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Le Docteur Pascal

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Éperdu, craignant de ne pas bien comprendre, Pascal recommença la lettre. Un enfant! cet enfant qu'il se méprisait de n'avoir pu faire, le jour du départ, dans le grand souffle désolé du mistral, et qui était là déjà, qu'elle emportait, lorsqu'il regardait au loin fuir le train, par la plaine rase! Ah! c'était l'oeuvre vraie, la seule bonne, la seule vivante, celle qui le comblait de bonheur et d'orgueil. Ses travaux, ses craintes de l'hérédité avaient disparu. L'enfant allait être, qu'importait ce qu'il serait! pourvu qu'il fût la continuation, la vie léguée et perpétuée, l'autre soi-même! Il en restait remué jusqu'au fond des entrailles, dans un frisson attendri de tout son être, il riait, il parlait tout haut, il baisait follement la lettre.

Mais un bruit de pas le fit se calmer un peu. Il tourna la tête, il vit Martine.

– Monsieur le docteur Ramond est en bas.

– Ah! qu'il monte, qu'il monte!

C'était encore du bonheur qui arrivait. Ramond, dès la porte, cria gaiement:

– Victoire! maître, je vous rapporte votre argent, pas tout, mais une bonne somme!

Et il conta les choses, un cas d'imprévue et heureuse chance, que son beau-père, M. Lévêque, avait tiré au clair. Les reçus des cent vingt mille francs, qui constituaient Pascal créancier personnel de Grandguillot, ne servaient à rien, puisque celui-ci était insolvable. Le salut s'était rencontré dans la procuration que le docteur lui avait remise un jour, sur sa demande, à l'effet d'employer tout ou partie de son argent en placements hypothécaires. Comme le nom du mandataire y était en blanc, le notaire, ainsi que cela se pratique parfois, avait pris un de ses clercs pour prête-nom; et quatre-vingt mille francs venaient d'être retrouvés ainsi, placés en bonnes hypothèques, par l'intermédiaire d'un brave homme, tout à fait en dehors des affaires de son patron. Si Pascal avait agi, était allé au parquet, il aurait débrouillé cela depuis longtemps. Enfin, quatre mille francs de rentes solides rentraient dans sa poche.

Il avait saisi les mains du jeune homme, il les lui serrait, d'un air exalté.

– Ah! mon ami, si vous saviez combien je suis heureux! Cette lettre de Clotilde m'apporte un grand bonheur. Oui, j'allais la rappeler près de moi; mais la pensée de ma misère, des privations que je lui imposerais, me gâtait la joie de son retour… Et voilà que la fortune revient, au moins de quoi installer mon petit monde!

Dans l'expansion de son attendrissement, il avait tendu la lettre à Ramond, il le força à la lire. Puis, lorsque le jeune homme la lui rendit en souriant, ému de le sentir si bouleversé, il céda à un besoin débordant de tendresse, il le saisit entre ses deux grands bras, comme un camarade, comme un frère. Les deux hommes se baisèrent sur les joues, vigoureusement…

– Puisque le bonheur vous envoie, je vais encore vous demander un service.

Vous savez que je me défie de tout le monde ici, même de ma vieille bonne.

C'est vous qui allez porter ma dépêche au télégraphe.

Il s'était assis de nouveau devant sa table, il écrivit simplement: «Je t'attends, pars ce soir.»

– Voyons, reprit-il, nous sommes aujourd'hui le 6 novembre, n'est-ce pas?.. Il est près de dix heures, elle aura ma dépêche vers midi. Cela lui donne tout le temps de faire ses malles et de prendre, ce soir, l'express de huit heures, qui la mettra demain à Marseille pour le déjeuner. Mais, comme il n'y a pas de train qui corresponde tout de suite, elle ne pourra être ici, demain 7 novembre, que par celui de cinq heures.

Après avoir plié la dépêche, il s'était levé.

– Mon Dieu! à cinq heures, demain!.. Que cela est loin encore! que vais-je faire jusque-là?

Puis, envahi d'une préoccupation, devenu grave:

– Ramond, mon camarade, voulez-vous me faire la grande amitié d'être très franc avec moi?

– Comment ça, maître?

– Oui, vous m'entendez bien… L'autre jour, vous m'avez examiné.

