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Le Rêve

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Dès cette époque, la fortune de Beaumont s'accrut de jour en jour, tandis que celle d'Hautecœur baissait, jusqu'au moment où, le château démantelé, l'église triompha. Louis XIV en fit une cathédrale, un évêché fut bâti dans l'ancien clos des moines; et le hasard voulait, aujourd'hui, que justement un Hautecœur revînt, comme évêque, commander à ce clergé, toujours debout, qui avait vaincu ses ancêtres, après quatre cents ans de lutte.

– Mais, dit Angélique, Monseigneur a été marié. Il a un grand fils de vingt ans, n'est-ce pas?

Hubertine avait pris les ciseaux, pour corriger un des coupons de vélin.

– Oui, c'est l'abbé Cornille qui m'a conté ça. Oh! une histoire bien triste… Monseigneur a été capitaine à vingt et un ans, sous Charles X. À vingt-quatre ans, en 1830, il donna sa démission, et l'on prétend que, jusqu'à la quarantaine, il mena une vie dissipée, des voyages, des aventures, des duels. Puis, un soir, chez des amis, à la campagne, il rencontra la fille du comte de Valençay, Paule, très riche, miraculeusement belle, qui avait à peine dix-neuf ans, vingt-deux de moins que lui. Il l'aima à en être fou, et elle l'adora, on dut hâter le mariage.

Ce fut alors qu'il racheta les ruines d'Hautecœur pour une misère, dix mille francs je crois, dans l'intention de réparer le château, où il rêvait de s'installer avec sa femme. Pendant neuf mois, ils avaient vécu cachés au fond d'une vieille propriété de l'Anjou, refusant de voir personne, trouvant les heures trop courtes… Paule eut un fils et mourut.

Hubert, en train de tamponner le dessin avec une poncette chargée de blanc, avait levé la tête, très pâle.

– Ah! le malheureux, murmura-t-il.

– On raconte qu'il faillit en mourir, continua Hubertine. Une semaine plus tard, il entrait dans les ordres. Il y a vingt ans de cela, et il est évêque aujourd'hui… Mais ce qu'on ajoute, c'est que, pendant vingt ans, il a refusé de voir son fils, cet enfant qui avait coûté la vie à sa mère. Il s'en était débarrassé, en le plaçant chez un oncle de celle-ci, un vieil abbé, ne voulant pas même en recevoir des nouvelles, tâchant d'oublier son existence.

Un jour qu'on lui envoyait un portrait du petit, il crut revoir sa chère morte, on le trouva sur le plancher, raidi, comme abattu d'un coup de marteau… Et puis, l'âge, la prière, ont dû apaiser ce grand chagrin, car le bon curé Comille me disait hier que Monseigneur venait enfin d'appeler son fils près de lui.

Angélique, ayant terminé la rose, si fraîche que l'odeur semblait s'en exhaler du satin, regardait de nouveau par la fenêtre ensoleillée, les yeux noyés d'une rêverie. Elle répéta à voix basse:

– Le fils de Monseigneur…

Hubertine achevait son histoire.

– Un jeune homme beau comme un dieu, paraît-il. Son père désirait en faire un prêtre. Mais le vieil abbé n'a pas voulu, le petit manquant tout à fait de vocation… Et des millions! cinquante à ce qu'on raconte! Oui, sa mère lui aurait laissé cinq millions, qui, placés en achat de terrains, à Paris, en représenteraient plus de cinquante maintenant. Enfin, riche comme un roi! – Riche comme un roi, beau comme un dieu, répéta inconsciemment Angélique, de sa voix de songe.

Et, d'une main machinale, elle prit sur le métier une broche chargée de fil d'or, pour se mettre à la broderie en guipure d'un grand lis. Après avoir dépassé la fil du bec de la broche, elle en fixa le bout avec un point de soie, au bord même du vélin, qui faisait épaisseur. Puis, travaillant, elle dit encore, sans achever sa pensée, perdue dans le vague de son désir:

– Oh! moi, ce que je voudrais, ce que je voudrais…

Le silence retomba, profond, troublé seulement par un chant affaibli qui venait de l'église. Hubert ordonnait son dessin, en repassant, avec un pinceau, toutes les lignes pointillées de la ponçure; et les ornements de la chape apparaissaient ainsi, en blanc, sur la soie rouge. Ce fut lui qui, de nouveau, parla.

