Za darmo

La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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– Prenez donc garde, maladroit! cria le lieutenant, en forçant

Weiss à se coller contre le mur, vous allez être coupé en deux!

Ce gros homme, si brave, avec ses lunettes, avait fini par l'intéresser, tout en le faisant sourire; et, comme il entendait venir un obus, il l'avait fraternellement écarté. Le projectile tomba à une dizaine de pas, éclata en les couvrant tous les deux de mitraille. Le bourgeois restait debout, sans une égratignure, tandis que le lieutenant avait eu les deux jambes brisées.

– Allons, bon! murmura-t-il, c'est moi qui ai mon compte!

Renversé sur le trottoir, il se fit adosser contre la porte, près de la femme qui gisait déjà en travers du seuil. Et sa jeune figure gardait son air énergique et têtu.

– Ca ne fait rien, mes enfants, écoutez-moi bien… Tirez à votre aise, ne vous pressez pas. Je vous le dirai, quand il faudra tomber sur eux à la baïonnette.

Et il continua de les commander, la tête droite, surveillant au loin l'ennemi. Une autre maison, en face, avait pris feu. Le pétillement de la fusillade, les détonations des obus déchiraient l'air, qui s'emplissait de poussières et de fumées.

Des soldats culbutaient au coin de chaque ruelle, des morts, les uns isolés, les autres en tas, faisaient des taches sombres, éclaboussées de rouge. Et, au-dessus du village, grandissait une effrayante clameur, la menace de milliers d'hommes se ruant sur quelques centaines de braves, résolus à mourir.

Alors, Delaherche, qui n'avait cessé d'appeler Weiss, demanda une dernière fois:

– Vous ne venez pas? … Tant pis! je vous lâche, adieu!

Il était environ sept heures, et il avait trop tardé. Tant qu'il put marcher le long des maisons, il profita des portes, des bouts de muraille, se collant dans les moindres encoignures, à chaque décharge. Jamais il ne se serait cru si jeune ni si agile, tellement il s'allongeait avec des souplesses de couleuvre. Mais, au bout de Bazeilles, lorsqu'il lui fallut suivre pendant près de trois cents mètres la route déserte et nue, que balayaient les batteries du Liry, il se sentit grelotter, bien qu'il fût trempé de sueur. Un moment encore, il s'avança courbé en deux, dans un fossé. Puis, il prit sa course follement, il galopa droit devant lui, les oreilles pleines de détonations, pareilles à des coups de tonnerre. Ses yeux brûlaient, il croyait marcher dans des flammes. Cela dura une éternité. Subitement, il aperçut une petite maison, sur la gauche; et il se précipita, il s'abrita, la poitrine soulagée d'un poids énorme. Du monde l'entourait, des hommes, des chevaux. D'abord, il n'avait distingué personne. Ensuite, ce qu'il vit l'étonna.

N'était-ce point l'empereur, avec tout un état-major? Il hésitait, bien qu'il se vantât de le connaître, depuis qu'il avait failli lui parler, à Baybel; puis, il resta béant. C'était bien Napoléon III, qui lui apparaissait plus grand, à cheval, et les moustaches si fortement cirées, les joues si colorées, qu'il le jugea tout de suite rajeuni, fardé comme un acteur. Sûrement, il s'était fait peindre, pour ne pas promener, parmi son armée, l'effroi de son masque blême, décomposé par la souffrance, au nez aminci, aux yeux troubles. Et, averti dès cinq heures qu'on se battait à Bazeilles, il était venu, de son air silencieux et morne de fantôme, aux chairs ravivées de vermillon.

Une briqueterie était là, offrant un refuge. De l'autre côté, une pluie de balles en criblait les murs, et des obus, à chaque seconde, s'abattaient sur la route. Toute l'escorte s'était arrêtée.

– Sire, murmura une voix, il y a vraiment danger…

Mais l'empereur se tourna, commanda du geste à son état-major de se ranger dans l'étroite ruelle qui longeait la briqueterie. Là, hommes et bêtes seraient cachés complètement.

