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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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– Et alors, on n'a pas idée de ce qui s'est passé… Il paraît que ces gens-là marchaient depuis trois jours, et qu'ils venaient de se battre à Beaumont, comme des enragés. Aussi crevaient-ils de faim, les yeux hors de la tête, à moitié fous… Les officiers n'ont pas même essayé de les retenir, tous se sont jetés dans les maisons, dans les boutiques, enfonçant les portes et les fenêtres, cassant les meubles, cherchant à manger et à boire, avalant n'importe quoi, ce qui leur tombait sous la main… Chez Monsieur Simonnot, l'épicier, j'en ai aperçu un qui puisait avec son casque, au fond d'un tonneau de mélasse. D'autres mordaient dans des morceaux de lard cru. D'autres mâchaient de la farine. Déjà, disait-on, il ne restait plus rien, depuis quarante-Huit heures que des soldats passaient; et ils trouvaient quand même, sans doute des provisions cachées; de sorte qu'ils s'acharnaient à tout démolir, croyant qu'on leur refusait la nourriture. En moins d'une heure, les épiceries, les boulangeries, les boucheries, les maisons bourgeoises elles-mêmes, ont eu leurs vitrines fracassées, leurs armoires pillées, leurs caves envahies et vidées… Chez le docteur, on ne s'imagine pas une chose pareille, j'en ai surpris un gros qui a mangé tout le savon. Mais c'est dans la cave surtout qu'ils ont fait du ravage. On les entendait d'en haut hurler comme des bêtes, briser les bouteilles, ouvrir les cannelles des tonneaux, dont le vin coulait avec un bruit de fontaine. Ils remontaient les mains rouges, d'avoir pataugé dans tout ce vin répandu… Et, voyez ce que c'est, quand on redevient ainsi des sauvages, Monsieur Dalichamp a voulu vainement empêcher un soldat de boire un litre de sirop d'opium, qu'il avait découvert. Pour sûr, le malheureux est mort à l'heure qu'il est, tant il souffrait, quand je suis partie.

Prise d'un grand frisson, elle se mit les deux mains sur les yeux, afin de ne plus voir.

– Non, non! J'en ai trop vu, ça m'étouffe!

Le père Fouchard, toujours sur la route, s'était approché, debout devant la fenêtre, pour écouter; et le récit de ce pillage le rendait soucieux: on lui avait dit que les Prussiens payaient tout, est-ce qu'ils allaient se mettre à être des voleurs, maintenant? Maurice et Jean, eux aussi, se passionnaient, à ces détails sur un ennemi que cette fille venait de voir, et qu'eux n'avaient pu rencontrer, depuis un mois qu'on se battait; tandis que, pensif, la bouche souffrante, Honoré ne s'intéressait qu'à elle, ne songeait qu'au malheur ancien qui les avait séparés.

Mais, à ce moment, la porte de la chambre voisine s'ouvrit, et le petit Charlot parut. Il devait avoir entendu la voix de sa mère, il accourait en chemise, pour l'embrasser. Rose et blond, très fort, il avait une tignasse pâle frisée et de gros yeux bleus.

Silvine frémit, de le revoir si brusquement, comme surprise de l'image qu'il lui apportait. Ne le connaissait-elle donc plus, cet enfant adoré, qu'elle le regardait effrayée, ainsi qu'une évocation même de son cauchemar? Puis, elle éclata en larmes.

– Mon pauvre petit!

Et elle le serra éperdument dans ses bras, à son cou, tandis qu'Honoré, livide, constatait l'extraordinaire ressemblance de Charlot avec Goliath: c'était la même tête carrée et blonde, toute la race germanique, dans une belle santé d'enfance, souriante et fraîche. Le fils du Prussien, le Prussien, comme les farceurs de Remilly le nommaient! Et cette mère Française qui était là, à l'étreindre sur son coeur, encore toute bouleversée, toute saignante du spectacle de l'invasion!

– Mon pauvre petit, sois sage, viens te recoucher!.. Fais dodo, mon pauvre petit!

Elle l'emporta. Puis, quand elle revint de la pièce voisine, elle ne pleurait plus, elle avait retrouvé sa calme figure de docilité et de courage.

