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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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– Ah! voici le caporal! dit Chouteau. Est-ce qu'il revient de la distribution?

Il y eut une rumeur. Toute la journée, des hommes s'étaient ralliés, les uns seuls, les autres par petits groupes, dans une telle bousculade, que les chefs avaient renoncé même à demander des explications. Ils fermaient les yeux, heureux encore d'accepter ceux qui voulaient bien revenir. Le capitaine Beaudoin, d'ailleurs, arrivait à peine, et le lieutenant Rochas n'avait ramené que vers deux heures la compagnie débandée, réduite des deux tiers. Maintenant, elle se retrouvait à peu près au complet. Quelques soldats étaient ivres, d'autres restaient à jeun, n'ayant pu se procurer un morceau de pain; et les distributions, une fois de plus, venaient de manquer. Loubet, pourtant, s'était ingénié à faire cuire des choux, arrachés dans un jardin du voisinage; mais il n'avait ni sel ni graisse, les estomacs continuaient à crier famine.

– Voyons, mon caporal, vous qui êtes un malin! répétait Chouteau goguenard. Oh! ce n'est pas pour moi, j'ai très bien déjeuné avec Loubet, chez une dame.

Des faces anxieuses se tournaient vers Jean, l'escouade l'avait attendu, Lapoulle et Pache surtout, malchanceux, n'ayant rien attrapé, comptant sur lui, qui aurait tiré de la farine des pierres, comme ils disaient. Et Jean, apitoyé, la conscience bourrelée d'avoir abandonné ses hommes, leur partagea la moitié de pain qu'il avait dans son sac.

– Nom de Dieu! nom de Dieu! répéta Lapoulle dévorant, ne trouvant pas d'autre mot, dans le grognement de sa satisfaction, tandis que Pache disait tout bas un pater et un ave, pour être certain que le ciel, le lendemain, lui enverrait encore sa nourriture.

Le clairon Gaude venait de sonner l'appel, à toute fanfare. Mais il n'y eut point de retraite, le camp tout de suite tomba dans un grand silence. Et ce fut, lorsqu'il eut constaté que sa demi- section était au complet, que le sergent Sapin, avec sa mince figure maladive et son nez pincé, dit doucement:

– Demain soir, il en manquera.

Puis, comme Jean le regardait, il ajouta avec une tranquille certitude, les yeux au loin dans l'ombre:

– Oh! moi, demain, je serai tué.

Il était neuf heures, la nuit menaçait d'être glaciale, car des brumes étaient montées de la Meuse, cachant les étoiles. Et Maurice, couché près de Jean, au pied d'une haie, frissonna, en disant qu'on ferait bien d'aller s'allonger sous la tente. Mais, brisés, plus courbaturés encore, depuis le repos qu'ils avaient pris, ni l'un ni l'autre ne pouvait dormir. À côté d'eux, ils enviaient le lieutenant Rochas, qui, dédaigneux de tout abri, simplement enveloppé d'une couverture, ronflait en héros, sur la terre humide. Longtemps, ensuite, ils s'intéressèrent à la petite flamme d'une bougie, qui brûlait dans une grande tente, où veillaient le colonel et quelques officiers. Toute la soirée, M De Vineuil avait paru très inquiet de ne pas recevoir d'ordre, pour le lendemain matin. Il sentait son régiment en l'air, trop en avant, bien qu'il eût reculé déjà, abandonnant le poste avancé, occupé le matin. Le général Bourgain-Desfeuilles n'avait pas paru, malade, disait-on, couché à l'hôtel de la croix d'or; et le colonel dut se décider à lui envoyer un officier, pour l'avertir que la nouvelle position paraissait dangereuse, dans l'éparpillement du 7e corps, forcé de défendre une ligne trop étendue, de la boucle de la Meuse au bois de la Garenne. Certainement, dès le jour, la bataille serait livrée. On n'avait plus devant soi que sept ou huit heures de ce grand calme noir. Maurice fut tout étonné, comme la petite clarté s'éteignait dans la tente du colonel, de voir le capitaine Beaudoin passer près de lui, le long de la haie, d'un pas furtif, et disparaître vers Sedan.