– En vérité, sire, c'est de la folie… Sire, nous vous en supplions…

Il répéta simplement son geste, comme pour dire que l'apparition d'un groupe d'uniformes, sur cette route nue, attirerait certainement l'attention des batteries de la rive gauche. Et, tout seul, il s'avança, au milieu des balles et des obus, sans hâte, de sa même allure morne et indifférente, allant à son destin. Sans doute, il entendait derrière lui la voix implacable qui le jetait en avant, la voix criant de Paris: «marche! Marche! Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d'une admiration émue, pour que ton fils règne!» il marchait, il poussait son cheval à petits pas. Pendant une centaine de mètres, il marcha encore. Puis, il s'arrêta, attendant la fin qu'il était venu chercher. Les balles sifflaient comme un vent d'équinoxe, un obus avait éclaté, en le couvrant de terre. Il continua d'attendre. Les crins de son cheval se hérissaient, toute sa peau tremblait, dans un instinctif recul, devant la mort qui, à chaque seconde, passait, sans vouloir de la bête ni de l'homme. Alors, après cette attente infinie, l'empereur, avec son fatalisme résigné, comprenant que son destin n'était pas là, revint tranquillement, comme s'il n'avait désiré que reconnaître l'exacte position des batteries allemandes.

– Sire, que de courage!.. De grâce, ne vous exposez plus…

Mais, d'un geste encore, il invita son état-major à le suivre, sans l'épargner cette fois, pas plus qu'il ne s'épargnait lui- même; et il monta vers la Moncelle, à travers champs, par les terrains nus de la Rapaille. Un capitaine fut tué, deux chevaux s'abattirent. Les régiments du 12e corps, devant lesquels il passait, le regardaient venir et disparaître comme un spectre, sans un salut, sans une acclamation.

Delaherche avait assisté à ces choses. Et il en frémissait, surtout en pensant que, dès qu'il aurait quitté la briqueterie, lui aussi allait se retrouver en plein sous les projectiles. Il s'attardait, il écoutait maintenant des officiers démontés qui étaient restés là.

– Je vous dis qu'il a été tué net, un obus qui l'a coupé en deux.

– Mais non, je l'ai vu emporter… Une simple blessure, un éclat dans la fesse…

– À quelle heure?

– Vers six heures et demie, il y a une heure… Là-haut, près de la Moncelle, dans un chemin creux…

– Alors, il est rentré à Sedan?

– Certainement, il est à Sedan.

De qui parlaient-ils donc? Brusquement, Delaherche comprit qu'ils parlaient du maréchal De Mac-Mahon, blessé en allant aux avant- postes. Le maréchal blessé! c'était notre chance, comme avait dit le lieutenant d'infanterie de marine. Et il réfléchissait aux conséquences de l'accident, lorsque, à toutes brides, une estafette passa, criant à un camarade qu'elle venait de reconnaître:

– Le général Ducrot est commandant en chef!.. Toute l'armée va se concentrer à Illy, pour battre en retraite sur Mézières!

Déjà, l'estafette galopait au loin, entrait dans Bazeilles, sous le redoublement du feu; tandis que Delaherche, effaré des nouvelles extraordinaires, ainsi apprises coup sur coup, menacé de se trouver pris dans la retraite des troupes, se décidait et courait de son côté jusqu'à Balan, d'où il regagnait Sedan enfin, sans trop de peine.

Dans Bazeilles, l'estafette galopait toujours, cherchant les chefs pour leur donner les ordres. Et les nouvelles galopaient aussi, le maréchal De Mac-Mahon blessé, le général Ducrot nommé commandant en chef, toute l'armée se repliant sur Illy.

– Quoi? Que dit-on? Cria Weiss, déjà noir de poudre. Battre en retraite sur Mézières à cette heure! Mais c'est insensé, jamais on ne passera!

Il se désespérait, pris du remords d'avoir conseillé cela, la veille, justement à ce général Ducrot, investi maintenant du commandement suprême. Certes, oui, la veille, il n'y avait pas d'autre plan à suivre: la retraite, la retraite immédiate, par le défilé Saint-Albert. Mais, à présent, la route devait être barrée, tout le fourmillement noir des Prussiens s'en était allé là-bas, dans la plaine de Donchery. Et, folie pour folie, il n'y en avait plus qu'une de désespérée et de brave, celle de jeter les Bavarois à la Meuse et de passer sur eux pour reprendre le chemin de Carignan.

