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Le Docteur Pascal

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– Si j'avais un outil…

Martine, moins passionnée, l'interrompit en se récriant.

– Oh! non, non, madame! on nous surprendrait!.. Attendez, peut-être que mademoiselle dort.

Elle retourna dans la chambre, sur la pointe des pieds, et revint tout de suite.

– Mais oui, elle dort!.. Ses yeux sont fermés, elle ne bouge plus.

Alors, toutes deux allèrent la voir, retenant leur souffle, évitant le moindre craquement du parquet, avec des soins infinis. Clotilde, en effet, venait de s'endormir, et son anéantissement paraissait tel, que les deux vieilles femmes s'enhardissaient. Mais elles craignaient pourtant de l'éveiller, si elles la frôlaient, car elle avait sa chaise placée contre le lit même. Et c'était aussi un acte sacrilège et terrible, dont l'épouvante les prenait, que de glisser la main sous l'oreiller du mort et de le voler. N'allait-il pas falloir le déranger dans son repos? ne remuerait-il pas, sous la secousse? Cela les faisait pâlir.

Félicité, déjà, s'était avancée, le bras tendu. Mais elle recula.

– Je suis trop petite, bégaya-t-elle. Essayez donc, vous, Martine.

La servante, à son tour, s'approcha du lit. Elle fut prise d'un tel tremblement, qu'elle dut, elle aussi, revenir en arrière, pour ne pas tomber.

– Non, non, je ne puis pas! Il me semble que monsieur va ouvrir les yeux.

Et, frissonnantes, éperdues, elles restèrent encore un instant dans la chambre, pleine du grand silence et de la majesté de la mort, en face de Pascal immobile à jamais et de Clotilde anéantie, sous l'écrasement de son veuvage. La noblesse d'une haute vie de travail leur apparut peut-être sur cette tête muette, qui, de tout son poids, gardait son oeuvre. La flamme des cierges brûlait très pâle. Une terreur sacrée passait, qui les chassa.

Félicité, si brave, qui n'avait, autrefois, reculé devant rien, pas même devant le sang, s'enfuyait comme poursuivie.

– Venez, venez, Martine. Nous trouverons autre chose, nous allons chercher un outil.

Dans la salle, elles respirèrent. La servante se souvint alors que la clef du secrétaire devait être sur la table de nuit de monsieur, où elle l'avait aperçue la veille, au moment de la crise. Elles y allèrent voir. La mère n'eut aucun scrupule, ouvrit le meuble. Mais elle n'y trouva que les cinq mille francs, qu'elle laissa au fond du tiroir, car l'argent ne la préoccupait guère. Vainement, elle chercha l'Arbre généalogique, qu'elle savait là d'habitude. Elle aurait si volontiers commencé par lui son oeuvre de destruction! Il était resté sur le bureau du docteur, dans la salle, et elle ne devait pas même l'y découvrir, au milieu de la fièvre de passion qui lui faisait fouiller les meubles fermés, sans lui laisser le calme lucide de procéder méthodiquement, autour d'elle.

Son désir la ramena, elle revint se planter devant l'armoire, la mesurant, l'enveloppant d'un regard ardent de conquête. Malgré sa petite taille, malgré ses quatre-vingts ans passés, elle se dressait, dans une activité, une dépense de force extraordinaire.

– Ah! répéta-t-elle, si j'avais un outil!

Et elle cherchait de nouveau la lézarde du colosse, la fente où elle allait introduire les doigts, pour le faire éclater. Elle imaginait des plans d'assaut, elle rêvait des violences, puis elle retombait à la ruse, à quelque traîtrise qui lui ouvrirait les battants, rien qu'en soufflant dessus.

Brusquement, son regard brilla, elle avait trouvé.

– Dites donc, Martine, il y a un crochet qui retient le premier battant?

– Oui, madame, il s'accroche dans un piton, en dessus de la planche du milieu… Tenez! il se trouve à la hauteur de cette moulure, à peu près.

Félicité eut un geste de victoire certaine.

– Vous avez bien une vrille, une grosse vrille?.. Donnez-moi une vrille!