De plus en plus, la nuit s'épaississait, les grandes vapeurs, montées du fleuve, l'obscurcissaient toute d'un morne brouillard.

– Dors-tu, Jean?

Jean dormait, et Maurice resta seul. L'idée d'aller rejoindre Lapoulle et les autres, sous la tente, lui causait une lassitude. Il écoutait leurs ronflements répondre à ceux de Rochas, il les jalousait. Peut-être que, si les grands capitaines dorment bien, la veille d'une bataille, c'est simplement qu'ils sont fatigués. Du camp immense, noyé de ténèbres, il n'entendait s'exhaler que cette grosse haleine du sommeil, un souffle énorme et doux. Plus rien n'était, il savait seulement que le 5e corps devait camper par là, sous les remparts, que le 1er s'étendait du bois de la Garenne au village de la Moncelle, tandis que le 12e, de l'autre côté de la ville, occupait Bazeilles; et tout dormait, la lente palpitation venait des premières aux dernières tentes, du fond vague de l'ombre, à plus d'une lieue. Puis, au delà, c'était un autre inconnu, dont les bruits lui parvenaient aussi par moments, si lointains, si légers, qu'il aurait pu croire à un simple bourdonnement de ses oreilles: galop perdu de cavalerie, roulement affaibli de canons, surtout marche pesante d'hommes, le défilé sur les hauteurs de la noire fourmilière humaine, cet envahissement, cet enveloppement que la nuit elle-même n'avait pu arrêter. Et, là-bas, n'étaient-ce pas encore des feux brusques qui s'éteignaient, des voix éparses jetant des cris, toute une angoisse grandissant, emplissant cette nuit dernière, dans l'attente épouvantée du jour?

Maurice, d'une main tâtonnante, avait pris la main de Jean. Alors, seulement, rassuré, il s'endormit. Il n'y eut, au loin, plus qu'un clocher de Sedan, dont les heures tombèrent une à une.

Deuxième partie

I

À Bazeilles, dans la petite chambre noire, un brusque ébranlement fit sauter Weiss de son lit. Il écouta, c'était le canon. D'une main tâtonnante, il dut allumer la bougie, pour regarder l'heure à sa montre: quatre heures, le jour naissait à peine. Vivement, il prit son binocle, enfila d'un coup d'oeil la grande rue, la route de Douzy qui traverse le village; mais une sorte de poussière épaisse l'emplissait, on ne distinguait rien. Alors, il passa dans l'autre chambre, dont la fenêtre ouvrait sur les prés, vers la Meuse; et, là, il comprit que des vapeurs matinales montaient du fleuve, noyant l'horizon. Le canon tonnait plus fort, là-bas, derrière ce voile, de l'autre côté de l'eau. Tout d'un coup, une batterie Française répondit, si voisine et d'un tel fracas, que les murs de la petite maison tremblèrent.

La maison des Weiss se trouvait vers le milieu de Bazeilles, à droite, avant d'arriver à la place de l'église. La façade, un peu en retrait, donnait sur la route, un seul étage de trois fenêtres, surmonté d'un grenier; mais, derrière, il y avait un jardin assez vaste, dont la pente descendait vers les prairies, et d'où l'on découvrait l'immense panorama des coteaux, depuis Remilly jusqu'à Frénois. Et Weiss, dans sa ferveur de nouveau propriétaire, ne s'était guère couché que vers deux heures du matin, après avoir enfoui dans sa cave toutes les provisions et s'être ingénié à protéger les meubles autant que possible contre les balles, en garnissant les fenêtres de matelas. Une colère montait en lui, à l'idée que les Prussiens pouvaient venir saccager cette maison si désirée, si difficilement acquise et dont il avait encore joui si peu.

Mais une voix l'appelait, sur la route.

– Dites donc, Weiss, vous entendez?

