victor Mathis lui avait donné cent sous. D'autres camarades l'aidaient, le gardaient une nuit, le faisaient filer, au moindre péril. Toute une complicité tacite l'avait, jusque-là, sauvé de la police. Fuir à l'étranger? il en avait bien eu l'idée un instant; mais son signalement devait être partout, on le guettait à la frontière, n'était-ce pas hâter son arrestation? Paris, c'était l'océan, nulle part il ne courait moins de risques. D'ailleurs, il n'avait plus ni la volonté, ni l'énergie de fuir, fataliste à sa manière, ne trouvant pas la force de quitter le pavé parisien, attendant qu'on l'y arrêtât, à l'état dernier d'épave sociale, désemparé, roulé parmi la foule, dans le rêve éveillé qui l'emportait.

– Et votre fille, votre petite Céline, demanda Guillaume, vous êtes-vous risqué à retourner la voir?

Salvat eut un geste vague.

– Non, que voulez-vous? Elle est avec maman Théodore. Des femmes, ça trouve toujours. Et puis, quoi? je suis fini, je ne puis plus rien pour personne. C'est comme si j'étais déjà mort.

Des larmes pourtant montaient à ses yeux.

– Ah! la pauvre petite! Je l'ai embrassée de tout mon cœur avant de partir. Sans elle et sans la femme que je voyais crever de faim, peut-être que je n'aurais jamais eu l'idée de la chose.

Puis, il dit simplement qu'il était prêt à mourir. S'il avait fini par poser sa bombe chez le banquier Duvillard, c'était qu'il le connaissait bien, qu'il le savait le plus riche de ces bourgeois, dont les pères, à la Révolution, avaient dupé le peuple, en prenant pour eux tout le pouvoir et tout l'argent, qu'ils s'entêtaient, aujourd'hui, à garder, sans même vouloir en rendre les miettes. La Révolution, il l'entendait à sa manière, en illettré qui s'était instruit dans les journaux et dans les réunions publiques. Et il parlait de son honnêteté en se tapant du poing sur la poitrine, il n'admettait pas surtout qu'on doutât de son courage, parce qu'il avait fui.

– Je n'ai jamais volé personne, moi, et si je ne vais pas me livrer aux argousins, c'est qu'ils peuvent bien prendre la peine de me trouver et de m'arrêter. Mon affaire est claire, je le sais, depuis qu'ils ont ce poinçon et qu'ils me connaissent. Ça n'empêche qu'il serait bête de leur mâcher la besogne. Mais, si ce n'est pas demain, que ce soit donc après-demain, car je commence à en avoir assez, d'être traqué comme une bête et de ne plus savoir comment je vis.

 

Curieusement, Janzen avait cessé de feuilleter le livre d'images, pour le regarder. Un dédain souriait au fond de ses yeux froids. Il dit, dans son français hésitant:

– On se bat, on se défend, on tue les autres et on tâche de ne pas être tué. C'est la guerre.

Cela tomba dans le profond silence. Salvat ne parut pas avoir entendu, et il bégaya sa foi, en une phrase embarrassée de grands mots: le sacrifice de son existence, pour que la misère enfin cessât; l'exemple d'un grand acte donné, avec la certitude que d'autres héros naîtraient de lui, pour continuer la lutte. Et, dans cette foi très sincère, dans son illuminisme de rédempteur, entrait aussi l'orgueil du martyre, la joie d'être un des saints rayonnants et adorés de la naissante Eglise révolutionnaire.

Comme il était venu, il s'en alla. Quand Janzen l'eut repris, il sembla que la nuit qui l'avait amené, le remportait dans son inconnu. Et Pierre, alors seulement, se leva, ouvrit toute grande la baie large du cabinet, étouffant, en un brusque besoin d'air. La nuit de mars était très douce, une nuit sans lune, dans laquelle ne montait que la clameur mourante de Paris, invisible là-bas, à l'horizon.