Pensez-vous que je puisse aller un an encore?

Et il tenait le jeune homme sous la fixité de son regard, il l'empêchait de détourner les yeux. Pourtant, celui-ci tâcha de s'échapper, en plaisantant: était-ce vraiment un médecin qui posait une question pareille?

– Je vous en prie, Ramond, soyons sérieux.

Alors, Ramond, en toute sincérité, répondit qu'il pouvait très bien, selon lui, nourrir l'espoir de vivre encore une année. Il donnait ses raisons, l'état relativement peu avancé de la sclérose, la santé parfaite des autres organes. Sans doute, il fallait faire la part de l'inconnu, de ce qu'on ne savait pas, car l'accident brutal était toujours possible. Et tous deux en arrivèrent à discuter le cas, aussi tranquillement que s'ils s'étaient trouvés en consultation, au chevet d'un malade, pesant le pour et le contre, donnant chacun leurs arguments, fixant d'avance la terminaison fatale, selon les indices les mieux établis et les plus sages.

Pascal, comme s'il ne se fût pas agi de lui, avait repris son sang-froid, son oubli de lui-même.

– Oui, murmura-t-il enfin, vous avez raison, une année de vie est possible… Ah! voyez-vous, mon ami, ce que je voudrais, ce seraient deux années, un désir fou, sans doute, une éternité de joie…

Et, s'abandonnant à ce rêve d'avenir:

– L'enfant naîtra vers la fin de mai… Ce serait si bon de le voir grandir un peu, jusqu'à ses dix-huit mois, à ses vingt mois, tenez! pas davantage. Le temps seulement qu'il se débrouille et qu'il fasse ses premiers pas… Je n'en demande pas beaucoup, je voudrais le voir marcher, et après, mon Dieu! après…

Il compléta sa pensée d'un geste. Puis, gagné par l'illusion:

– Mais deux années, ce n'est pas impossible. J'ai eu un cas très curieux, un charron du faubourg qui a vécu quatre ans, déjouant toutes mes prévisions… Deux années, deux années, je les vivrai! il faut bien que je les vive!

Ramond, qui avait baissé la tète, ne répondait plus. Un embarras le prenait, à l'idée de s'être montré trop optimiste; et la joie du maître l'inquiétait, lui devenait douloureuse, comme si cette exaltation même, troublant un cerveau autrefois si solide, l'avait averti d'un danger sourd et imminent.

– Ne vouliez-vous pas envoyer cette dépêche tout de suite?

– Oui, oui! allez vite, mon bon Ramond, et je vous attends après-demain.

Elle sera ici, je veux que vous accouriez nous embrasser.

La journée fut longue. Et, cette nuit-là, vers quatre heures, comme Pascal venait enfin de s'endormir, après une insomnie heureuse d'espoirs et de rêves, il fut réveillé brutalement par une crise effroyable. Il lui sembla qu'un poids énorme, toute la maison, s'était écroulé sur sa poitrine, à ce point que le thorax, aplati, touchait le dos; et il ne respirait plus, la douleur gagnait les épaules, le cou, paralysait le bras gauche. D'ailleurs, sa connaissance restait entière, il avait la sensation que son coeur s'arrêtait, que sa vie était sur le point de s'éteindre, dans cet affreux écrasement d'étau qui l'étouffait. Avant que la crise fût à sa période aiguë, il avait eu la force de se lever, de taper au plancher avec une canne, pour faire monter Martine. Puis, il était retombé sur son lit, ne pouvant plus ni bouger ni parler, trempé d'une sueur froide.

Martine, heureusement, dans le grand silence de la maison vide, avait entendu. Elle s'habilla, s'enveloppa d'un châle, monta vivement, avec sa bougie. La nuit était profonde encore, le petit jour allait paraître. Et, quand elle aperçut son maître dont les yeux seuls vivaient, qui la regardait, les mâchoires serrées, la langue liée, le visage ravagé par l'angoisse, elle s'épouvanta, s'effara, ne put que se jeter vers le lit, criant:

– Mon Dieu! mon Dieu! monsieur, qu'avez-vous?.. Répondez-moi, monsieur, vous me faites peur!