– Ces temps anciens, c'était si magnifique! Les seigneurs portaient des vêtements tout raides de broderies. À Lyon, on en vendait l'étoffe jusqu'à six cents livres l'aune. Il faut lire les statuts et ordonnances des maîtres brodeurs, où il est dit que les brodeurs du roi ont le droit de réquisitionner par la force armée les ouvrières des autres maîtres… Et nous avions des armoiries: d'azur, à la fasce diaprée d'or, accompagnée de trois fleurs de lis de même, deux en chef, une en pointe… Ah! c'était beau, il y a longtemps!

Il se tut, tapa de l'ongle sur le métier, pour en détacher les poussières. Puis, il reprit:

– À Beaumont, on raconte encore sur les Hautecœur une légende que ma mère me répétait souvent, quand j'étais petit… Une peste affreuse ravageait la ville, la moitié des habitants avait déjà succombé, lorsque Jean V, celui qui a rebâti la forteresse, s'aperçut que Dieu lui envoyait le pouvoir de combattre le fléau. Alors, il se rendit nu-pieds chez les malades, s'agenouilla, les baisa sur la bouche; et, dès que ses lèvres les avaient touchés, en disant: «Si Dieu veut, je veux», les malades étaient guéris. Voilà pourquoi ces mots sont restés la devise des Hautecœur, qui, tous, depuis ce temps, guérissent.

La peste… Ah! de fiers hommes! une dynastie! Monseigneur, lui, avant d'entrer dans les ordres, se nommait Jean XII, et le prénom de son fils doit être également suivi d'un chiffre, comme celui d'un prince.

Chacune de ses paroles berçait et prolongeait la rêverie d'Angélique. Elle répétait, de la même voix chantante:

– Oh! ce que je voudrais, moi, ce que je voudrais…

Tenant la broche, sans toucher au fil, elle guipait l'or, en le conduisant de droite à gauche, sur le vélin, alternativement, et en le fixant, à chaque retour, avec un point de soie. Le grand lis d'or, peu à peu, fleurissait.

– Oh! ce que je voudrais, ce que je voudrais, ce serait d'épouser un prince… Un prince que je n'aurais jamais vu, qui viendrait un soir, au jour tombant, me prendre par la main et m'emmener dans un palais… Et ce que je voudrais, ce serait qu'il fût très beau, très riche, oh! le plus beau, le plus riche que la terre eût jamais porté! Des chevaux que j'entendrais hennir sous mes fenêtres, des pierreries dont le flot ruissellerait sur mes genoux, de l'or, une pluie, un déluge d'or, qui tomberait de mes deux mains, dès que je les ouvrirais… Et ce que je voudrais encore, ce serait que mon prince m'aimât à la folie, afin moi-même de l'aimer comme une folle! Nous serions très jeunes, très purs et très nobles, toujours, toujours!..

Hubert, abandonnant son métier, s'était approché en souriant; tandis qu'Hubertine, amicale, menaçait la jeune fille du doigt.

– Ah! vaniteuse, ah! gourmande, tu es donc incorrigible?

Te voilà partie avec ton besoin d'être reine. Ce rêve-là, c'est moins vilain que de voler le sucre et de répondre des insolences.

Mais, au fond, va! le diable est dessous, c'est la passion, c'est l'orgueil qui parlent.

Gaiement, Angélique la regardait.

– Mère, mère, qu'est-ce que vous dîtes?.. Est-ce donc une faute, d'aimer ce qui est beau et riche? Je l'aime, parce que c'est beau, parce que c'est riche, et que ça me tient chaud, il me semble, là, dans le cœur… Vous savez bien que je ne suis pas intéressée. L'argent, ah! vous verriez ce que j'en ferais, de l'argent, si j'en avais beaucoup. Il en pleuvrait sur la ville, il en coulerait chez les misérables. Une vraie bénédiction, plus de misère! D'abord, vous et père, je vous enrichirais, je voudrais vous voir avec des robes et des habits de brocart, comme une dame et un seigneur de l'ancien temps.

Hubertine haussa les épaules.

– Folle!.. Mais, mon enfant, tu es pauvre, toi, tu n'auras pas un sou en mariage. Comment peux-tu rêver un prince? Tu épouserais donc un homme plus riche que toi?

– Comment si je l'épouserais! Et elle avait un air de stupéfaction profonde.

– Ah! oui, je l'épouserais!.. Puisqu'il aurait de l'argent, lui, à quoi bon en avoir, moi? Je lui devrais tout, je l'aimerais bien plus.