Weiss, qui, d'un petit coup sec, remontait ses lunettes à chaque seconde, expliquait la position au lieutenant, toujours assis contre la porte, avec ses deux jambes coupées, très pâle et agonisant du sang qu'il perdait.

– Mon lieutenant, je vous assure que j'ai raison… Dites à vos hommes de ne pas lâcher. Vous voyez bien que nous sommes victorieux. Encore un effort, et nous les flanquons à la Meuse!

En effet, la deuxième attaque des Bavarois venait d'être repoussée. Les mitrailleuses avaient de nouveau balayé la place de l'église, des entassements de cadavres y barraient le pavé, au grand soleil; et, de toutes les ruelles, à la baïonnette, on rejetait l'ennemi dans les prés, une débandade, une fuite vers le fleuve, qui se serait à coup sûr changée en déroute, si des troupes fraîches avaient soutenu les marins, déjà exténués et décimés. D'autre part, dans le parc de Montivilliers, la fusillade n'avançait guère, ce qui indiquait que, de ce côté aussi, des renforts auraient dégagé le bois.

– Dites à vos hommes, mon lieutenant… À la baïonnette! à la baïonnette!

D'une blancheur de cire, la voix mourante, le lieutenant eut encore la force de murmurer:

– Vous entendez, mes enfants, à la baïonnette!

Et ce fut son dernier souffle, il expira, la face droite et têtue, les yeux ouverts, regardant toujours la bataille. Des mouches déjà volaient et se posaient sur la tête broyée de Françoise; tandis que le petit Auguste, dans son lit, pris du délire de la fièvre, appelait, demandait à boire, d'une voix basse et suppliante.

– Mère, réveille-toi, relève-toi… J'ai soif, j'ai bien soif…

Mais les ordres étaient formels, les officiers durent commander la retraite, désolés de ne pouvoir tirer profit de l'avantage qu'ils venaient de remporter. Évidemment, le général Ducrot, hanté par la crainte du mouvement tournant de l'ennemi, sacrifiait tout à la tentative folle d'échapper à son étreinte. La place de l'église fut évacuée, les troupes se replièrent de ruelle en ruelle, bientôt la route se vida. Des cris et des sanglots de femmes s'élevaient, des hommes juraient, brandissaient les poings, dans la colère de se voir ainsi abandonnés. Beaucoup s'enfermaient chez eux, résolus à s'y défendre et à mourir.

 

– Eh bien! moi, je ne fiche pas le camp! criait Weiss, hors de lui. Non! j'aime mieux y laisser la peau… Qu'ils viennent donc casser mes meubles et boire mon vin!

Plus rien n'existait que sa rage, cette fureur inextinguible de la lutte, à l'idée que l'étranger entrerait chez lui, s'assoirait sur sa chaise, boirait dans son verre. Cela soulevait tout son être, emportait son existence accoutumée, sa femme, ses affaires, sa prudence de petit bourgeois raisonnable. Et il s'enferma dans sa maison, s'y barricada, y tourna comme une bête en cage, passant d'une pièce dans une autre, s'assurant que toutes les ouvertures étaient bien bouchées. Il compta ses cartouches, il en avait encore une quarantaine.

Puis, comme il allait donner un dernier coup d'oeil vers la Meuse, pour s'assurer qu'aucune attaque n'était à craindre par les prairies, la vue des coteaux de la rive gauche l'arrêta de nouveau un instant. Des envolements de fumée indiquaient nettement les positions des batteries Prussiennes. Et, dominant la formidable batterie de Frénois, à l'angle d'un petit bois de la Marfée, il retrouva le groupe d'uniformes, plus nombreux, d'un tel éclat au grand soleil, qu'en mettant son binocle par-dessus ses lunettes, il distinguait l'or des épaulettes et des casques.

– Sales bougres, sales bougres! répéta-t-il, le poing tendu.