Vivement, Martine descendit à sa cuisine et rapporta l'outil demandé.

– Comme ça, voyez-vous, nous ne ferons pas de bruit, reprit la vieille dame en se mettant à la besogne.

Avec une singulière énergie, qu'on n'aurait pas soupçonnée à ses petites mains desséchées par l'âge, elle planta la vrille, elle fit un premier trou, à la hauteur désignée par la servante. Mais elle était trop bas, elle sentit que la pointe s'enfonçait ensuite dans la planche. Une seconde percée l'amena droit sur le fer du crochet. Cette fois, c'était trop direct. Et elle multiplia les trous, à droite et à gauche, jusqu'à ce que, se servant de la vrille elle-même, elle put enfin pousser le crochet, le chasser du piton. Le pêne de la serrure glissa, les deux battants s'ouvrirent.

– Enfin! cria Félicité, hors d'elle.

Puis, inquiète, elle resta immobile, l'oreille tendue vers la chambre, craignant d'avoir réveillé Clotilde. Mais toute la maison dormait, dans le grand silence noir. Il ne venait toujours de la chambre qu'une paix auguste de mort, elle n'entendit que le clair tintement de la pendule sonnant un seul coup, une heure du matin. Et l'armoire était grande ouverte, béante, montrant, sur ses trois planches, l'entassement de papiers dont elle débordait. Alors, elle se rua, l'oeuvre de destruction commença, au milieu de l'ombre sacrée, de l'infini repos de cette veillée funèbre.

– Enfin! répéta-t-elle tout bas, depuis trente ans que je veux et que j'attends!.. Dépêchons, dépêchons, Martine! aidez-moi!

Déjà, elle avait apporté la haute chaise du pupitre, elle y était montée d'un bond, pour prendre d'abord les papiers de la planche supérieure, car elle se souvenait que les dossiers se trouvaient là. Mais elle fut surprise de ne pas reconnaître les chemises de fort papier bleu, il n'y avait plus là que d'épais manuscrits, les oeuvres terminées et non publiées encore du docteur, des travaux inestimables, toutes ses recherches, toutes ses découvertes, le monument de sa gloire future, qu'il avait légué à Ramond; pour que celui-ci en prit le soin. Sans doute, quelques jours avant sa mort, pensant que les dossiers seuls étaient menacés, et que personne au monde n'oserait détruire ses autres ouvrages, avait-il procédé à un déménagement, à un classement nouveau, pour soustraire ceux-là aux recherches premières.

– Ah! tant pis! murmura Félicité, il y en a tellement, commençons par n'importe quel bout, si nous voulons arriver… Pendant que je suis en l'air, nettoyons toujours ça… Tenez, réchappez, Martine!

Et elle vida la planche, elle jeta, un à un, les manuscrits entre les bras de la servante, qui les posait sur la table, en faisant le moins de bruit possible. Bientôt, tout le tas y fut, elle sauta de la chaise.

– Au feu! au feu!.. Nous finirons bien par mettre la main sur les autres, sur ceux que je cherche… Au feu! au feu! ceux-ci d'abord! Jusqu'aux bouts de papier grands comme l'ongle, jusqu'aux notes illisibles, au feu! au feu! si nous voulons être sûres de tuer la contagion du mal!

Elle-même, fanatique, farouche dans sa haine de la vérité, dans sa passion d'anéantir le témoignage de la science, déchira la première page d'un manuscrit, l'alluma à la lampe, alla jeter ce brandon flambant dans la grande cheminée, où il n'y avait pas eu de feu depuis vingt ans peut-être; et elle alimenta la flamme, en continuant à jeter, par morceaux, le reste du manuscrit. La servante, résolue comme elle, était venue l'aider, avait pris un autre gros cahier, qu'elle effeuillait. Dès lors, le feu ne cessa plus, la haute cheminée s'emplit d'un flamboiement, d'une gerbe claire d'incendie, qui, par instants, ne se ralentissait que pour s'élever avec une intensité accrue, quand des aliments nouveaux la rallumaient. Un brasier s'élargissait peu à peu, un tas de cendre fine montait, une couche épaissie de feuilles noires où couraient des millions d'étincelles. Mais c'était une besogne longue, sans fin; car, lorsqu'on jetait trop de pages à la fois, elles ne brûlaient pas, il fallait les secouer, les retourner avec les pincettes; et le mieux était de les froisser, d'attendre qu'elles fussent bien enflammées, avant d'en ajouter d'autres. L'habileté leur venait, la besogne marchait grand train.