Ce raisonnement victorieux enchanta Hubert. Il partait volontiers avec l'enfant, sur l'aile d'un nuage. Il cria:

– Elle a raison.

– Mais sa femme lui jeta un coup d'œil mécontent. Elle devenait sévère.

– Ma fille, tu verras plus tard, tu connaîtras la vie.

– La vie, je la connais.

– Où aurais-tu pu la connaître?.. Tu es trop jeune, tu ignores le mal. Va, le mal existe, et tout-puissant.

– Le mal, le mal…

Angélique articulait lentement ce mot, pour en pénétrer le sens. Et, dans ses yeux purs, c'était la même surprise innocente.

Le mal, elle le connaissait bien, la Légende le lui avait assez montré. N'était-ce pas le diable, le mal? et n'avait-elle pas vu le diable toujours renaissant, mais toujours vaincu? À chaque bataille, il restait par terre; roué de coups, pitoyable.

– Le mal, ah! mère, si vous saviez comme je m'en moque!..

On n'a qu'à se vaincre, et l'on vit heureux.

Hubertine eut un geste d'inquiétude chagrine.

– Tu me ferais repentir de t'avoir élevée dans cette maison, seule avec nous, à l'écart de tous, ignorante à ce point de l'existence… Quel paradis rêves-tu donc? comment t'imagines-tu le monde?

La face de la jeune fille s'éclairait d'un vaste espoir, tandis que, penchée, elle menait la broche, du même mouvement continu.

– Vous me croyez donc bien sotte, mère?.. Le monde est plein de braves gens. Quand on est honnête et qu'on travaillé, on en est récompensé, toujours… Oh! je sais, il y a des méchants aussi, quelques-uns. Mais est-ce qu'ils comptent? On ne les fréquente pas, ils sont vite punis… Et puis, voyez-vous, le monde, ça me produit de loin l'effet d'un grand jardin, oui! d'un parc immense, tout plein de fleurs et de soleil. C'est si bon de vivre, la vie est si douce, qu'elle ne peut pas être mauvaise.

Elle s'animait, comme grisée par l'éclat des soies et de l'or.

 

– Le bonheur, c'est très simple. Nous sommes heureux, nous autres. Et pourquoi? parce que nous nous aimons. Voilà! ce n'est pas plus difficile… Aussi, vous verrez, quand viendra celui que j'attends. Nous nous reconnaîtrons tout de suite. Je ne l'ai jamais vu, mais je sais comment il doit être. Il entrera, il dira: Je viens te prendre. Alors, je dirai: Je t'attendais, prends-moi. Il me prendra, et ce sera fait, pour toujours. Nous irons dans un palais dormir sur un lit d'or, incrusté de diamants. Oh! c'est très simple!

– Tu es folle, tais-toi! interrompit sévèrement Hubertine.

Et, la voyant excitée, près de monter encore dans le rêve:

– Tais-toi! tu me fais trembler… Malheureuse, quand nous te marierons à quelque pauvre diable, tu te briseras les os, en retombant sur la terre. Le bonheur, pour nous misérables, n'est que dans l'humilité et l'obéissance.

Angélique continuait de sourire, avec une obstination tranquille.

– Je l'attends, et il viendra.

– Mais elle a raison! s'écria Hubert, soulevé lui aussi, emporté dans sa fièvre. Pourquoi la grondes-tu?.. Elle est assez belle pour qu'un roi nous la demande. Tout arrive.

Tristement, Hubertine leva sur lui ses beaux yeux de sagesse.

– Ne l'encourage donc pas à mal faire. Mieux que personne tu sais ce qu'il en coûte de céder à son cœur.

Il devint très pâle, de grosses larmes parurent au bord de ses paupières. Tout de suite, elle avait eu regret de la leçon, elle s'était levée pour lui prendre les mains. Mais, lui, se dégagea, répéta d'une voix bégayante:

– Non, non, j'ai eu tort. Tu entends, Angélique, il faut écouter ta mère. Nous sommes deux fous, elle seule est raisonnable…

