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La Bête humaine

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IV

Ce jour-là, dans la seconde semaine de mars, M. Denizet, le juge d'instruction, avait mandé de nouveau à son cabinet, au Palais de Justice de Rouen, certains témoins importants de l'affaire Grandmorin.

Depuis trois semaines, cette affaire faisait un bruit énorme. Elle avait bouleversé Rouen, elle passionnait Paris, et les journaux de l'opposition, dans la violente campagne qu'ils menaient contre l'empire, venaient de la prendre comme machine de guerre. L'approche des élections générales, dont la préoccupation dominait toute la politique, enfiévrait la lutte. Il y avait eu, à la Chambre, des séances très orageuses: celle où l'on avait disputé âprement la validation des pouvoirs de deux députés attachés à la personne de l'empereur; celle encore où l'on s'était acharné contre la gestion financière du préfet de la Seine, en réclamant l'élection d'un conseil municipal. Et l'affaire Grandmorin arrivait à point pour continuer l'agitation, les histoires les plus extraordinaires circulaient, les journaux s'emplissaient chaque matin de nouvelles hypothèses, injurieuses pour le gouvernement. D'une part, on laissait entendre que la victime, un familier des Tuileries, ancien magistrat, commandeur de la Légion d'honneur, riche à millions, était adonné aux pires débauches; de l'autre, l'instruction n'ayant pas abouti jusque-là, on commençait à accuser la police et la magistrature de complaisance, on plaisantait sur cet assassin légendaire, resté introuvable. S'il y avait beaucoup de vérité dans ces attaques, elles n'en étaient que plus dures à supporter.

Aussi, M. Denizet sentait-il bien toute la lourde responsabilité qui pesait sur lui. Il se passionnait, lui aussi, d'autant plus qu'il avait de l'ambition et qu'il attendait ardemment une affaire de cette importance, pour mettre en lumière les hautes qualités de perspicacité et d'énergie qu'il s'accordait. Fils d'un gros éleveur normand, il avait fait son droit à Caen et n'était entré qu'assez tard dans la magistrature, où son origine paysanne, aggravée par une faillite de son père, avait rendu son avancement difficile. Substitut à Bernay, à Dieppe, au Havre, il avait mis dix ans pour devenir procureur impérial à Pont-Audemer. Puis, envoyé à Rouen comme substitut, il y était juge d'instruction depuis dix-huit mois, à cinquante ans passés. Sans fortune, ravagé de besoins que ne pouvaient contenter ses maigres appointements, il vivait dans cette dépendance de la magistrature mal payée, acceptée seulement des médiocres, et où les intelligents se dévorent, en attendant de se vendre. Lui, était d'une intelligence très vive, très déliée, honnête même, ayant l'amour de son métier, grisé de sa toute-puissance, qui le faisait, dans son cabinet de juge, maître absolu de la liberté des autres. Son intérêt seul corrigeait sa passion, il avait un si cuisant désir d'être décoré et de passer à Paris, qu'après s'être laissé emporter, au premier jour de l'instruction, par son amour de la vérité, il avançait maintenant avec une extrême prudence, en devinant de toutes parts des fondrières, dans lesquelles son avenir pouvait sombrer.