Ce fut Honoré qui reprit, d'une voix tremblante:

– Et alors les Prussiens…?

– Ah! oui, les Prussiens… Eh bien! ils avaient tout cassé, tout pillé, tout mangé et tout bu. Ils volaient aussi le linge, les serviettes, les draps, jusqu'aux rideaux, qu'ils déchiraient en longues bandes, pour se panser les pieds. J'en ai vu dont les pieds n'étaient plus qu'une plaie, tant ils avaient marché. Devant chez le docteur, au bord du ruisseau, il y en avait une troupe, qui s'étaient déchaussés et qui s'enveloppaient les talons avec des chemises de femme garnies de dentelle, volées sans doute à la belle Madame Lefèvre, la femme du fabricant… Jusqu'à la nuit, le pillage a duré. Les maisons n'avaient plus de portes, elles bâillaient sur la rue par toutes les ouvertures des rez-de- chaussée, et l'on apercevait les débris des meubles à l'intérieur, un vrai massacre qui mettait en colère les gens calmes… Moi, j'étais comme folle, je ne pouvais rester davantage. On a eu beau vouloir me retenir, en me disant que les routes étaient barrées, qu'on me tuerait pour sûr, je suis partie, je me suis jetée tout de suite dans les champs, à droite, en sortant de Raucourt. Des chariots de Français et de Prussiens, en tas, arrivaient de Beaumont. Deux ont passé près de moi, dans l'obscurité, avec des cris, des gémissements, et j'ai couru, oh! J'ai couru à travers les terres, à travers les bois, je ne sais plus par où, en faisant un grand détour, du côté de Villers… Trois fois, je me suis cachée, en croyant entendre des soldats. Mais je n'ai rencontré qu'une autre femme qui courait aussi, qui se sauvait de Beaumont, elle, et qui m'a dit des choses à faire dresser les cheveux… Enfin, je suis ici, bien malheureuse, oh! Bien malheureuse!

Des larmes, de nouveau, la suffoquèrent. Une hantise la ramenait à ces choses, elle répéta ce que lui avait conté la femme de Beaumont. Cette femme, qui habitait la grande rue du village, venait d'y voir passer l'artillerie allemande, depuis la tombée du jour. Aux deux bords, une haie de soldats portaient des torches de résine, éclairant la chaussée d'une lueur rouge d'incendie. Et, au milieu, coulait le fleuve des chevaux, des canons, des caissons, menés d'un train d'enfer, en un galop furieux. C'était la hâte enragée de la victoire, la diabolique poursuite des troupes Françaises, à achever, à écraser, là-bas, dans quelque basse fosse. Rien n'était respecté, on cassait tout, on passait quand même. Les chevaux qui tombaient, et dont on coupait les traits tout de suite, étaient roulés, broyés, rejetés comme des épaves sanglantes. Des hommes, qui voulurent traverser, furent renversés à leur tour, hachés par les roues. Dans cet ouragan, les conducteurs mourant de faim ne s'arrêtaient même pas, attrapaient au vol des pains qu'on leur jetait; tandis que les porteurs de torches, du bout de leurs baïonnettes, leur tendaient des quartiers de viande. Puis, du même fer, ils piquaient les chevaux, qui ruaient, affolés, galopant plus fort. Et la nuit s'avançait, et de l'artillerie passait toujours, sous cette violence accrue de tempête, au milieu de hourras frénétiques.

Malgré l'attention qu'il donnait à ce récit, Maurice, foudroyé par la fatigue, après le repas goulu qu'il avait fait, venait de laisser tomber sa tête sur la table, entre ses deux bras. Un instant encore, Jean lutta, et il fut vaincu à son tour, il s'endormit, à l'autre bout. Le père Fouchard était redescendu sur la route, Honoré se trouva seul avec Silvine, assise, immobile maintenant, en face de la fenêtre toujours grande ouverte.

