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Le Rêve

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– Moi, j'aime que les choses soient à leur place… Le matin, c'est le coucou de l'atelier qui me réveille, toujours à six heures; et il ne ferait pas clair, que je m'habillerais: mes bas sont ici, le savon est là, une vraie manie. Oh! je ne suis pas née comme ça, j'étais d'un désordre! Mère a dû en dire, des paroles!.. Et, à l'atelier, je ne ferais rien de bon, si ma chaise n'était pas au même endroit, en face du jour. Heureusement que je ne suis ni gauchère ni droitière, et que je brode des deux mains, ce qui est une grâce, car toutes n'y parviennent pas…

C'est comme les fleurs que j'adore, je ne puis en garder un bouquet près de moi, sans avoir des maux de tête terribles. Je supporte les violettes seules, et c'est surprenant, l'odeur m'en calme plutôt. Au moindre malaise, je n'ai qu'à respirer des violettes, elles me soulagent.

Il l'écoutait, ravi. Il se grisait de la douceur de sa voix, qu'elle avait d'un charme extrême, pénétrante et prolongée; et il devait être particulièrement sensible à cette musique humaine, car l'inflexion caressante, sur certaines syllabes, lui mouillait les yeux.

– Ah! dit-elle en s'interrompant, voici les chemises qui sont bientôt sèches.

Puis, elle acheva ses confidences, dans le besoin naïf et inconscient de se faire connaître. – Le blanc, c'est toujours beau, n'est-ce pas? Certains jours, j'ai assez du bleu, du rouge, de toutes les couleurs; tandis que le blanc est une joie complète dont jamais je ne me lasse.

Rien n'y blesse, on voudrait s'y perdre… Nous avions un chat blanc, avec des taches jaunes, et je lui avais peint ses taches.

Il était très bien, mais ça n'a pas tenu… Tenez! ce que mère ne sait pas, je garde tous les déchets de soie blanche, j'en ai plein un tiroir, pour rien, pour le plaisir de les regarder et de les toucher, de temps en temps… Et j'ai un autre secret, oh! un gros celui-là! Quand je m'éveille, chaque matin, il y a près de mon lit, quelqu'un, oui! une blancheur qui s'envole! Il n'eut pas un doute, il parut fermement la croire. Cela n'était-il pas simple et dans l'ordre? Une jeune princesse ne l'aurait point conquis si vite, parmi les magnificences de sa cour. Elle avait, au milieu de tout ce linge blanc, sur cette herbe verte, un grand air charmant, joyeux et souverain, qui le prenait au cœur, d'une étreinte grandissante. C'en était fait, il n'y avait plus qu'elle, il la suivrait jusqu'au bout de la vie.

Elle continuait à marcher, de son petit pas rapide, en tournant parfois la tête, avec un sourire; et il venait derrière toujours, suffoqué de ce bonheur, sans aucun espoir de l'atteindre jamais.

Mais une bourrasque souffla, un vol de menus linges, des cols et des manchettes de percale, des fichus et des guimpes de batiste, fut soulevé, s'abattit au loin, ainsi qu'une troupe d'oiseaux blancs, roulés dans la tempête.

Et Angélique se mit à courir.

– Ah! mon Dieu! arrivez donc! aidez-moi donc!

Tous deux s'étaient précipités. Elle arrêta un col, sur le bord de la Chevrote. Lui, déjà, tenait deux guimpes, retrouvées au milieu de hautes orties. Les manchettes, une à une, furent reconquises. Mais, dans leurs courses à toutes jambes, trois fois elle venait de l'effleurer, des plis envolés de sa jupe; et, chaque foi?, il avait eu une secousse au cœur, la face subitement rouge. À son tour, il la frôla, en faisant un saut pour rattraper le dernier fichu, qui lui échappait. Elle était restée debout, immobile, étouffant. Un trouble noyait son rire, elle ne plaisantait plus, ne se moquait plus de ce grand garçon innocent et gauche. Qu'avait-elle donc, pour n'être plus gaie et pour défaillir ainsi, sous cette angoisse délicieuse? Quand il lui tendit le fichu, leurs mains, par hasard, se touchèrent. Ils tressaillirent, ils se contemplèrent, éperdus. Elle s'était reculée vivement, elle demeura quelques secondes à ne savoir que résoudre, dans la catastrophe extraordinaire qui lui arrivait. Puis, tout d'un coup, affolée, elle prit sa course, elle se sauva, les bras pleins du menu linge, abandonnant le reste.