Ainsi qu'à son habitude, Guillaume s'était mis à marcher lentement. Puis, il parla, oubliant de nouveau qu'il s'adressait à ce prêtre, qui était son frère.

– Ah! le pauvre être! comme l'on comprend son acte de violence et d'espoir! Tout son passé d'inutile travail, de misère sans cesse accrue, est là qui l'explique. Puis, il y a une contagion de l'idée, les réunions publiques où l'on se grise de mots, les conciliabules entre compagnons dans lesquels la foi s'affirme, l'esprit s'exalte… En voici un, par exemple, que je crois bien connaître. Il est bon ouvrier, sobre, brave. L'injustice l'a toujours exaspéré. Peu à peu, le désir du bonheur de tous l'a jeté hors du réel, dont il a fini par avoir l'horreur. Et comment veut-on qu'il ne vive pas dans le rêve, un rêve de rachat qui tourne à l'incendie et au meurtre?.. Là, devant moi, je le regardais, il me semblait voir un des premiers esclaves chrétiens de l'ancienne Rome. Toute l'iniquité de la vieille société païenne, agonisante sous la pourriture de la débauche et de l'argent, pesait à ses épaules, l'écrasait. Il revenait des catacombes, il avait chuchoté des paroles de délivrance et de rédemption, avec de misérables frères, au milieu des ténèbres. Et la soif du martyre le brûlait, il crachait à la face des Césars, il insultait les dieux, pour que l'ère de Jésus vînt abolir enfin l'esclavage. Et il était prêt à mourir sous la dent des bêtes.

Pierre ne répondit pas tout de suite. Déjà la propagande secrète, la foi militante des anarchistes l'avaient frappé, comme ayant des ressemblances avec celles des sectaires chrétiens, au début. Ceux-là, à l'exemple de ceux-ci, se jettent dans une espérance nouvelle, pour que justice enfin soit rendue aux humbles. Le paganisme disparaît par lassitude de la chair, besoin d'autre chose, d'une foi candide et supérieure. C'était le jeune espoir, arrivant historiquement à son heure, ce rêve du paradis chrétien, ouvrant l'autre vie, avec ses compensations. Aujourd'hui que dix-huit siècles ont épuisé cet espoir, que la longue expérience est faite, l'éternel esclave dupé, l'ouvrier fait le nouveau rêve de remettre le bonheur sur cette terre, puisque la science lui prouve chaque jour davantage que le bonheur dans l'au-delà est un mensonge. Que ce soit une illusion encore, mais qu'elle soit renouvelée, rajeunie et vivace, dans le sens de la vérité conquise! Il n'y a là que l'éternelle lutte du pauvre et du riche, l'éternelle question de plus de justice et de moins de souffrance. Et la conjuration des misérables est la même, la même affiliation, la même exaltation mystique, la même folie de l'exemple à donner et du sang à répandre.

– Mais, dit enfin Pierre, tu ne peux être avec ces bandits, ces assassins dont la violence sauvage me fait horreur. Hier, je t'ai laissé parler, tu rêvais un peuple si grand, si heureux, cette anarchie idéale, où chaque être serait libre dans la liberté de tous les êtres. Seulement, quelle abomination, quel soulèvement de la raison et du cœur, lorsque de la théorie en descend à la propagande, à la mise en pratique! Si tu es le cerveau qui pense, quelle est donc l'exécrable main qui agit, pour qu'elle tue ainsi les enfants, qu'elle enfonce les portes et qu'elle vide les tiroirs? Est-ce que tu acceptes cette responsabilité, est-ce que l'homme que tu es, ton éducation, ta culture, tout l'atavisme social que tu as derrière toi, ne se révolte pas, à l'idée de voler, de tuer?

Guillaume s'arrêta net, frémissant, devant son frère.