Pendant une grande minute, Pascal étouffa davantage, ne parvenant pas à retrouver son souffle. Puis, l'étau de ses côtes se desserrant peu à peu, il murmura très bas:

– Les cinq mille francs du secrétaire sont à Clotilde… Vous lui direz que c'est arrangé chez le notaire, qu'elle retrouvera là de quoi vivre…

Alors, Martine qui l'avait écouté, béante, se désespéra, confessa son mensonge, ignorant les bonnes nouvelles apportées par Ramond.

– Monsieur, il faut me pardonner, j'ai menti. Mais ce serait mal de mentir davantage… Quand je vous ai vu seul, et si malheureux, j'ai pris sur mon argent…

– Ma pauvre fille, vous avez fait ça!

– Oh! j'ai bien espéré un peu que monsieur me le rendrait un jour!

La crise se calmait, il put tourner la tête et la regarder. Il était stupéfait et attendri. Que s'était-il donc passé dans le coeur de cette vieille fille avare, qui pendant trente années avait durement amassé son trésor, qui n'en avait jamais sorti un sou, ni pour les autres ni pour elle? Il ne comprenait pas encore, il voulut simplement se montrer reconnaissant et bon.

– Vous êtes une brave femme, Martine. Tout cela vous sera rendu… Je crois bien que je vais mourir…

Elle ne le laissa pas achever, se révoltant, dans un sursaut de tout son être, dans un cri de protestation.

– Mourir, vous, monsieur!.. Mourir avant moi! Je ne veux pas, je ferai tout, je l'empêcherai bien!

Et elle s'était jetée à genoux devant le lit, elle l'avait saisi de ses mains éperdues, tâtant pour savoir où il souffrait, le retenant, comme si elle avait espéré qu'on n'oserait pas le lui prendre.

– Il faut me dire ce que vous avez, je vous soignerai, je vous sauverai. S'il est nécessaire de vous donner de ma vie, à moi, je vous en donnerai, monsieur… Je puis bien passer mes jours, mes nuits. Je suis encore forte, je serai plus forte que le mal, vous verrez… Mourir, mourir, ah! non, ce n'est pas possible! Le bon Dieu ne peut pas vouloir une injustice pareille. Je l'ai tant prié dans mon existence, qu'il doit m'écouter un peu, et il m'exaucera, monsieur, il vous sauvera!

 

Pascal la regardait, l'écoutait, et une clarté brusque se faisait en lui. Mais elle l'aimait, cette misérable fille, elle l'avait toujours aimé! Il se rappelait ses trente années de dévouement aveugle, son adoration muette d'autrefois, quand elle le servait à genoux, et qu'elle était jeune, ses jalousies sourdes contre Clotilde plus tard, tout ce qu'elle avait dû souffrir inconsciemment à cette époque. Et elle était là, à genoux encore aujourd'hui, devant son lit de mort, en cheveux grisonnants, avec ses yeux couleur de cendre, dans sa face blême de nonne abêtie par le célibat. Et il la sentait ignorante de tout, ne sachant même pas de quel amour elle l'avait aimé, n'aimant que lui pour le bonheur de l'aimer, d'être avec lui et de le servir.

Des larmes roulèrent sur les joues de Pascal. Une pitié douloureuse, une tendresse humaine, infinie, débordaient de son pauvre coeur à moitié brisé. Il la tutoya.

– Ma pauvre fille, tu es la meilleure des filles… Tiens! embrasse-moi comme tu m'aimes, de toute ta force!

Elle sanglotait, elle aussi. Elle laissa tomber, sur la poitrine de son maître, sa tête grise, sa face usée par sa longue domesticité. Éperdument, elle le baisa, mettant dans ce baiser toute sa vie.

– Bon! ne nous attendrissons pas, parce que, vois-tu, on aura beau faire, ce sera la fin tout de même… Si tu veux que je t'aime bien, tu vas m'obéir.

D'abord, il s'entêta à ne pas rester dans sa chambre. Elle lui semblait glacée, haute, vide, noire. Le désir lui était venu de mourir dans l'autre chambre, celle de Clotilde, celle où tous deux s'étaient aimés, où lui n'entrait plus qu'avec un frisson religieux. Et il fallut que Martine eût cette dernière abnégation, qu'elle l'aidât à se lever, qu'elle le soutint, le conduisit, chancelant, jusqu'au lit tiède encore. Il avait pris, sous son oreiller, la clef de l'armoire, qu'il gardait là, chaque nuit; et il remit cette clef sous l'autre oreiller, pour veiller sur elle, tant qu'il serait vivant. Le petit jour naissait à peine, la servante avait posé la bougie sur la table.

