Za darmo

La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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Et ce fut encore très long, Goliath rôda autour de la ferme, avant de se risquer. Il croyait bien connaître la jeune femme, aussi avait-il osé venir, simplement avec un revolver à sa ceinture. Mais un malaise l'avertissait, il poussa entièrement la fenêtre, allongea la tête, en appelant doucement:

– Silvine! Silvine!

Puisqu'il trouvait la fenêtre ouverte, c'était donc qu'elle avait réfléchi et qu'elle consentait. Cela lui causait un gros plaisir, bien qu'il eût préféré la voir là, l'accueillant, le rassurant. Sans doute, le père Fouchard venait de la rappeler, quelque besogne à finir. Il éleva un peu la voix.

– Silvine! Silvine!

Rien ne répondait, pas un souffle. Et il enjamba l'appui, il entra, avec l'idée de se fourrer dans le lit, de l'attendre sous les couvertures, tant il faisait froid.

Tout d'un coup, il y eut une furieuse bousculade, des piétinements, des glissements, au milieu de jurons étouffés et de râles. Sambuc et les deux autres s'étaient rués sur Goliath; et, malgré leur nombre, ils n'arrivaient pas à maîtriser le colosse, dont le danger décuplait les forces. Dans les ténèbres, on entendait les craquements des membres, l'effort haletant des étreintes. Heureusement, le revolver était tombé. Une voix, celle de Cabasse, bégaya, étranglée: «les cordes, les cordes!» tandis que Ducat passait à Sambuc le paquet de cordes dont ils avaient eu la précaution de se pourvoir. Alors, ce fut une opération sauvage, faite à coups de pied, à coups de poing, les jambes attachées d'abord, puis les bras liés aux flancs, puis le corps tout entier ficelé à tâtons, au hasard des soubresauts, avec un tel luxe de tours et de noeuds, que l'homme était comme pris en un filet dont les mailles lui entraient dans la chair. Il continuait de crier, la voix de Ducat répétait: «ferme donc ta gueule!» les cris cessèrent, Cabasse avait noué brutalement sur la bouche un vieux mouchoir bleu. Enfin, ils soufflèrent, ils l'emportèrent ainsi qu'un paquet dans la cuisine, où ils l'allongèrent sur la grande table, à côté de la chandelle.

– Ah! le salop de Prussien, jura Sambuc en s'épongeant le front, nous a-t-il donné du mal!.. Dites, Silvine, allumez donc une seconde chandelle, pour qu'on le voie en plein, ce nom de Dieu de cochon-Là!

Les yeux élargis dans sa face pâle, Silvine s'était levée. Elle ne prononça pas une parole, elle alluma une chandelle, qu'elle vint poser de l'autre côté de la tête de Goliath, qui apparut, vivement éclairée, comme entre deux cierges. Et leurs regards, à ce moment, se rencontrèrent: il la suppliait, éperdu, envahi par la peur; mais elle ne parut pas comprendre, elle se recula jusqu'au buffet, resta là debout, de son air têtu et glacé.

– Le bougre m'a mangé la moitié d'un doigt, gronda Cabasse dont la main saignait. Faut que je lui casse quelque chose!

Déjà, il levait le revolver qu'il avait ramassé, lorsque Sambuc le désarma.

– Non, non! Pas de bêtises!.. Nous ne sommes pas des brigands, nous autres, nous sommes des juges… Entends-tu, salop de Prussien, nous allons te juger; et n'aie pas peur, nous respectons les droits de la défense… Ce n'est pas toi qui te défendras, parce que toi, si nous t'enlevions ta muselière, tu nous casserais les oreilles. Mais, tout à l'heure, je te donnerai un avocat, et un fameux!

Il alla chercher trois chaises, les aligna, composa ce qu'il appelait le tribunal, lui au milieu, flanqué à droite et à gauche de ses deux lieutenants. Tous trois s'assirent, et il se releva, parla avec une lenteur goguenarde, qui peu à peu s'élargit, s'enfla d'une colère vengeresse.