Dans sa hâte à aller reprendre une nouvelle brassée de papiers, Félicité se heurta contre un fauteuil.

– Oh! madame, prenez garde, dit Martine. Si l'on venait!

– Venir, qui donc? Clotilde? elle dort trop bien, la pauvre fille!.. Et puis, si elle vient quand ce sera fini, je m'en moque! Allez, je ne me cacherai pas, je laisserai l'armoire vide et toute grande ouverte, je dirai bien haut que c'est moi qui ai purifié la maison… Quand il n'y aura plus une seule ligne d'écriture, ah! mon Dieu! je me moque du reste!

Pendant près de deux heures, la cheminée flamba. Elles étaient retournées à l'armoire, elles avaient vidé les deux autres planches, il ne restait que le bas, le fond, qui semblait bourré d'un pêle-mêle de notes. Grisées par la chaleur de ce feu de joie, essoufflées, en sueur, elles cédaient à une fièvre sauvage de destruction. Elles s'accroupissaient, se noircissaient les mains à repousser les débris mal consumés, si violentes dans leurs gestes, que des mèches de leurs cheveux gris pendaient sur leurs vêtements en désordre. C'était un galop de sorcières, activant un bûcher diabolique, pour quelque abomination, le martyre d'un saint, la pensée écrite brûlée en place publique, tout un monde de vérité et d'espérance détruit. Et la grande clarté, qui, par instants, pâlissait la lampe, embrasait la vaste pièce, faisait danser au plafond leurs ombres démesurées.

Mais, comme elle voulait vider le bas de l'armoire, ayant déjà brûlé, à poignées, le pêle-mêle de notes qui s'entassait là, Félicité eut un cri étranglé de triomphe.

– Ah! les voici!.. Au feu! au feu!

Elle venait enfin de tomber sur les dossiers. Tout au fond, derrière le rempart des notes, le docteur avait dissimulé les chemises de papier bleu. Et ce fut alors la folie de la dévastation, une rage qui l'emporta, les dossiers ramassés à pleines mains, lancés dans les flammes, emplissant la cheminée d'un ronflement d'incendie.

 

– Ils brûlent, ils brûlent!.. Enfin, ils brûlent donc!.. Martine, encore celui-ci, encore celui-ci… Ah! quel feu, quel grand feu!

Mais la servante s'inquiétait.

– Madame, prenez garde, vous allez allumer la maison… Vous n'entendez pas ce grondement?

– Ah! qu'est-ce que ça fait? tout peut bien brûler!.. Ils brûlent, ils brûlent, c'est si beau!.. Encore trois, encore deux, et le dernier qui brûle!

Elle riait d'aise, hors d'elle, effrayante, lorsque des morceaux de suie enflammée tombèrent. Le ronflement devenait terrible, le feu était dans la cheminée, qu'on ne ramonait jamais. Cela parut encore l'exciter, tandis que la servante, perdant la tête, se mit à crier et à courir autour de la pièce.

Clotilde dormait à côté de Pascal mort, dans le calme souverain de la chambre. Il n'y avait pas eu d'autre bruit que la vibration légère du timbre de la pendule sonnant trois heures. Les cierges brûlaient d'une longue flamme immobile, pas un frisson ne remuait l'air. Et, du fond de son lourd sommeil sans rêve, elle entendit pourtant comme un tumulte, un galop grandissant de cauchemar. Puis, quand elle eut rouvert les yeux, elle ne comprit pas d'abord. Où était-elle? pourquoi ce poids énorme qui écrasait son coeur? La réalité lui revint dans une épouvante: elle revit Pascal, elle entendit les cris de Martine, à côté; et elle se précipita, angoissée, pour savoir.

