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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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– Tiens! Laurent, vous en êtes! s'écria Weiss, surpris de voir parmi eux un grand garçon maigre, qui tenait un fusil, ramassé à côté de quelque cadavre.

Laurent, en pantalon et en veste de toile bleue, était un garçon jardinier du voisinage, âgé d'une trentaine d'années, et qui avait perdu récemment sa mère et sa femme, emportées par la même mauvaise fièvre.

– Pourquoi donc que je n'en serais pas?

Répondit-il. Je n'ai que ma carcasse, je puis bien la donner… Et puis, vous savez, ça m'amuse, à cause que je ne tire pas mal, et que ça va être drôle d'en démolir un à chaque coup, de ces bougres-là!

Déjà, le capitaine et le caporal inspectaient la maison. Rien à faire du rez-de-chaussée, on se contenta de pousser les meubles contre la porte et les fenêtres, pour les barricader le plus solidement possible. Ce fut ensuite dans les trois petites pièces du premier étage et dans le grenier qu'ils organisèrent la défense, approuvant du reste les préparatifs déjà faits par Weiss, les matelas garnissant les persiennes, les meurtrières ménagées de place en place, entre les lames. Comme le capitaine se hasardait à se pencher, pour examiner les alentours, il entendit des cris, des larmes d'enfant.

– Qu'est-ce donc? demanda-t-il.

Weiss revit alors, dans la teinturerie voisine, le petit Auguste malade, la face pourpre de fièvre entre ses draps blancs, demandant à boire, appelant sa mère, qui ne pouvait plus lui répondre, gisante sur le carreau, la tête broyée. Et, à cette vision, il eut un geste douloureux, il répondit:

– Un pauvre petit dont un obus a tué la mère, et qui pleure, là, à côté.

– Tonnerre de Dieu! murmura Laurent, ce qu'il va falloir leur faire payer tout ça!

Il n'arrivait encore dans la façade que des balles perdues. Weiss et le capitaine, accompagnés du garçon jardinier et de deux hommes, étaient montés dans le grenier, d'où ils pouvaient mieux surveiller la route. Ils la voyaient obliquement, jusqu'à la place de l'église. Cette place était maintenant au pouvoir des Bavarois; mais ils n'avançaient toujours qu'avec beaucoup de peine et une extrême prudence. Au coin d'une ruelle, une poignée de fantassins les tint encore en échec pendant près d'un quart d'heure, d'un feu tellement nourri, que les morts s'entassaient. Ensuite, ce fut une maison, à l'autre encoignure, dont ils durent s'emparer, avant de passer outre. Par moments, dans la fumée, on distinguait une femme, avec un fusil, tirant d'une des fenêtres. C'était la maison d'un boulanger, des soldats s'y trouvaient oubliés, mêlés aux habitants; et, la maison prise, il y eut des cris, une effroyable bousculade roula jusqu'au mur d'en face, un flot dans lequel apparut la jupe de la femme, une veste d'homme, des cheveux blancs hérissés; puis, un feu de peloton gronda, du sang jaillit jusqu'au chaperon du mur. Les allemands étaient inflexibles: toute personne prise les armes à la main, n'appartenant point aux armées belligérantes, était fusillée sur l'heure, comme coupable de s'être mise en dehors du droit des gens. Devant la furieuse résistance du village, leur colère montait, et les pertes effroyables qu'ils éprouvaient depuis bientôt cinq heures, les poussaient à d'atroces représailles. Les ruisseaux coulaient rouges, les morts barraient la route, certains carrefours n'étaient plus que des charniers, d'où s'élevaient des râles. Alors, dans chaque maison qu'ils emportaient de haute lutte, on les vit jeter de la paille enflammée; d'autres couraient avec des torches, d'autres badigeonnaient les murs de pétrole; et bientôt des rues entières furent en feu, Bazeilles flamba.

Cependant, au milieu du village, il n'y avait plus que la maison de Weiss, avec ses persiennes closes, qui gardait son air menaçant de citadelle, résolue à ne pas se rendre.