J'ai eu tort, j'ai eu tort…

Trop agité pour s'asseoir, laissant la chape qu'il venait de tendre, il s'occupa à coller une bannière, terminée et restée sur le métier. Après avoir pris le pot de colle de Flandre dans le bahut, il enduisit au pinceau l'envers de l'étoffe, ce qui consolidait la broderie. Ses lèvres avaient gardé un petit frisson, il ne parla plus. Mais, si Angélique, obéissante, se taisait également, elle continuait tout bas, elle montait plus haut, plus haut encore, dans l'au-delà du désir; et tout le disait en elle, sa bouche que l'extase entrouvrait, ses yeux où se reflétait l'infini bleu de sa vision. Maintenant, ce rêve de fille pauvre, elle le brodait de son fil d'or; c'était de lui que naissaient, sur le satin blanc, et les grands lis, et les roses, et le chiffre de Marie. La tige du lis, en couchure chevronnée, avait l'élancement d'un jet de lumière, tandis que les feuilles longues et minces, faites de paillettes cousues chacune avec un brin de cannetille, retombaient en une pluie d'étoiles. Au centre, le chiffre de Marie était l'éblouissement, d'un relief d'or massif, ouvragé de guipure et de gaufrure, brûlant comme une gloire de tabernacle, dans l'incendie mystique de ses rayons. Et les roses de soies tendres vivaient, et la chasuble entière resplendissait, toute blanche, miraculeusement fleurie d'or.

Au bout d'un long silence, Angélique leva la tête. Elle regarda Hubertine d'un air de malice, elle hocha le menton, en répétant:

– Je l'attends, et il viendra.

C'était fou, cette imagination. Mais elle s'entêtait. Cela se passerait ainsi, elle en était sûre. Rien n'ébranlait sa conviction souriante.

– Quand je te dis, mère, que ces choses arriveront.

Hubertine prit le parti de plaisanter. Et elle la taquina.

– Mais je croyais que tu ne voulais pas te marier. Tes saintes, qui t'ont tourné la tête, ne se mariaient pas, elles. Plutôt que de s'y soumettre, elles convertissaient leurs fiancés, elles se sauvaient de chez leurs parents et se laissaient couper le cou.

La jeune fille écoutait, ébahie. Puis, elle éclata d'un grand rire. Toute sa santé, tout son amour de vivre, chantait dans cette gaieté sonore. Ça datait de si loin, les histoires des saintes! Les temps avaient bien changé, Dieu triomphant ne demandait plus à personne de mourir pour lui. Dans la Légende, le merveilleux l'avait prise, plus que le mépris du monde et le goût de la mort. Ah! oui, certes, elle voulait se marier, et aimer, et être aimée, et être heureuse!

– Méfie-toi! poursuivit Hubertine, tu feras pleurer Agnès, ta gardienne. Ne sais-tu pas qu'elle refusa le fils du gouverneur et qu'elle préféra mourir, pour épouser Jésus?

La grosse cloche de la tour se mit à sonner, un vol de moineaux s'envola d'un lierre énorme, qui encadrait, une des fenêtres de l'abside. Dans l'atelier, Hubert, toujours, muet, venait de pendre la bannière tendue, encore humide de colle, pour qu'elle séchât, à un des grands clous de fer scellés au mur.

Le soleil, en tournant, se déplaçait, égayait les vieux outils, le diligent, les tourrettes d'osier, le tatignon de cuivre; et, comme il gagnait les deux ouvrières, le métier où elles travaillaient flamba, avec ses ensubles et ses lattes vernies par l'usagé, avec tout ce qui trottait sur l'étoffe, les cannetilles et les paillettes du pâté, les bobines de soie, les broches chargées d'or fin.

Alors, dans ce rayonnement tiède de printemps, Angélique regarda le grand lis symbolique qu'elle avait terminé. Puis, elle répondit de son air d'allégresse confiante:

– Mais c'est Jésus que je veux!

IV

Malgré sa gaieté vivace, Angélique aimait la solitude; et c'était avec la joie d'une véritable récréation qu'elle se retrouvait seule dans sa chambre, le matin et le soir: elle s'y abandonnait, elle y goûtait l'escapade de ses songeries. Parfois même, au cours de la journée, lorsqu'elle pouvait y courir un instant, elle en était heureuse comme d'une fuite, en pleine liberté. La chambre, très vaste, tenait toute une moitié du comble, dont le grenier occupait le reste. Elle était entièrement blanchie à la chaux, les murs, les solives, jusqu'aux chevrons apparents des parties mansardées; et, dans cette nudité blanche, les vieux meubles de chêne semblaient noirs. Lors des embellissements du salon et de la chambre à coucher, en bas, où avait monté là l'antique mobilier, datant de toutes les époques: un coffre de la Renaissance, une table et des chaises Louis XIII, un énorme lit Louis XIV, une très belle armoire Louis XV.