– Moi, je suis à la fois le président et l'accusateur public. Ce n'est pas très correct, mais nous ne sommes pas assez de monde… Donc, je t'accuse d'être venu nous moucharder en France, payant ainsi par la plus sale trahison le pain mangé à nos tables. Car c'est toi la cause première du désastre, toi le traître qui, après le combat de Nouart, as conduit les Bavarois jusqu'à Beaumont, pendant la nuit, au travers des bois de Dieulet. Il fallait un homme qui eût longtemps habité le pays, pour connaître ainsi les moindres sentiers; et notre conviction est faite, on t'a rencontré guidant l'artillerie par les chemins abominables, changés en fleuves de boue, où l'on a dû atteler huit chevaux à chaque pièce. Quand on revoit ces chemins, c'est à ne pas croire, on se demande comment un corps d'armée a pu passer par là… Sans toi, sans ton crime de t'être gobergé chez nous et de nous avoir vendus, la surprise de Beaumont n'aurait pas eu lieu, nous ne serions pas allés à Sedan, peut-être aurions-nous fini par vous rosser! Et je ne parle pas du métier dégoûtant que tu continues à faire, du toupet avec lequel tu as reparu ici, triomphant, dénonçant et faisant trembler le pauvre monde… Tu es la plus ignoble des canailles, je demande la peine de mort.

Un silence régna. Il s'était assis de nouveau, il dit enfin:

– Je nomme d'office Ducat pour te défendre… Il a été huissier, il serait allé très loin, sans ses passions. Tu vois que je ne te refuse rien et que nous sommes gentils.

Goliath, qui ne pouvait remuer un doigt, tourna les yeux vers son défenseur improvisé. Il n'avait plus que les yeux de vivants, des yeux de supplication ardente, sous le front livide, que trempait une sueur d'angoisse, à grosses gouttes, malgré le froid.

– Messieurs, plaida Ducat en se levant, mon client est en effet la plus infecte des canailles, et je n'accepterais pas de le défendre, si je n'avais à faire remarquer, pour son excuse, qu'ils sont tous comme ça, dans son pays… Regardez-le, vous voyez bien, à ses yeux, qu'il est très étonné. Il ne comprend pas son crime. En France, nous ne touchons nos espions qu'avec des pincettes; tandis que, là-bas, l'espionnage est une carrière très honorée, une façon méritoire de servir son pays… Je me permettrai même de dire, messieurs, qu'ils n'ont peut-être pas tort. Nos nobles sentiments nous font honneur, mais le pis est qu'ils nous ont fait battre. Si j'ose m'exprimer ainsi, quos vult perdere Jupiter dementat… Vous apprécierez, messieurs.

Et il se rassit, tandis que Sambuc reprenait:

– Et toi, Cabasse, n'as-tu rien à dire contre ou pour l'accusé?

– J'ai à dire, cria le provençal, que c'est bien des histoires pour régler son compte à ce bougre-là… J'ai eu pas mal d'ennuis dans mon existence; mais je n'aime pas qu'on plaisante avec les choses de la justice, ça porte malheur… À mort! à mort!

Solennellement, Sambuc se remit debout.

– Ainsi, tel est bien votre arrêt à tous les deux… La mort?

– Oui, oui! La mort!

Les chaises furent repoussées, il s'approcha de Goliath, en disant:

– C'est jugé, tu vas mourir.

Les deux chandelles brûlaient, la mèche haute, comme des cierges, à droite et à gauche du visage décomposé de Goliath. Il faisait, pour crier grâce, pour hurler les mots dont il étouffait, un tel effort, que le mouchoir bleu, sur sa bouche, se trempait d'écume; et c'était terrible, cet homme réduit au silence, muet déjà comme un cadavre, qui allait mourir avec ce flot d'explications et de prières dans la gorge.

Cabasse armait le revolver.

– Faut-il lui casser la gueule? demanda-t-il.

– Ah! non, non! cria Sambuc, il serait trop content.

Et, revenant vers Goliath:

– Tu n'es pas un soldat, tu ne mérites pas l'honneur de t'en aller avec une balle dans la tête… Non! Tu vas crever comme un sale cochon d'espion que tu es.

Il se retourna, il demanda poliment:

– Silvine, sans vous commander, je voudrais bien avoir un baquet.

Pendant la scène du jugement, Silvine n'avait pas bougé. Elle attendait, la face rigide, absente d'elle-même, toute dans l'idée fixe qui la poussait depuis deux jours. Et, quand on lui demanda un baquet, elle obéit simplement, elle disparut une minute dans le cellier voisin, puis revint avec le grand baquet où elle lavait le linge de Charlot.