– Voler, tuer, non! non! je ne veux pas! Mais il faut tout dire, bien établir l'histoire de l'heure mauvaise que nous traversons. C'est une démence qui souffle, et la vérité est qu'on a fait le nécessaire pour la provoquer. Aux premiers actes, encore innocents, des anarchistes, la répression a été si dure, la police a si rudement malmené les quelques pauvres diables tombés dans ses mains, que toute une colère a monté peu à peu, pour aboutir aux horribles représailles. Songe donc aux pères battus, jetés en prison, aux mères et aux enfants crevant de faim sur le pavé, aux vengeurs affolés, que laisse derrière lui chaque anarchiste mourant sur l'échafaud. La terreur bourgeoise a fait la sauvagerie anarchiste. Et puis, tiens! un Salvat, sais-tu de ce dont est fait son crime? De nos siècles d'impudence et d'iniquité, de tout ce que les peuples ont souffert, de tous les chancres actuels qui nous rongent, l'impatience de jouir, le mépris du faible, le monstrueux spectacle que présente notre société en décomposition.

Il s'était remis à marcher lentement, il continua comme s'il eût réfléchi à voix haute.

– Ah! pour en venir où j'en suis, que de réflexions, que de combats! Je n'étais qu'un positiviste, moi, un savant tout à l'observation et à l'expérience, n'acceptant rien en dehors du fait constaté. Scientifiquement, socialement, j'admettais révolution simple et lente, enfantant l'humanité comme l'être humain lui-même est enfanté. Et c'est alors que, dans l'histoire du globe, puis dans celle des sociétés, il m'a fallu faire la place du volcan, le brusque cataclysme, la brusque éruption, qui a marqué chaque phase géologique, chaque période historique. On en arrive ainsi à constater que jamais un pas n'a été fait, un progrès accompli, sans l'aide d'épouvantables catastrophes. Toute marche en avant a sacrifié des milliards d'existences. Notre étroite justice se révolte, nous traitons la nature d'atroce mère, mais si nous n'excusons pas le volcan, il faut pourtant bien le subir en savants prévenus, lorsqu'il éclate… Et puis, ah! et puis, je suis peut-être un rêveur comme les autres, j'ai mes idées.

Et, d'un grand geste, il avoua le rêveur social qu'il était, à côté du savant scrupuleux, très méthodique, très modeste devant les phénomènes. Son effort constant était de tout ramener à la science, et il avait un grand chagrin de ne pouvoir constater scientifiquement, dans la nature, l'égalité, ni même la justice, dont le besoin le hantait, socialement. C'était là son désespoir, de ne pas arriver à mettre d'accord sa logique d'homme de science et son amour d'apôtre chimérique. Dans cette dualité, la haute raison faisait sa tâche à part, tandis que le cœur d'enfant rêvait de bonheur universel, de fraternité entre les peuples, tous heureux, plus d'iniquités, plus de guerre, l'amour seul maître du monde.

Mais Pierre, resté près de la grande baie ouverte, les yeux dans la nuit, vers Paris, d'où montaient les derniers grondements de l'âpre soirée, était envahi du flot débordant de son doute et de son désespoir. C'était trop, ce frère tombé chez lui avec ses croyances de savant et d'apôtre, ces hommes qui venaient discuter de tous les bouts de la pensée contemporaine, ce Salvat enfin qui apportait l'exaspération de son acte de fou. Et, lui, qui les avait tous écoutés jusque-là, muet, sans un geste, qui s'était caché de son frère, réfugié en son mensonge hautain de bon prêtre, se sentit brusquement le cœur soulevé d'une telle amertume, qu'il ne put mentir davantage. Et ce fut dans une débâcle de colère et de douleur que son secret lui échappa.