Alors, le maréchal des logis se leva, s'approcha de la fenêtre. La nuit restait immense et noire, gonflée du souffle pénible des troupes. Mais des bruits plus sonores, des chocs et des craquements, montaient. En bas, maintenant, c'était de l'artillerie qui défilait, sur le pont à demi submergé. Des chevaux se cabraient, dans l'effroi de cette eau mouvante. Des caissons glissaient à demi, qu'il fallait jeter complètement au fleuve. Et, en voyant cette retraite sur l'autre rive, si pénible, si lente, qui durait depuis la veille et qui ne serait certainement pas achevée au jour, le jeune homme songeait à l'autre artillerie, à celle dont le torrent sauvage se ruait au travers de Beaumont, renversant tout, broyant bêtes et gens, pour aller plus vite.

Honoré s'approcha de Silvine, et doucement, en face de ces ténèbres, où passaient des frissons farouches:

– Vous êtes malheureuse?

– Oh! Oui, malheureuse!

Elle sentit qu'il allait parler de la chose, de l'abominable chose, et elle baissait la tête.

– Dites, comment est-ce arrivé? … Je voudrais savoir…

Mais elle ne pouvait répondre.

– Est-ce qu'il vous a forcée? … Est-ce que vous avez consenti?

Alors, elle bégaya, la voix étranglée:

– Mon Dieu! Je ne sais pas, je vous jure que je ne sais pas moi- même… Mais, voyez-vous, ce serait si mal de mentir! Et je ne puis m'excuser, non! Je ne puis dire qu'il m'ait battue… Vous étiez parti, j'étais folle, et la chose est arrivée, je ne sais pas, je ne sais pas comment!

Des sanglots l'étouffèrent, et lui, blême, la gorge également serrée, attendit une minute. Cette idée qu'elle ne voulait pas mentir, le calmait pourtant. Il continua à l'interroger, la tête travaillée de tout ce qu'il n'avait pu comprendre encore.

– Mon père vous a donc gardée ici?

Elle ne leva même pas les yeux, s'apaisant, reprenant son air de résignation courageuse.

– Je fais son ouvrage, je n'ai jamais coûté gros à nourrir, et comme il y a une bouche de plus avec moi, il en a profité pour diminuer mes gages… Maintenant, il est bien sûr que, ce qu'il commande, je suis forcée de le faire.

– Mais, vous, pourquoi êtes-vous restée?

Du coup, elle fut si surprise, qu'elle le regarda.

– Moi, où donc voulez-vous que j'aille? Au moins, ici, mon petit et moi, nous mangeons, nous sommes tranquilles.

Le silence recommença, tous les deux à présent avaient les yeux dans les yeux; et, au loin, par la vallée obscure, les souffles de foule montaient plus larges, tandis que le roulement des canons, sur le pont de bateaux, se prolongeait sans fin. Il y eut un grand cri, un cri perdu d'homme ou de bête, qui traversa les ténèbres, avec une infinie pitié.

 

– Écoutez, Silvine, reprit Honoré lentement, vous m'avez envoyé une lettre qui m'a fait bien de la joie… Jamais je ne serais revenu. Mais cette lettre, je l'ai encore relue ce soir, et elle dit des choses qu'on ne pouvait pas mieux dire…

Elle avait d'abord pâli, en l'entendant parler de cela. Peut-être était-il fâché, de ce qu'elle avait osé lui écrire, comme une effrontée. Puis, à mesure qu'il s'expliquait, elle devenait toute rouge.

– Je sais bien que vous ne voulez pas mentir, et c'est pour ça que je crois ce qu'il y a sur le papier… Oui, maintenant, je le crois tout à fait… Vous avez eu raison de penser que, si j'étais mort à la guerre, sans vous revoir, ça m'aurait fait une grosse peine, de m'en aller ainsi, en me disant que vous ne m'aimiez pas… Et, alors, puisque vous m'aimez toujours, puisque vous n'avez jamais aimé que moi…

Sa langue s'embarrassait, il ne trouvait plus les mots, secoué d'une émotion extraordinaire.

– Écoute, Silvine, si ces cochons de Prussiens ne me tuent pas, je veux bien encore de toi, oui! Nous nous marierons ensemble, dès que je rentrerai du service.

Elle se leva toute droite, elle eut un cri et tomba entre les bras du jeune homme. Elle ne pouvait parler, tout le sang de ses veines était à son visage. Il s'était assis sur la chaise, il l'avait prise sur ses genoux.