– Tenez! Posez-le sous la table, au bord.

Elle le posa, et comme elle se relevait, ses yeux de nouveau rencontrèrent ceux de Goliath. Ce fut, dans le regard du misérable, une supplication dernière, une révolte aussi de l'homme qui ne voulait pas mourir. Mais, en ce moment, il n'y avait plus en elle rien de la femme, rien que la volonté de cette mort, attendue comme une délivrance. Elle recula encore jusqu'au buffet, elle resta.

Sambuc, qui avait ouvert le tiroir de la table, venait d'y prendre un large couteau de cuisine, celui avec lequel on coupait le lard.

– Donc, puisque tu es un cochon, je vas te saigner comme un cochon.

Et il ne se pressa pas, discuta avec Cabasse et Ducat, pour que l'égorgement se fît d'une manière convenable. Même il y eut une querelle, parce que Cabasse disait que dans son pays, en Provence, on saignait les cochons la tête en bas, tandis que Ducat se récriait, indigné, estimant cette méthode barbare et incommode.

– Avancez-le bien au bord de la table, au-dessus du baquet, pour ne pas faire des taches.

Ils l'avancèrent, et Sambuc procéda tranquillement, proprement. D'un seul coup du grand couteau, il ouvrit la gorge, en travers. Tout de suite, de la carotide tranchée, le sang se mit à couler dans le baquet, avec un petit bruit de fontaine. Il avait ménagé la blessure, à peine quelques gouttes jaillirent-elles, sous la poussée du coeur. Si la mort en fut plus lente, on n'en vit même pas les convulsions, car les cordes étaient solides, l'immobilité du corps resta complète. Pas une secousse et pas un râle. On ne put suivre l'agonie que sur le visage, sur ce masque labouré par l'épouvante, d'où le sang se retirait goutte à goutte, la peau décolorée, d'une blancheur de linge. Et les yeux se vidaient, eux aussi. Ils se troublèrent et s'éteignirent.

– Dites donc, Silvine, faudra tout de même une éponge.

Mais elle ne répondit pas, les bras ramenés contre sa poitrine, dans un geste inconscient, clouée au carreau, serrée à la gorge comme par un collier de fer. Elle regardait. Puis, tout d'un coup, elle s'aperçut que Charlot était là, pendu à ses jupes. Sans doute, il s'était réveillé, il avait pu ouvrir les portes; et personne ne l'avait vu entrer à petits pas, en enfant curieux. Depuis combien de temps se trouvait-il ainsi, caché à demi derrière sa mère? Lui aussi regardait. De ses gros yeux bleus, sous sa tignasse jaune, il regardait couler le sang, la petite fontaine rouge qui emplissait le baquet peu à peu. Cela l'amusait peut-être. N'avait-il pas compris d'abord? Fut-il ensuite effleuré par un souffle de l'horrible, eut-il une instinctive conscience de l'abomination à laquelle il assistait? Il jeta un cri brusque, éperdu.

 

– Oh! Maman, oh! Maman, j'ai peur, emmène-moi!

Et Silvine en reçut une secousse, dont la violence l'ébranla toute. C'était trop, un écroulement se faisait en elle, l'horreur à la fin emportait cette force, cette exaltation de l'idée fixe qui la tenait debout depuis deux jours. La femme renaissait, elle éclata en larmes, elle eut un geste fou, en soulevant Charlot, en le serrant éperdument sur son coeur. Et elle se sauva avec lui, d'un galop terrifié, ne pouvant plus entendre, ne pouvant plus voir, n'ayant plus que le besoin d'aller s'anéantir n'importe où, dans le premier trou caché où elle tomberait.

À cette minute, Jean se décidait à ouvrir doucement sa porte. Bien qu'il ne s'inquiétât jamais des bruits de la ferme, il finissait par être surpris des allées et venues, des éclats de voix qu'il entendait. Et ce fut chez lui, dans sa chambre calme, que Silvine vint s'abattre, échevelée, sanglotante, secouée d'une telle crise de détresse, qu'il ne put saisir d'abord ses paroles bégayées, coupées entre ses dents. Toujours elle répétait le même geste, comme pour écarter l'atroce vision. Enfin, il comprit, il vit à son tour le guet-apens, l'égorgement, la mère debout, le petit dans ses jupes, en face du père saigné à la gorge, dont le sang coulait; et il en restait glacé, son coeur de paysan et de soldat chaviré d'angoisse. Ah! la guerre, l'abominable guerre qui changeait tout ce pauvre monde en bêtes féroces, qui semait ces haines affreuses, le fils éclaboussé par le sang du père, perpétuant la querelle des races, grandissant plus tard dans l'exécration de cette famille paternelle, qu'il irait peut-être un jour exterminer! Des semences scélérates pour d'effroyables moissons!