En bas, il trouva Delaherche, qui avait voulu également coucher à sa teinturerie, un grand bâtiment de briques, dont le mur était mitoyen. Du reste, tous les ouvriers avaient fui à travers bois, gagnant la Belgique; et il ne restait là, comme gardienne, que la concierge, la veuve d'un maçon, nommée Françoise Quittard. Encore, tremblante, éperdue, aurait-elle filé avec les autres, si elle n'avait pas eu son garçon, le petit Auguste, un gamin de dix ans, si malade d'une fièvre typhoïde, qu'il n'était pas transportable.

– Dites donc, répéta Delaherche, vous entendez, ça commence bien… Il serait sage de rentrer tout de suite à Sedan.

Weiss avait formellement promis à sa femme de quitter Bazeilles au premier danger sérieux, et il était alors très résolu à tenir sa promesse. Mais ce n'était encore là qu'un combat d'artillerie, à grande portée et un peu au hasard, dans les brumes du petit jour.

– Attendons, que diable! Répondit-il. Rien ne presse.

D'ailleurs, la curiosité de Delaherche était si vive, si agitée, qu'il en devenait brave. Lui, n'avait pas fermé l'oeil, très intéressé par les préparatifs de défense. Prévenu qu'il serait attaqué dès l'aube, le général Lebrun, qui commandait le 12e corps, venait d'employer la nuit à se retrancher dans Bazeilles, dont il avait l'ordre d'empêcher à tout prix l'occupation. Des barricades barraient la route et les rues; des garnisons de quelques hommes occupaient toutes les maisons; chaque ruelle, chaque jardin se trouvait transformé en forteresse. Et, dès trois heures, dans la nuit d'encre, les troupes, éveillées sans bruit, étaient à leurs postes de combat, les chassepots fraîchement graissés, les cartouchières emplies des quatre-vingt-Dix cartouches réglementaires. Aussi, le premier coup de canon de l'ennemi n'avait-il surpris personne, et les batteries Françaises, établies en arrière, entre Balan et Bazeilles, s'étaient-elles mises aussitôt à répondre, pour faire acte de présence, car elles tiraient simplement au jugé, dans le brouillard.

– Vous savez, reprit Delaherche, que la teinturerie sera vigoureusement défendue… J'ai toute une section. Venez donc voir.

On avait, en effet, posté là quarante et quelques soldats de l'infanterie de marine, à la tête desquels était un lieutenant, un grand garçon blond, fort jeune, l'air énergique et têtu. Déjà, ses hommes avaient pris possession du bâtiment, les uns pratiquant des meurtrières dans les volets du premier étage, sur la rue, les autres crénelant le mur bas de la cour, qui dominait les prairies, par derrière.

 

Et ce fut au milieu de cette cour que Delaherche et Weiss trouvèrent le lieutenant, regardant, s'efforçant de voir au loin, dans la brume matinale.

– Le fichu brouillard! murmura-t-il. On ne va pas pouvoir se battre à tâtons.

Puis, après un silence, sans transition apparente:

– Quel jour sommes-nous donc, aujourd'hui?

– Jeudi, répondit Weiss.

– Jeudi, c'est vrai… Le diable m'emporte! On vit sans savoir, comme si le monde n'existait plus!

Mais, à ce moment, dans le grondement du canon qui ne cessait pas, éclata une vive fusillade, au bord des prairies mêmes, à cinq ou six cents mètres. Et il y eut comme un coup de théâtre: le soleil se levait, les vapeurs de la Meuse s'envolèrent en lambeaux de fine mousseline, le ciel bleu apparut, se dégagea, d'une limpidité sans tache. C'était l'exquise matinée d'une admirable journée d'été.

– Ah! cria Delaherche, ils passent le pont du chemin de fer. Les voyez-vous qui cherchent à gagner, le long de la ligne… Mais c'est stupide, de ne pas avoir fait sauter le pont!

Le lieutenant eut un geste de muette colère. Les fourneaux de mine étaient chargés, raconta-t-il; seulement, la veille, après s'être battu quatre heures pour reprendre le pont, on avait oublié d'y mettre le feu.

– C'est notre chance, dit-il de sa voix brève.