Seuls, le poêle, en faïence blanche, et la table de toilette, une petite table recouverte de toile cirée, juraient, au milieu de ces vieilleries vénérables. Drapé dans une ancienne Perse rose, à bouquets de bruyères, si pâlie qu'elle était devenue d'un rose éteint, soupçonné à peine, l'énorme lit surtout gardait la majesté de son grand âge. Mais ce qui plaisait à Angélique, c'était le balcon. Des deux portes-fenêtres d'autrefois, l'une, celle de gauche, avait été condamnée, simplement à l'aide de clous; et le balcon, qui jadis régnait sur la largeur de l'étage, n'existait plus que devant la fenêtre de droite. Comme les solives, dessous, étaient encore bonnes, on avait remis un parquet et vissé dessus une rampe de fer, à la place de l'ancienne balustrade pourrie. C'était là un coin charmant, une sorte de niche, sous la pointe du pignon, que fermaient des voliges, remplacées au commencement de ce siècle. Lorsqu'on se penchait, on voyait toute la façade sur le jardin, très caduque celle-ci, avec son soubassement de petites pierres taillées, ses pans de bois garnis de briques apparentes, ses larges baies, aujourd'hui réduites. En bas, la porte de la cuisine était surmontée d'un auvent, recouvert de zinc. Et, en haut, les dernières sablières, qui avançaient d'un mètre, ainsi que le faîtage du comble, se trouvaient consolidées par de grandes consoles, dont le pied s'appuyait au bandeau du rez-de-chaussée. Cela mettait le balcon dans toute une végétation de charpentes, au fond d'une forêt de vieux bois, que verdissaient des giroflées et des mousses.

Depuis qu'elle occupait la chambre, Angélique avait passé là bien des heures, accoudée à la rampe, regardant. D'abord, sous elle, s'enfonçait le jardin, que de grands buis assombrissaient de leur éternelle verdure; dans un angle, contre l'église, un bouquet de maigres lilas entourait un vieux banc de granit; tandis que, dans l'autre angle, à moitié cachée par un lierre dont le manteau couvrait tout le mur du fond, se trouvait une petite porte débouchant sur le Clos-Marie, vaste terrain laissé inculte. Ce Clos-Marie était l'ancien verger des moines. Un ruisseau d'eau vive le traversait, la Chevrote, où les ménagères des maisons voisines avaient l'autorisation de laver leur linge; des familles de pauvres se terraient dans les ruines d'un ancien moulin écroulé; et personne autre n'habitait le champ, que la ruelle des Guerdaches reliait seule à la rue Magloire, entre les hautes murailles de l'Évêché et celles de l'hôtel Voincourt. En été, les ormes centenaires des deux parcs barraient de leurs cimes de feuillage l'horizon étroit, qui était fermé au midi par la croupe géante de l'église. Ainsi enclavé de toutes parts, le Clos-Marie dormait dans la paix de son abandon, envahi d'herbes folles, planté de peupliers et de saules que le vent avait semés. Parmi les cailloux, la Chevrote bondissait, chantante, d'une musique continue de cristal.

Jamais Angélique ne se lassait, en face de ce coin perdu.

Et, pendant sept années pourtant, elle n'y avait retrouvé chaque matin que le spectacle déjà regardé la veille. Les arbres de l'hôtel Voincourt, dont la façade donnait sur la Grand Rue, étaient si touffus, que, l'hiver seulement, elle distinguait la fille de la comtesse, Claire, une enfant de son âge. Dans le jardin de l'Évêché, c'était une épaisseur de branches plus profonde encore, elle avait tenté en vain de reconnaître la soutane de Monseigneur; et la vieille grille garnie de volets, qui s'ouvrait sur le clos, devait être condamnée depuis longtemps car elle ne se souvenait pas de l'avoir vue entrebâillée une seule fois, même pour livrer passage à un jardinier. En dehors des ménagères battant leur linge, elle n'apercevait toujours là que les mêmes petits pauvres en guenilles, couchés dans les herbes.

Le printemps, cette année, fut d'une douceur exquise. Elle avait seize ans, et jusqu'à ce jour, ses regards seuls s'étaient plu à voir reverdir le Clos-Marie, sous les soleils d'avril. Il a poussée des feuilles tendres, la transparence des soirées chaudes, tout le renouveau odorant de la terre, simplement, l'amusait.