Tombée sur une chaise, couvrant de baisers égarés Charlot qui pleurait à son cou, Silvine répétait à l'infini la même phrase, le cri de son coeur saignant.

– Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!..

Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!

Dans la cuisine, le père Fouchard venait d'arriver. Il avait tapé en maître, on s'était décidé à lui ouvrir. Et, en vérité, il avait eu une peu agréable surprise, en trouvant ce mort sur sa table, avec le baquet plein de sang dessous. Naturellement, d'une nature peu endurante, il s'était fâché.

– Dites donc, espèces de salops que vous êtes, est-ce que vous n'auriez pas pu faire vos saletés dehors? Hein! Vous prenez donc ma maison pour un fumier, que vous venez y gâter les meubles, avec des coups pareils?

Puis, comme Sambuc s'excusait, expliquait les choses, le vieux continua, gagné par la peur, s'irritant davantage:

– Et qu'est-ce que vous voulez que j'en foute, moi, de votre mort? Croyez-vous que c'est gentil, de coller comme ça un mort chez quelqu'un, sans se demander ce qu'il en fera? … Une supposition qu'une patrouille entre, je serais propre! Vous vous en fichez, vous autres, vous ne vous êtes pas demandé si je n'y laisserais pas la peau… Eh bien! Nom de Dieu, vous aurez affaire à moi, si vous n'emportez pas votre mort tout de suite! Vous entendez, prenez-le par la tête, par les pattes, par ce que vous voudrez, mais que ça ne traîne pas et qu'il n'en reste pas seulement un cheveu dans trois minutes d'ici!

Enfin, Sambuc obtint du père Fouchard un sac, bien que le coeur de ce dernier saignât de donner encore quelque chose. Il le choisit parmi les plus mauvais, en disant qu'un sac troué, c'était trop bon pour un Prussien. Mais Cabasse et Ducat eurent toutes les peines du monde à faire entrer Goliath dans ce sac: le corps était trop gros, trop long, et les pieds dépassèrent. Puis, on le sortit, on le chargea sur la brouette qui servait à charrier le pain.

– Je vous donne ma parole d'honneur, déclara Sambuc, que nous allons le foutre à la Meuse!

– Surtout, insista Fouchard, collez-lui deux bons cailloux aux pattes, que le bougre ne remonte pas!

Et, dans la nuit très noire, sur la neige pâle, le petit cortège s'en alla, disparut, sans autre bruit qu'un léger cri plaintif de la brouette.

Sambuc jura toujours sur la tête de son père qu'il avait bien mis les deux bons cailloux aux pattes. Pourtant, le corps remonta, les Prussiens le découvrirent trois jours plus tard, à Pont-Maugis, dans de grandes herbes; et leur fureur fut extrême, lorsqu'ils eurent tiré du sac ce mort, saigné au cou comme un pourceau. Il y eut des menaces terribles, des vexations, des perquisitions. Sans doute, quelques habitants durent trop causer, car on vint un soir arrêter le maire de Remilly et le père Fouchard, coupables d'entretenir de bons rapports avec les francs-tireurs, qu'on accusait d'avoir fait le coup. Et le père Fouchard, dans cette circonstance extrême, fut vraiment très beau, avec son impassibilité de vieux paysan qui connaissait la force invincible du calme et du silence. Il marcha, sans s'effarer, sans même demander d'explications. On allait bien voir. Dans le pays, on disait tout bas qu'il avait déjà tiré des Prussiens une grosse fortune, des sacs d'écus enfouis quelque part, un à un, à mesure qu'il les gagnait.