– Attention! les voici! cria le capitaine.

Une décharge, partie du grenier et du premier étage, coucha par terre trois des Bavarois qui s'avançaient, en rasant les murs. Les autres se replièrent, s'embusquèrent à tous les angles de la route; et le siège de la maison commença, une telle pluie de balles fouetta la façade qu'on aurait dit un ouragan de grêle. Pendant près de dix minutes, cette fusillade ne cessa pas, trouant le plâtre, sans faire grand mal. Mais un des hommes que le capitaine avait pris avec lui dans le grenier, ayant commis l'imprudence de se montrer à une lucarne, fut tué raide, d'une balle en plein front.

– Nom d'un chien! un de moins! gronda le capitaine. Méfiez-vous donc, nous ne sommes pas assez pour nous faire tuer par plaisir!

Lui-même avait pris un fusil, et il tirait, abrité derrière un volet. Mais Laurent, le garçon jardinier, faisait surtout son admiration. À genoux, le canon de son chassepot appuyé dans l'étroite fente d'une meurtrière, comme à l'affût, il ne lâchait un coup qu'en toute certitude; et il en annonçait même le résultat à l'avance.

– Au petit officier bleu, là-bas, dans le coeur… À l'autre, plus loin, le grand sec, entre les deux yeux… Au gros qui a une barbe rousse et qui m'embête, dans le ventre…

Et, chaque fois, l'homme tombait, foudroyé, frappé à l'endroit qu'il désignait; et lui continuait paisiblement, ne se hâtait pas, ayant de quoi faire, disait-il, car il lui aurait fallu du temps, pour les tuer tous de la sorte, un à un.

– Ah! si j'avais des yeux! répétait furieusement Weiss.

Il venait de casser ses lunettes, il en était désespéré. Son binocle lui restait, mais il n'arrivait pas à le faire tenir solidement sur son nez, dans la sueur qui lui inondait la face; et, souvent, il tirait au hasard, enfiévré, les mains tremblantes. Toute une passion croissante emportait son calme ordinaire.

– Ne vous pressez pas, ça ne sert absolument à rien, disait Laurent. Tenez, visez-le avec soin, celui qui n'a plus de casque, au coin de l'épicier… Mais c'est très bien, vous lui avez cassé la patte, et le voilà qui gigote dans son sang.

Weiss, un peu pâle, regardait. Il murmura:

– Finissez-le.

– Gâcher une balle, ah! non, par exemple! vaut mieux en démolir un autre.

Les assaillants devaient avoir remarqué ce tir redoutable, qui partait des lucarnes du grenier. Pas un homme ne pouvait avancer, sans rester par terre. Aussi firent-ils entrer en ligne des troupes fraîches, avec l'ordre de cribler de balles la toiture. Dès lors, le grenier devint intenable: les ardoises étaient percées aussi aisément que de minces feuilles de papier, les projectiles pénétraient de toutes parts, ronflant comme des abeilles. À chaque seconde, on courait le risque d'être tué.

– Descendons, dit le capitaine. On peut tenir encore au premier.

Mais, comme il se dirigeait vers l'échelle, une balle l'atteignit dans l'aine et le renversa.

– Trop tard, nom d'un chien!

Weiss et Laurent, aidés du soldat qui restait, s'entêtèrent à le descendre, bien qu'il leur criât de ne pas perdre leur temps à s'occuper de lui: il avait son compte, il pouvait tout aussi bien crever en haut qu'en bas. Pourtant, dans une chambre du premier étage, lorsqu'on l'eut couché sur un lit, il voulut encore diriger la défense.

– Tirez dans le tas, ne vous occupez pas du reste. Tant que votre feu ne se ralentira point, ils sont bien trop prudents pour se risquer.