Là-haut, sur la Marfée, c'était le roi Guillaume et son état- major. Dès sept heures, il était venu de Vendresse, où il avait couché, et il se trouvait là-haut, à l'abri de tout péril, ayant devant lui la vallée de la Meuse, le déroulement sans bornes du champ de bataille. L'immense plan en relief allait d'un bord du ciel à l'autre; tandis que, debout sur la colline, comme du trône réservé de cette gigantesque loge de gala, il regardait.

Au milieu, sur le fond sombre de la forêt des Ardennes, drapée à l'horizon ainsi qu'un rideau d'antique verdure, Sedan se détachait, avec les lignes géométriques de ses fortifications, que les prés inondés et le fleuve noyaient au sud et à l'ouest. Dans Bazeilles, des maisons flambaient déjà, une poussière de bataille embrumait le village. Puis, à l'est, de la Moncelle à Givonne, on ne voyait, pareils à des lignes d'insectes, traversant les chaumes, que quelques régiments du 12e corps et du 1er, qui disparaissaient par moments dans l'étroit vallon, où les hameaux étaient cachés; et, en face, l'autre revers apparaissait, des champs pâles, que le bois Chevalier tachait de sa masse verte. Mais surtout, au nord, le 7e corps était bien en vue, occupant de ses mouvants points noirs le plateau de Floing, une large bande de terres rougeâtres qui descendait du petit bois de la Garenne aux herbages du bord de l'eau. Au delà, c'était encore Floing, Saint- Menges, Fleigneux, Illy, des villages perdus parmi la houle des terrains, toute une région tourmentée, coupée d'escarpements. Et c'était aussi, à gauche, la boucle de la Meuse, les eaux lentes, d'argent neuf au clair soleil, enfermant la presqu'île d'Iges de son vaste et paresseux détour, barrant tout chemin vers Mézières, ne laissant, entre la berge extrême et les inextricables forêts, que la porte unique du défilé de Saint-Albert.

Les cent mille hommes et les cinq cents canons de l'armée Française étaient là, entassés et traqués dans ce triangle; et, lorsque le roi de Prusse se tournait vers l'ouest, il apercevait une autre plaine, celle de Donchery, des champs vides s'élargissant vers Briancourt, Marancourt et Vrignes-Aux-Bois, tout un infini de terres grises, poudroyant sous le ciel bleu; et, lorsqu'il se tournait vers l'est, c'était aussi, en face des lignes Françaises si resserrées, une immensité libre, un pullulement de villages, Douzy et Carignan d'abord, ensuite en remontant Rubécourt, Pourru-Aux-Bois, Francheval, Villers-Cernay, jusqu'à La Chapelle, près de la frontière. Tout autour, la terre lui appartenait, il poussait à son gré les deux cent cinquante mille hommes et les huit cents canons de ses armées, il embrassait d'un seul regard leur marche envahissante.

Déjà, d'un côté, le XIe corps s'avançait sur Saint-Menges, tandis que le Ve corps était à Vrignes-Aux-Bois et que la division wurtembergeoise attendait près de Donchery; et, de l'autre côté, si les arbres et les coteaux le gênaient, il devinait les mouvements, il venait de voir le XIIe corps pénétrer dans le bois Chevalier, il savait que la garde devait avoir atteint Villers- Cernay. C'étaient les branches de l'étau, l'armée du prince royal de Prusse à gauche, l'armée du prince royal de Saxe à droite, qui s'ouvraient et montaient, d'un mouvement irrésistible, pendant que les deux corps Bavarois se ruaient sur Bazeilles.

Aux pieds du roi Guillaume, de Remilly à Frénois, les batteries presque ininterrompues tonnaient sans relâche, couvrant d'obus la Moncelle et Daigny, allant, par-dessus la ville de Sedan, balayer les plateaux du nord. Et il n'était guère plus de huit heures, et il attendait l'inévitable résultat de la bataille, les yeux sur l'échiquier géant, occupé à mener cette poussière d'hommes, l'enragement de ces quelques points noirs, perdus au milieu de l'éternelle et souriante nature.