– A présent que me voilà couché, et que je respire un peu mieux, tu vas me faire le plaisir de courir chez le docteur Ramond… Tu le réveilleras, tu le ramèneras avec toi.

Elle partait, lorsqu'il fut saisi d'une crainte.

– Et, surtout, je te défends d'aller avertir ma mère.

Embarrassée, suppliante, elle revint vers lui.

– Oh monsieur, madame Félicité qui m'a tant fait lui promettre…

Mais il fut inflexible. Toute sa vie, il s'était montré déférent pour sa mère, et il croyait avoir acquis le droit de se protéger contre elle, au moment de sa mort. Il refusait de la voir. La servante dut lui jurer d'être muette. Alors, seulement, il retrouva un sourire.

– Va vite… Oh! tu me reverras, ce n'est pas pour maintenant.

Le jour se levait enfin, un petit jour triste, dans une pâle matinée de novembre. Pascal avait fait ouvrir les volets; et, quand il se trouva seul, il regarda croître cette lumière, celle de la dernière journée qu'il vivrait sans doute. La veille, il avait plu, le soleil était resté voilé, tiède encore. Des platanes voisins, il entendait venir tout un réveil d'oiseaux, tandis que, très loin, au fond de la campagne ensommeillée, une locomotive sifflait, d'une plainte continue. Et il était seul, seul dans la grande maison morne, dont il sentait autour de lui le vide, dont il écoutait le silence. Le jour grandissait lentement, il continuait à en suivre, sur les vitres, la tache élargie et blanchissante. Puis, la flamme de la bougie fut noyée, la chambre apparut tout entière. Il en attendait un soulagement, et il ne fut pas déçu, des consolations lui arrivèrent de la tenture couleur d'aurore, de chacun des meubles familiers, du vaste lit où il avait tant aimé et où il s'était couché pour mourir. Sous le haut plafond, par la pièce frissonnante, flottaient toujours une pure odeur de jeunesse, une infinie douceur d'amour, dont il était enveloppé comme d'une caresse fidèle, et réconforté.

Cependant, Pascal, bien que la crise aiguë eût cessé, souffrait affreusement. Une douleur poignante restait au creux de la poitrine, et son bras gauche, engourdi, pesait à son épaule ainsi qu'un bras de plomb. Dans l'interminable attente du secours que Martine allait ramener, il avait fini par fixer toute sa pensée sur cette souffrance dont criait sa chair. Et il se résignait, il ne retrouvait pas la révolte que soulevait en lui, autrefois, le seul spectacle de la douleur physique. Elle l'exaspérait, comme une cruauté monstrueuse et inutile. Au milieu de ses doutes de guérisseur, il ne soignait plus ses malades que pour la combattre. S'il finissait par l'accepter, aujourd'hui que lui-même en subissait la torture, était-ce donc qu'il montait d'un degré encore dans sa foi en la vie, à ce sommet de sérénité, d'où la vie apparaît totalement bonne, même avec la fatale condition de la souffrance, qui en est le ressort peut-être? Oui! vivre, toute la vie, la vivre et la souffrir toute, sans rébellion, sans croire qu'on la rendrait meilleure en la rendant indolore, cela éclatait nettement, à ses yeux de moribond, comme le grand courage et la grande sagesse. Et, pour tromper son attente, pour amuser son mal, il reprenait ses théories dernières, il rêvait au moyen d'utiliser la souffrance, de la transformer en action, en travail. Si l'homme, à mesure qu'il s'élève dans la civilisation, sent la douleur davantage, il est très certain qu'il y devient aussi plus fort, plus armé, plus résistant. L'organe, le cerveau qui fonctionne, se développe, se solidifie, pourvu que l'équilibre ne soit pus rompu, entre les sensations qu'il reçoit et le travail qu'il rend. Dès lors, ne pouvait-on faire le rêve d'une humanité où la somme du travail équivaudrait si bien à la somme des sensations, que la souffrance s'y trouverait elle-même employée et comme supprimée?