– J'y ai bien songé, c'était ce que j'avais à te dire, en venant ici… Si mon père nous refuse son consentement, nous nous en irons, la terre est grande… Et ton petit, on ne peut pas l'étrangler, mon Dieu! Il en poussera d'autres, je finirai par ne plus le reconnaître, dans le tas.

C'était le pardon. Elle se débattait contre cet immense bonheur, elle murmura enfin:

– Non, ce n'est pas possible, c'est trop. Peut-être te repentirais-tu, un jour… Mais que tu es bon, Honoré, et que je t'aime!

D'un baiser sur les lèvres, il la fit taire. Et elle n'avait déjà plus la force de refuser la félicité qui lui arrivait, toute la vie heureuse qu'elle croyait à jamais morte. D'un élan involontaire, irrésistible, elle le saisit à pleins bras, elle le serra en le baisant à son tour, de toute sa force de femme, comme un bien reconquis, à elle seule, que personne maintenant ne lui enlèverait. Il était de nouveau à elle, lui qu'elle avait perdu, et elle mourrait plutôt que de se le laisser reprendre.

Mais, à cette minute, une rumeur monta, un grand tumulte de réveil, qui emplit l'épaisse nuit. Des ordres étaient criés, des clairons sonnaient, et toute une agitation d'ombres se levait des terrains nus, une mer indistincte et mouvante, dont le flot descendait déjà vers la route. En bas, les feux des deux berges allaient s'éteindre, on ne voyait plus que des masses confuses piétinant, sans pouvoir même se rendre compte si le passage du fleuve continuait. Et jamais encore une telle angoisse, un tel effarement d'épouvante n'avaient traversé les ténèbres.

Le père Fouchard s'était rapproché de la fenêtre, criant qu'on partait. Réveillés, frissonnants et engourdis, Jean et Maurice se mirent debout. Vivement, Honoré avait serré les deux mains de Silvine dans les siennes.

– C'est juré… Attends-moi.

Elle ne trouva pas un mot, elle le regarda de toute son âme, d'un dernier et long regard, comme il sautait par la fenêtre, pour rejoindre sa batterie, au pas de course.

– Adieu, père!

– Adieu, mon garçon!

Et ce fut tout, le paysan et le soldat se quittaient de nouveau comme ils s'étaient retrouvés, sans une embrassade, en père et en fils qui n'avaient pas besoin de se voir pour vivre.

Quand ils eurent à leur tour quitté la ferme, Maurice et Jean galopèrent par les pentes raides. En bas, ils ne trouvèrent plus le 106e; tous les régiments étaient déjà en branle; et ils durent courir encore, on les renvoya, à droite, à gauche. Enfin, la tête perdue, au milieu d'une effroyable confusion, ils tombèrent sur leur compagnie, que conduisait le lieutenant Rochas; quant au capitaine Beaudoin et au régiment lui-même, ils étaient sans doute ailleurs. Et Maurice fut alors stupéfié, en constatant que cette cohue d'hommes, de bêtes, de canons, sortait de Remilly et remontait du côté de Sedan, par la route de la rive gauche. Quoi donc? Qu'arrivait-il? On ne passait plus la Meuse, on battait en retraite vers le nord!

Un officier de chasseurs qui se trouvait là, on ne savait comment, dit tout haut:

– Nom de Dieu! C'était le 28 qu'il fallait foutre le camp, lorsque nous étions au Chesne!

D'autres voix expliquaient le mouvement, des nouvelles arrivaient. Vers deux heures du matin, un aide de camp du maréchal De Mac- Mahon était venu dire au général Douay que toute l'armée avait l'ordre de se replier sur Sedan, sans perdre une minute. Écrasé à Beaumont, le 5e corps emportait les trois autres dans son désastre. À ce moment, le général, qui veillait près du pont de bateaux, se désespérait de voir que sa troisième division avait seule passé le fleuve. Le jour allait naître, on pouvait être attaqué d'un instant à l'autre. Aussi fit-il avertir tous les chefs placés sous ses ordres de gagner Sedan, chacun pour son compte, par les routes les plus directes. Et lui-même, abandonnant le pont qu'il ordonna de détruire, fila le long de la rive gauche, avec sa première division et l'artillerie de réserve; tandis que la troisième division suivait la rive droite, et que la première, entamée à Beaumont, débandée, fuyait on ne savait où. Du 7e corps, qui ne s'était pas encore battu, il n'y avait plus que des tronçons épars, perdus dans les chemins, galopant au fond des ténèbres.