II

Sur le plateau de Floing, au petit jour, dans le brouillard épais, le clairon Gaude sonna la diane, de tout son souffle. Mais l'air était si noyé d'eau, que la sonnerie joyeuse s'étouffait. Et les hommes de la compagnie, qui n'avaient pas même eu le courage de dresser les tentes, roulés dans les toiles, couchés dans la boue, ne s'éveillaient pas, pareils déjà à des cadavres, avec leurs faces blêmes, durcies de fatigue et de sommeil. Il fallut les secouer un à un, les tirer de ce néant; et ils se soulevaient comme des ressuscités, livides, les yeux pleins de la terreur de vivre.

Jean avait réveillé Maurice.

– Quoi donc? Où sommes-nous?

Effaré, il regardait, n'apercevait que cette mer grise, où flottaient les ombres de ses camarades. On ne distinguait rien, à vingt mètres devant soi. Toute orientation se trouvait perdue, il n'aurait pas été capable de dire de quel côté était Sedan. Mais, à ce moment, le canon, quelque part, très loin, frappa son oreille.

– Ah! oui, c'est pour aujourd'hui, on se bat… Tant mieux! On va donc en finir!

Des voix, autour de lui, disaient de même; et c'était une sombre satisfaction, le besoin de s'évader de ce cauchemar, de les voir enfin, ces Prussiens, qu'on était venu chercher, et devant lesquels on fuyait depuis tant de mortelles heures! On allait donc leur envoyer des coups de fusil, s'alléger de ces cartouches qu'on avait apportées de si loin, sans en brûler une seule! Cette fois, tous le sentaient, c'était l'inévitable bataille.

Mais le canon de Bazeilles tonnait plus haut, et Jean, debout, écoutait.

– Où tire-t-on?

– Ma foi, répondit Maurice, ça m'a l'air d'être vers la Meuse…

Seulement, le diable m'emporte si je me doute où je suis.

– Écoute, mon petit, dit alors le caporal, tu ne vas pas me quitter, parce que, vois-tu, il faut savoir, si l'on ne veut pas attraper de mauvais coups… Moi, j'ai déjà vu ça, j'ouvrirai l'oeil pour toi et pour moi.

L'escouade, cependant, commençait à grogner, fâchée de ne pouvoir se mettre sur l'estomac quelque chose de chaud. Pas possible d'allumer du feu, sans bois sec, et avec un sale temps pareil! Au moment même où s'engageait la bataille, la question du ventre revenait, impérieuse, décisive. Des héros peut-être, mais des ventres avant tout. Manger, c'était l'unique affaire; et avec quel amour on écumait le pot, les jours de bonne soupe! Et quelles colères d'enfants et de sauvages, quand le pain manquait!

– Lorsqu'on ne mange pas, on ne se bat pas, déclara Chouteau. Du tonnerre de Dieu, si je risque ma peau aujourd'hui!

Le révolutionnaire revenait chez ce grand diable de peintre en bâtiments, beau parleur de Montmartre, théoricien de cabaret, gâtant les quelques idées justes, attrapées çà et là, dans le plus effroyable mélange d'âneries et de mensonges.

– D'ailleurs, continua-t-il, est-ce qu'on ne s'est pas foutu de nous, à nous raconter que les Prussiens crevaient de faim et de maladie, qu'ils n'avaient même plus de chemises et qu'on les rencontrait sur les routes, sales, en guenilles comme des pauvres?

Loubet se mit à rire, de son air de gamin de Paris, qui avait roulé au travers de tous les petits métiers des halles.

– Ah! ouiche! C'est nous autres qui claquons de misère, et à qui on donnerait un sou, quand nous passons avec nos godillots crevés et nos frusques de chienlits… Et leurs grandes victoires donc! Encore de jolis farceurs, lorsqu'ils nous racontaient qu'on venait de faire Bismarck prisonnier et qu'on avait culbuté toute une armée dans une carrière… Non, ce qu'ils se sont foutus de nous!