Maintenant, le soleil se levait, Pascal roulait confusément ces lointains espoirs, dans le demi-sommeil de son mal, lorsqu'il sentit une nouvelle crise naître du fond de sa poitrine. Il eut un moment d'anxiété atroce: est-ce que c'était la fin? est-ce qu'il allait mourir seul? Mais, justement, des pas rapides montaient l'escalier, Ramond entra, suivi de Martine. Et le malade eut le temps de lui dire, avant d'étouffer:

– Piquez-moi, piquez-moi tout de suite, avec de l'eau pure! et deux fois, au moins dix grammes!

Malheureusement, le médecin dut chercher la petite seringue, puis tout préparer. Cela dura quelques minutes, et la crise fut effrayante. Il en suivait les progrès avec anxiété, le visage qui se décomposait, les lèvres qui bleuissaient. Enfin, lorsqu'il eut fait les deux piqûres, il remarqua que les phénomènes, un instant stationnaires, diminuaient ensuite d'intensité, lentement. Cette fois encore, la catastrophe était évitée.

Mais, dès qu'il n'étouffa plus, Pascal, jetant un regard sur la pendule, dit de sa voix faible et tranquille:

– Mon ami, il est sept heures… Dans douze heures, à sept heures, ce soir, je serai mort.

Et, comme le jeune homme voulait protester, prêt à la discussion:

– Non, ne mentez pas. Vous avez assisté à la crise, vous êtes renseigné aussi bien que moi… Tout va désormais se passer d'une façon mathématique; et, heure par heure, je pourrais vous décrire les phases du mal…

Il s'interrompit pour respirer difficilement; puis, il ajouta:

– D'ailleurs, tout est bien, je suis content… Clotilde sera ici à cinq heures, je ne demande plus qu'à la voir et à mourir entre ses bras.

Bientôt pourtant, il éprouva un mieux sensible. L'effet de la piqûre était vraiment miraculeux; et il put s'asseoir sur le lit, le dos appuyé contre des oreillers. La voix redevenait facile, jamais la lucidité du cerveau n'avait paru plus grande.

– Vous savez, maître, dit Ramond, que je ne vous quitte pas. J'ai prévenu ma femme, nous allons passer la journée ensemble; et, quoi que vous en disiez, j'espère bien que ce ne sera pas la dernière… N'est-ce pas? Vous permettez que je m'installe comme chez moi.

Pascal souriait. Il donna des ordres à Martine, il voulut qu'elle s'occupât du déjeuner, pour Ramond. Si l'on avait besoin d'elle, on l'appellerait. Et les deux hommes restèrent seuls dans une bonne intimité de causerie, l'un couché, avec sa grande barbe blanche, discourant comme un sage, l'autre assis au chevet, écoutant, montrant la déférence d'un disciple.

– En vérité, murmura le maître, comme s'il se fut parlé à lui-même, c'est extraordinaire, l'effet de ces piqûres…

Puis, haussant la voix, presque gaiement:

– Mon ami Ramond, ce n'est peut-être pas un gros cadeau que je vous fais, mais je vais vous laisser mes manuscrits. Oui, Clotilde a l'ordre, quand je ne serai plus, de vous les remettre… Vous fouillerez là dedans, vous y trouverez peut-être des choses pas trop mauvaises. Si vous en tirez un jour quelque bonne idée, eh bien! ce sera tant mieux pour tout le monde.

Et il partit de là, il donna son testament scientifique. Il avait la nette conscience de n'avoir été, lui, qu'un pionnier solitaire, un précurseur, ébauchant des théories, tâtonnant dans la pratique, échouant à cause de sa méthode encore barbare. Il rappela son enthousiasme, lorsqu'il avait cru découvrir la panacée universelle, avec ses injections de substance nerveuse, puis ses déconvenues, ses désespoirs, la mort brutale de Lafouasse, la phtisie emportant quand même Valentin, la folie victorieuse reprenant Sarteur et l'étranglant. Aussi s'en allait-il plein de doute, n'ayant plus la foi nécessaire au médecin guérisseur, si amoureux de la vie, qu'il avait fini par mettre en elle son unique croyance, certain qu'elle devait tirer d'elle seule sa santé et sa force. Mais il ne voulait pas fermer l'avenir, il était heureux au contraire de léguer son hypothèse à la jeunesse. Tous les vingt ans, les théories changeaient, il ne restait d'inébranlables que les vérités acquises, sur lesquelles la science continuait à bâtir. Si même il n'avait eu le mérite que d'apporter l'hypothèse d'un moment, son travail ne serait pas perdu, car le progrès était sûrement dans l'effort, dans l'intelligence toujours en marche. Puis, qui savait? il avait beau mourir troublé et las, n'ayant point réalisé son espoir avec les piqûres: d'autres ouvriers viendraient, jeunes, ardents, convaincus, qui reprendraient l'idée, l'éclairciraient, l'élargiraient. Et peut-être tout un siècle, tout un monde nouveau partirait de là.