Weiss regardait, essayait de se rendre compte. Les Français occupaient, dans Bazeilles, une position très forte. Bâti aux deux bords de la route de Douzy, le village dominait la plaine; et il n'y avait, pour s'y rendre, que cette route, tournant à gauche, passant devant le château, tandis qu'une autre, à droite, qui conduisait au pont du chemin de fer, bifurquait à la place de l'église. Les allemands devaient donc traverser les prairies, les terres de labour, dont les vastes espaces découverts bordaient la Meuse et la ligne ferrée. Leur prudence habituelle étant bien connue, il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté. Cependant, des masses profondes arrivaient toujours par le pont, malgré le massacre que des mitrailleuses, installées à l'entrée de Bazeilles, faisaient dans les rangs; et, tout de suite, ceux qui avaient passé, se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules, des colonnes se reformaient et s'avançaient. C'était de là que partait la fusillade croissante.

– Tiens! fit remarquer Weiss, ce sont des Bavarois. Je distingue parfaitement leurs casques à chenille.

Mais il crut comprendre que d'autres colonnes, à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer, filaient vers leur droite, en tâchant de gagner les arbres lointains, de façon à se rabattre ensuite sur Bazeilles par un mouvement oblique. Si elles réussissaient de la sorte à s'abriter dans le parc de Montivilliers, le village pouvait être pris. Il en eut la rapide et vague sensation. Puis, comme l'attaque de front s'aggravait, elle s'effaça.

Brusquement, il s'était tourné vers les hauteurs de Floing, qu'on apercevait, au nord, par-dessus la ville de Sedan. Une batterie venait d'y ouvrir le feu, des fumées montaient dans le clair soleil, tandis que les détonations arrivaient très nettes.

Il pouvait être cinq heures.

– Allons, murmura-t-il, la danse va être complète.

Le lieutenant d'infanterie de marine, qui regardait lui aussi, eut un geste d'absolue certitude, en disant:

– Oh! Bazeilles est le point important. C'est ici que le sort de la bataille se décidera.

– Croyez-vous? s'écria Weiss.

– Il n'y a pas à en douter. C'est à coup sûr l'idée du maréchal, qui est venu, cette nuit, nous dire de nous faire tuer jusqu'au dernier, plutôt que de laisser occuper le village.

Weiss hocha la tête, jeta un regard autour de l'horizon; puis, d'une voix hésitante, comme se parlant à lui-même:

– Eh bien! non, eh bien! non, ce n'est pas ça… J'ai peur d'autre chose, oui! Je n'ose pas dire au juste…

Et il se tut. Il avait simplement ouvert les bras très grands, pareils aux branches d'un étau; et, tourné vers le nord, il rejoignait les mains, comme si les mâchoires de l'étau se fussent tout d'un coup resserrées.

Depuis la veille, c'était sa crainte, à lui qui connaissait le pays et qui s'était rendu compte de la marche des deux armées. À cette heure encore, maintenant que la vaste plaine s'élargissait dans la radieuse lumière, ses regards se reportaient sur les coteaux de la rive gauche, où, durant tout un jour et toute une nuit, avait défilé un si noir fourmillement de troupes allemandes. Du haut de Remilly, une batterie tirait. Une autre, dont on commençait à recevoir les obus, avait pris position à Pont-Maugis, au bord du fleuve. Il doubla son binocle, appliqua l'un des verres sur l'autre, pour mieux fouiller les pentes boisées; mais il ne voyait que les petites fumées pâles des pièces, dont les hauteurs, de minute en minute, se couronnaient: où donc se massait à présent le flot d'hommes qui avait coulé là-bas? Au-dessus de Noyers et de Frénois, sur la Marfée, il finit seulement par distinguer, à l'angle d'un bois de pins, un groupe d'uniformes et de chevaux, des officiers sans doute, quelque état-major. Et la boucle de la Meuse était plus loin, barrant l'ouest, et il n'y avait, de ce côté, d'autre voie de retraite sur Mézières qu'une étroite route, qui suivait le défilé de Saint-Albert, entre le fleuve et la forêt des Ardennes. Aussi, la veille, avait-il osé parler de cette ligne unique de retraite à un général, rencontré par hasard dans un chemin creux de la vallée de Givonne, et qu'il avait su ensuite être le général Ducrot, commandant le 1er corps. Si l'armée ne se retirait pas tout de suite par cette route, si elle attendait que les Prussiens vinssent lui couper le passage, après avoir traversé la Meuse à Donchery, elle allait sûrement être immobilisée, acculée à la frontière. Déjà, le soir, il n'était plus temps, on affirmait que des uhlans occupaient le pont, un pont encore qu'on n'avait pas fait sauter, faute, cette fois, d'avoir songé à apporter de la poudre. Et, désespérément, Weiss se disait que le flot d'hommes, le fourmillement noir devait être dans la plaine de Donchery, en marche vers le défilé de Saint-Albert, lançant son avant-garde sur Saint-Menges et sur Floing, où il avait conduit la veille Jean et Maurice. Dans l'éclatant soleil, le clocher de Floing lui apparaissait très loin, comme une fine aiguille blanche.