Mais cette année, au premier bourgeon, son cœur venait de battre. Il y avait, en elle, un émoi grandissant; depuis que montaient les herbes, et que le vent lui apportait l'odeur plus forte des verdures. Des angoisses brusques, sans cause, la serraient à la gorge. Un soir, elle se jeta dans les bras d'Hubertine, pleurant, n'ayant aucun sujet de chagrin, bien heureuse au contraire.

La nuit, surtout, elle faisait des rêves délicieux, elle voyait passer des ombres, elle défaillait en des ravissements, qu'elle n'osait se rappeler au réveil, confuse de ce bonheur que lui donnaient les anges. Parfois, au fond de son grand lit, elle s'éveillait en sursaut, les deux mains jointes, serrées contre sa poitrine; et il lui fallait sauter pieds nus sur le carreau de sa chambre, tant elle étouffait; et elle courait ouvrir la fenêtre, elle restait là, frissonnante, éperdue, dans ce bain d'air frais qui la calmait.

C'était un émerveillement continuel, une surprise de ne pas se reconnaître, de se sentir comme agrandie de joies et de douleurs qu'elle ignorait, toute la floraison enchantée de la femme.

Eh! quoi, vraiment, les lilas et les cytises invisibles de l'Évêché avaient une odeur si douce, qu'elle ne la respirait plus, sans qu'un flot rose lui montât aux joues? Jamais encore elle ne s'était aperçue de cette tiédeur des parfums, qui, maintenant, l'effleuraient d'une haleine vivante. Et, aussi, comment n'avait-elle pas remarqué, les années précédentes, un grand paulownia en fleur, dont l'énorme bouquet violâtre apparaissait entre deux ormes du jardin des Voincourt? Cette année, dès qu'elle le regardait, une émotion troublait ses yeux, tellement ce violet pâle lui allait au cœur. De même, elle ne se souvenait point d'avoir entendu la Chevrote causer si haut sur les cailloux, parmi les joncs de ses rives. Le ruisseau parlait sûrement, elle l'écoutait dire des mots vagues, toujours répétés, qui l'emplissaient de trouble, N'était-ce donc plus le champ d'autrefois, que tout l'y étonnait et y prenait de la sorte des sens nouveaux? ou bien était-ce elle, plutôt, qui changeait, pour y sentir, y voir et y entendre germer la vie?..

Mais la cathédrale, à sa droite, la masse énorme qui bouchait le ciel, la surprenait plus encore. Chaque matin, elle s'imaginait la voir pour la première fois, émue de sa découverte, comprenant que ces vieilles pierres aimaient et pensaient comme elle. Cela n'était point raisonné, elle n'avait aucune science, elle s'abandonnait à l'envolée mystique de la géante, dont l'enfantement avait duré trois siècles et où se superposaient les croyances des générations. En bas, elle était agenouillée, écrasée par la prière, avec les chapelles romanes du pourtour, aux fenêtres à plein cintre, nues, ornées seulement de minces colonnettes, sous les archivoltes. Puis, elle se sentait soulevée, la face et les mains au ciel, avec les fenêtres ogivales de la nef, construites quatre-vingts ans plus tard, de hautes fenêtres légères, divisées par des meneaux qui portaient des arcs brisés et des roses. Puis, elle quittait le sol, ravie, toute droite, avec les contreforts et les arcs-boutants du chœur, repris et ornementés deux siècles après, en plein flamboiement du gothique, chargés de clochetons, d'aiguilles et de pinacles:

 

Des gargouilles, au pied des arcs-boutants, déversaient les eaux des toitures. On avait ajouté une balustrade garnie de trèfles, bordant la terrasse, sur les chapelles absidales. Le comble, également, était orné de fleurons. Et tout l'édifice fleurissait, à mesure qu'il se rapprochait du ciel, dans un élancement continu, délivré de l'antique terreur sacerdotale, allant se perdre au sein d'un Dieu de pardon et d'amour. Elle en avait la sensation physique, elle en était allégée et heureuse, comme d'un cantique qu'elle aurait chanté, très pur, très fin, se perdant très haut.