– Ah! mon cher Ramond, continua-t-il, si l'on revivait une autre vie!.. Oui je recommencerai, je reprendrai mon idée, car j'ai été frappé dernièrement par ce singulier résultat que les piqûres faites avec de l'eau pure étaient presque aussi efficaces… Le liquide injecté n'importe donc pas, il n'y a donc là qu'une action simplement mécanique… Tout ce mois dernier, j'ai écrit beaucoup là-dessus. Vous trouverez des notes, des observations curieuses… En somme, j'en serais arrivé à croire uniquement au travail, à mettre la santé dans le fonctionnement équilibré de tous les organes, une sorte de thérapeutique dynamique, si j'ose risquer ce mot.

Il se passionnait peu à peu, il en arrivait à oublier la mort prochaine, pour ne songer qu'à sa curiosité ardente de la vie. Et il ébauchait, d'un trait large, sa théorie dernière. L'homme baignait dans un milieu, la nature, qui irritait perpétuellement par des contacts les terminaisons sensitives des nerfs. De là, la mise en oeuvre, non seulement des sens, mais de toutes les surfaces du corps, extérieures et intérieures. Or c'étaient ces sensations qui, en se répercutant dans le cerveau, dans la moelle, dans les centres nerveux, s'y transformaient en tonicité, en mouvements et en idées; et il avait la conviction que se bien porter consistait dans le train normal de ce travail: recevoir les sensations, les rendre en idées et en mouvements, nourrir la machine humaine par le jeu régulier des organes. Le travail devenait ainsi la grande loi, le régulateur de l'univers vivant. Dès lors, il était nécessaire que, si l'équilibre se rompait, si les excitations venues du dehors cessaient d'être suffisantes, la thérapeutique en créât d'artificielles, de façon à rétablir la tonicité, qui est l'état de santé parfaite. Et il rêvait toute une médication nouvelle: la suggestion, l'autorité toute-puissante du médecin pour les sens; l'électricité, les frictions, le massage pour la peau et les tendons; les régimes alimentaires pour l'estomac; les cures d'air, sur les hauts plateaux pour les poumons; enfin, les transfusions, les piqûres d'eau distillée pour l'appareil circulatoire. C'était l'action indéniable et purement mécanique de ces dernières qui l'avait mis sur la voie, il ne faisait qu'étendre à présent l'hypothèse, par un besoin de son esprit généralisateur, il voyait de nouveau le monde sauvé dans cet équilibre parfait, autant de travail rendu que de sensation reçue, le branle du monde rétabli dans son labeur éternel.

 

Puis, il se mit à rire franchement.

– Bon! me voilà parti encore!.. Et moi qui crois, au fond, que l'unique sagesse est de ne pas intervenir, de laisser faire la nature! Ah! le vieux fou incorrigible!

Mais Ramond lui avait saisi les deux mains, dans un élan de tendresse et d'admiration.

– Maître, maître! c'est avec de la passion, de la folie comme la vôtre qu'on fait du génie!.. Soyez sans crainte, je vous ai écouté, je tâcherai d'être digne de votre héritage; et, je le crois comme vous, peut-être le grand demain est-il là tout entier.