Félicien, alors, voulut parler.

– Oh! de grâce… je vous en prie… Le vent redoublait, lui coupait le souffle. Désespéré, il la regardait courir, comme si ce grand vent l'eût emportée. Elle courait, elle courait parmi la blancheur des draps et des nappes, dans l'or pâle du soleil oblique. L'ombre de la cathédrale semblait la prendre, et elle était sur le point de rentrer chez elle, par la petite porte du jardin, sans un regard en arrière.

Mais; au seuil, vivement, elle se retourna, saisie d'une bonté subite, ne voulant pas qu'il la crût trop fâchée. Et, confuse, souriante, elle cria:

– Merci! merci!

Était-ce de l'avoir aidée à rattraper son linge qu'elle le remerciait? Était-ce d'autre chose? Elle avait disparu, la porte se refermait. Et lui demeura seul, au milieu du champ, sous les grandes rafales régulières, qui soufflaient, vivifiantes, dans le ciel pur.

Les ormes de l'Évêché s'agitaient avec un long bruit de houle, une voix haute clamait au travers des terrasses et des arcs-boutants de la cathédrale. Mais il n'entendait plus que le claquement léger d'un petit bonnet, noué à une branche de lilas ainsi qu'un bouquet blanc, et qui était à elle.

À partir de cette journée, chaque fois qu'Angélique ouvrit sa fenêtre, elle aperçut Félicien, en bas, dans le Clos-Marie. Il avait le prétexte du vitrail, il y vivait sans que le travail avançât le moins du monde: Pendant des heures, il s'oubliait derrière un buisson, allongé sur l'herbe, guettant entre les feuilles.

Et cela était très doux, d'échanger un sourire, matin et soir.

Elle, heureuse, n'en demandait pas davantage. La lessive ne devait revenir que dans trois mois, la porte du jardin, jusque-là, resterait close. Mais, à se voir quotidiennement, ce serait si vite passé, trois mois! et puis, y avait-il un bonheur plus grand que de vivre de la sorte, le jour pour le regard du soir, la nuit pour le regard du matin?

Dès la première rencontre, Angélique avait tout dit, ses habitudes, ses goûts, les petits secrets de son cœur. Lui, silencieux, se nommait Félicien, et elle ne savait rien autre. Peut-être cela devait-il être ainsi, la femme se donnant toute, l'homme se réservant dans l'inconnu. Elle n'éprouvait aucune curiosité hâtive, elle souriait, à l'idée des choses qui se réaliseraient, sûrement. Puis, ce qu'elle ignorait ne comptait pas, se voir importait seul. Elle ne savait rien de lui, et elle le connaissait au point de lire ses pensées dans son regard. Il était venu.

Elle l'avait reconnu, et ils s'aimaient. Alors, ils jouirent délicieusement de cette possession, à distance. C'étaient sans cesse des ravissements nouveaux, pour les découvertes qu'ils faisaient. Elle avait des mains longues, abîmées par l'aiguille, qu'il adora. Elle remarqua ses pieds minces, elle fut orgueilleuse de leur petitesse. Tout en lui la flattait, elle lui était reconnaissante d'être beau, elle ressentit une joie violente, le soir où elle constata qu'il avait la barbe d'un blond plus cendré que les cheveux, ce qui donnait à son rire une douceur extrême. Lui, s'en alla éperdu d'ivresse, un matin qu'elle s'était penchée et qu'il avait aperçu, sur son cou délicat, un signe brun. Leurs cœurs aussi se mettaient à nu, ils y eurent des trouvailles. Certainement, le geste dont elle ouvrait sa fenêtre, ingénu et fier, disait que, dans sa condition de petite brodeuse, elle avait l'âme d'une reine. De même, elle le sentait bon, en voyant de quel pas léger il foulait les herbes.