Henriette, quand elle connut toutes ces histoires, fut terriblement inquiète. De nouveau, redoutant de compromettre ses hôtes, Jean voulait partir, bien que le docteur le trouvât trop faible encore; et elle tenait à ce qu'il attendît une quinzaine de jours, envahie elle-même d'un redoublement de tristesse, devant la nécessité prochaine de la séparation. Lors de l'arrestation du père Fouchard, Jean avait pu s'échapper, en se cachant au fond de la grange; mais ne restait-il pas en danger d'être pris et emmené d'une heure à l'autre, dans le cas possible de nouvelles recherches? D'ailleurs, elle tremblait aussi sur le sort de l'oncle. Elle résolut donc d'aller un matin, à Sedan, voir les Delaherche, qui logeaient chez eux, affirmait-on, un officier Prussien très puissant.

– Silvine, dit-elle en partant, soignez bien notre malade, donnez-lui son bouillon à midi et sa potion à quatre heures.

La servante, toute à ses besognes accoutumées, était redevenue la fille courageuse et soumise, dirigeant la ferme maintenant, en l'absence du maître, pendant que Charlot sautait et riait autour d'elle.

– N'ayez pas peur, madame, il ne lui manquera rien… Je suis là pour le dorloter.

VI

À Sedan, rue Maqua, chez les Delaherche, la vie avait repris, après les terribles secousses de la bataille et de la capitulation; et, depuis bientôt quatre mois, les jours suivaient les jours, sous le morne écrasement de l'occupation Prussienne.

Mais un coin des vastes bâtiments de la fabrique, surtout, restait clos, comme inhabité: c'était sur la rue, à l'extrémité des appartements de maître, la chambre que le colonel De Vineuil habitait toujours. Tandis que les autres fenêtres s'ouvraient, laissaient passer tout un va-et-vient, tout un bruit de vie, celles de cette pièce semblaient mortes, avec leurs persiennes obstinément fermées. Le colonel s'était plaint de ses yeux, dont la grande lumière avivait les souffrances, disait-il; et l'on ne savait s'il mentait, on entretenait près de lui une lampe, nuit et jour, pour le contenter. Pendant deux longs mois, il avait dû garder le lit, bien que le major Bouroche n'eût diagnostiqué qu'une fêlure de la cheville: la plaie ne se fermait pas, toutes sortes de complications étaient survenues. Maintenant, il se levait, mais dans un tel accablement moral, en proie à un mal indéfini, si têtu, si envahissant, qu'il vivait ses journées étendu sur une chaise longue, devant un grand feu de bois. Il maigrissait, devenait une ombre, sans que le médecin qui le soignait, très surpris, pût trouver une lésion, la cause de cette mort lente. Ainsi qu'une flamme, il s'éteignait.

Et Madame Delaherche, la mère, s'était enfermée avec lui, dès le lendemain de l'occupation. Sans doute ils avaient dû s'entendre, en quelques mots, une fois pour toutes, sur leur formel désir de se cloîtrer ensemble au fond de cette pièce, tant que des Prussiens logeraient dans la maison. Beaucoup y avaient passé deux ou trois nuits, un capitaine, M de Gartlauben, y couchait encore, à demeure. Du reste, jamais plus ni le colonel ni la vieille dame n'avaient reparlé de ces choses. Malgré ses soixante-dix-huit ans, elle se levait dès l'aube, venait s'installer dans un fauteuil, en face de son ami, à l'autre coin de la cheminée; et, sous la lumière immobile de la lampe, elle se mettait à tricoter des bas pour les petits pauvres, tandis que lui, les yeux fixés sur les tisons, ne faisait jamais rien, ne semblait vivre et mourir que d'une pensée, dans une stupeur croissante. Ils n'échangeaient sûrement pas vingt paroles en une journée, il l'avait arrêtée du geste, chaque fois que, sans le vouloir, elle qui allait et venait par la maison, laissait échapper quelque nouvelle du dehors; de sorte que désormais, il ne pénétrait plus rien là de la vie extérieure, et que rien n'était entré du siège de Paris, des défaites de la Loire, des quotidiennes douleurs de l'invasion. Mais, dans cette tombe volontaire, le colonel avait beau refuser la lumière du jour, se boucher les deux oreilles, tout l'effroyable désastre, tout le deuil mortel devait lui arriver par les fentes, avec l'air qu'il respirait; car, d'heure en heure, il était comme empoisonné quand même, il se mourait davantage.