Mais, dès le seuil, Clotilde saisit toute la scène, d'une netteté sauvage: l'armoire grande ouverte et complètement vide, Martine affolée par la peur du feu, sa grand'mère Félicité radieuse, poussant du pied dans les flammes les derniers fragments des dossiers. Une fumée, une suie volante emplissait la salle, où le grondement de l'incendie mettait comme un râle de meurtre, ce galop dévastateur qu'elle venait d'entendre du fond de son sommeil.

Et le cri qui lui jaillit des lèvres, fut celui que Pascal avait poussé lui-même, la nuit d'orage, lorsqu'il l'avait surprise en train de voler les papiers.

– Voleuses! assassines!

Tout de suite, elle s'était précipitée vers la cheminée; et, malgré le ronflement terrible, malgré les morceaux de suie rouge qui tombaient, au risque de s'incendier les cheveux et de se brûler les mains, elle saisit à poignée les feuilles non consumées encore, elle les éteignit vaillamment, en les serrant contre elle. Mais c'était bien peu de chose, à peine des débris, pas une page complète, pas même des miettes du travail colossal, de l'oeuvre patiente et énorme de toute une vie, que le feu venait de détruire là en deux heures. Et sa colère grandissait, un élan de furieuse indignation.

– Vous êtes des voleuses, des assassines!.. C'est un meurtre abominable que vous venez de commettre! Vous avez profané la mort, vous avez tué la pensée, tué le génie!

La vieille madame Rougon ne reculait pas. Elle s'était avancée au contraire, sans remords, la tête haute, défendant l'arrêt de destruction rendu par elle et exécuté.

– C'est à moi que tu parles, à ta grand'mère?.. J'ai fait ce que j'ai dû faire, ce que tu voulais faire avec nous autrefois.

– Autrefois, vous m'aviez rendue folle. Mais j'ai vécu, j'ai aimé, j'ai compris… Puis, c'était un héritage sacré, légué à mon courage, la dernière pensée d'un mort, ce qui restait d'un grand cerveau et que je devais imposer à tous… Oui, tu es ma grand'mère! et c'est comme si tu venais de brûler ton fils!

– Brûler Pascal, parce que j'ai brûlé ses papiers! cria Félicité. Eh! j'aurais brûlé la ville, pour sauver la gloire de notre famille!

Elle s'avançait toujours, combattante, victorieuse; et Clotilde qui avait posé sur la table les fragments noircis, sauvés par elle, les défendait de son corps, dans la crainte qu'elle ne les rejetât aux flammes. Elle les dédaignait, elle ne s'inquiétait seulement pas du feu de cheminée, qui heureusement s'épuisait de lui-même; pendant que Martine, avec la pelle, étouffait la suie et les dernières flambées des cendres brûlantes.

– Tu sais bien pourtant, continua la vieille femme dont la petite taille semblait grandir, que je n'ai eu qu'une ambition, qu'une passion, la fortune et la royauté des nôtres. J'ai combattu, j'ai veillé toute ma vie, je n'ai vécu si longtemps que pour écarter les vilaines histoires et laisser de nous une légende glorieuse… Oui, jamais je n'ai désespéré, jamais je n'ai désarmé, prête à profiter des moindres circonstances… Et tout ce que j'ai voulu, je l'ai fait, parce que j'ai su attendre.

D'un geste large, elle montra l'armoire vide, la cheminée où se mouraient des étincelles.

– Maintenant, c'est fini, notre gloire est sauve, ces abominables papiers ne nous accuseront plus, et je ne laisserai derrière moi aucune menace… Les Rougon triomphent.

Éperdue, Clotilde levait le bras, comme pour la chasser. Mais elle sortit d'elle-même, elle descendit à la cuisine laver ses mains noires et rattacher ses cheveux. La servante allait la suivre, lorsque, en se retournant, elle vit le geste de sa jeune maîtresse. Elle revint.

– Oh! moi! mademoiselle, je partirai après-demain, lorsque monsieur sera au cimetière.

Il y eut un silence.