– Ah! frère, si tu as ton rêve, moi j'ai ma plaie au flanc, qui m'a rongé et m'a laissé vide… Ton anarchie, ton rêve de juste bonheur, auquel Salvat travaille à coups de bombe, mais c'est la démence finale qui va tout balayer, comment ne le vois-tu pas? Le siècle s'achève dans les décombres, voici plus d'un mois que je vous écoute, Fourier a ruiné Saint-Simon, Proudhon et Comte ont démoli Fourier, tous entassent les contradictions et les incohérences, ne laissent qu'un chaos, parmi lequel on n'ose faire un triage. Les sectes socialistes pullulent, les plus raisonnables conduisent à la dictature, les autres ne sont que des rêveries dangereuses. Et il n'y a plus, au bout d'une telle tempête d'idées, que ton anarchie, tes attentats, qui se chargent d'achever le vieux monde, en le réduisant en poudre… Ah! je la prévoyais, je l'attendais, cette catastrophe dernière, ce coup de folie fratricide, l'inévitable lutte des classes, où notre civilisation devait sombrer. Tout l'annonçait, la misère d'en bas, l'égoïsme d'en haut, les craquements de la vieille maison humaine près de crouler sous trop de crimes et trop de douleur. Quand je suis allé à Lourdes, c'était pour voir si le Dieu des simples d'esprit ferait le miracle attendu, rendrait la croyance des premiers âges au peuple révolté d'avoir tant souffert. Et quand je suis allé à Rome, c'était dans la naïve espérance d'y trouver la religion nouvelle, nécessaire à nos démocraties, celle qui pouvait seule pacifier le monde, en le ramenant à la fraternité de l'âge d'or. Mais quelle imbécillité était la mienne! Ici et là, je n'ai fait que toucher le fond du néant. Où je rêvais si ardemment le salut des autres, je n'ai réussi qu'à me perdre moi-même, comme un navire qui coule à pic, dont jamais plus on ne retrouvera une épave. Un lien me rattachait encore aux hommes, la charité, les blessures pansées, soulagées, guéries peut-être à la longue; et cette dernière amarre a été coupée, la charité inutile et dérisoire devant la haute et souveraine justice qui s'impose, que nul ne peut plus retarder à cette heure. C'est fini, je ne suis que cendre, un sépulcre vide, dans mon abominable détresse intérieure. Je ne crois plus à rien, à rien, à rien!

Pierre s'était dressé, les deux bras ouverts, comme pour en laisser tomber l'immense néant de son cœur et de son cerveau. Et Guillaume, bouleversé devant ce farouche négateur, ce nihiliste désespéré, qui se révélait à lui, s'approcha, frémissant.

– Que dis-tu, frère? Toi que je croyais si ferme, si calme en ta croyance! toi le prêtre admirable, le saint que toute cette paroisse adore! Je ne voulais pas même discuter ta foi, et c'est toi qui nies tout, qui ne crois à rien!

Pierre, lentement, élargit de nouveau les bras dans le vide.

– Il n'y a rien, j'ai tâché de tout savoir, et je n'ai trouvé que l'abominable douleur de ce rien qui m'écrase.

– Ah! mon Pierre, mon petit frère, que tu dois souffrir! La religion est-elle donc plus desséchante que la science, puisqu'elle t'a dévasté à ce point, lorsque je suis resté, moi, un vieux fou encore plein de chimères!

Il lui saisit les deux mains, il les serra, pris d'une pitié terrifiée, en face de cette figure de grandeur et d'épouvante, celle du prêtre incroyant veillant sur la croyance des autres, faisant chastement, honnêtement son métier, dans la tristesse hautaine de son mensonge. Et que ce mensonge devait peser à sa conscience, pour qu'il se confessât de la sorte, en une telle débâcle de tout son être! Jamais il ne l'aurait fait un mois plus tôt, dans la sécheresse de son orgueilleuse solitude. Pour parler, il fallait déjà que bien des choses l'eussent remué, sa réconciliation avec son frère, les conversations qu'il entendait chaque soir, ce drame terrible auquel il était mêlé, et ses réflexions sur le travail en lutte contre la misère, et l'espoir sourd que lui remettait au cœur la jeunesse intellectuelle de demain. Est-ce que, dans l'excès même de sa négation, ne s'indiquait pas le frisson d'une toi nouvelle?

Guillaume dut le comprendre, en le sentant frémir d'une telle tendresse inassouvie, au sortir de son farouche silence, gardé si longtemps. Et il le fit asseoir près de la fenêtre, il s'assit à son côté, sans lui lâcher les mains.