C'était, autour d'eux, un rayonnement de qualités et de grâces, à cette heure première de leur rencontre. Chaque entrevue apportait son charme. Il leur semblait que jamais ils n'épuiseraient cette félicité de se voir.

– Cependant, Félicien marqua bientôt quelque impatience.

Il ne restait plus allongé des heures, au pied d'un buisson, dans l'immobilité d'un bonheur absolu. Dès qu'Angélique paraissait, accoudée, il devenait inquiet, tâchait de se rapprocher d'elle. Et cela finissait par la fâcher un peu, car elle craignait qu'on ne le remarquât. Un jour même, il y eut une vraie brouille: il s'était avancé jusqu'au mur, elle dut quitter le balcon. Ce fut une catastrophe, il en demeura bouleversé, le visage si éloquent de soumission et de prière, qu'elle pardonna le lendemain, en s'accoudant à l'heure habituelle. Mais l'attente ne lui suffisait plus, il recommença. Maintenant, il semblait être partout à la fois, dans le Clos-Marie, qu'il emplissait de sa fièvre.

Il sortait de derrière chaque tronc d'arbre, il apparaissait au-dessus de chaque touffe de ronces. Comme les ramiers des grands ormes, il devait avoir son logis aux environs, entre deux branches. La Chevrote lui était un prétexte à vivre là, penché au-dessus du courant, où il avait l'air de suivre le vol des nuages. Un jour, elle le vit parmi les ruines du moulin, debout sur la charpente d'un hangar éventré, heureux d'être ainsi monté un peu, dans son regret de ne pouvoir voler jusqu'à son épaule. Un autre jour, elle étouffa un léger cri, en l'apercevant plus haut qu'elle, entre deux fenêtres de la cathédrale, sur la terrasse des chapelles du chœur. Comment avait-il pu atteindre cette galerie, fermée d'une porte dont le bedeau gardait la clef?..

Comment, d'autres fois, le retrouva-t-elle en plein ciel, parmi les arcs-boutants de la nef et les pinacles des contreforts? De ces hauteurs, il plongeait au fond de sa chambre, ainsi que les hirondelles volant à la pointe des clochetons. Jamais elle n'avait eu l'idée de se cacher. Et, dès lors, elle se barricada, et un trouble la prenait, grandissant, à se sentir envahie, à être toujours deux. Si elle n'avait pas de hâte, pourquoi donc son cœur battait-il si fort, comme le bourdon du clocher en plein branle des grandes fêtes?

Trois jours se passèrent, sans qu'Angélique se montrât, effrayée de l'audace croissante de Félicien. Elle se jurait de ne plus le revoir, elle s'excitait à le détester. Mais il lui avait donné de sa fièvre, elle ne pouvait rester en place, tous les prétextes lui étaient bons à lâcher la chasuble qu'elle brodait.

 

Aussi, ayant appris que la mère Gabet gardait le lit, dans le plus profond dénuement, alla-t-elle la visiter chaque matin.

C'était rue des Orfèvres même, à trois portes. Elle arrivait avec du bouillon, du sucre, elle redescendait acheter des médicaments, chez le pharmacien de la Grand-Rue. Et, un jour qu'elle remontait, portant des paquets et des fioles, elle eut le saisissement de trouver Félicien au chevet de la vieille femme malade. Il devint très rouge, il s'esquiva gauchement. Le jour suivant, comme elle partait, il se présenta de nouveau, elle lui laissa la place, mécontente. Voulait-il donc l'empêcher de voir ses pauvres? Justement, elle était prise d'une de ces crises de charité qui lui faisaient se donner toute, pour combler ceux qui n'avaient rien. Son être se fondait de fraternité pitoyable, à l'idée de la souffrance. Elle courait chez le père Mascart, un aveugle paralytique de la rue Basse, à qui elle faisait manger elle-même l'assiettée de soupe qu'elle lui apportait; chez les Chouteau, l'homme et la femme, deux vieux de quatre-vingt-dix ans, qui occupaient une cave de la rue Magloire, où elle avait emménagé d'anciens meubles, pris dans le grenier des Hubert; chez d'autres, d'autres encore, chez tous les misérables du quartier, qu'elle entretenait en cachette des choses traînant autour d'elle, heureuse de les surprendre et de les voir rayonner, pour quelque reste de la veille. Et voilà que, chez tous, désormais, elle rencontrait Félicien! Jamais elle ne l'avait tant vu, elle qui évitait de se mettre à la fenêtre, de crainte de le revoir. Son trouble grandissait, elle se croyait très en colère.