Puis, à l'est, il y avait l'autre branche de l'étau. S'il apercevait, au nord, du plateau d'Illy à celui de Floing, la ligne de bataille du 7e corps, mal soutenu par le 5e, qu'on avait placé en réserve sous les remparts, il lui était impossible de savoir ce qui se passait à l'est, le long de la vallée de la Givonne, où le 1er corps se trouvait rangé, du bois de la Garenne au village de Daigny. Mais le canon tonnait aussi de ce côté, la lutte devait être engagée dans le bois Chevalier, en avant du village. Et son inquiétude venait de ce que des paysans avaient signalé, dès la veille, l'arrivée des Prussiens à Francheval; de sorte que le mouvement qui se produisait à l'ouest, par Donchery, avait lieu également à l'est, par Francheval, et que les mâchoires de l'étau réussiraient à se rejoindre, là-bas, au nord, au calvaire d'Illy, si la double marche d'enveloppement n'était pas arrêtée. Il ne savait rien en science militaire, il n'avait que son bon sens, et il tremblait, à voir cet immense triangle dont la Meuse faisait un des côtés, et dont les deux autres étaient représentés, au nord, par le 7e corps, à l'est, par le 1er, tandis que le 12e, au sud, à Bazeilles, occupait l'angle extrême, tous les trois se tournant le dos, attendant on ne savait pourquoi ni comment un ennemi qui arrivait de toutes parts. Au milieu, comme au fond d'une basse- fosse, la ville de Sedan était là, armée de canons hors d'usage, sans munitions et sans vivres.

– Comprenez donc, disait Weiss, en répétant son geste, ses deux bras élargis et ses deux mains rejointes, ça va être comme ça, si vos généraux n'y prennent pas garde… On vous amuse à Bazeilles…

Mais il s'expliquait mal, confusément, et le lieutenant, qui ne connaissait pas le pays, ne pouvait le comprendre. Aussi haussait- il les épaules, pris d'impatience, plein de dédain pour ce bourgeois en paletot et en lunettes, qui voulait en savoir plus long que le maréchal. Irrité de l'entendre redire que l'attaque de Bazeilles n'avait peut-être d'autre but que de faire une diversion et de cacher le plan véritable, il finit par s'écrier:

– Fichez-nous la paix!.. Nous allons les flanquer à la Meuse, vos Bavarois, et ils verront comment on nous amuse!

Depuis un instant, les tirailleurs ennemis semblaient s'être rapprochés, des balles arrivaient, avec un bruit mat, dans les briques de la teinturerie; et, abrités derrière le petit mur de la cour, les soldats maintenant ripostaient. C'était, à chaque seconde, une détonation de chassepot, sèche et claire.

– Les flanquer à la Meuse, oui, sans doute! murmura Weiss, et leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de Carignan, ce serait très bien!