– Mais je ne vous renvoie pas, Martine, je sais bien que vous n'êtes pas la plus coupable… Voici trente ans que vous vivez dans cette maison. Restez, restez avec moi.

La vieille fille hocha sa tête grise, toute pâle et comme usée.

– Non, j'ai servi monsieur, je ne servirai personne après monsieur.

– Mais moi!

Elle leva les yeux, regarda la jeune femme en face, cette fillette aimée qu'elle avait vue grandir.

– Vous, non!

Alors, Clotilde eut un embarras, voulut lui parler de l'enfant qu'elle portait, de cet enfant de son maître, qu'elle consentirait à servir peut-être. Et elle fut devinée, Martine se rappela la conversation qu'elle avait surprise, regarda ce ventre de femme féconde, où la grossesse ne s'indiquait pas encore. Un instant, elle parut réfléchir. Puis, nettement:

– L'enfant, n'est-ce pas?.. Non!

Et elle acheva de donner son compte, réglant l'affaire en fille pratique, qui savait le prix de l'argent.

– Puisque j'ai de quoi, je vais aller manger tranquillement mes rentes quelque part… Vous, mademoiselle, je puis vous quitter, car vous n'êtes pas pauvre. Monsieur Ramond vous expliquera demain comment on a sauvé quatre mille francs de rente, chez le notaire. Voici, en attendant, la clef du secrétaire, où vous retrouverez les cinq mille francs que monsieur y a laissés… Oh! je sais bien que nous n'aurons pas de difficultés ensemble. Monsieur ne me payait plus depuis trois mois, j'ai des papiers de lui qui en témoignent. En outre, dans ces temps derniers, j'ai avancé à peu près deux cents francs de ma poche, sans qu'il sût d'où l'argent venait. Tout cela est écrit, je suis tranquille, mademoiselle ne me fera pas tort d'un centime… Après-demain, quand monsieur ne sera plus là, je partirai.

A son tour, elle descendit à la cuisine, et Clotilde, malgré la dévotion aveugle de cette fille qui lui avait fait prêter les mains à un crime, se sentit affreusement triste de cet abandon. Pourtant, comme elle ramassait les débris des dossiers, avant de retourner dans la chambre, elle eut une joie, celle de reconnaître tout d'un coup, sur la table, l'Arbre généalogique, étalé tranquillement et que les deux femmes n'y avaient pas aperçu. C'était la seule épave entière, une relique sainte. Elle le prit, alla l'enfermer dans la commode de la chambre, avec les fragments à demi consumés.

Mais, quand elle se retrouva dans cette chambre auguste, une grande émotion l'envahit. Quel calme souverain, quelle paix immortelle, à côté de la sauvagerie destructive qui avait empli la salle voisine de fumée et de cendre! Une sérénité sacrée tombait de l'ombre, les deux cierges brûlaient, d'une pure flamme immobile, sans un frisson. Et elle vit alors que la face de Pascal était devenue très blanche, dans le flot épandu de la barbe blanche et des cheveux blancs. Il dormait dans de la lumière, auréolé, souverainement beau. Elle se pencha, le baisa encore, sentit à ses lèvres le froid de ce visage de marbre, aux paupières closes, rêvant son rêve d'éternité. Sa douleur fut si grande de n'avoir pu sauver l'oeuvre dont il lui avait laissé la garde, qu'elle tomba à deux genoux, en sanglotant. Le génie venait d'être violé, il lui semblait que le monde allait être détruit, dans cet anéantissement farouche de toute une vie de travail.

XIV

Dans la salle de travail, Clotilde reboutonna son corsage, tenant encore, sur les genoux, son enfant, à qui elle venait de donner le sein. C'était après le déjeuner, vers trois heures, par une éclatante journée de la fin du mois d'août, au ciel de braise; et les volets, soigneusement clos, ne laissaient pénétrer, à travers les fentes, que de minces flèches de soleil, dans l'ombre assoupie et tiède de la vaste pièce. La grande paix oisive du dimanche semblait s'épandre du dehors, avec un vol lointain de cloches, sonnant le dernier coup des vêpres. Pas un bruit ne montait de la maison vide, où la mère et le petit devaient rester seuls jusqu'au dîner, la servante ayant demandé la permission d'aller voir une cousine, dans le faubourg.