Dans cette aventure, le pis, vraiment, fut qu'Angélique bientôt désespéra de sa charité. Ce garçon lui gâtait la joie d'être bonne. Auparavant, il avait peut-être d'autres pauvres, mais pas ceux-là, car il ne les visitait point; et il avait dû la guetter, monter derrière elle, pour les connaître et les lui prendre ainsi, l'un après l'autre. Maintenant, chaque fois qu'elle arrivait chez les Chouteau, avec un petit panier de provisions, il y avait des pièces blanches sur la table. Un jour qu'elle courait porter dix sous, ses économies de toute la semaine, au père Mascart, qui pleurait sans cesse misère pour son tabac, elle le trouva riche d'une pièce de vingt francs, luisante comme un soleil. Même, un soir qu'elle rendait visite à la mère Gabet, celle-ci la pria de descendre lui changer un billet de banque. Et quel crève-cœur de constater son impuissance, elle qui manquait d'argent, lorsque lui, si aisément, vidait sa bourse! Certes, elle était heureuse de l'aubaine, pour ses pauvres; mais elle n'avait plus de bonheur à donner, triste de donner si peu, lorsqu'un autre donnait tant. Le maladroit, ne comprenant pas, croyant la conquérir, cédait à un besoin de largesses attendri, lui tuait ses aumônes. Sans compter qu'elle devait subir ses éloges, chez tous les misérables: un jeune homme si bon, si doux, si bien élevé! Ils ne parlaient plus que de lui, ils étalaient ses dons comme pour mépriser les siens.

Malgré son serment de l'oublier, elle les questionnait sur son compte: qu'avait-il laissé, qu'avait-il dit? et il était beau, n'est-ce pas? et tendre, et timide! Peut-être osait-il parler d'elle? Ah! bien sûr, il en parlait toujours! Alors, elle l'exécrait décidément, car elle finissait par en avoir trop lourd sur le cœur.

Enfin, les choses ne pouvaient continuer de la sorte; et, un soir de mai, par un crépuscule souriant, la catastrophe éclata.

C'était chez les Lemballeuse, la nichée de pauvresses qui se terraient dans les décombres du vieux moulin. Il n'y avait là que des femmes, la mère Lemballeuse, une vieille couturée de rides, Tiennette, la fille aînée, une grande sauvagesse de vingt ans, ses deux petites sœurs, Rose et Jeanne, les yeux hardis déjà, sous leur tignasse rousse. Toutes quatre mendiaient par les routes, le long des fossés, rentraient à la nuit, les pieds cassés de fatigue, dans leurs savates que rattachaient des ficelles. Et, justement, ce soir-là, Tiennette, ayant achevé de laisser les siennes parmi les cailloux, était revenue blessée, les chevilles en sang. Assise devant leur porte, au milieu des hautes herbes du Clos-Marie, elle s'arrachait de la chair des épines, tandis que la mère et les deux petites, autour d'elle, se lamentaient.

À ce moment, Angélique arriva, cachant sous son tablier le pain qu'elle leur donnait chaque semaine. Elle s'était échappée par la petite porte du jardin, et l'avait laissée ouverte derrière elle, car elle comptait rentrer en courant. Mais la vue de toute la famille en larmes l'arrêta.

– Quoi donc? qu'avez-vous?..

– Ah! ma bonne demoiselle, gémit la mère Lemballeuse, voyez dans quel état cette grande bête s'est mise! Demain, elle ne pourra pas marcher, c'est une journée fichue… Faudrait des souliers.

Les yeux flambants sur leur crinière, Rose et Jeanne redoublèrent de sanglots, en criant d'une voix aiguë:

– Faudrait des souliers, faudrait des souliers.