En effet, le siège de la petite maison continuait, s'éternisait. Vingt fois elle avait paru devoir être emportée dans la tempête de fer dont elle était battue; et, sous les rafales, au milieu de la fumée, elle se montrait de nouveau debout, trouée, déchiquetée, crachant quand même des balles par chacune de ses fentes. Les assaillants exaspérés d'être arrêtés si longtemps et de perdre tant de monde devant une pareille bicoque, hurlaient, tiraillaient à distance, sans avoir l'audace de se ruer pour enfoncer la porte et les fenêtres, en bas.

– Attention! cria le caporal, voilà une persienne qui tombe!

La violence des balles venait d'arracher une persienne de ses gonds. Mais Weiss se précipita, poussa une armoire contre la fenêtre; et Laurent, embusqué derrière, put continuer son tir. Un des soldats gisait à ses pieds, la mâchoire fracassée, perdant beaucoup de sang. Un autre reçut une balle dans la gorge, roula jusqu'au mur, où il râla sans fin, avec un frisson convulsif de tout le corps. Ils n'étaient plus que huit, en ne comptant pas le capitaine, qui, trop affaibli pour parler, adossé au fond du lit, donnait encore des ordres, par gestes. De même que le grenier, les trois chambres du premier étage commençaient à devenir intenables, car les matelas en lambeaux n'arrêtaient plus les projectiles: des éclats de plâtre sautaient des murs et du plafond, les meubles s'écornaient, les flancs de l'armoire se fendaient comme sous des coups de hache. Et le pis était que les munitions allaient manquer.

– Est-ce dommage! grogna Laurent. Ca marche si bien!

Weiss eut une idée brusque.

– Attendez!

Il venait de songer au soldat mort, là-haut, dans le grenier. Et il monta, le fouilla, pour prendre les cartouches qu'il devait avoir. Tout un pan de la toiture s'était effondré, il vit le ciel bleu, une nappe de gaie lumière qui l'étonna. Pour ne pas être tué, il se traînait sur les genoux. Puis, lorsqu'il tint les cartouches, une trentaine encore, il se hâta, redescendit au galop.

Mais, en bas, comme il partageait cette provision nouvelle avec le garçon jardinier, un soldat jeta un cri, tomba sur le ventre. Ils n'étaient plus que sept; et, tout de suite, ils ne furent plus que six, le caporal ayant reçu, dans l'oeil gauche, une balle qui lui fit sauter la cervelle.

Weiss, à partir de ce moment, n'eut plus conscience de rien. Lui et les cinq autres continuaient à tirer comme des fous, achevant les cartouches, sans même avoir l'idée qu'ils pouvaient se rendre. Dans les trois petites pièces, le carreau était obstrué par les débris des meubles. Des morts barraient les portes, un blessé, dans un coin, jetait une plainte affreuse et continue. Partout, du sang collait sous les semelles. Un filet rouge avait coulé, descendant les marches. Et l'air n'était plus respirable, un air épaissi et brûlant de poudre, une fumée, une poussière âcre, nauséabonde, une nuit presque complète que rayaient les flammes des coups de feu.

 

– Tonnerre de Dieu! cria Weiss, ils amènent du canon!

C'était vrai. Désespérant de venir à bout de cette poignée d'enragés, qui les attardaient ainsi, les Bavarois étaient en train de mettre en position une pièce, au coin de la place de l'église. Peut-être enfin passeraient-ils, lorsqu'ils auraient jeté la maison par terre, à coups de boulets. Et cet honneur qu'on leur faisait, cette artillerie braquée sur eux, là-bas, acheva d'égayer furieusement les assiégés, qui ricanaient, pleins de mépris. Ah! les bougres de lâches, avec leur canon! Toujours agenouillé, Laurent visait soigneusement les artilleurs, tuant son homme chaque fois; si bien que le service de la pièce ne pouvait se faire, et qu'il se passa cinq ou six minutes avant que le premier coup fût tiré. Trop haut, d'ailleurs, il n'emporta qu'un morceau de la toiture.