Pendant ce temps, au très grand jour, lui, et dans son besoin de vivre, Delaherche s'agitait, tâchait de rouvrir sa fabrique. Il n'avait pu encore que remettre en marche quelques métiers, au milieu du désarroi des ouvriers et des clients. Alors, afin d'occuper ses tristes loisirs, il lui était venu une idée, celle de dresser un inventaire total de sa maison et d'y étudier certains perfectionnements, depuis longtemps rêvés. Justement, il avait sous la main, pour l'aider dans ce travail, un jeune homme, échoué chez lui à la suite de la bataille, le fils d'un de ses clients. Edmond Lagarde, grandi à Passy, dans la petite boutique de nouveautés de son père, sergent au 5e de ligne, à peine âgé de vingt-trois ans, et n'en paraissant guère que dix-huit, avait fait le coup de feu en héros, avec un tel acharnement, qu'il était rentré, le bras gauche cassé par une des dernières balles, vers cinq heures, à la porte du Ménil; et Delaherche, depuis qu'on avait évacué les blessés de ses hangars, le gardait, par bonhomie. C'était de la sorte qu'Edmond faisait partie de la famille, mangeant, couchant, vivant là, guéri à cette heure, servant de secrétaire au fabricant de drap, en attendant de pouvoir rentrer à Paris. Grâce à la protection de ce dernier, et sur sa formelle promesse de ne pas fuir, les autorités Prussiennes le laissaient tranquille. Il était blond, avec des yeux bleus, joli comme une femme, d'ailleurs d'une timidité si délicate, qu'il rougissait au moindre mot. Sa mère l'avait élevé, s'était saignée, mettant à payer ses années de collège les bénéfices de leur étroit commerce. Et il adorait Paris, et il le regrettait passionnément devant Gilberte, ce chérubin blessé, que la jeune femme avait soigné en camarade.

Enfin, la maison se trouvait encore augmentée du nouvel hôte, M de Gartlauben, capitaine de la landwehr, dont le régiment avait remplacé à Sedan les troupes actives. Malgré son grade modeste, c'était là un puissant personnage, car il avait pour oncle le gouverneur général installé à Reims, qui exerçait sur toute la région un pouvoir absolu. Lui aussi se piquait d'aimer Paris, de l'avoir habité, de n'en ignorer ni les politesses ni les raffinements; et, en effet, il affectait toute une correction d'homme bien élevé, cachant sous ce vernis sa rudesse native. Toujours sanglé dans son uniforme, il était grand et gros, mentant sur son âge, désespéré de ses quarante-cinq ans. Avec plus d'intelligence, il aurait pu être terrible; mais sa vanité outrée le mettait dans une continuelle satisfaction, car jamais il n'en venait à croire qu'on pouvait se moquer de lui.

Plus tard, il fut pour Delaherche un véritable sauveur. Mais, dans les premiers temps, après la capitulation, quelles lamentables journées! Sedan, envahi, peuplé de soldats allemands, tremblait, craignait le pillage. Puis, les troupes victorieuses refluèrent vers la vallée de la Seine, il ne resta qu'une garnison, et la ville tomba à une paix morte de nécropole: les maisons toujours closes, les boutiques fermées, les rues désertes dès le crépuscule, avec les pas lourds et les cris rauques des patrouilles. Aucun journal, aucune lettre n'arrivait plus. C'était le cachot muré, la brusque amputation, dans l'ignorance et l'angoisse des désastres nouveaux dont on sentait l'approche. Pour comble de misère, la disette devenait menaçante. Un matin, on s'était réveillé sans pain, sans viande, le pays ruiné, comme mangé par un vol de sauterelles, depuis une semaine que des centaines de mille hommes y roulaient leur flot débordé. La ville ne possédait plus que pour deux jours de vivres, et l'on avait dû s'adresser à la Belgique, tout venait maintenant de la terre voisine, à travers la frontière ouverte, d'où la douane avait disparu, emportée elle aussi dans la catastrophe. Enfin, c'étaient les vexations continuelles, la lutte qui recommençait chaque matin, entre la commandature Prussienne installée à la Sous- Préfecture, et le conseil municipal siégeant en permanence à l'Hôtel de Ville. Ce dernier, héroïque dans sa résistance administrative, avait beau discuter, ne céder que pied à pied, les habitants succombaient sous les exigences toujours croissantes, sous la fantaisie et la fréquence excessive des réquisitions.