Tiennette avait levé à demi sa tête maigre et noire. Puis, farouche, sans une parole, elle s'était fait saigner encore, acharnée sur une longue écharde, à l'aide d'une épingle.

Émue, Angélique donna son aumône.

– Voilà toujours un pain.

– Oh! du pain, reprit la mère, sans doute il en faut. Mais elle ne marchera pas avec du pain, bien sûr. Et c'est la foire à Bligny, une foire où elle fait tous les ans plus de quarante sous…

Bon Dieu de bon Dieu! qu'est-ce qu'on va devenir? La pitié et l'embarras rendirent Angélique muette. Elle avait cinq sous tout ronds dans sa poche. Avec cinq sous, on ne pouvait guère acheter des souliers, même d'occasion. Chaque fois, son manque d'argent la paralysait. Et, à cette minute, ce qui acheva de la jeter hors d'elle, ce fut, comme elle détournait les yeux, d'apercevoir Félicien, debout à quelques pas, dans l'ombre croissante. Il avait dû entendre, peut-être se trouvait-il là depuis longtemps. C'était toujours ainsi qu'il lui apparaissait, sans qu'elle sût jamais par où ni comment il était venu.

– Il va donner les souliers, pensa-t-elle.

En effet, il s'avançait déjà. Dans le ciel violâtre, naissaient les premières étoiles. Une grande paix tiède tombait de haut, endormait le Clos-Marie, dont les saules se noyaient d'ombre.

La cathédrale n'était plus qu'une barre noire, sur le couchant.

– Pour sûr, il va donner les souliers.

Et elle en éprouvait un véritable désespoir. Il donnerait donc tout, pas une fois elle ne le vaincrait! Son cœur battait à se rompre, elle aurait voulu être très riche, pour lui montrer qu'elle aussi faisait des heureux.

Mais les Lemballeuse avaient vu le bon monsieur, la mère s'était précipitée, les deux petites sœurs geignaient, la main tendue, tandis que la grande, lâchant ses chevilles sanglantes, regardait de ses yeux obliques.

– Écoutez, ma brave femme, dit Félicien, vous irez dans la Grand-Rue, au coin de la rue Basse…

Angélique avait compris, la boutique d'un cordonnier était là. Elle l'interrompit vivement, si agitée, qu'elle bégayait des mots au hasard.

– En voilà une course inutile!.. À quoi bon?.. Il est bien plus simple…

Et elle ne la trouvait pas, cette chose plus simple. Que faire, qu'inventer pour le devancer dans son aumône? Jamais elle n'aurait cru le détester à ce point.

– Vous direz que vous venez de ma part, reprit Félicien. Vous demanderez…

De nouveau, elle l'interrompit, répétant d'un air anxieux:

– Il est bien plus simple… il est bien plus simple…

Tout d'un coup, calmée, elle s'assit sur une pierre, dénoua ses souliers, les ôta, ôta les bas eux-mêmes, d'une main vive.

– Tenez! c'est si simple! Pourquoi se déranger?

– Ah! ma bonne demoiselle, Dieu vous le rende! s'écria la mère Lemballeuse, en examinant les souliers, presque tout neufs. Je les fendrai dessus, pour qu'ils aillent… Tiennette, remercie, grande bête!

Tiennette arrachait des mains de Rose et de Jeanne les bas, que celles-ci convoitaient. Elle ne desserra pas les lèvres.

Mais, à ce moment, Angélique s'aperçut qu'elle avait les pieds nus et que Félicien les voyait. Une confusion l'envahit.

Elle n'osait plus bouger, certaine que, si elle se levait, il les verrait davantage. Puis, elle s'alarma, perdit la tête, se mit à fuir.

Dans l'herbe, ses petits pieds couraient, très blancs. La nuit s'était accrue encore, le Clos-Marie devenait un lac d'ambre, entre les grands arbres voisins et la masse noire de la cathédrale. Et il n'y avait, au ras des ténèbres du sol, que la fuite des petits pieds blancs, du blanc satiné des colombes. Effrayée, ayant peur de l'eau, Angélique suivit la Chevrotte, pour gagner la planche qui servait de pont. Mais Félicien avait coupé au travers des broussailles. Si timide jusqu'alors, il était devenu plus rouge qu'elle, à voir ses pieds blancs; et une flamme le poussait, il aurait voulu crier la passion qui l'avait possédé tout entier, dès le premier jour, dans le débordement de sa jeunesse. Puis, quand elle le frôla, il ne put que balbutier l'aveu, dont ses lèvres brûlaient: Je vous aime.