 

– Mais je ne veux pas que tu souffres, mon petit frère! Je ne te quitte plus, je vais te soigner. Car je te connais beaucoup mieux que tu ne te connais toi-même. Tu n'as jamais souffert que du combat de ton cœur contre ta raison, et tu cesseras de souffrir, le jour où la paix se fera entre eux, où tu aimeras ce que tu comprendras.

Et, plus bas, avec une tendresse infinie:

– Vois-tu, notre pauvre mère, notre pauvre père, eh bien! ils continuent leur lutte douloureuse en toi. Tu étais trop jeune, tu n'as pu savoir. Moi, je les ai connus si misérables, lui malheureux par elle, qui le traitait en damné, elle souffrant de lui, dont l'irréligion la torturait! Quand il a été mort, foudroyé ici même par une explosion, elle a vu là un châtiment de Dieu, il est resté le spectre coupable rôdant par la maison. Et quel honnête homme il était pourtant, quel bon et grand cœur, quel travailleur éperdu du désir de la vérité, ne voulant que l'amour et le bonheur de tous!.. Depuis que nous passons nos soirées ici, je le sens bien qui revient, son ombre nous enveloppe, il s'est réveillé autour de nous, en nous; et, elle aussi, la sainte et douloureuse femme, elle renaît, elle est là toujours, nous baignant de sa tendresse, pleurant, s'obstinant à ne pas comprendre… Ce sont eux qui m'ont retenu si longtemps peut-être, et qui, en ce moment encore, sont présents pour mettre ainsi tes mains dans les miennes.

Pierre, en effet, crut sentir passer, sur lui et sur Guillaume, les souffles de vigilante affection, que ce dernier évoquait. Et c'était tout l'autrefois, toute leur jeunesse refleurie, dont ils jouissaient délicieusement, depuis que la catastrophe les avait enfermés là. La petite maison entière revivait les jours de jadis, rien n'était d'une plus exquise douceur, si triste et si frissonnante d'espoir.

– Tu entends, petit frère? Il faudra bien que tu les réconcilies, car ils ne peuvent se réconcilier qu'en toi. Tu as son front, à lui, d'une solidité inexpugnable de tour, et tu as sa bouche, ses yeux d'irréalisable tendresse, à elle. Tâche donc de les mettre d'accord, en contentant un jour, selon ta raison, cette faim éternelle d'aimer, de te donner et de vivre, que tu te meurs de n'avoir pu satisfaire. Ta misère affreuse n'a pas d'autre cause. Reviens à la vie, aime, donne-toi, sois un homme!

Pierre eut un cri désolé.

– Non, non! la mort du doute a passé en moi, desséchant tout, rasant tout, et plus rien ne peut revivre dans cette poussière froide. C'est la totale impuissance.

– Mais enfin, reprit Guillaume dont la fraternité saignait, tu ne peux en être à cette négation absolue. Aucun homme n'y descend, et chacun, même l'esprit le plus désabusé, a son coin de chimère et d'espérance. Nier la charité, nier le dévouement, le prodige qu'on peut attendre de l'amour, ah! j'avoue que je ne vais pas jusque-là. Et, maintenant que tu m'as confessé ta plaie, que ne puis-je te dire mon rêve, la folie d'espoir qui me fait vivre! Les savants vont-ils donc être les derniers grands enfants rêveurs, et la foi ne poussera-t-elle bientôt plus que dans les laboratoires des chimistes?

Une extrême émotion l'agitait, un combat se livrait dans sa tête et dans son cœur. Puis, cédant à l'immense pitié qui l'avait pris, vaincu par son ardente tendresse pour ce frère si malheureux, il parla. Mais il s'était rapproché encore, le tenait à la taille, serré contre lui; et c'était dans cette étreinte qu'il se confessait à son tour, baissant la voix, comme si quelqu'un avait pu surprendre son secret.