 

D'abord, Delaherche souffrit beaucoup des soldats et des officiers qu'il eut à loger. Toutes les nationalités défilaient chez lui, la pipe aux dents. Chaque jour, il tombait sur la ville, à l'improviste, deux mille hommes, trois mille hommes, des fantassins, des cavaliers, des artilleurs; et, bien que ces hommes n'eussent droit qu'au toit et au feu, il fallait souvent courir, se procurer des provisions. Les chambres où ils séjournaient, restaient d'une saleté repoussante. Souvent, les officiers rentraient ivres, se rendaient plus insupportables que leurs soldats. Pourtant, la discipline les tenait, si impérieuse, que les faits de violence et de pillage étaient rares. Dans tout Sedan, on ne citait que deux femmes outragées. Ce fut plus tard seulement, lorsque Paris résista, qu'ils firent sentir durement leur domination, exaspérés de voir que la lutte s'éternisait, inquiets de l'attitude de la province, craignant toujours le soulèvement en masse, cette guerre de loups que leur avaient déclarée les francs-tireurs.

Delaherche venait justement de loger un commandant de cuirassiers, qui couchait avec ses bottes, et qui, en partant, avait laissé de l'ordure jusque sur la cheminée, lorsque, dans la seconde quinzaine de septembre, le capitaine de Gartlauben tomba chez lui, un soir de pluie diluvienne. La première heure fut assez rude. Il parlait haut, exigeait la plus belle chambre, faisait sonner son sabre sur les marches de l'escalier. Mais, ayant aperçu Gilberte, il devint correct, s'enferma, passa d'un air raide, en saluant poliment. Il était très adulé, car on n'ignorait pas qu'un mot de lui au colonel, qui commandait à Sedan, suffisait pour faire adoucir une réquisition ou relâcher un homme. Récemment, son oncle, le gouverneur général, à Reims, avait lancé une proclamation froidement féroce, décrétant l'état de siège et punissant de la peine de mort toute personne qui servirait l'ennemi, soit comme espion, soit en égarant les troupes allemandes qu'elles seraient chargées de conduire, soit en détruisant les ponts et les canons, en endommageant les lignes télégraphiques et les chemins de fer. L'ennemi, c'étaient les Français; et le coeur des habitants bondissait, en lisant la grande affiche blanche, collée à la porte de la commandature, qui leur faisait un crime de leur angoisse et de leurs voeux. Il était si dur déjà d'apprendre les nouvelles victoires des armées allemandes par les hourras de la garnison! Chaque journée amenait ainsi son deuil, les soldats allumaient de grands feux, chantaient, se grisaient, la nuit entière, tandis que les habitants, forcés désormais de rentrer à neuf heures, écoutaient du fond de leurs maisons noires, éperdus d'incertitude, devinant un nouveau malheur. Ce fut même dans une de ces circonstances, vers le milieu d'octobre, que M de Gartlauben fit, pour la première fois, preuve de quelque délicatesse. Depuis le matin, Sedan renaissait à l'espérance, le bruit courait d'un grand succès de l'armée de la Loire, en marche pour délivrer Paris. Mais, tant de fois déjà, les meilleures nouvelles s'étaient changées en messagères de désastres! Et, dès le soir, en effet, on apprenait que l'armée Bavaroise s'était emparée d'Orléans. Rue Maqua, dans une maison qui faisait face à la fabrique, des soldats braillèrent si fort, que le capitaine, ayant vu Gilberte très émue, alla les faire taire, en trouvant lui-même ce tapage déplacé.