Un instant, Clotilde regarda son enfant, un gros garçon de trois mois déjà. Elle était accouchée vers les derniers jours de mai. Depuis dix mois bientôt, elle portait le deuil de Pascal, une simple et longue robe noire, dans laquelle elle était divinement belle, si fine, si élancée, avec son visage d'une jeunesse si triste, nimbé de ses admirables cheveux blonds. Et elle ne pouvait sourire, mais elle éprouvait une douceur à voir le bel enfant, gras et rose, avec sa bouche encore mouillée de lait, et dont le regard avait rencontré une des barres de soleil, où dansaient des poussières. Il semblait très surpris, il ne quittait pas des yeux cet éclat d'or, ce miracle éblouissant de clarté. Puis, le sommeil vint, il laissa retomber, sur le bras de sa mère, sa petite tête ronde et nue, déjà semée de rares cheveux pâles.

Alors, doucement, Clotilde se leva, le posa au fond du berceau, qui se trouvait près de la table. Elle demeura penchée un instant, pour être bien sûre qu'il dormait; et elle rabattit le rideau de mousseline, dans l'ombre crépusculaire. Sans bruit, avec des gestes souples, marchant d'un pas si léger, qu'il effleurait à peine le parquet, elle s'occupa ensuite, rangea du linge qui était sur la table, traversa deux fois la pièce, à la recherche d'un petit chausson égaré. Elle était très silencieuse, très douce et très active. Et, ce jour-là, dans la solitude de la maison, elle songeait, l'année vécue se déroulait.

D'abord, après l'affreuse secousse du convoi, c'était le départ immédiat de Martine, qui s'était obstinée, ne voulant pas même faire ses huit jours, amenant, pour la remplacer, la jeune cousine d'une boulangère du voisinage, une grosse fille brune qui s'était trouvée heureusement assez propre et dévouée. Martine, elle, vivait à Sainte-Marthe, dans un trou perdu, si chichement, qu'elle devait encore faire des économies, sur les rentes de son petit trésor. On ne lui connaissait point d'héritier, à qui profiterait donc cette fureur d'avarice? En dix mois, elle n'avait, pas une seule fois, remis les pieds à la Souleiade: monsieur n'était plus là, elle ne cédait même pas au désir de voir le fils de monsieur.

Puis, dans la songerie de Clotilde, la figure de sa grand'mère Félicité s'évoquait. Celle-ci venait la visiter de temps à autre, avec une condescendance de parente puissante, qui est d'esprit assez large pour pardonner toutes les fautes, quand elles sont cruellement expiées. Elle arrivait à l'improviste, embrassait l'enfant, faisait de la morale, donnait des conseils; et la jeune mère avait pris, vis-à-vis d'elle, l'attitude simplement déférente que Pascal avait gardée toujours. D'ailleurs, Félicité était toute à son triomphe. Elle allait réaliser enfin une idée longtemps caressée, mûrement réfléchie, qui devait consacrer par un monument impérissable la pure gloire de la famille. Cette idée était d'employer sa fortune, devenue considérable, à la construction et à la dotation d'un Asile pour les vieillards, qui s'appellerait l'Asile Rougon. Déjà, elle avait acheté le terrain, une partie de l'ancien Jeu de Mail, en dehors de la ville, près de la gare; et précisément, ce dimanche-là, vers cinq heures, quand la chaleur tomberait un peu, on devait poser la première pierre, une solennité véritable, honorée par la présence des autorités, et dont elle serait la reine applaudie, au milieu d'un concours énorme de population.