Il faut dire que M. Denizet était prévenu, car, dès le commencement de son enquête, un ami lui avait conseillé de se rendre à Paris, au ministère de la justice. Là, il avait longuement causé avec le secrétaire général, M. Camy-Lamotte, personnage considérable, ayant la haute main sur le personnel, chargé des nominations, en continuel rapport avec les Tuileries. C'était un bel homme, parti comme lui substitut, mais que ses relations et sa femme avaient fait nommer député et grand officier de la Légion d'honneur. L'affaire lui était arrivée naturellement entre les mains, le procureur impérial de Rouen, inquiet de ce drame louche où un ancien magistrat se trouvait être la victime, ayant pris la précaution d'en référer au ministre, qui s'était déchargé à son tour sur son secrétaire général. Et, ici, il y avait eu une rencontre: M. Camy-Lamotte était justement un ancien condisciple du président Grandmorin, plus jeune de quelques années, resté avec lui sur un pied d'amitié si étroite, qu'il le connaissait à fond, jusque dans ses vices. Aussi parlait-il de la mort tragique de son ami avec une affliction profonde, et il n'avait entretenu M. Denizet que de son désir ardent d'atteindre le coupable. Mais il ne cachait pas que les Tuileries se désolaient de tout ce bruit disproportionné, il s'était permis de lui recommander beaucoup de tact. En somme, le juge avait compris qu'il ferait bien de ne pas se hâter, de ne rien risquer sans approbation préalable. Même il était revenu à Rouen avec la certitude que, de son côté, le secrétaire général avait lancé des agents, désireux d'instruire l'affaire, lui aussi. On voulait connaître la vérité, pour la cacher mieux, s'il était nécessaire.

Cependant, des jours se passèrent, et M. Denizet, malgré son effort de patience, s'irritait des plaisanteries de la presse. Puis, le policier reparaissait, le nez au vent, comme un bon chien. Il était emporté par le besoin de trouver la vraie piste, par la gloire d'être le premier à l'avoir flairée, quitte à l'abandonner, si on lui en donnait l'ordre. Et, tout en attendant du ministère une lettre, un conseil, un simple signe, qui tardait à venir, il s'était remis activement à son instruction. Sur deux ou trois arrestations déjà faites, aucune n'avait pu être maintenue. Mais, brusquement, l'ouverture du testament du président Grandmorin réveilla en lui un soupçon, dont il s'était senti effleuré dès les premières heures: la culpabilité possible des Roubaud. Ce testament, encombré de legs étranges, en contenait un par lequel Séverine était instituée légataire de la maison située au lieu dit la Croix-de-Maufras.

Dès lors, le mobile du meurtre, vainement cherché jusque-là, était trouvé: les Roubaud, connaissant le legs, avaient pu assassiner leur bienfaiteur pour entrer en jouissance immédiate. Cela le hantait d'autant plus, que M. Camy-Lamotte avait parlé singulièrement de madame Roubaud, comme l'ayant connue autrefois chez le président, lorsqu'elle était jeune fille. Seulement, que d'invraisemblances, que d'impossibilités matérielles et morales! Depuis qu'il dirigeait ses recherches dans ce sens, il butait à chaque pas contre des faits qui déroutaient sa conception d'une enquête judiciaire classiquement menée. Rien ne s'éclairait, la grande clarté centrale, la cause première, illuminant tout, manquait.

Une autre piste existait bien, que M. Denizet n'avait pas perdue de vue, la piste fournie par Roubaud lui-même, celle de l'homme qui, grâce à la bousculade du départ, pouvait être monté dans le coupé. C'était le fameux assassin introuvable, légendaire, dont tous les journaux de l'opposition ricanaient. L'effort de l'instruction avait d'abord porté sur le signalement de cet homme, à Rouen d'où il était parti, à Barentin où il devait être descendu; mais il n'en était rien résulté de précis, certains témoins niaient même la possibilité du coupé réservé pris d'assaut, d'autres donnaient les renseignements les plus contradictoires. Et la piste ne semblait devoir mener à rien de bon, lorsque le juge, en interrogeant le garde-barrière Misard, tomba sans le vouloir sur la dramatique aventure de Cabuche et de Louisette, cette enfant qui, violentée par le président, serait allée mourir chez son bon ami. Ce fut pour lui le coup de foudre, d'un bloc l'acte d'accusation classique se formula dans sa tête. Tout s'y trouvait, des menaces de mort proférées par le carrier contre la victime, des antécédents déplorables, un alibi invoqué maladroitement, impossible à prouver. En secret, dans une minute d'inspiration énergique, il avait fait, la veille, enlever Cabuche de la petite maison qu'il occupait au fond des bois, sorte de tanière perdue, où l'on avait trouvé un pantalon taché de sang. Et, tout en se défendant encore contre la conviction qui l'envahissait, tout en se promettant de ne pas lâcher l'hypothèse des Roubaud, il exultait à l'idée que lui seul avait eu le nez assez fin pour découvrir l'assassin véritable. C'était dans le but de se faire une certitude qu'il avait mandé, ce jour-là, à son cabinet, plusieurs des témoins déjà entendus, au lendemain du crime.