Éperdue, elle s'était arrêtée. Un instant, toute droite, elle le regarda. Sa colère, la haine qu'elle croyait avoir, s'en allait, se fondait en un sentiment d'angoisse délicieuse. Qu'avait-il dit, pour qu'elle en fût bouleversée de la sorte? Il l'aimait, elle le savait, et voilà que le mot murmuré à son oreille la confondait d'étonnement et de crainte. Lui, enhardi, le cœur ouvert, rapproché du sien par la charité complice, répéta:

– Je vous aime.

Et elle se remit à fuir, dans sa peur de l'amant. La Chevrotte ne l'arrêta plus, elle y entra comme les biches poursuivies, ses petits pieds blancs y coururent parmi les cailloux, sous le frisson de l'eau glacée. La porte du jardin se referma, ils disparurent.

VI

Pendant deux jours, Angélique fut accablée de remords. Dés qu'elle était seule, elle pleurait, comme si elle eût commis une faute. Et la question, d'une obscurité alarmante, renaissait toujours: avait-elle péché avec ce jeune homme? était-elle perdue, ainsi que ces vilaines femmes de la Légende, qui cèdent au diable? Les mots, murmurés si bas: «Je vous aime», retentissaient d'un tel fracas à son oreille, qu'ils venaient pour sûr de quelque terrible puissance, cachée au fond de l'invisible. Mais elle ne savait pas, elle ne pouvait savoir, dans l'ignorance et la solitude où elle avait grandi.

Avait-elle péché avec ce jeune homme? Et elle tâchait de bien se rappeler les faits, elle discutait les scrupules de son innocence. Qu'était-ce donc que le péché? Suffisait-il de se voir, de causer, de mentir ensuite aux parents? Cela ne devait pas être tout le mal. Alors, pourquoi suffoquait-elle ainsi? pourquoi, si elle n'était pas coupable, se sentait elle devenir autre, agitée d'une âme nouvelle? Peut-être le péché poussait-il là, dans ce malaise sourd dont elle défaillait. Elle avait plein le cœur de choses vagues, indéterminées, toute une confusion de paroles et d'actes à venir, dont elle s'effarait, avant de comprendre. Un flot de sang lui empourprait les joues, elle entendait éclater les mots terrifiants: «Je vous aime»; et elle ne raisonnait plus, elle se remettait à sangloter, doutant des faits, craignant la faute au-delà, dans ce qui n'avait pas de nom et pas de forme.

Son grand tourment était de ne s'être pas confiée à Hubertine. Si elle avait pu l'interroger, celle-ci, d'un mot sans doute, lui aurait révélé le mystère. Puis, il lui semblait que parler seulement à quelqu'un de son mal, l'aurait guérie. Mais le secret était devenu trop gros, elle serait morte de honte. Elle se faisait rusée, affectait des airs tranquilles, lorsqu'il y avait tempête, au fond de son être. Quand on l'interrogeait sur ses distractions, elle levait des yeux surpris, en répondant qu'elle ne pensait à rien. Assise devant son métier, les mains machinales tirant l'aiguille, très sage, elle était ravagée par une pensée unique, du matin au soir. Être aimée, être aimée! Et elle à son tour, aimait-elle? Question obscure encore, celle-ci, que son ignorance laissait sans réponse. Elle se la répétait jusqu'à s'étourdir, les mots perdaient leur sens usuel, tout coulait à une sorte de vertige qui l'emportait. D'un effort, elle se reprenait, elle se retrouvait, l'aiguille à la main, brodait quand même avec son application accoutumée, dans un rêve. Peut être couvait-elle quelque grande maladie. Un soir, en se couchant, elle fut saisie d'un frisson; elle crut qu'elle ne se relèverait pas. Son cœur battait à se rompre, ses oreilles s'emplissaient d'un bourdonnement de cloche. Aimait-elle ou allait-elle mourir? Et elle souriait paisiblement à Hubertine, qui, en train de cirer son fil, l'examinait, inquiète.