Pache et Lapoulle, qui écoutaient, serraient les poings, en hochant furieusement la tête. D'autres, aussi, se fâchaient, car l'effet de ces continuels mensonges des journaux avait fini par être désastreux. Toute confiance était morte, on ne croyait plus à rien. L'imagination de ces grands enfants, si fertile d'abord en espérances extraordinaires, tombait maintenant à des cauchemars fous.

– Pardi! ce n'est pas malin, reprit Chouteau, ça s'explique, puisque nous sommes vendus… Vous le savez bien tous.

La simplicité paysanne de Lapoulle s'exaspérait chaque fois à ce mot.

– Oh! vendus, faut-il qu'il y ait des gens canailles!

– Vendus, comme Judas a vendu son maître, murmura Pache, que hantaient ses souvenirs d'histoire sainte.

Chouteau triomphait.

– C'est bien simple, mon Dieu! On sait les chiffres… Mac-Mahon a reçu trois millions, et les autres généraux chacun un million, pour nous amener ici… Ca s'est fait à Paris, le printemps dernier; et, cette nuit, ils ont tiré une fusée, histoire de dire que c'était prêt, et qu'on pouvait venir nous prendre.

Maurice fut révolté par la stupidité de l'invention. Autrefois, Chouteau l'avait amusé, presque conquis, grâce à sa verve faubourienne. Mais, à présent, il ne tolérait plus ce pervertisseur, ce mauvais ouvrier qui crachait sur toutes les besognes, afin d'en dégoûter les autres.

– Pourquoi dites-vous des absurdités pareilles? cria-t-il. Vous savez bien que ce n'est pas vrai.

– Comment, pas vrai? … Alors, maintenant, c'est pas vrai que nous sommes vendus? … Ah! dis donc, toi l'aristo! est-ce que tu en es, de la bande à ces sales cochons de traîtres?

Il s'avançait, menaçant.

– Tu sais, faudrait le dire, monsieur le bourgeois, parce que, sans attendre ton ami Bismarck, on te ferait tout de suite ton affaire.

Les autres, de même, commençaient à gronder, et Jean crut devoir intervenir.

– Silence donc! je mets au rapport le premier qui bouge!

Mais Chouteau, ricanant, le hua. Il s'en fichait pas mal de son rapport! Il se battrait ou il ne se battrait pas, à son idée; et il ne fallait plus qu'on l'embêtât, parce qu'il n'avait pas des cartouches que pour les Prussiens. À présent que la bataille était commencée, le peu de discipline, maintenue par la peur, s'effondrait: Qu'est-ce qu'on pouvait lui faire? Il filerait, dès qu'il en aurait assez. Et il fut grossier, excitant les autres contre le caporal, qui les laissait mourir de faim. Oui, c'était sa faute, si l'escouade n'avait rien mangé depuis trois jours, tandis que les camarades avaient eu de la soupe et de la viande. Mais monsieur était allé se goberger avec l'aristo chez des filles. On les avait bien vus, à Sedan.

– Tu as boulotté l'argent de l'escouade, ose donc dire le contraire, bougre de fricoteur!

Du coup, les choses se gâtèrent. Lapoulle serrait les poings, et Pache, malgré sa douceur, affolé par la faim, voulait qu'on s'expliquât. Le plus raisonnable fut encore Loubet, qui se mit à rire, de son air avisé, en disant que c'était bête de se manger entre Français, lorsque les Prussiens étaient là. Lui, n'était pas pour les querelles, ni à coups de poing, ni à coups de fusil; et, faisant allusion aux quelques centaines de francs qu'il avait touchées, comme remplaçant militaire, il ajouta:

– Vrai! s'ils croient que ma peau ne vaut pas plus cher que ça!.. Je vais leur en donner pour leur argent.

Mais Maurice et Jean, irrités de cette agression imbécile, répondaient violemment, se disculpaient, lorsqu'une voix forte sortit du brouillard.

– Quoi donc? quoi donc? quels sont les sales pierrots qui se disputent?

 

Et le lieutenant Rochas parut, avec son képi jauni par les pluies, sa capote où manquaient des boutons, toute sa maigre et dégingandée personne dans un pitoyable état d'abandon et de misère. Il n'en était pas moins d'une crânerie victorieuse, les yeux étincelants, les moustaches hérissées.