Dans la chambre attendrie et calme, Pascal se remit à parler, avec la tranquillité brave d'un philosophe mourant qui donne sa dernière leçon. Maintenant, il revenait sur ses observations personnelles, il expliquait qu'il s'était souvent guéri lui-même par le travail, un travail réglé et méthodique, sans surmenage. Onze heures sonnèrent, il voulut que Ramond déjeunât, et il continua la conversation, très loin, très haut, pendant que Martine servait. Le soleil avait fini par percer les nuées grises de la matinée, un soleil à demi voilé encore et très doux, dont la nappe dorée tiédissait la vaste pièce. Puis, comme il achevait de boire quelques gorgées de lait, il se tut.

A ce moment, le jeune médecin mangeait une poire.

– Est-ce que vous souffrez davantage?

– Non, non, finissez.

Mais il ne put mentir. C'était une crise, et terrible. La suffocation vint en coup de foudre, le renversa sur l'oreiller, le visage déjà bleu. Des deux mains, il avait saisi le drap à poignée, il s'y cramponnait, comme pour y trouver un point d'appui et soulever l'effroyable masse qui lui écrasait la poitrine. Atterré, livide, il tenait ses yeux grands ouverts, fixés sur la pendule, avec une effrayante expression de désespoir et de douleur. Et, pendant dix longues minutes, il faillit expirer.

Tout de suite, Ramond l'avait piqué. Le soulagement fut lent à se produire, l'efficacité était moindre.

De grosses larmes parurent dans les yeux de Pascal, dès que la vie lui revint. Il ne parlait pas encore, il pleurait. Puis, regardant toujours la pendule, de ses regards obscurcis:

– Mon ami, je mourrai à quatre heures, je ne la verrai pas.

Et, comme Ramond, pour distraire sa pensée, affirmait contre l'évidence que la terminaison n'était pas si prochaine, lui fut repris de sa passion de savant, voulut donner à son jeune confrère une dernière leçon, basée sur l'observation directe. Il avait soigné plusieurs cas pareils au sien, il se souvenait surtout d'avoir disséqué, à l'hôpital, le coeur d'un vieux pauvre atteint de sclérose.

– Je le vois, mon coeur… Il est couleur de feuille morte, les fibres en sont cassantes, on le dirait amaigri, bien qu'il ait augmenté un peu de volume. Le travail inflammatoire a dû le durcir, on le couperait difficilement…

Il continua à voix plus basse. Tout à l'heure, il avait bien senti son coeur qui mollissait, dont les contractions devenaient molles et lentes. Au lieu du jet de sang normal, il ne sortait plus par l'aorte qu'une bave rouge. Derrière, les veines étaient gorgées de sang noir, l'étouffement augmentait, à mesure que se ralentissait la pompe aspirante et foulante, régulatrice de toute la machine. Et, après la piqûre, il avait suivi, malgré sa souffrance, le réveil progressif de l'organe, le coup de fouet qui l'avait remis en marche, déblayant le sang noir des veines, soufflant de nouveau la force avec le sang rouge des artères. Mais la crise allait revenir, dès que l'effet mécanique de la piqûre aurait cessé. Il pouvait la prédire à quelques minutes près. Grâce aux injections, il y aurait encore trois crises. La troisième l'emporterait, il mourrait à quatre heures.

Puis, d'une voix de plus en plus faible, il eut un dernier enthousiasme, sur la vaillance du coeur, de cet ouvrier obstiné de la vie, sans cesse au travail, à toutes les secondes de l'existence, même pendant le sommeil, lorsque les autres organes, paresseux, se reposaient.

– Ah! brave coeur! comme tu luttes héroïquement!.. Quelle foi, quelle générosité de muscle jamais las!.. Tu as trop aimé, tu as trop battu, et c'est pourquoi tu te brises, brave coeur qui ne veux pas mourir et qui te soulèves pour battre encore!

Mais la première crise annoncée se produisit. Pascal n'en sortit, cette fois, que pour rester haletant, hagard, la parole sifflante et pénible. De sourdes plaintes lui échappaient, malgré son courage: mon Dieu! cette torture ne finirait donc pas? Et, pourtant, il n'avait plus qu'un ardent désir, prolonger son agonie, vivre assez pour embrasser une dernière fois Clotilde. S'il se trompait, comme Ramond s'obstinait à le répéter! s'il pouvait vivre jusqu'à cinq heures! Ses yeux étaient retournés à la pendule, il ne quittait plus les aiguilles, donnant aux minutes une importance d'éternité. Autrefois, ils avaient plaisanté souvent sur cette pendule empire, une borne de bronze doré, contre laquelle l'Amour souriant contemplait le Temps endormi. Elle marquait trois heures. Puis, elle marqua trois heures et demie. Deux heures de vie seulement, encore deux heures de vie, mon Dieu! Le soleil s'abaissait à l'horizon, un grand calme tombait du pâle ciel d'hiver; et il écoutait, par moments, les lointaines locomotives qui sifflaient, à travers la plaine rase. Ce train-là était celui qui passait aux Tulettes. L'autre, celui qui venait de Marseille, n'arriverait donc jamais!