Mais la fin approchait. Vainement, on fouillait les morts, il n'y avait plus une seule cartouche. Exténués, hagards, les six tâtonnaient, cherchaient ce qu'ils pourraient jeter par les fenêtres, pour écraser l'ennemi. Un d'eux, qui se montra, vociférant, brandissant les poings, fut criblé d'une volée de plomb; et ils ne restèrent plus que cinq. Que faire? Descendre, tâcher de s'échapper par le jardin et les prairies? À ce moment, un tumulte éclata en bas, un flot furieux monta l'escalier: c'étaient les Bavarois qui venaient enfin de faire le tour, enfonçant la porte de derrière, envahissant la maison. Une mêlée terrible s'engagea dans les petites pièces, parmi les corps et les meubles en miettes. Un des soldats eut la poitrine trouée d'un coup de baïonnette, et les deux autres furent faits prisonniers; tandis que le capitaine, qui venait d'exhaler son dernier souffle, demeurait la bouche ouverte, le bras levé encore, comme pour donner un ordre.

Cependant, un officier, un gros blond, armé d'un revolver, et dont les yeux, injectés de sang, semblaient sortir des orbites, avait aperçu Weiss et Laurent, l'un avec son paletot, l'autre avec sa veste de toile bleue; et il les apostrophait violemment en Français:

– Qui êtes-vous? qu'est-ce que vous fichez là, vous autres?

Puis, les voyant noirs de poudre, il comprit, il les couvrit d'injures, en allemand, la voix bégayante de fureur. Déjà, il levait son pistolet pour leur casser la tête, lorsque les soldats qu'il commandait, se ruèrent, s'emparèrent de Weiss et de Laurent, qu'ils poussèrent dans l'escalier. Les deux hommes étaient portés, charriés, au milieu de cette vague humaine, qui les jeta sur la route; et ils roulèrent jusqu'au mur d'en face, parmi de telles vociférations, que la voix des chefs ne s'entendait plus. Alors, durant deux ou trois minutes encore, tandis que le gros officier blond tâchait de les dégager, pour procéder à leur exécution, ils purent se remettre debout et voir.

D'autres maisons s'allumaient, Bazeilles n'allait plus être qu'un brasier. Par les hautes fenêtres de l'église, des gerbes de flammes commençaient à sortir. Des soldats, qui chassaient une vieille dame de chez elle, venaient de la forcer à leur donner des allumettes, pour mettre le feu à son lit et à ses rideaux. De proche en proche, les incendies gagnaient, sous les brandons de paille jetés, sous les flots de pétrole répandus; et ce n'était plus qu'une guerre de sauvages, enragés par la longueur de la lutte, vengeant leurs morts, leurs tas de morts, sur lesquels ils marchaient. Des bandes hurlaient parmi la fumée et les étincelles, dans l'effrayant vacarme fait de tous les bruits, des plaintes d'agonie, des coups de feu, des écroulements. À peine se voyait- on, de grandes poussières livides s'envolaient, cachaient le soleil, d'une insupportable odeur de suie et de sang, comme chargées des abominations du massacre. On tuait encore, on détruisait dans tous les coins: la brute lâchée, l'imbécile colère, la folie furieuse de l'homme en train de manger l'homme.

Et Weiss, enfin, devant lui, aperçut sa maison qui brûlait. Des soldats étaient accourus avec des torches, d'autres activaient les flammes, en y lançant les débris des meubles. Rapidement, le rez- de-chaussée flamba, la fumée sortit par toutes les plaies de la façade et de la toiture. Mais, déjà, la teinturerie voisine prenait également feu; et, chose affreuse, on entendit encore la voix du petit Auguste, couché dans son lit, délirant de fièvre, qui appelait sa mère; tandis que les jupes de la malheureuse, étendue sur le seuil, la tête broyée, s'allumaient.

– Maman, j'ai soif… Maman, donne-moi de l'eau…

Les flammes ronflèrent, la voix cessa, on ne distingua plus que les hourras assourdissants des vainqueurs.