Le cabinet du juge d'instruction se trouvait, du côté de la rue Jeanne-d'Arc, dans le vieux bâtiment délabré, collé au flanc de l'ancien palais des ducs de Normandie, transformé aujourd'hui en Palais de Justice, qu'il déshonorait. Cette grande pièce triste, située au rez-de-chaussée, était éclairée d'un jour si blafard, qu'il fallait y allumer une lampe, dès trois heures, en hiver. Tendue d'un ancien papier vert décoloré, elle avait pour tout ameublement deux fauteuils, quatre chaises, le bureau du juge, la petite table du greffier; et, sur la cheminée froide, deux coupes de bronze flanquaient une pendule de marbre noir. Derrière le bureau, une porte conduisait à une seconde pièce, dans laquelle le juge cachait parfois les personnes qu'il voulait garder à sa disposition; tandis que la porte d'entrée s'ouvrait directement sur le large couloir, garni de banquettes, où attendaient les témoins.

Dès une heure et demie, bien que la citation ne fût que pour deux heures, les Roubaud étaient là. Ils arrivaient du Havre, ils avaient à peine pris le temps de déjeuner, dans un petit restaurant de la Grande-Rue. Tous les deux vêtus de noir, lui en redingote, elle en robe de soie, comme une dame, gardaient la gravité un peu lasse et chagrine d'un ménage qui a perdu un parent. Elle s'était assise sur une banquette, immobile, sans une parole, pendant que, resté debout, les mains derrière le dos, il se promenait à pas lents devant elle. Mais, à chaque retour, leurs regards se rencontraient, et leur anxiété cachée passait alors, ainsi qu'une ombre, sur leurs faces muettes. Bien qu'il les eût comblés de joie, le legs de la Croix-de-Maufras venait de raviver leurs craintes; car la famille du président, sa fille surtout, outrée des donations étranges, si nombreuses qu'elles atteignaient la moitié de la fortune totale, parlait d'attaquer le testament; et madame de Lachesnaye, poussée par son mari, se montrait particulièrement dure contre son ancienne amie Séverine, qu'elle chargeait des soupçons les plus graves. D'autre part, la pensée d'une preuve, à laquelle Roubaud n'avait pas songé d'abord, le hantait maintenant d'une peur continue: la lettre qu'il avait fait écrire à sa femme afin de décider Grandmorin à partir, cette lettre qu'on allait retrouver, si celui-ci ne l'avait pas détruite, et dont on pouvait reconnaître l'écriture. Heureusement, les jours passaient, rien ne s'était encore produit, la lettre devait avoir été déchirée. Chaque citation nouvelle, au cabinet du juge d'instruction, n'en demeurait pas moins, pour le ménage, une cause de sueurs froides, sous leur correcte attitude d'héritiers et de témoins.

 

Deux heures sonnèrent. Jacques parut à son tour. Lui, arrivait de Paris. Tout de suite, Roubaud s'avança, la main tendue, très expansif.

– Ah! vous aussi, on vous a dérangé… Hein! est-ce ennuyeux, cette triste affaire qui n'en finit pas!

Jacques, en apercevant Séverine, toujours assise, immobile, venait de s'arrêter net. Depuis trois semaines, tous les deux jours, à chacun de ses voyages au Havre, le sous-chef le comblait de prévenances. Même, une fois, il avait dû accepter à déjeuner. Et, près de la jeune femme, il s'était senti frémir de son frisson, dans un trouble croissant. Allait-il donc la vouloir aussi, celle-là? Son coeur battait, ses mains brûlaient, à voir seulement la ligne blanche de son cou, autour de l'échancrure du corsage. Aussi était-il désormais fermement résolu à la fuir.