Clotilde éprouvait, en outre, quelque reconnaissance pour sa grand'mère, qui venait de montrer un désintéressement parfait, lors de l'ouverture du testament de Pascal. Celui-ci avait institué la jeune femme sa légataire universelle; et la mère, qui gardait son droit à la réserve d'un quart, après s'être déclarée respectueuse des volontés dernières de son fils, avait simplement renoncé à la succession. Elle voulait bien déshériter tous les siens, ne leur léguer que de la gloire, en employant sa grosse fortune à l'érection de cet Asile qui porterait le nom respecté et béni des Rougon aux âges futurs; mais, après avoir été, pendant un demi-siècle, si âpre à la conquête de l'argent, elle le dédaignait à cette heure, épurée dans une ambition plus haute. Et Clotilde, grâce à cette libéralité, n'avait plus d'inquiétude pour l'avenir: les quatre mille francs de rente leur suffiraient, à elle et à son enfant. Elle l'élèverait, elle en ferait un homme. Même elle avait placé, sur la tête du petit, à fonds perdus, les cinq mille francs du secrétaire; et elle possédait encore la Souleiade, que tout le monde lui conseillait de vendre. Sans doute, l'entretien n'en était pas coûteux, mais quelle vie de solitude et de tristesse, dans cette grande maison déserte, beaucoup trop vaste, où elle était comme perdue! Jusque-là, pourtant, elle n'avait pu se décider à la quitter. Peut-être ne s'y déciderait-elle jamais.

 

Ah! cette Souleiade, tout son amour y était, toute sa vie, tous ses souvenirs! Il lui semblait, par moments, que Pascal y vivait encore, car elle n'y avait rien dérangé de leur existence de jadis. Les meubles étaient aux mêmes places, les heures y sonnaient les mêmes habitudes. Elle n'y avait fermé que sa chambre, à lui, où elle seule entrait, ainsi que dans un sanctuaire, pour pleurer, lorsqu'elle sentait son coeur trop lourd. Dans la chambre où tous deux s'étaient aimés, dans le lit où il était mort, elle se couchait chaque nuit, comme autrefois, lorsqu'elle était jeune fille; et il n'y avait de plus, là, contre ce lit, que le berceau, qu'elle y apportait le soir. C'était toujours la même chambre douce, aux antiques meubles familiers, aux tentures attendries par l'âge, couleur d'aurore, la très vieille chambre que l'enfant rajeunissait de nouveau. Puis, en bas, si elle se trouvait bien seule, bien perdue, à chaque repas, dans la salle à manger claire, elle y entendait les échos des rires, des vigoureux appétits de sa jeunesse, lorsque tous les deux mangeaient et buvaient si gaiement, à la santé de l'existence. Et le jardin aussi, toute la propriété tenait à son être, par les fibres les plus intimes, car elle ne pouvait y faire un pas, sans y évoquer leurs deux images unies l'une à l'autre: sur la terrasse, à l'ombre mince des grands cyprès séculaires, ils avaient si souvent contemplé la vallée de la Viorne, que bornaient les barres rocheuses de la Seille et les coteaux brûlés de Sainte-Marthe! par les gradins de pierres sèches, au travers des oliviers et des amandiers maigres, ils s'étaient tant de fois défiés à grimper lestement, comme des gamins en fuite de l'école! et il y avait encore la pinède, l'ombre chaude et embaumée, où les aiguilles craquaient sous les pas, l'air immense, tapissée d'une herbe moelleuse aux épaules, d'où l'on découvrait le ciel entier, le soir, quand se levaient les étoiles! et il y avait surtout les platanes géants, la paix délicieuse, qu'ils étaient venus goûter là, chaque jour d'été, en écoutant la chanson rafraîchissante de la source, la pure note de cristal qu'elle filait depuis des siècles! Jusqu'aux vieilles pierres de la maison, jusqu'à la terre du sol, il n'était pas un atome, à la Souleiade, où elle ne sentit le battement tiède d'un peu de leur sang, d'un peu de leur vie répandue et mêlée.