D'ailleurs, la cathédrale vivait. Des hirondelles, par centaines, avaient maçonné leurs nids sous les ceintures de trèfles, jusque dans les creux des clochetons et des pinacles; et, continuellement, leurs vols effleuraient les arcs-boutants et les contreforts, qu'ils peuplaient. C'étaient aussi les ramiers des ormes de l'évêché, qui se rengorgeaient au bord des terrasses, allant à petits pas, ainsi que des promeneurs. Parfois, perdu dans le bleu, à peine gros comme une mouche, encore beau se lissait les plumes, à la pointe d'une aiguille. Des plantes, toute une flore, les lichens, les graminées qui poussent aux fentes des murailles, animaient les vieilles pierres du sourd travail de leurs racines. Les jours de grandes pluies, l'abside entière s'éveillait et grondait, dans le ronflement de l'averse battant les feuilles de plomb du comble, se déversant par les rigoles des galeries, roulant d'étage en étage avec la clameur d'un torrent débordé. Même les coups de vent terribles d'octobre et de mars lui donnaient une âme, une voix de colère et de plainte, quand ils soufflaient au travers de sa forêt de pignons et d'arcatures, de colonnettes et de roses. Le soleil enfin la faisait vivre, du jeu mouvant de la lumière, depuis le matin, qui la rajeunissait d'une gaieté blonde, jusqu'au soir, qui, sous les ombres lentement allongées, la noyait d'inconnu. Et elle avait son existence intérieure, comme le battement de ses veines, les cérémonies dont elle, vibrait toute, avec le branle des cloches, la musique des orgues, le chant des prêtres.

Toujours la vie frémissait en elle: des bruits perdus, le murmure d'une messe basse; l'agenouillement léger d'une femme, un frisson à peine deviné, rien que l'ardeur dévote d'une prière, dite sans paroles, bouche close.

Maintenant que les jours croissaient, Angélique, le matin et le soir, restait longuement accoudée au balcon, côte à côte avec sa grande amie la cathédrale. Elle l'aimait plus encore le soir, quand elle n'en voyait que la masse énorme se détacher d'un bloc sur le ciel étoilé. Les plans se perdaient, à peine distinguait-elle les arcs-boutants jetés comme des ponts dans le vide. Elle la sentait éveillée sous les ténèbres, pleine d'une songerie de sept siècles, grande des foules qui avaient espéré et désespéré devant ses autels. C'était une veille continue, venant de l'infini du passé, allant à l'éternité de l'avenir, la veille mystérieuse et terrifiante d'une maison où Dieu ne pouvait dormir. Et, dans la masse noire, immobile et vivante, ses regards retournaient toujours à la fenêtre d'une chapelle du chœur, au ras des arbustes du Clos-Marie, la seule qui s'allumât, ainsi qu'un œil vague ouvert sur la nuit. Derrière, à l'angle d'un pilier, brûlait une lampe de sanctuaire. Justement, cette chapelle était celle que les abbés d'autrefois avaient donnée à Jean V d'Hautecœur et à ses descendants, avec le droit d'y être ensevelis, en récompense de leur largesse. Consacrée à saint Georges, elle avait un vitrail du douzième siècle, où l'on voyait peinte la légende du saint. Dès le crépuscule, la légende renaissait de l'ombre, lumineuse, comme une apparition; et c'était pourquoi Angélique, les yeux rêveurs et charmés, aimait la fenêtre.

Le fond du vitrail était bleu, la bordure, rouge. Sur ce fond d'une sombre richesse, les personnages, dont les draperies volantes indiquaient le nu, s'enlevaient en teintes vives, chaque partie faite de verres colorés, ombrés de noir, pris dans les plombs. Trois scènes de la légende, superposées, occupaient la fenêtre, jusqu'à l'archivolte. Dans le bas, la fille du roi, sortie de la ville en habits royaux, pour être mangée, rencontrait saint Georges, près de l'étang, d'où émergeait déjà la tête du monstre; et une banderole portait ces mots: «Bon chevalier, ne te peris pas pour moy, car tu ne me pourrois ayder ne delivrer, mais periroys avec moy.» Puis, au milieu, c'était le combat, le saint à cheval traversant le monstre de part en part, ce qu'expliquait cette phrase: «George brandit tellement sa lance qu'il navra le dragon et le gecta à terre.» Enfin, au-dessus, la fille du roi emmenait à la ville le monstre vaincu:

«George dist: gecte luy ta ceincture entour le col, et ne te doubte en rien, belle fille. Et quant elle eut ce faict, le dragon la suyvit comme un tres debonnaire chien.» Lors de son exécution, le vitrail devait être surmonté, dans le plein cintre, d'un motif d'ornement. Mais, plus tard, quand la chapelle appartint aux Hautecœur, ils remplacèrent ce motif par leurs armes.