Puis, s'adressant à Delaherche, qui s'était caché derrière la pompe, afin d'éviter les balles:

– N'importe, le vrai plan était de filer hier soir sur Mézières; et, à leur place, j'aimerais mieux être là-bas… Enfin, il faut se battre, puisque, désormais, la retraite est impossible.

– Venez-vous? demanda Delaherche, qui, malgré son ardente curiosité, commençait à blêmir. Si nous tardons encore, nous ne pourrons plus rentrer à Sedan.

– Oui, une minute, et je vous suis.

Malgré le danger, il se haussait, il s'entêtait à vouloir se rendre compte. Sur la droite, les prairies inondées par ordre du gouverneur, le vaste lac qui s'étendait de Torcy à Balan, protégeait la ville: une nappe immobile, d'un bleu délicat au soleil matinal. Mais l'eau cessait à l'entrée de Bazeilles, et les Bavarois s'étaient en effet avancés, au travers des herbes, profitant des moindres fossés, des moindres arbres. Ils pouvaient être à cinq cents mètres; et ce qui le frappait, c'était la lenteur de leurs mouvements, la patience avec laquelle ils gagnaient du terrain, en s'exposant le moins possible. D'ailleurs, une puissante artillerie les soutenait, l'air frais et pur s'emplissait de sifflements d'obus. Il leva les yeux, il vit que la batterie de Pont-Maugis n'était pas la seule à tirer sur Bazeilles: deux autres, installées à mi-côte du Liry, avaient ouvert leur feu, battant le village, balayant même au delà les terrains nus de la Moncelle, où étaient les réserves du 12e corps, et jusqu'aux pentes boisées de Daigny, qu'une division du 1er corps occupait. Toutes les crêtes de la rive gauche, du reste, s'enflammaient. Les canons semblaient pousser du sol, c'était comme une ceinture sans cesse allongée: une batterie à Noyers qui tirait sur Balan, une batterie à Wadelincourt qui tirait sur Sedan, une batterie à Frénois, en dessous de la Marfée, une formidable batterie, dont les obus passaient par-dessus la ville, pour aller éclater parmi les troupes du 7e corps, sur le plateau de Floing. Ces coteaux qu'il aimait, cette suite de mamelons qu'il avait toujours crus là pour le plaisir de la vue, fermant au loin la vallée d'une verdure si gaie, Weiss ne les regardait plus qu'avec une angoisse terrifiée, devenus tout d'un coup l'effrayante et gigantesque forteresse, en train d'écraser les inutiles fortifications de Sedan.

Une légère chute de plâtras lui fit lever la tête. C'était une balle qui venait d'écorner sa maison, dont il apercevait la façade, par-dessus le mur mitoyen. Il en fut très contrarié, il gronda:

– Est-ce qu'ils vont me la démolir, ces brigands!

Mais, derrière lui, un autre petit bruit mou l'étonna. Et, comme il se retournait, il vit un soldat, frappé en plein coeur, qui tombait sur le dos. Les jambes eurent une courte convulsion, la face resta jeune et tranquille, foudroyée. C'était le premier mort, et il fut surtout bouleversé par le fracas du chassepot, rebondissant sur le pavé de la cour.

– Ah! non, je file, moi! Bégaya Delaherche. Si vous ne venez pas, je file tout seul.

Le lieutenant, qu'ils énervaient, intervint.

– Certainement, messieurs, vous feriez mieux de vous en aller…

Nous pouvons être attaqués d'un moment à l'autre.

Alors, après avoir jeté un regard vers les prés, où les Bavarois gagnaient du terrain, Weiss se décida à suivre Delaherche. Mais, de l'autre côté, dans la rue, il voulut fermer sa maison à double tour; et il rejoignait enfin son compagnon, lorsqu'un nouveau spectacle les immobilisa tous les deux.