– Pourquoi ne saurais-tu pas cette chose? Mes fils eux-mêmes l'ignorent. Mais toi, tu es un homme, tu es mon frère, et puisqu'il n'y a plus le prêtre en toi, c'est au frère que je la confie. Cela me fera t'aimer davantage, et peut-être cela te fera-t-il du bien.

Alors, il lui conta son invention, un explosif nouveau, une poudre d'une si extraordinaire puissance, que les effets en étaient incalculables. Cette poudre, il en avait trouvé l'emploi dans un engin de guerre, des bombes lancées par un canon spécial, dont l'usage devait assurer une foudroyante victoire à l'armée qui s'en servirait. L'armée ennemie serait détruite en quelques heures, les villes assiégées tomberaient en poudre au moindre bombardement. Longtemps, il avait cherché, douté, refait ses calculs et ses expériences; mais tout, à cette heure, était prêt, la formule exacte de la poudre, les dessins pour le canon et les bombes, un précieux dossier mis en lieu sûr. Et il avait résolu, après des mois d'anxieuses réflexions, de donner son invention à la France, afin de lui assurer la victoire certaine dans sa prochaine guerre avec l'Allemagne. Cependant, il n'était pas de patriotisme étroit, il avait au contraire une conception internationale très élargie de la future civilisation libertaire. Seulement, il croyait à la mission initiatrice de la France, il croyait surtout à Paris, cerveau du monde d'aujourd'hui et de demain, d'où devaient partir toute science et toute justice. Déjà l'idée de liberté et d'égalité s'en était envolée, au grand souffle de la Révolution, et c'était de son génie, de sa vaillance que l'émancipation définitive allait aussi prendre son vol. Il fallait que Paris fût victorieux, pour que le monde fût sauvé.

Pierre avait compris, grâce à la conférence sur les explosifs, entendue par lui chez Bertheroy. Et la grandeur démesurée de ce projet, de ce rêve, le saisissait, par l'extraordinaire destinée qui se serait ouverte pour Paris vainqueur, dans l'éclat fulgurant des bombes. Mais il était aussi frappé de la noblesse que prenaient à ses yeux les angoisses de son frère, depuis un mois. Celui-ci n'avait tremblé que de la crainte de voir son invention divulguée, à la suite de l'attentat de Salvat. La moindre indiscrétion pouvait tout compromettre, et cette petite cartouche volée, dont s'étonnaient les savants, n'allait-elle pas livrer son secret? Il voulait choisir son heure, il sentait la nécessité d'agir dans le mystère, quand le jour viendrait. Et, jusque-là, le secret dormirait au fond de la cachette choisie, confiée à l'unique garde de Mère-Grand, qui avait des ordres, qui savait ce qu'elle aurait à faire, si lui-même, dans un brusque accident, disparaissait. Il se reposait sur elle comme sur son propre courage, et personne ne passerait, tant qu'elle serait là debout, gardienne muette et souveraine.

– Maintenant, acheva Guillaume, tu sais mon espoir et mon angoisse, tu pourras m'aider, me suppléer aussi, toi, si je n'allais pas au bout de la tâche… Aller au bout, aller au bout! il y a des heures où j'ai cessé de voir clairement la route, depuis que je me suis enfermé ici, à réfléchir, à me dévorer d'inquiétude et d'impatience! Ce Salvat, ce misérable dont nous avons tous fait le crime et que l'on traque comme une bête fauve! Cette bourgeoisie affolée, jamais assouvie, qui va se laisser écraser par la chute de la vieille maison branlante, plutôt que d'y tolérer la moindre réparation! Cette presse cupide, abominable, dure aux petits, injurieuse aux solitaires, battant monnaie avec les malheurs publics, prête à souffler la contagion de la démence, pour décupler son tirage! Où est la vérité, la justice, la main de logique et de santé qu'il faut armer de la foudre? Paris vainqueur, Paris maître des peuples, sera-t-il le justicier, le sauveur qu'on attend?.. Ah! l'angoisse de se croire le maître des destinées du monde, et choisir, et décider!