Le mois s'écoula, M de Gartlauben fut encore amené à rendre quelques petits services. Les autorités Prussiennes avaient réorganisé les services administratifs, on venait d'installer un sous-préfet allemand, ce qui n'empêchait pas d'ailleurs les vexations de continuer, bien que celui-ci se montrât relativement raisonnable. Dans les continuelles difficultés qui renaissaient entre la commandature et le conseil municipal, une des plus fréquentes était la réquisition des voitures; et toute une grosse affaire éclata, un matin que Delaherche n'avait pu envoyer, devant la Sous-Préfecture, sa calèche attelée de deux chevaux: le maire fut un moment arrêté, lui-même serait allé le rejoindre à la citadelle, sans M de Gartlauben, qui apaisa, d'une simple démarche, cette grande colère. Un autre jour, son intervention fit accorder un sursis à la ville, condamnée à payer trente mille francs d'amende, pour la punir des prétendus retards apportés à la reconstruction du pont de Villette, un pont détruit par les Prussiens, toute une déplorable histoire qui ruina et bouleversa Sedan. Mais ce fut surtout après la reddition de Metz que Delaherche dut une véritable reconnaissance à son hôte. L'affreuse nouvelle avait été pour les habitants comme un coup de foudre, l'anéantissement de leurs derniers espoirs; et, dès la semaine suivante, des passages écrasants de troupes s'étaient de nouveau produits, le torrent d'hommes descendu de Metz, l'armée du prince Frédéric-Charles se dirigeant sur la Loire, celle du général Manteuffel marchant sur Amiens et sur Rouen, d'autres corps allant renforcer les assiégeants, autour de Paris. Pendant plusieurs jours, les maisons regorgèrent de soldats, les boulangeries et les boucheries furent balayées jusqu'à la dernière miette, jusqu'au dernier os, le pavé des rues garda une odeur de suint, comme après le passage des grands troupeaux migrateurs. Seule, la fabrique de la rue Maqua n'eut pas à souffrir de ce débordement de bétail humain, préservée par une main amie, désignée simplement pour héberger quelques chefs de bonne éducation.

Aussi Delaherche finit-il par se départir de son attitude froide. Les familles bourgeoises s'étaient enfermées au fond de leurs appartements, évitant tout rapport avec les officiers qu'elles logeaient. Mais lui, agité de son continuel besoin de parler, de plaire, de jouir de la vie, souffrait beaucoup de ce rôle de vaincu boudeur. Sa grande maison silencieuse et glacée, où chacun vivait à part, dans une raideur de rancune, lui pesait terriblement aux épaules. Aussi commença-t-il, un jour, par arrêter M de Gartlauben dans l'escalier, pour le remercier de ses services. Et, peu à peu, l'habitude fut prise, les deux hommes échangèrent quelques paroles, quand ils se rencontrèrent; de sorte qu'un soir le capitaine Prussien se trouva assis, dans le cabinet du fabricant, au coin de la cheminée où brûlaient d'énormes bûches de chêne, fumant un cigare, causant en ami des nouvelles récentes. Pendant les premiers quinze jours, Gilberte ne parut pas, il affecta d'ignorer son existence, bien qu'au moindre bruit il tournât vivement les yeux vers la porte de la chambre voisine. Il semblait vouloir faire oublier sa situation de vainqueur, se montrait d'esprit dégagé et large, plaisantait volontiers certaines réquisitions qui prêtaient à rire. Ainsi, un jour qu'on avait réquisitionné un cercueil et un bandage, ce bandage et ce cercueil l'amusèrent beaucoup. Pour le reste, le charbon de terre, l'huile, le lait, le sucre, le beurre, le pain, la viande, sans compter des vêtements, des poêles, des lampes, enfin tout ce qui se mange et tout ce qui sert à la vie quotidienne, il avait un haussement d'épaules: mon Dieu! Que voulez-vous? C'était vexatoire sans doute, il convenait même qu'on demandait trop; seulement, c'était la guerre, il fallait bien vivre en pays ennemi. Delaherche, qu'irritaient ces réquisitions incessantes, gardait son franc parler, les épluchait chaque soir, comme s'il eût examiné le livre de sa cuisine. Pourtant, ils n'eurent qu'une discussion vive, au sujet de la contribution d'un million, dont le préfet Prussien De Rethel venait de frapper le département des Ardennes, sous le prétexte de compenser les pertes causées à l'Allemagne par les vaisseaux de guerre Français et par l'expulsion des allemands domiciliés en France. Dans la répartition, Sedan devait payer quarante-deux mille francs. Et il s'épuisa à faire comprendre à son hôte que cela était inique, que la situation de la ville se trouvait exceptionnelle, qu'elle avait déjà trop souffert pour être ainsi frappée. D'ailleurs, tous deux sortaient plus intimes de ces explications, lui enchanté de s'être étourdi du flot de sa parole, le Prussien content d'avoir fait preuve d'une urbanité toute parisienne.