A quatre heures moins vingt, Pascal fit signe à Ramond de s'approcher. Il ne parlait plus assez fort, il ne pouvait se faire entendre.

– Il faudrait, pour que je vécusse jusqu'à six heures, que le pouls fût moins bas. J'espérais encore, mais c'est fini…

Et, dans un murmure, il nomma Clotilde. C'était un adieu bégayé et déchirant, l'affreux chagrin qu'il éprouvait à ne pas la revoir.

Ensuite, le souci de ses manuscrits reparut.

– Ne me quittez pas… La clef est sous mon oreiller. Vous direz à Clotilde de la prendre, elle a des ordres.

A quatre heures moins dix, une nouvelle piqûre resta sans effet. Et quatre heures allaient sonner, lorsque la deuxième crise se déclara. Brusquement, après avoir étouffé, il se jeta hors de son lit, il voulut se lever, marcher, dans un réveil de ses forces. Un besoin d'espace, de clarté, de grand air, le poussait en avant, là-bas. Puis, c'était un appel irrésistible de la vie, de toute sa vie, qu'il entendait venir à lui, du fond de la salle voisine. Et il y courait, chancelant, suffoquant, courbé à gauche, se rattrapant aux meubles.

Vivement, le docteur Ramond s'était précipité pour le retenir.

– Maître, maître! recouchez-vous, je vous en supplie!

Mais Pascal, sourdement, s'entêtait à finir debout. La passion d'être encore, l'idée héroïque du travail, persistaient en lui, l'emportaient comme une masse. Il râlait, il balbutiait.

– Non, non … là-bas, là-bas…

Il fallut que son ami le soutint, et il s'en alla ainsi, trébuchant et hagard, jusqu'au fond de la salle, et il se laissa tomber sur sa chaise, devant sa table, où une page commencée traînait, parmi le désordre des papiers et des livres.

Là, un moment, il souffla, ses paupières se fermèrent. Bientôt, il les rouvrit, tandis que ses mains tâtonnantes cherchaient le travail. Elles rencontrèrent l'Arbre généalogique, au milieu d'autres notes éparses. L'avant-veille encore, il y avait rectifié des dates. Et il le reconnut, l'attira, l'étala.

– Maître, maître! vous vous tuez! répétait Ramond frémissant, bouleversé de pitié et d'admiration.

Pascal n'écoutait pas, n'entendait pas. Il avait senti un crayon rouler sous ses doigts. Il le tenait, il se penchait sur l'Arbre, comme si ses yeux à demi éteints ne voyaient plus. Et, une dernière fois, il passait en revue les membres de la famille. Le nom de Maxime l'arrêta, il écrivit: «Meurt ataxique, en 1873,» dans la certitude que son neveu ne passerait pas l'année. Ensuite, à côté, le nom de Clotilde le frappa, et il compléta aussi la note, il mit: «A, en 1874, de son oncle Pascal, un fils.» Mais il se cherchait, s'épuisant, s'égarant. Enfin, quand il se fut trouvé, sa main se raffermit, il s'acheva, d'une écriture haute et brave: «Meurt, d'une maladie de coeur, le 7 novembre 1873.» C'était l'effort suprême, son râle augmentait, il étouffait, lorsqu'il aperçut, au-dessus de Clotilde, la feuille blanche. Ses doigts ne pouvaient plus tenir le crayon. Pourtant, en lettres défaillantes, où passait la tendresse torturée, le désordre éperdu de son pauvre coeur, il ajouta encore: «L'enfant inconnu, à naître en 1874. Quel sera-t-il?» Et il eut une faiblesse, Martine et Ramond purent à grand'peine le reporter sur le lit.