Au bout de la route, à trois cents mètres environ, la place de l'église était en ce moment attaquée par une forte colonne Bavaroise, qui débouchait du chemin de Douzy. Le régiment d'infanterie de marine chargé de défendre la place parut un instant ralentir le feu, comme pour la laisser s'avancer. Puis, tout d'un coup, quand elle fut massée bien en face, il y eut une manoeuvre extraordinaire et imprévue: les soldats s'étaient rejetés aux deux bords de la route, beaucoup se couchaient par terre; et, dans le brusque espace qui s'ouvrait ainsi, les mitrailleuses, mises en batterie à l'autre bout, vomirent une grêle de balles. La colonne ennemie en fut comme balayée. Les soldats s'étaient relevés d'un bond, couraient à la baïonnette sur les Bavarois épars, achevaient de les pousser et de les culbuter. Deux fois, la manoeuvre recommença, avec le même succès. À l'angle d'une ruelle, dans une petite maison, trois femmes étaient restées; et, tranquillement, à une des fenêtres, elles riaient, elles applaudissaient, l'air amusé d'être au spectacle.

 

– Ah! fichtre! dit soudain Weiss, j'ai oublié de fermer la porte de la cave et de prendre la clef… Attendez-moi, j'en ai pour une minute.

Cette première attaque semblait repoussée, et Delaherche, que l'envie de voir reprenait, avait moins de hâte. Il était debout devant la teinturerie, il causait avec la concierge, sortie un instant sur le seuil de la pièce qu'elle occupait, au rez-de- chaussée.

– Ma pauvre Françoise, vous devriez venir avec nous. Une femme seule, c'est terrible, au milieu de ces abominations!

Elle leva ses bras tremblants.

– Ah! Monsieur, bien sûr que j'aurais filé, sans la maladie de mon petit Auguste… Entrez donc, monsieur, vous le verrez.

Il n'entra pas, mais il allongea le cou et il hocha la tête, en apercevant le gamin dans un lit très blanc, la face empourprée de fièvre, et qui regardait fixement sa mère de ses yeux de flamme.

– Eh bien! mais, reprit-il, pourquoi ne l'emportez-vous pas? Je vous installerai à Sedan… Enveloppez-le dans une couverture chaude et venez avec nous.

– Oh! non, monsieur, ce n'est pas possible. Le médecin a bien dit que je le tuerais… Si encore son pauvre père était en vie! Mais nous ne sommes plus que tous les deux, il faut que nous nous conservions l'un pour l'autre… Et puis, ces Prussiens, ils ne vont peut-être pas faire du mal à une femme seule et à un enfant malade.

Weiss, à cet instant, reparut, satisfait d'avoir tout barricadé chez lui.

– Là, pour entrer, il faudra casser tout… Maintenant, en route! et ça ne va guère être commode, filons contre les maisons, si nous voulons ne rien attraper.

En effet, l'ennemi devait préparer une nouvelle attaque, car la fusillade redoublait et le sifflement des obus ne cessait plus. Deux déjà étaient tombés sur la route, à une centaine de mètres; un autre venait de s'enfoncer dans la terre molle du jardin voisin, sans éclater.

– Ah! dites donc, Françoise, reprit-il, je veux l'embrasser, votre petit Auguste… Mais il n'est pas si mal que ça, encore une couple de jours, et il sera hors de danger… Ayez bon courage, surtout rentrez vite, ne montrez plus votre nez.

Les deux hommes, enfin, partaient.

– Au revoir, Françoise.

– Au revoir, messieurs.

Et, à cette seconde même, il y eut un épouvantable fracas. C'était un obus qui, après avoir démoli une cheminée de la maison de Weiss, tombait sur le trottoir, où il éclata avec une telle détonation, que toutes les vitres voisines furent brisées. Une poussière épaisse, une fumée lourde empêchèrent d'abord de voir. Puis, la façade reparut, éventrée; et, là, sur le seuil, Françoise était jetée en travers, morte, les reins cassés, la tête broyée, une loque humaine, toute rouge, affreuse.

Weiss, furieusement, accourut. Il bégayait, il ne trouvait plus que des jurons.

– Nom de Dieu! nom de Dieu!

Oui, elle était bien morte. Il s'était baissé, il lui tâtait les mains; et, en se relevant, il rencontra le visage empourpré du petit Auguste, qui avait soulevé la tête pour regarder sa mère. Il ne disait rien, il ne pleurait pas, il avait seulement ses grands yeux de fièvre élargis démesurément, devant cet effroyable corps qu'il ne reconnaissait plus.