– Et, reprit Roubaud, que dit-on de l'affaire, à Paris? Rien de nouveau, n'est-ce pas? Voyez-vous, on ne sait rien, on ne saura jamais rien… Venez donc dire bonjour à ma femme.

Il l'entraîna, il fallut que Jacques s'approchât, saluât Séverine, gênée, souriante de son air d'enfant peureux. Il s'efforçait de causer de choses indifférentes, sous les regards du mari et de la femme qui ne le quittaient pas, comme s'ils avaient tâché de lire, au-delà même de sa pensée, dans les songeries vagues où lui-même hésitait à descendre. Pourquoi était-il si froid? pourquoi semblait-il chercher à les éviter? Est-ce que ses souvenirs se réveillaient, est-ce que c'était pour les confronter avec lui qu'on les avait rappelés? Cet unique témoin qu'ils redoutaient, ils auraient voulu le conquérir, se l'attacher par des liens d'une fraternité si étroite, qu'il ne trouvât plus le courage de parler contre eux.

Ce fut le sous-chef, torturé, qui revint à l'affaire.

– Alors, vous ne vous doutez pas pour quelle raison on nous cite?

Hein! peut-être y a-t-il du nouveau?

Jacques eut un geste d'indifférence.

– Un bruit circulait tout à l'heure, à la gare, lorsque je suis arrivé. On parlait d'une arrestation.

Les Roubaud s'étonnèrent, très agités, très perplexes. Comment, une arrestation? personne ne leur en avait soufflé mot! Une arrestation faite, ou une arrestation à faire? Ils l'accablaient de questions, mais il n'en savait pas davantage.

A ce moment, dans le couloir, un bruit de pas éveilla l'attention de Séverine.

– Voici Berthe et son mari, murmura-t-elle.

C'étaient, en effet, les Lachesnaye. Ils passèrent très raides devant les Roubaud, la jeune femme n'eut pas même un regard pour son ancienne camarade. Et un huissier les introduisit tout de suite dans le cabinet du juge d'instruction.

– Ah bien! Il faut nous armer de patience, dit Roubaud. Nous sommes là pour deux bonnes heures… Asseyez-vous donc!

Lui-même venait de se placer à gauche de Séverine, et de la main il invitait Jacques à se mettre de l'autre côté, près d'elle. Celui-ci resta debout un instant encore. Puis, comme elle le regardait de son air doux et craintif, il se laissa aller sur la banquette. Elle était très frêle entre eux, il la sentait d'une tendresse soumise; et la tiédeur légère qui émanait de cette femme, pendant leur longue attente, l'engourdissait lentement, tout entier.