Et c'était ainsi que, durant les nuits obscures, flambaient, au dessus de la légende, des armoiries de travail plus récent, éclatantes. Écartelé, un et quatre, deux et trois, de Jérusalem et d'Hautecœur; de Jérusalem, qui est d'argent à la croix potencée d'or, cantonnées de quatre croisettes de même; d'Hautecœur, qui est d'azur à la forteresse d'or, avec un écusson de sable au cœur d'argent en abîme, le tout accompagné de trois fleurs de lis d'or, deux en chef, une en pointe. L'écu était soutenu, de dextre et de senestre, par deux chimères d'or, et timbré, au milieu d'un plumail d'azur, du casque d'argent, damasquiné d'or, taré de front et fermé d'onze grilles, qui est le casque des ducs, maréchaux de France, seigneurs titrés et chefs de compagnies souveraines. Et, pour devise: «Si Dieu volt ie vueil.».

Peu à peu, à force de le voir perçant le monstre de sa lance, tandis que la fille du roi levait ses mains jointes, Angélique s'était passionnée pour saint Georges. À cette distance, elle distinguait mal les figures, elle les apercevait dans un agrandissement de songe, la fille mince, blonde, avec son propre visage, le saint candide et superbe, d'une beauté d'archange.

C'était elle qu'il venait délivrer, elle lui aurait baisé les mains de gratitude. Et, à cette aventure qu'elle rêvait confusément, une rencontre au bord d'un lac, un grand péril dont la sauvait un jeune homme plus beau que le jour, se mêlait le souvenir de sa promenade au château d'Hautecœur, toute une évocation du donjon féodal, debout sur le ciel, peuplé des hauts seigneurs de jadis. Les armoiries luisaient comme un astre des nuits d'été, elle les connaissait bien, les lisait couramment, avec leurs mots sonores, elle qui brodait souvent des blasons. Jean V s'arrêtait de porte en porte, dans la ville ravagée par la peste, montait baiser les mourants sur la bouche et les guérissait, en disant: «Si, Dieu veut, je veux.» Félicien III, prévenu qu'une maladie empêchait Philippe le Bel de se rendre en Palestine, y allait pour lui, pieds nus, un cierge au poing, ce qui lui avait fait octroyer un quartier des armes de Jérusalem. D'autres, d'autres histoires s'évoquaient, surtout celle des dames d'Hautecœur, les Mortes heureuses, ainsi que les nommait la légende. Dans la famille, les femmes mouraient jeunes, en plein bonheur. Parfois, deux, trois générations étaient épargnées, puis la mort reparaissait, souriante, avec des mains douces, et emportait la fille ou la femme d'un Hautecœur, les plus vieilles à vingt ans, au moment de quelque grande félicité d'amour, Laurette, fille de Raoul Ier, le soir de ses fiançailles avec son cousin Richard, qui habitait le château, s'étant mise à sa fenêtre, l'aperçut à la sienne, de la tour de David à la tour de Charlemagne; et elle crut qu'il l'appelait, et comme un rayon de lune jetait entre eux un pont de clarté, elle marcha vers lui; mais, au milieu, dans sa hâte, un faux pas la fit sortir du rayon, elle tomba et se brisa au pied des tours; si bien que, depuis ce temps, chaque nuit, lorsque la lune est pure, elle marche dans l'air, autour du château, que baigne de blancheur le muet frôlement de sa robe immense. Balbine, femme d'Hervé VII, crut pendant six mois son mari tué à la guerre; puis, un matin qu'elle l'attendait toujours, au sommet du donjon, elle le reconnut sur la route qui rentrait, elle descendit en courant, si éperdue de joie, qu'elle en mourut à la dernière marche de l'escalier; et, aujourd'hui, au travers des ruines, dès que tombait le crépuscule, elle descendait encore, on la voyait courir d'étage en étage, filer par les couloirs et les pièces, passer comme une ombre derrière les fenêtres béantes, ouvertes sur le vide. Toutes revenaient, Ysabeau, Gudule, Yvonne, Austreberthe, toutes les Mortes heureuses, aimées de la mort qui leur avait épargné la vie, en les enlevant d'un coup d'aile, très jeunes, dans le ravissement de leur premier bonheur. Certaines nuits, leur vol blanc emplissait le château, ainsi qu'un vol de colombes.