– Mon lieutenant, répondit Jean hors de lui, ce sont ces hommes qui crient comme ça que nous sommes vendus… Oui, nos généraux nous auraient vendus…

Dans le crâne étroit de Rochas, cette idée de trahison n'était pas loin de paraître naturelle, car elle expliquait les défaites qu'il ne pouvait admettre.

– Eh bien! qu'est-ce que ça leur fout d'être vendus? … Est-ce que ça les regarde? … Ca n'empêche pas que les Prussiens sont là et que nous allons leur allonger une de ces raclées dont on se souvient.

Au loin, derrière l'épais rideau de brume, le canon de Bazeilles ne cessait point. Et, d'un grand geste, il tendit les bras.

– Hein! cette fois, ça y est!.. On va donc les reconduire chez eux, à coups de crosse!

Tout, pour lui, depuis qu'il entendait la canonnade, se trouvait effacé: les lenteurs, les incertitudes de la marche, la démoralisation des troupes, le désastre de Beaumont, l'agonie dernière de la retraite forcée sur Sedan. Puisqu'on se battait, est-ce que la victoire n'était pas certaine? Il n'avait rien appris ni rien oublié, il gardait son mépris fanfaron de l'ennemi, son ignorance absolue des conditions nouvelles de la guerre, son obstinée certitude qu'un vieux soldat d'Afrique, de Crimée et d'Italie ne pouvait pas être battu. Ce serait vraiment trop drôle, de commencer à son âge!

Un rire brusque lui fendit les mâchoires. Il eut une de ces tendresses de brave homme qui le faisaient adorer de ses soldats, malgré les bourrades qu'il leur distribuait parfois.

– Écoutez, mes enfants, au lieu de vous disputer, ça vaudra mieux de boire la goutte… Oui, je vas vous payer la goutte, vous la boirez à ma santé.

Et, d'une poche profonde de sa capote, il tira une bouteille d'eau-de-vie, en ajoutant, de son air triomphal, que c'était un cadeau d'une dame. La veille, en effet, on l'avait vu, attablé au fond d'un cabaret de Floing, très entreprenant à l'égard de la servante, qu'il tenait sur ses genoux. Maintenant, les soldats riaient de bon coeur, tendaient leurs gamelles, dans lesquelles il versait lui-même, gaiement.

– Mes enfants, il faut boire à vos bonnes amies, si vous en avez, et il faut boire à la gloire de la France… Je ne connais que ça, vive la joie!

– C'est bien vrai, mon lieutenant, à votre santé et à la santé de tout le monde!

Tous burent, réconciliés, réchauffés. Ce fut très gentil, cette goutte, dans le petit froid du matin, au moment de marcher à l'ennemi. Et Maurice la sentit qui descendait dans ses veines, en lui rendant la chaleur et la demi-ivresse de l'illusion. Pourquoi ne battrait-on pas les Prussiens? Est-ce que les batailles ne réservaient pas leurs surprises, des revirements inattendus dont l'histoire gardait l'étonnement? Ce diable d'homme ajoutait que Bazaine était en marche, qu'on l'attendait avant le soir: oh! Un renseignement sûr, qu'il tenait de l'aide de camp d'un général; et, bien qu'il montrât la Belgique, pour indiquer la route par laquelle arrivait Bazaine, Maurice s'abandonna à une de ces crises d'espoir, sans lesquelles il ne pouvait vivre. Peut-être enfin était-ce la revanche.

– Qu'est-ce que nous attendons, mon lieutenant? se permit-il de demander. On ne marche donc pas!

Rochas eut un geste, comme pour dire qu'il n'avait pas d'ordre.

Puis, après un silence:

– Quelqu'un a-t-il vu le capitaine?

Personne ne répondit. Jean se souvenait de l'avoir vu, dans la nuit, s'éloigner du côté de Sedan; mais un soldat prudent ne doit jamais voir un chef, en dehors du service. Il se taisait, lorsque, en se retournant, il aperçut une ombre, qui revenait le long de la haie.

– Le voici, dit-il.