Dans le cabinet de M. Denizet, les interrogatoires allaient commencer. Déjà l'instruction avait fourni la matière d'un dossier énorme, plusieurs liasses de papiers, revêtues de chemises bleues. On s'était efforcé de suivre la victime depuis son départ de Paris. M. Vandorpe, le chef de gare, avait déposé sur le départ de l'express de six heures trente, la voiture 293 ajoutée au dernier moment, les quelques paroles échangées avec Roubaud, monté dans son compartiment un peu avant l'arrivée du président Grandmorin, enfin l'installation de celui-ci dans son coupé, où il était certainement seul. Puis, le conducteur du train, Henri Dauvergne, interrogé sur ce qui s'était passé à Rouen, pendant l'arrêt de dix minutes, n'avait pu rien affirmer. Il avait vu les Roubaud causant, devant le coupé, et il croyait bien qu'ils étaient retournés dans leur compartiment, dont un surveillant aurait refermé la portière; mais cela restait vague, au milieu des poussées de la foule et des demi-ténèbres de la gare. Quant à se prononcer si un homme, le fameux assassin introuvable, avait pu se jeter dans le coupé, au moment de la mise en marche, il croyait l'aventure peu vraisemblable, tout en en admettant la possibilité; car elle s'était, à sa connaissance, déjà produite deux fois. D'autres employés du personnel de Rouen, questionnés aussi sur les mêmes points, au lieu d'apporter quelque lumière, n'avaient guère qu'embrouillé les choses, par leurs réponses contradictoires. Cependant, un fait prouvé, c'était la poignée de main donnée par Roubaud, de l'intérieur du wagon, au chef de gare de Barentin, monté sur le marchepied: ce chef de gare, M. Bessière, l'avait formellement reconnu comme exact, et il avait ajouté que son collègue était seul avec sa femme, qui, couchée à demi, paraissait dormir tranquillement. D'autre part, on était allé jusqu'à rechercher les voyageurs, partis de Paris dans le même compartiment que les Roubaud. La grosse dame et le gros monsieur, arrivés tard, à la dernière minute, des bourgeois de Petit-Couronne, avaient déclaré que, s'étant assoupis tout de suite, ils ne pouvaient rien dire; et quant à la femme noire, muette en son coin, elle s'était dissipée comme une ombre, il avait été absolument impossible de la retrouver. Enfin, c'était d'autres témoins encore, le fretin, ceux qui avaient servi à établir l'identité des voyageurs descendus ce soir-là à Barentin, l'homme devant s'être arrêté là: on avait compté les billets, on était arrivé à connaître tous les voyageurs, sauf un, justement un grand gaillard, la tête enveloppée d'un mouchoir bleu, que les uns disaient vêtu d'un paletot et les autres d'une blouse. Rien que sur cet homme, disparu, évanoui ainsi qu'un rêve, il y avait au dossier trois cent dix pièces, d'une confusion telle, que chaque témoignage y était démenti par un autre.

Et le dossier se compliquait encore des pièces judiciaires: le procès-verbal de constat rédigé par le greffier que le procureur impérial et le juge d'instruction avaient emmené sur le théâtre du crime, toute une volumineuse description de l'endroit de la voie ferrée où la victime gisait, de la position du corps, du costume, des objets trouvés dans les poches, ayant permis d'établir l'identité; le procès-verbal du médecin, amené également, une pièce où, en termes scientifiques, était longuement décrite la plaie de la gorge, l'unique plaie, une affreuse entaille faite avec un instrument tranchant, un couteau sans doute; d'autres procès-verbaux encore, d'autres documents sur le transport du cadavre à l'hôpital de Rouen, sur le temps qu'il y était resté, avant que sa décomposition remarquablement prompte eût forcé l'autorité à le rendre à la famille. Mais, de ce nouvel amas de paperasses, demeuraient seulement deux ou trois points importants. D'abord, dans les poches, on n'avait retrouvé ni la montre, ni un petit portefeuille, où devaient être dix billets de mille francs, somme due par le président Grandmorin à sa soeur, madame Bonnehon, et que celle-ci attendait. Il aurait donc semblé que le crime avait eu le vol pour mobile, si d'autre part une bague, ornée d'un gros brillant, n'était restée au doigt. De là encore toute une série d'hypothèses. On n'avait malheureusement pas les numéros des billets de banque; mais la montre était connue, une montre très forte, à remontoir, portant sur le boîtier les deux initiales entrelacées du président et dans l'intérieur un chiffre de fabrication, le numéro 2516. Enfin, l'arme, le couteau dont l'assassin s'était servi, avait donné lieu à des recherches considérables, le long de la voie, parmi les broussailles environnantes, partout où il aurait pu être jeté; mais elles étaient demeurées inutiles, l'assassin devait avoir caché le couteau, dans le même trou que les billets et la montre. On avait seulement ramassé, à une centaine de mètres avant la station de Barentin, la couverture de voyage de la victime, abandonnée là, comme un objet compromettant; et elle figurait parmi les pièces à conviction.