Il n'était pas trois heures, et la nuit restait noire. Maurice, qui connaissait pourtant le pays, ne savait plus où il roulait, incapable de se reprendre, dans le torrent débordé, la cohue affolée qui coulait à pleine route. Beaucoup d'hommes, échappés à l'écrasement de Beaumont, des soldats de toutes armes, en lambeaux, couverts de sang et de poussière, se mêlaient aux régiments, semaient l'épouvante. De la vallée entière, au delà du fleuve, une rumeur semblable montait, d'autres piétinements de troupeau, d'autres fuites, le 1er corps qui venait de quitter Carignan et Douzy, le 12e corps parti de Mouzon avec les débris du 5e, tous ébranlés, emportés, sous la même force logique et invincible, qui, depuis le 28, poussait l'armée vers le nord, la refoulait au fond de l'impasse où elle devait périr.

Cependant, le petit jour parut, comme la compagnie Beaudoin traversait Pont-Maugis; et Maurice se retrouva, les coteaux du Liry à gauche, la Meuse à droite, longeant la route. Mais cette aube grise éclairait d'une infinie tristesse Bazeilles et Balan, noyés au bout des prairies; tandis qu'un Sedan livide, un Sedan de cauchemar et de deuil, s'évoquait à l'horizon, sur l'immense rideau sombre des forêts. Et, après Wadelincourt, lorsqu'on eut enfin atteint la porte de Torcy, il fallut parlementer, supplier et se fâcher, presque faire le siège de la place, pour obtenir du gouverneur qu'il baissât le pont-levis. Il était cinq heures. Le 7e corps entra dans Sedan, ivre de fatigue, de faim et de froid.

VIII

Dans la bousculade, au bout de la chaussée de Wadelincourt, place de Torcy, Jean fut séparé de Maurice; et il courut, s'égara parmi la cohue piétinante, ne put le retrouver. C'était une vraie malchance, car il avait accepté l'offre du jeune homme, qui voulait l'emmener chez sa soeur: là, on se reposerait, on se coucherait même dans un bon lit. Il y avait un tel désarroi, tous les régiments confondus, plus d'ordres de route ni plus de chefs, que les hommes étaient à peu près libres de faire ce qu'ils voulaient. Quand on aurait dormi quelques heures, il serait toujours temps de s'orienter et de rejoindre les camarades.

Jean, effaré, se trouva sur le viaduc de Torcy, au-dessus des vastes prairies, que le gouverneur avait fait inonder des eaux du fleuve. Puis, après avoir franchi une nouvelle porte, il traversa le pont de Meuse, et il lui sembla, malgré l'aube grandissante, que la nuit revenait, dans cette ville étroite, étranglée entre ses remparts, aux rues humides, bordées de maisons hautes. Il ne se rappelait même pas le nom du beau-frère de Maurice, il savait seulement que sa soeur s'appelait Henriette. Où aller? Qui demander? Ses pieds ne le portaient plus que par le mouvement mécanique de la marche, il sentait qu'il tomberait, s'il s'arrêtait. Comme un homme qui se noie, il n'entendait que le bourdonnement sourd, il ne distinguait que le ruissellement continu du flot d'hommes et de bêtes dans lequel il était charrié. Ayant mangé à Remilly, il souffrait surtout du besoin de sommeil; et, autour de lui, la fatigue aussi l'emportait sur la faim, le troupeau d'ombres trébuchait, par les rues inconnues. À chaque pas, un homme s'affaissait sur un trottoir, culbutait sous une porte, restait là comme mort, endormi.