– Nom de Dieu! put enfin crier Weiss, les voilà maintenant qui tuent les femmes!

Il s'était remis debout, il montrait le poing aux Bavarois, dont les casques commençaient à reparaître, du côté de l'église. Et la vue du toit de sa maison à moitié crevé par la chute de la cheminée, acheva de le jeter dans une exaspération folle.

– Sales bougres! vous tuez les femmes et vous démolissez ma maison!.. Non, non! ce n'est pas possible, je ne peux pas m'en aller comme ça, je reste!

Il s'élança, revint d'un bond, avec le chassepot et les cartouches du soldat mort. Pour les grandes occasions lorsqu'il voulait voir très clair, il avait toujours sur lui une paire de lunettes, qu'il ne portait pas d'habitude, par une gêne coquette et touchante, à l'égard de sa jeune femme. D'une main prompte, il arracha le binocle, le remplaça par les lunettes; et ce gros bourgeois en paletot, à la bonne face ronde que la colère transfigurait, presque comique et superbe d'héroïsme, se mit à faire le coup de feu, tirant dans le tas des Bavarois, au fond de la rue. Il avait ça dans le sang, disait-il, ça le démangeait d'en descendre quelques-uns, depuis les récits de 1814, dont on avait bercé son enfance, là-bas, en Alsace.

– Ah! sales bougres, sales bougres!

Et il tirait toujours, si rapidement, que le canon de son chassepot finissait par lui brûler les doigts.

L'attaque s'annonçait terrible. Du côté des prairies, la fusillade avait cessé. Maîtres d'un ruisseau étroit, bordé de peupliers et de saules, les Bavarois s'apprêtaient à donner l'assaut aux maisons qui défendaient la place de l'église; et leurs tirailleurs s'étaient prudemment repliés, le soleil seul dormait en nappe d'or sur le déroulement immense des herbes, que tachaient quelques masses noires, les corps des soldats tués. Aussi le lieutenant venait-il de quitter la cour de la teinturerie, en y laissant une sentinelle, comprenant que, désormais, le danger allait être du côté de la rue. Vivement, il rangea ses hommes le long du trottoir, avec l'ordre, si l'ennemi s'emparait de la place, de se barricader au premier étage du bâtiment, et de s'y défendre, jusqu'à la dernière cartouche. Couchés par terre, abrités derrière les bornes, profitant des moindres saillies, les hommes tiraient à volonté; et c'était, le long de cette large voie, ensoleillée et déserte, un ouragan de plomb, des rayures de fumée, comme une averse de grêle chassée par un grand vent. On vit une jeune fille traverser la chaussée d'une course éperdue, sans être atteinte. Puis, un vieillard, un paysan vêtu d'une blouse, qui s'obstinait à faire rentrer son cheval à l'écurie, reçut une balle en plein front, et d'un tel choc, qu'il en fut projeté au milieu de la route. La toiture de l'église venait d'être défoncée par la chute d'un obus. Deux autres avaient incendié des maisons, qui flambaient dans la lumière vive, avec des craquements de charpente. Et cette misérable Françoise broyée près de son enfant malade, ce paysan avec une balle dans le crâne, ces démolitions et ces incendies achevaient d'exaspérer les habitants qui avaient mieux aimé mourir là que de se sauver en Belgique. Des bourgeois, des ouvriers, des gens en paletot et en bourgeron, tiraient rageusement par les fenêtres.

– Ah! les bandits! cria Weiss, ils ont fait le tour… Je les voyais bien qui filaient le long du chemin de fer… Tenez! les entendez-vous, là-bas, à gauche?

En effet, une fusillade venait d'éclater, derrière le parc de Montivilliers, dont les arbres bordaient la route. Si l'ennemi s'emparait de ce parc, Bazeilles était pris. Mais la violence même du feu prouvait que le commandant du 12e corps avait prévu le mouvement et que le parc se trouvait défendu.