 

D'ailleurs, Angélique avait fait le serment de ne jamais revoir Félicien. Elle ne se risquait plus parmi les herbes folles du Clos Marie, elle ne visitait même plus ses pauvres. Sa peur était qu'il ne se passât quelque chose d'effrayant, le jour où ils se retrouveraient face à face. Dans sa résolution, entrait en outre une idée de pénitence, pour se punir du péché qu'elle avait pu commettre. Aussi, les matins de rigidité, se condamnait-elle à ne pas jeter un seul coup d'œil par la fenêtre, de crainte d'apercevoir, au bord de la Chevrotte, celui qu'elle redoutait. Et si, tentée, elle regardait, et qu'il ne fût pas là, elle en était toute triste, jusqu'au lendemain. Or, un matin, Hubert ordonnait une dalmatique, lorsqu'un coup de sonnette le fit descendre. Ce devait être un client, quelque commande sans doute, car Hubertine et Angélique entendaient le bourdonnement des voix, par la porte de l'escalier restée ouverte. Puis, elles levèrent la tête, très surprises: des pas montaient, le brodeur amenait le client, ce qui n'arrivait jamais. Et la jeune fille demeura saisie, en reconnaissant Félicien. Il était mis simplement, en ouvrier d'art, dont les mains sont blanches. Puisqu'elle n'allait plus à lui, il venait à elle, après des journées d'attente vaine et d'incertitude anxieuse, passées à se dire qu'elle ne l'aimait donc pas.

– Tiens! mon enfant, voici qui te regarde, expliqua Hubert.

Monsieur vient nous commander un travail exceptionnel: Et, ma foi! pour en causer tranquillement, j'ai préféré le recevoir ici…

C'est à ma fille, monsieur, qu'il faut montrer votre dessin.

Ni lui ni Hubertine n'avaient le moindre soupçon. Ils s'approchèrent seulement avec curiosité, pour voir. Mais Félicien était, comme Angélique, étranglé d'émotion. Ses mains tremblaient, lorsqu'il déroula le dessin; et il dut parler lentement, afin de cacher le trouble de sa voix. – C'est une mitre pour Monseigneur… Oui, ces dames de la ville, qui veulent lui faire ce cadeau, m'ont chargé d'en dessiner les pièces et d'en surveiller l'exécution. Je suis peintre verrier, mais je m'occupe beaucoup aussi d'art ancien… Vous voyez, je n'ai fait que reconstituer une mitre gothique…

Angélique, penchée sur la grande feuille qu'il posait devant elle, eut une exclamation légère.

– Oh! sainte Agnès!

C'était, en effet, la martyre de treize ans, la vierge nue et vêtue de ses cheveux, d'où ne sortaient que ses petits pieds et ses petites mains, telle qu'elle était sur son pilier, à une des portes de la cathédrale, telle surtout qu'on la retrouvait à l'intérieur, dans une vieille statue de bois, anciennement peinte, aujourd'hui d'un blond fauve, toute dorée par l'âge. Elle occupait la face entière de la mitre, debout, ravie au ciel, emportée par deux anges; et, au-dessous d'elle, un paysage très lointain, très fin, s'étendait. Le revers et les barbes étaient enrichis d'ornements lancéolés, d'un beau style.

– Ces dames, reprit Félicien, font le cadeau pour la procession du Miracle, et j'ai naturellement cru devoir choisir sainte Agnès…

– L'idée est excellente, interrompit Hubert.

Hubertine dit à son tour:

– Monseigneur sera très touché. La procession du Miracle, qui se faisait chaque année le 28 juillet, datait de Jean V d'Hautecœur, en remerciement du pouvoir miraculeux de guérir, que Dieu lui avait envoyé, à lui et à sa race, pour sauver Beaumont de la peste. La légende contait que les Hautecœur devaient ce pouvoir à l'intervention de sainte Agnès, dont ils étaient fort dévots; et de là l'usage antique, à la date anniversaire, de sortir la vieille statue de la sainte, que l'on promenait solennellement au travers des rues de la ville, dans la pieuse croyance qu'elle continuait à en écarter tous les maux.