En levant les yeux, Jean lut sur une plaque: avenue de la Sous- Préfecture. Au bout, il y avait un monument, dans un jardin. Et, au coin de l'avenue, il aperçut un cavalier, un chasseur d'Afrique, qu'il crut reconnaître. N'était-ce pas Prosper, le garçon de Remilly, qu'il avait vu à Vouziers, avec Maurice? Il était descendu de son cheval, et le cheval, hagard, tremblant sur les pieds, souffrait d'une telle faim, qu'il avait allongé le cou pour manger les planches d'un fourgon, qui stationnait contre le trottoir. Depuis deux jours, les chevaux n'avaient plus reçu de rations, ils se mouraient d'épuisement. Les grosses dents faisaient un bruit de râpe, contre le bois, tandis que le chasseur d'Afrique pleurait.

Puis, comme Jean, qui s'était éloigné, revenait, avec l'idée que ce garçon devait savoir l'adresse des parents de Maurice, il ne le revit plus. Alors, ce fut du désespoir, il erra de rue en rue, se retrouva à la Sous-Préfecture, poussa jusqu'à la place Turenne. Là, un instant, il se crut sauvé, en apercevant devant l'Hôtel de Ville, au pied de la statue même, le lieutenant Rochas, avec quelques hommes de la compagnie. S'il ne pouvait rejoindre son ami, il rallierait le régiment, il dormirait au moins sous la tente. Le capitaine Beaudoin n'ayant pas reparu, emporté de son côté, échoué ailleurs, le lieutenant tâchait de réunir son monde, s'informant, demandant en vain où était fixé le campement de la division. Mais, à mesure qu'on avançait dans la ville, la compagnie, au lieu de s'accroître, diminuait. Un soldat, avec des gestes fous, entra dans une auberge, et jamais il ne revint. Trois autres s'arrêtèrent devant la porte d'un épicier, retenus par des zouaves qui avaient défoncé un petit tonneau d'eau-de-vie. Plusieurs, déjà, gisaient en travers du ruisseau, d'autres voulaient partir, retombaient, écrasés et stupides. Chouteau et Loubet, se poussant du coude, venaient de disparaître au fond d'une allée noire, derrière une grosse femme qui portait un pain. Et il n'y avait plus, avec le lieutenant, que Pache et Lapoulle, ainsi qu'une dizaine de camarades.

Au pied du bronze de Turenne, Rochas faisait un effort considérable, pour se tenir debout, les yeux ouverts.

Lorsqu'il reconnut Jean, il murmura:

– Ah! c'est vous, caporal! Et vos hommes?

Jean eut un geste vague, pour dire qu'il ne savait pas. Mais

Pache, montrant Lapoulle, répondit, gagné par les larmes:

– Nous sommes là, il n'y a que nous deux… Que le bon Dieu ait pitié de nous, c'est trop de misère!

L'autre, le gros mangeur, regardait les mains de Jean, d'un air vorace, révolté de les voir toujours vides à présent. Peut-être, dans sa somnolence, avait-il rêvé que le caporal était allé à la distribution.

– Sacré bon sort! gronda-t-il, faut donc encore se serrer le ventre!

Gaude, le clairon, qui attendait l'ordre de sonner au ralliement, adossé à la grille, venait de s'endormir, glissant d'une seule coulée, s'étalant sur le dos. Tous succombaient un à un, ronflaient à poings fermés. Et, seul, le sergent Sapin restait les yeux grands ouverts, avec son nez pincé dans sa petite figure pâle, comme s'il lisait son malheur à l'horizon de cette ville inconnue.

Cependant, le lieutenant Rochas avait cédé à l'irrésistible besoin de s'asseoir par terre. Il voulut donner un ordre.

– Caporal, il faudra… Il faudra…

Et il ne trouvait plus les mots, la bouche empâtée de fatigue; et, tout d'un coup, il s'abattit à son tour, foudroyé par le sommeil.

Jean, craignant de tomber lui aussi sur le pavé, s'en alla. Il s'entêtait à chercher un lit. De l'autre côté de la place, à une des fenêtres de l'hôtel de la croix d'or, il avait aperçu le général Bourgain-Desfeuilles, déjà en manches de chemise, tout prêt à se fourrer entre de fins draps blancs. À quoi bon faire du zèle, pâtir davantage? Et il eut une soudaine joie, un nom avait jailli de sa mémoire, celui du fabricant de drap, chez qui était employé le beau-frère de Maurice: M Delaherche, oui! C'était bien ça. Il arrêta un vieil homme qui passait.