Lorsque les Lachesnaye entrèrent, M. Denizet, debout devant son bureau, relisait un des premiers interrogatoires, que son greffier venait de chercher dans le dossier. C'était un homme petit et assez fort, entièrement rasé, grisonnant déjà. Les joues épaisses, le menton carré, le nez large, avaient une immobilité blême, qu'augmentaient encore les paupières lourdes, retombant à demi sur de gros yeux clairs. Mais toute la sagacité, toute l'adresse qu'il croyait avoir, s'étaient réfugiées dans la bouche, une de ces bouches de comédien jouant leurs sentiments à la ville, d'une mobilité extrême, et qui s'amincissait, dans les minutes où il devenait très fin. La finesse le perdait le plus souvent, il était trop perspicace, il rusait trop avec la vérité simple et bonne, d'après un idéal de métier, s'étant fait de sa fonction un type d'anatomiste moral, doué de seconde vue, extrêmement spirituel. D'ailleurs, il n'était pas non plus un sot.

Tout de suite, il se montra aimable pour madame de Lachesnaye, car il y avait encore en lui un magistrat mondain, fréquentant la société de Rouen et des environs.

– Madame, veuillez vous asseoir.

Et il avança lui-même un siège à la jeune femme, une blonde chétive, l'air désagréable et laide, dans ses vêtements de deuil. Mais il fut simplement poli, de mine un peu rogue même, pour M. de Lachesnaye, blond lui aussi et malingre; car ce petit homme, conseiller à la cour dès l'âge de trente-six ans, décoré, grâce à l'influence de son beau-père et aux services que son père, également magistrat, avait rendus autrefois dans les commissions mixtes, représentait à ses yeux la magistrature de faveur, la magistrature riche, les médiocres qui s'installaient, certains d'un chemin rapide par leur parenté et leur fortune; tandis que lui, pauvre, sans protection, se trouvait réduit à tendre l'éternelle échine du solliciteur, sous la pierre sans cesse retombante de l'avancement. Aussi n'était-il pas fâché de lui faire sentir, dans ce cabinet, sa toute-puissance, l'absolu pouvoir qu'il avait sur la liberté de tous, au point de changer d'un mot un témoin en prévenu, et de procéder à son arrestation immédiate, si la fantaisie l'en prenait.

– Madame, continua-t-il, vous me pardonnerez d'avoir encore à vous torturer avec cette douloureuse histoire. Je sais que vous souhaitez aussi vivement que nous de voir la clarté se faire et le coupable expier son crime.

D'un signe, il prévint le greffier, un grand garçon jaune, à la figure osseuse, et l'interrogatoire commença.

Mais, dès les premières questions posées à sa femme, M. de Lachesnaye, qui s'était assis, voyant qu'on ne l'en priait pas, s'efforça de se substituer à elle. Il en vint à exhaler toute son amertume contre le testament de son beau-père. Comprenait-on cela? des legs si nombreux, si importants, qu'ils atteignaient presque la moitié de la fortune, une fortune de trois millions sept cent mille francs! Et à des personnes qu'on ne connaissait pas pour la plupart, à des femmes de toutes les classes! Il y avait jusqu'à une petite marchande de violettes, installée sous une porte de la rue du Rocher. C'était inacceptable, il attendait que l'instruction criminelle fût finie, pour voir s'il n'y aurait pas moyen de faire casser ce testament immoral.

Pendant qu'il se désolait ainsi, les dents serrées, montrant le sot qu'il était, le provincial à passions têtues, enfoncé dans l'avarice, M. Denizet le regardait de ses gros yeux clairs, à demi cachés, et sa bouche fine exprimait un dédain jaloux, pour cet impuissant que deux millions ne satisfaisaient pas, et qu'il verrait sans doute un jour sous la pourpre suprême, grâce à tout cet argent.

– Je crois, monsieur, que vous auriez tort, dit-il enfin. Le testament ne pourrait être attaqué que si le total des legs dépassait la moitié de la fortune, et ce n'est pas le cas.

 

Puis, se tournant vers son greffier:

– Dites donc, Laurent, vous n'écrivez pas tout ceci, je pense.

D'un faible sourire, celui-ci le rassura, en homme qui savait comprendre.