– Pour la procession du Miracle, murmura enfin Angélique les yeux sur le dessin, mais c'est dans vingt jours, jamais nous n'aurons le temps.

Les Hubert hochèrent la tête. En effet, un pareil travail demandait des soins infinis. Hubertine, cependant, se tourna vers la jeune fille.

– Je pourrais t'aider, je me chargerais des ornements, et tu n'aurais à faire que la figure.

Angélique examinait toujours la sainte, dans son trouble.

Non, non! elle refusait, elle se défendait contre la douceur d'accepter. Ce serait très mal, d'être complice; car, sûrement, Félicien mentait, elle sentait bien qu'il n'était pas pauvre, qu'il se cachait sous ce vêtement d'ouvrier; et cette simplicité jouée; toute cette histoire pour pénétrer jusqu'à elle, la mettait en garde, amusée et heureuse au fond, le transfigurant, voyant le royal prince qu'il devait être, dans l'absolue certitude où elle vivait de la réalisation entière de son rêve.

– Non, répéta-t-elle à demi-voix, nous n'aurions pas le temps.

Et, sans lever les yeux, elle continua, comme se parlant à elle-même:

– Pour la sainte, on ne peut employer ni le passé, ni la guipure. Ce serait indigne… Il faut une broderie en or nué.

– Justement, dit Félicien, je songeais à cette broderie, je savais que mademoiselle en avait retrouvé le secret… On en voit encore un assez beau fragment à la sacristie.

Hubert se passionna. – Oui, oui, il est du quinzième siècle, il a été brodé par une de mes arrière-grand-mères… De l'or nué, ah! il n'y avait pas de plus beau travail, monsieur. Mais il demandait trop de temps, il coûtait trop cher, puis il exigeait de vraies artistes. Voici deux cents ans que ce travail ne se fait plus… Et si ma fille refuse, vous pouvez y renoncer, car elle seule aujourd'hui est capable de l'entreprendre, et je n'en connais pas d'autre ayant la finesse nécessaire de l'œil et de la main.

Hubertine, depuis qu'on parlait de l'or nué, était devenue respectueuse. Elle ajouta, convaincue:

– En vingt jours, en effet, c'est impossible… Il y faut une patience de fée. Mais à regarder fixement la sainte, Angélique venait de faire une découverte qui noyait de joie son cœur. Agnès lui ressemblait. En dessinant l'antique statue, Félicien certainement songeait à elle; et cette pensée qu'elle était ainsi toujours présente, qu'il la revoyait partout, amollissait sa résolution de l'éloigner. Elle leva le front enfin, elle l'aperçut tremblant, les yeux mouillés d'une supplication si ardente, qu'elle fut vaincue. Seulement, par cette malice, cette science naturelle qui vient aux filles, même quand elles ignorent tout, elle ne voulut pas avoir l'air de consentir.

– C'est impossible, répéta-t-elle, en rendant le dessin. Je ne le ferais pour personne.

Félicien eut un geste de véritable désespoir. C'était lui qu'elle refusait, il croyait le comprendre. Il partait, il dit encore à Hubert:

– Quant à l'argent, tout ce que vous auriez demandé… Ces dames mettraient jusqu'à deux mille francs…

Certes, le ménage n'était pas intéressé. En pourtant ce gros chiffre l'émotionna. Le mari avait regardé la femme. Était-ce fâcheux de laisser aller une commande si avantageuse!

– Deux mille francs, reprit Angélique de sa voix douce, deux mille francs, monsieur…

Et elle, pour qui l'argent ne comptait pas, retenait un sourire, un taquin sourire qui pinçait à peine les coins de sa bouche, s'égayant de ne point paraître céder au plaisir de le voir, et de lui donner d'elle une opinion fausse.

– Oh! deux mille francs, monsieur, j'accepte… Je ne le ferais pour personne, mais du moment qu'on est décidé à payer.. S'il le faut, je passerai les nuits.