 

– Monsieur Delaherche?

– Rue Maqua, presque au coin de la rue au beurre, une grande belle maison, avec des sculptures.

Puis, le vieil homme le rejoignit en courant.

– Dites donc, vous êtes du 106e… Si c'est votre régiment que vous cherchez, il est ressorti par le château, là-bas… Je viens de rencontrer le colonel, Monsieur De Vineuil, que j'ai bien connu, quand il était à Mézières.

Mais Jean repartit, avec un geste de furieuse impatience. Non! Non! Maintenant qu'il était certain de retrouver Maurice, il n'irait pas coucher sur la terre dure. Et, au fond de lui, un remords l'importunait, car il revoyait le colonel, avec sa haute taille, si dur à la fatigue malgré son âge, dormant comme ses hommes, sous la tente. Tout de suite, il enfila la Grande-Rue, se perdit de nouveau dans le tumulte grandissant de la ville, finit par s'adresser à un petit garçon qui le conduisit rue Maqua.

C'était là qu'un grand-Oncle du Delaherche actuel avait construit, au siècle dernier, la fabrique monumentale, qui, depuis cent soixante ans, n'était point sortie de la famille. Il y a ainsi, à Sedan, datant des premières années de Louis XV, des fabriques de drap grandes comme des Louvres, avec des façades d'une majesté royale. Celle de la rue Maqua avait trois étages de hautes fenêtres, encadrées de sévères sculptures; et, à l'intérieur, une cour de palais était encore plantée des vieux arbres de la fondation, des ormes gigantesques. Trois générations de Delaherche avaient fait là des fortunes considérables. Le père de Jules, le propriétaire actuel, ayant hérité la fabrique d'un cousin, mort sans enfant, c'était maintenant une branche cadette qui trônait. Ce père avait élargi la prospérité de la maison, mais il était de moeurs gaillardes et avait rendu sa femme fort malheureuse. Aussi cette dernière, devenue veuve, tremblante de voir son fils recommencer les mêmes farces, s'était-elle efforcée de le tenir jusqu'à cinquante ans passés dans une dépendance de grand garçon sage, après l'avoir marié à une femme très simple et très dévote. Le pis est que la vie a de terribles revanches. Sa femme étant venue à mourir, Delaherche, sevré de jeunesse, s'était amouraché d'une jeune veuve de Charleville, la jolie Madame Maginot, sur laquelle on chuchotait des histoires, et qu'il avait fini par épouser, l'automne dernier, malgré les remontrances de sa mère. Sedan, très puritain, a toujours jugé avec sévérité Charleville, cité de rires et de fêtes. D'ailleurs, jamais le mariage ne se serait conclu, si Gilberte n'avait eu pour oncle le colonel De Vineuil, en passe d'être promu général. Cette parenté, cette idée qu'il était entré dans une famille militaire, flattait beaucoup le fabricant de drap.

Le matin, Delaherche, en apprenant que l'armée allait passer à Mouzon, avait fait avec Weiss, son comptable, cette promenade en cabriolet, dont le père Fouchard avait parlé à Maurice. Gros et grand, le teint coloré, le nez fort et les lèvres épaisses, il était de tempérament expansif, il avait la curiosité gaie du bourgeois Français qui aime les beaux défilés de troupes. Ayant su par le pharmacien de Mouzon que l'empereur se trouvait à la ferme de Baybel, il y était monté, l'avait vu, avait même failli causer avec lui, toute une histoire énorme, dont il ne tarissait pas depuis son retour. Mais quel terrible retour, à travers la panique de Beaumont, par les chemins encombrés de fuyards! Vingt fois, le cabriolet avait failli culbuter dans les fossés. Les deux hommes n'étaient rentrés qu'à la nuit, au milieu d'obstacles sans cesse renaissants. Et cette partie de plaisir, cette armée que Delaherche était allé voir défiler, à deux lieues, et qui le ramenait violemment dans le galop de sa retraite, toute cette aventure imprévue et tragique lui avait fait répéter, à dix reprises, le long de la route:

– Moi qui la croyais en marche sur Verdun et qui ne voulais pas manquer l'occasion de la voir!.. Ah bien! Je l'ai vue et je crois que nous allons la voir, à Sedan, plus que nous ne voudrons!