Mais, par-dessus les bruits, par-dessus les clameurs, un cri terrible domina. C'était Henriette qui arrivait et qui venait de voir son mari, contre le mur, en face d'un peloton préparant ses armes.

Elle se rua à son cou.

– Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a? Ils ne vont pas te tuer!

Weiss, stupide, la regardait. Elle! Sa femme, désirée si longtemps, adorée d'une tendresse idolâtre! Et un frémissement le réveilla, éperdu. Qu'avait-il fait? Pourquoi était-il resté, à tirer des coups de fusil, au lieu d'aller la rejoindre, ainsi qu'il l'avait juré? Dans un éblouissement, il voyait son bonheur perdu, la séparation violente, à jamais. Puis, le sang qu'elle avait au front, le frappa; et la voix machinale, bégayante:

– Est-ce que tu es blessée? … C'est fou d'être venue…

D'un geste emporté, elle l'interrompit.

– Oh! moi, ce n'est rien, une égratignure… Mais toi, toi!

Pourquoi te gardent-ils? Je ne veux pas qu'ils te tuent!

L'officier se débattait au milieu de la route encombrée, pour que le peloton eût un peu de recul. Quand il aperçut cette femme au cou d'un des prisonniers, il reprit violemment, en Français:

– Oh! non, pas de bêtises, hein!.. D'où sortez-vous? Que voulez- vous?

– Je veux mon mari.

– Votre mari, cet homme-là? … Il a été condamné, justice doit être faite.

– Je veux mon mari.

– Voyons, soyez raisonnable… Écartez-vous, nous n'avons pas envie de vous faire du mal.

– Je veux mon mari.

Renonçant alors à la convaincre, l'officier allait donner l'ordre de l'arracher des bras du prisonnier, lorsque Laurent, silencieux jusque-là, l'air impassible, se permit d'intervenir.

– Dites donc, capitaine, c'est moi qui vous ai démoli tant de monde, et qu'on me fusille, ça va bien. D'autant plus que je n'ai personne, ni mère, ni femme, ni enfant… Tandis que monsieur est marié… Dites, lâchez-le donc, puis vous me réglerez mon affaire…

Hors de lui, le capitaine hurla:

– En voilà des histoires! est-ce qu'on se fiche de moi? … Un homme de bonne volonté pour emporter cette femme!

Il dut redire cet ordre en allemand. Et un soldat s'avança, un Bavarois trapu, à l'énorme tête embroussaillée de barbe et de cheveux roux, sous lesquels on ne distinguait qu'un large nez carré et que de gros yeux bleus. Il était souillé de sang, effroyable, tel qu'un de ces ours des cavernes, une de ces bêtes poilues toutes rouges de la proie dont elles viennent de faire craquer les os.

Henriette répétait, dans un cri déchirant:

– Je veux mon mari, tuez-moi avec mon mari.

Mais l'officier s'appliquait de grands coups de poing dans la poitrine, en disant que, lui, n'était pas un bourreau, que s'il y en avait qui tuaient les innocents, ce n'était pas lui. Elle n'avait pas été condamnée, il se couperait la main, plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête.

Alors, comme le Bavarois s'approchait, Henriette se colla au corps de Weiss, de tous ses membres, éperdument.

– Oh! mon ami, je t'en supplie, garde-moi, laisse-moi mourir avec toi…

Weiss pleurait de grosses larmes; et, sans répondre, il s'efforçait de détacher, de ses épaules et de ses reins, les doigts convulsifs de la malheureuse.

– Tu ne m'aimes donc plus, que tu veux mourir sans moi… Garde- moi, ça les fatiguera, ils nous tueront ensemble.

Il avait dégagé une des petites mains, il la serrait contre sa bouche, il la baisait, tandis qu'il travaillait pour faire lâcher prise à l'autre.

– Non, non! garde-moi… Je veux mourir…

Enfin, à grand-peine, il lui tenait les deux mains. Muet jusque- là, ayant évité de parler, il ne dit qu'un mot:

– Adieu, chère femme.