C'était, en effet, le capitaine Beaudoin. Il les étonna tous par la correction de sa tenue, son uniforme brossé, ses chaussures cirées, qui contrastaient si violemment avec le pitoyable état du lieutenant. Et il y avait en outre une coquetterie, comme des soins galants, dans ses mains blanches et la frisure de ses moustaches, un vague parfum de lilas de Perse qui sentait le cabinet de toilette bien installé de jolie femme.

– Tiens! Ricana Loubet, le capitaine a donc retrouvé ses bagages!

Mais personne ne sourit, car on le savait peu commode. Il était exécré, tenant ses hommes à l'écart. Un pète-sec, selon le mot de Rochas.

Depuis les premières défaites, il avait l'air absolument choqué; et le désastre que tous prévoyaient lui semblait surtout inconvenant. Bonapartiste convaincu, promis au plus bel avancement, appuyé par plusieurs salons, il sentait sa fortune choir dans toute cette boue. On racontait qu'il avait une très jolie voix de ténor, à laquelle il devait beaucoup déjà. Pas inintelligent d'ailleurs, bien que ne sachant rien de son métier, uniquement désireux de plaire, et très brave, quand il le fallait, sans excès de zèle.

– Quel brouillard! dit-il simplement, soulagé de retrouver sa compagnie, qu'il cherchait depuis une demi-heure, avec la crainte de s'être perdu.

Tout de suite, un ordre étant enfin arrivé, le bataillon se porta en avant. De nouveaux flots de brume devaient monter de la Meuse, car on marchait presque à tâtons, au milieu d'une sorte de rosée blanchâtre qui tombait en pluie fine. Et Maurice eut alors une vision qui le frappa, celle du colonel De Vineuil, surgissant tout d'un coup, immobile sur son cheval, à l'angle de deux routes, lui très grand, très pâle, tel qu'un marbre de la désespérance, la bête frissonnante au froid du matin, les naseaux ouverts, tournés là-bas, vers le canon. Mais, surtout, à dix pas en arrière, flottait le drapeau du régiment, que le sous-lieutenant de service tenait, sorti déjà de son fourreau, et qui, dans la blancheur molle et mouvante des vapeurs, semblait en plein ciel de rêve, une apparition de gloire, tremblante, près de s'évanouir. L'aigle dorée était trempée d'eau, tandis que la soie des trois couleurs, où se trouvaient brodés des noms de victoire, pâlissait, enfumée, trouée d'anciennes blessures; et il n'y avait guère que la croix d'honneur, attachée à la cravate, qui mît dans tout cet effacement l'éclat vif de ses branches d'émail.

Le drapeau, le colonel disparurent, noyés sous une nouvelle vague, et le bataillon avançait toujours, sans savoir où, comme dans une ouate humide. On avait descendu une pente, on remontait maintenant par un chemin étroit. Puis, le cri de halte retentit. Et l'on resta là, l'arme au pied, les épaules alourdies par le sac, avec défense de bouger. On devait se trouver sur un plateau; mais impossible encore de voir à vingt pas, on ne distinguait absolument rien. Il était sept heures, le canon semblait s'être rapproché, de nouvelles batteries tiraient de l'autre côté de Sedan, de plus en plus voisines.

– Oh! Moi, dit brusquement le sergent Sapin à Jean et à Maurice, je serai tué aujourd'hui.

Il n'avait pas ouvert la bouche depuis le réveil, l'air enfoncé dans une rêverie, avec sa grêle figure aux grands beaux yeux et au petit nez pincé.

– En voilà une idée! se récria Jean, est-ce qu'on peut dire ce qu'on attrapera? … Vous savez, il n'y en a pour personne, et il y en a pour tout le monde.

Mais le sergent hocha la tête, dans un branle d'absolue certitude.

– Oh! Moi, c'est comme si c'était fait… Je serai tué aujourd'hui.

Des têtes se tournèrent, on lui demanda s'il avait vu ça en rêve.

Non, il n'avait rien rêvé; seulement, il le sentait, c'était là.

– Et ça m'embête tout de même, parce que j'allais me marier, en rentrant chez moi.