Le matin, dès cinq heures, réveillé par la haute rumeur d'écluse lâchée que faisait le 7e corps en traversant la ville, il s'était vêtu à la hâte; et, dans la première personne rencontrée sur la place Turenne, il avait reconnu le capitaine Beaudoin. L'année d'auparavant, à Charleville, le capitaine était un des familiers de la jolie Madame Maginot; de sorte que Gilberte, avant le mariage, l'avait présenté. L'histoire, chuchotée autrefois, disait que le capitaine, n'ayant plus rien à désirer, s'était retiré devant le fabricant de drap par délicatesse, ne voulant pas priver son amie de la très grosse fortune qui lui arrivait.

– Comment! c'est vous? s'écria Delaherche, et dans quel état, bon

Dieu!

Beaudoin, si correct, si joliment tenu d'habitude, était en effet pitoyable, l'uniforme souillé, la face et les mains noires. Exaspéré, il venait de faire route avec des turcos, sans pouvoir s'expliquer comment il avait perdu sa compagnie. Ainsi que tous, il se mourait de faim et de fatigue; mais ce n'était pas là son désespoir le plus cuisant, il souffrait surtout de ne pas avoir changé de chemise depuis Reims.

– Imaginez-vous, gémit-il tout de suite, qu'on m'a égaré mes bagages à Vouziers. Des imbéciles, des gredins à qui je casserais la tête, si je les tenais!.. Et plus rien, pas un mouchoir, pas une paire de chaussettes! C'est à en devenir fou, ma parole d'honneur!

Delaherche insista aussitôt pour l'emmener chez lui. Mais il résistait: non, non! Il n'avait plus figure humaine, il ne voulait pas faire peur au monde. Il fallut que le fabricant lui jurât que ni sa mère ni sa femme n'étaient levées. Et, d'ailleurs, il allait lui donner de l'eau, du savon, du linge, enfin le nécessaire.

Sept heures sonnaient, lorsque le capitaine Beaudoin, débarbouillé, brossé, ayant sous l'uniforme une chemise du mari, parut dans la salle à manger aux boiseries grises, très haute de plafond. Madame Delaherche, la mère, était déjà là, toujours debout à l'aube, malgré ses soixante-dix-huit ans. Toute blanche, elle avait un nez qui s'était aminci et une bouche qui ne riait plus, dans une longue face maigre. Elle se leva, se montra d'une grande politesse, en invitant le capitaine à s'asseoir devant une des tasses de café au lait qui étaient servies.

– Peut-être, monsieur, préféreriez-vous de la viande et du vin, après tant de fatigues?

Mais il se récria.

– Merci mille fois, madame, un peu de lait et du pain beurré, c'est ce qui m'ira le mieux.

À ce moment, une porte fut gaiement poussée, et Gilberte entra, la main tendue. Delaherche avait dû la prévenir, car d'ordinaire elle ne se levait jamais avant dix heures. Elle était grande, l'air souple et fort, avec de beaux cheveux noirs, de beaux yeux noirs, et pourtant très rose de teint, et la mine rieuse, un peu folle, sans méchanceté aucune. Son peignoir beige, à broderies de soie rouge, venait de Paris.

– Ah! capitaine, dit-elle vivement, en serrant la main du jeune homme, que vous êtes gentil, de vous être arrêté dans notre pauvre coin de province!

D'ailleurs, elle fut la première à rire de son étourderie.

– Hein? suis-je sotte! Vous vous passeriez bien d'être à Sedan, dans des circonstances pareilles… Mais je suis si heureuse de vous revoir!

En effet, ses beaux yeux brillaient de plaisir. Et Madame Delaherche, qui devait connaître les propos des méchantes langues de Charleville, les regardait tous deux fixement, de son air rigide. Le capitaine, du reste, se montrait fort discret, en homme qui avait gardé simplement un bon souvenir de la maison hospitalière où il était accueilli autrefois.