– Mais, enfin, reprit M. de Lachesnaye plus aigrement, on ne s'imagine pas, j'espère, que je vais laisser la Croix-de-Maufras à ces Roubaud. Un cadeau pareil à la fille d'un domestique! Et pourquoi, à quel titre? Puis, s'il est prouvé qu'ils ont trempé dans le crime…

M. Denizet revint à l'affaire.

– Vraiment, le croyez-vous?

– Dame! s'ils avaient connaissance du testament, leur intérêt à la mort de notre pauvre père est démontré… Remarquez, en outre, qu'ils ont été les derniers à causer avec lui…

Enfin, tout cela semble bien louche.

Impatienté, dérangé dans sa nouvelle hypothèse, le juge se tourna vers Berthe.

– Et vous madame, pensez-vous votre ancienne amie capable d'un tel crime?

Avant de répondre, elle regarda son mari. En quelques mois de ménage, leur mauvaise grâce, leur sécheresse à tous deux s'étaient communiquées et exagérées. Ils se gâtaient ensemble, c'était lui qui l'avait jetée sur Séverine, au point que, pour ravoir la maison, elle l'aurait fait arrêter sur l'heure

– Mon Dieu! monsieur, finit-elle par dire, la personne dont vous parlez avait de très mauvais instincts, étant petite.

– Quoi donc? l'accusez-vous de s'être mal conduite à Doinville?

– Oh! non, monsieur, mon père ne l'aurait pas gardée.

Dans ce cri, se révoltait la pruderie de la bourgeoise honnête, qui n'aurait jamais une faute à se reprocher, et qui mettait sa gloire à être une des vertus les plus incontestables de Rouen, saluée et reçue partout.

– Seulement, continua-t-elle, quand il y a des habitudes de légèreté et de dissipation… Enfin, monsieur, bien des choses que je n'aurais pas crues possibles, me paraissent certaines aujourd'hui.

De nouveau, M. Denizet eut un mouvement d'impatience. Il n'était plus du tout sur cette piste, et quiconque y demeurait devenait son adversaire, lui semblait s'attaquer à la sûreté de son intelligence.

– Voyons, pourtant, il faut raisonner, s'écria-t-il. Des gens comme les Roubaud ne tuent pas un homme comme votre père, pour hériter plus vite; ou, tout au moins, il y aurait des indices de leur hâte, je trouverais ailleurs des traces de cette âpreté à posséder et à jouir. Non, le mobile ne suffit point, il faudrait en découvrir un autre, et il n'y a rien, vous n'apportez rien vous-mêmes… Puis, rétablissez les faits, ne constatez-vous pas des impossibilités matérielles? Personne n'a vu les Roubaud monter dans le coupé, un employé croit même pouvoir affirmer qu'ils sont retournés dans leur compartiment. Et, puisqu'ils y étaient pour sûr à Barentin, il serait nécessaire d'admettre un va-et-vient de leur wagon à celui du président, dont les séparaient trois autres voitures, cela pendant les quelques minutes du trajet, lorsque le train était lancé à toute vitesse. Est-ce vraisemblable? j'ai questionné des mécaniciens, des conducteurs. Tous m'ont dit qu'une grande habitude seule pouvait donner assez de sang-froid et d'énergie… La femme n'en aurait pas été en tout cas, le mari se serait risqué sans elle; et pour quoi faire, pour tuer un protecteur qui venait de les tirer d'un embarras grave? Non, non, décidément! l'hypothèse ne tient pas debout, il faut chercher ailleurs… Ah! un homme qui serait monté à Rouen et descendu à la première station, qui aurait récemment prononcé des menaces de mort contre la victime…

Dans sa passion, il arrivait à son système nouveau, il allait trop en dire, lorsque la porte, en s'entrouvrant, laissa passer la tête de l'huissier. Mais, avant que celui-ci eût prononcé un mot, une main gantée acheva d'ouvrir la porte toute grande; et une dame blonde entra, vêtue d'un deuil très élégant, encore belle à cinquante ans passés, d'une beauté opulente et forte de déesse vieillie.

– C'est moi, mon cher juge. Je suis en retard, et vous m'excuserez, n'est-ce pas? Les chemins sont impraticables, les trois lieues de Doinville à Rouen en faisaient bien six aujourd'hui.