Mais elle préférait passer ses journées dans la salle de travail, et c'était là qu'elle revivait ses meilleurs souvenirs. Il ne s'y trouvait aussi qu'un meuble de plus, le berceau. La table du docteur était à sa place, devant la fenêtre de gauche: il aurait pu entrer et s'asseoir, car la chaise n'avait pas même été bougée. Sur la longue table du milieu, parmi l'ancien entassement des livres et des brochures, il n'y avait de nouveau que la note claire des petits linges d'enfant, qu'elle était en train de visiter. Les corps de bibliothèque montraient les mêmes rangées de volumes, la grande armoire de chêne semblait garder dans ses flancs le même trésor, solidement close. Sous le plafond enfumé, la bonne odeur de travail flottait toujours, parmi la débandade des sièges, le désordre amical de cet atelier en commun, où ils avaient si longtemps mis les caprices de la jeune fille et les recherches du savant. Et, surtout, ce qui la touchait aujourd'hui, c'était de revoir ses anciens pastels, cloués aux murs, les copies qu'elle avait faites de fleurs vivantes, minutieusement copiées, puis les imaginations envolées en plein pays chimérique, les fleurs de rêve dont la fantaisie folle l'emportait parfois.

Clotilde achevait de ranger les petits linges sur la table, lorsque, précisément, son regard, en se levant, rencontra devant elle le pastel du vieux roi David, la main posée sur l'épaule nue d'Abisaïg, la jeune Sunamite. Et elle qui ne riait plus, sentit une joie lui monter à la face, dans l'heureux attendrissement qu'elle éprouvait. Comme ils s'aimaient, comme ils rêvaient d'éternité, le jour où elle s'était amusée à ce symbole, orgueilleux et tendre! Le vieux roi, vêtu somptueusement d'une robe toute droite, lourde de pierreries, portait le bandeau royal sur ses cheveux de neige; et elle était plus somptueuse encore, rien qu'avec la soie liliale de sa peau, sa taille mince et allongée, sa gorge ronde et menue, ses bras souples, d'une grâce divine. Maintenant, il s'en était allé, il dormait sous la terre, tandis qu'elle, habillée de noir, toute noire, ne montrant rien de sa nudité triomphante, n'avait plus que l'enfant pour exprimer le don tranquille, absolu qu'elle avait fait de sa personne, devant le peuple assemblé, à la pleine lumière du jour.

Doucement, Clotilde finit par s'asseoir près du berceau. Les flèches de soleil s'allongeaient d'un bout de la pièce à l'autre, la chaleur de l'ardente journée s'alourdissait, parmi l'ombre assoupie des volets clos; et le silence de la maison semblait s'être élargi encore. Elle avait mis à part des petites brassières, elle recousait des cordons, d'une aiguille lente, peu à peu prise d'une songerie, au milieu de cette grande paix chaude qui l'enveloppait, dans l'incendie du dehors. Sa pensée, d'abord, retourna à ses pastels, les exacts et les chimériques, et elle se disait maintenant que toute sa dualité se trouvait dans cette passion de vérité qui la tenait parfois des heures entières devant une fleur, pour la copier avec précision, puis dans son besoin d'au delà qui, d'autres fois, la jetait hors du réel, l'emportait en rêves fous, au paradis des fleurs incréées. Elle avait toujours été ainsi, elle sentait qu'au fond elle restait aujourd'hui ce qu'elle était la veille, sous le flot de vie nouveau qui la transformait sans cesse. Et sa pensée, alors, sauta à la gratitude profonde qu'elle gardait à Pascal de l'avoir faite ce qu'elle était. Jadis, lorsque, toute petite, l'enlevant à un milieu exécrable, il l'avait prise avec lui, il avait sûrement cédé à son bon coeur, mais sans doute aussi était-il désireux de tenter sur elle l'expérience de savoir comment elle pousserait dans un milieu autre, tout de vérité et de tendresse. C'était, chez lui, une préoccupation constante, une théorie ancienne, qu'il aurait voulu expérimenter en grand: la culture par le milieu, la guérison même, l'être amélioré et sauvé, au physique et au moral. Elle lui devait certainement le meilleur de son être, elle devinait la fantasque et la violente qu'elle aurait pu devenir, tandis qu'il ne lui avait donné que de la passion et du courage. Dans cette floraison, au libre soleil, la vie avait même fini par les jeter aux bras l'un de l'autre, et n'était-ce pas comme l'effort dernier de la bonté et de la joie, l'enfant qui était venu et qui les aurait réjouis ensemble, si la mort ne les avait point séparés?