Et, déjà, de lui-même, il l'avait jetée entre les bras du Bavarois, qui l'emportait. Elle se débattait, criait, tandis que, pour la calmer sans doute, le soldat lui adressait tout un flot de rauques paroles. D'un violent effort, elle avait dégagé sa tête, elle vit tout.

Cela ne dura pas trois secondes. Weiss, dont le binocle avait glissé, dans les adieux, venait de le remettre vivement sur son nez, comme s'il avait voulu bien voir la mort en face. Il recula, s'adossa contre le mur, en croisant les bras; et, dans son veston en lambeaux, ce gros garçon paisible avait une figure exaltée, d'une admirable beauté de courage.

Près de lui, Laurent s'était contenté de fourrer les mains dans ses poches. Il semblait indigné de la cruelle scène, de l'abomination de ces sauvages qui tuaient les hommes sous les yeux de leurs femmes. Il se redressa, les dévisagea, leur cracha d'une voix de mépris:

– Sales cochons!

Mais l'officier avait levé son épée, et les deux hommes tombèrent comme des masses, le garçon jardinier la face contre terre, l'autre, le comptable, sur le flanc, le long du mur. Celui-ci, avant d'expirer, eut une convulsion dernière, les paupières battantes, la bouche tordue. L'officier, qui s'approcha, le remua du pied, voulant s'assurer qu'il avait bien cessé de vivre.

Henriette avait tout vu, ces yeux mourants qui la cherchaient, ce sursaut affreux de l'agonie, cette grosse botte poussant le corps. Elle ne cria même pas, elle mordit silencieusement, furieusement, ce qu'elle put, une main que ses dents rencontrèrent. Le Bavarois jeta une plainte d'atroce douleur. Il la renversa, faillit l'assommer. Leurs visages se touchaient, jamais elle ne devait oublier cette barbe et ces cheveux rouges, éclaboussés de sang, ces yeux bleus, élargis et chavirés de rage.

Plus tard, Henriette ne put se rappeler nettement ce qui s'était passé ensuite. Elle n'avait eu qu'un désir, retourner près du corps de son mari, le prendre, le veiller. Seulement, comme dans les cauchemars, toutes sortes d'obstacles se dressaient, l'arrêtaient à chaque pas. De nouveau, une vive fusillade venait d'éclater, un grand mouvement avait lieu parmi les troupes allemandes qui occupaient Bazeilles: c'était l'arrivée enfin de l'infanterie de marine; et le combat recommençait avec une telle violence, que la jeune femme fut rejetée à gauche, dans une ruelle, parmi un troupeau affolé d'habitants. D'ailleurs, le résultat de la lutte ne pouvait être douteux, il était trop tard pour reconquérir les positions abandonnées. Pendant près d'une demi-heure encore, l'infanterie s'acharna, se fit tuer, avec un emportement superbe; mais, sans cesse, les ennemis recevaient des renforts, débordaient de partout, des prairies, des routes, du parc de Montivilliers. Rien désormais ne les aurait délogés de ce village, si chèrement acheté, où plusieurs milliers des leurs gisaient dans le sang et les flammes. Maintenant, la destruction achevait son oeuvre, il n'y avait plus là qu'un charnier de membres épars et de débris fumants, et Bazeilles égorgé, anéanti, s'en allait en cendre.

Une dernière fois, Henriette aperçut au loin sa petite maison dont les planchers s'écroulaient, au milieu d'un tourbillon de flammèches. Toujours, elle revoyait, en face, le long du mur, le corps de son mari. Mais un nouveau flot l'avait reprise, les clairons sonnaient la retraite, elle fut emportée, sans savoir comment, parmi les troupes qui se repliaient. Alors, elle devint une chose, une épave roulée, charriée dans un piétinement confus de foule, coulant à pleine route. Et elle ne savait plus, elle finit par se retrouver à Balan, chez des gens qu'elle ne connaissait pas, et elle sanglotait dans une cuisine, la tête tombée sur une table.