Galamment, M. Denizet s'était levé.

– Votre santé est bonne, madame, depuis dimanche dernier?

– Très bonne… Et vous, mon cher juge, vous êtes-vous remis de la peur que mon cocher vous a faite? Ce garçon m'a raconté qu'il avait failli verser en vous ramenant, à deux kilomètres à peine du château.

– Oh! une simple secousse, je ne m'en souvenais déjà plus… Asseyez-vous donc, et comme je le disais tout à l'heure à madame de Lachesnaye, pardonnez-moi de réveiller votre douleur, avec cette épouvantable affaire.

– Mon Dieu! puisqu'il le faut… Bonjour, Berthe! bonjour,

Lachesnaye!

C'était madame Bonnehon, la soeur de la victime. Elle avait embrassé sa nièce et serré la main du mari. Veuve, depuis l'âge de trente ans, d'un manufacturier qui lui avait apporté une grosse fortune, déjà fort riche par elle-même, ayant eu dans le partage avec son frère le domaine de Doinville, elle avait mené une existence aimable, toute pleine, disait-on, de coups de coeur, mais si correcte et si franche d'apparence, qu'elle était restée l'arbitre de la société rouennaise. Par occasion et par goût, elle avait aimé dans la magistrature, recevant au château, depuis vingt-cinq ans, le monde judiciaire, tout ce monde du Palais que ses voitures amenaient de Rouen et y ramenaient, dans une continuelle fête. Aujourd'hui, elle n'était point calmée encore, on lui prêtait une tendresse maternelle pour un jeune substitut, le fils d'un conseiller à la cour, M. Chaumette: elle travaillait à l'avancement du fils, elle comblait le père d'invitations et de prévenances. Et elle avait gardé aussi un bon ami des temps anciens, un conseiller également, un célibataire, M. Desbazeilles, la gloire littéraire de la cour de Rouen, dont on citait des sonnets finement tournés. Pendant des années, il avait eu sa chambre à Doinville. Maintenant, bien qu'il eût dépassé la soixantaine, il y venait dîner toujours, en vieux camarade, auquel ses rhumatismes ne permettaient plus que le souvenir. Elle conservait ainsi sa royauté par sa bonne grâce, malgré la vieillesse menaçante, et personne ne songeait à la lui disputer, elle n'avait senti une rivale que pendant le dernier hiver, chez madame Leboucq, la femme d'un conseiller encore, une grande brune de trente-quatre ans, vraiment très bien, où la magistrature commençait à aller beaucoup. Cela, dans son enjouement habituel, lui donnait une pointe de mélancolie.

– Alors, madame, si vous le permettez, reprit M. Denizet, je vais vous poser quelques questions.

L'interrogatoire des Lachesnaye était terminé, mais il ne les congédiait pas: son cabinet si morne, si froid, tournait au salon mondain. Le greffier, flegmatique, se prépara de nouveau à écrire.

– Un témoin a parlé d'une dépêche que votre frère aurait reçue, l'appelant tout de suite à Doinville… Nous n'avons pas trouvé trace de cette dépêche. Lui auriez-vous écrit, vous, madame?

Madame Bonnehon, très à l'aise, souriante, se mit à répondre sur le ton d'une amicale causerie.

– Je n'ai pas écrit à mon frère, je l'attendais, je savais qu'il devait venir, mais sans qu'une date fût fixée. D'habitude, il tombait de la sorte, et presque toujours par un train de nuit. Comme il habitait un pavillon isolé dans le parc, ouvrant sur une ruelle déserte, nous ne l'entendions même pas arriver. Il louait à Barentin une voiture, il ne se montrait que le lendemain, fort tard parfois dans la journée, ainsi qu'un voisin en visite, installé chez lui depuis longtemps… Si, cette fois-là, je l'attendais, c'était qu'il devait m'apporter une somme de dix mille francs, un règlement de compte entre nous. Il avait certainement les dix mille francs sur lui.