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L'Œuvre

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Mazel abominait ces histoires, qu'il sentait désastreuses pour l'autorité de l'École. Il avait eu un geste de colère, il dit sèchement:

«Eh bien, repêchez-le, portez-le aux reçus… Aussi, on faisait hier un bruit insupportable. Comment veut-on qu'on juge de la sorte, au galop, si je ne puis pas même obtenir le silence!» Il donna un terrible coup de sonnette.

«Allons, messieurs, nous y sommes… Un peu de bonne volonté, je vous prie.» Par malheur, dès les premiers tableaux posés sur le chevalet, il eut encore une mésaventure. Entre autres, une toile attira son attention, tellement il la trouvait mauvaise, d'un ton aigre à agacer les dents; et comme sa vue baissait, il se pencha pour voir la signature, en murmurant:

«Quel est donc le cochon…?» Mais il se releva vivement, tout secoué d'avoir lu le nom d'un de ses amis, un artiste qui était, lui aussi, le rempart des saines doctrines. Espérant qu'on ne l'avait pas entendu, il cria:

«Superbe!.. Le numéro un, n'est-ce pas, messieurs?» On accorda le numéro un, l'admission qui donnait droit à la cimaise. Seulement, on riait, on se poussait du coude.

Il en fut très blessé et devint farouche.

Et ils en étaient tous là, beaucoup s'épanchaient au premier regard, puis rattrapaient leurs phrases, dès qu'ils avaient déchiffré la signature; ce qui finissait par les rendre prudents, gonflant le dos, s'assurant du nom, l'œil furtif, avant de se promener. D'ailleurs, lorsque passait l'œuvre d'un collègue, quelque toile suspecte d'un membre du jury, on avait la précaution de s'avertir d'un signe, derrière les épaules du peintre;«Prenez garde, pas de gaffe, c'est de lui!» Malgré l'énervement de la séance, Fagerolles enleva une première affaire. C'était un épouvantable portrait, peint par un de ses élèves, dont la famille, très riche, le recevait. Il avait dû emmener Mazel à l'écart, pour l'attendrir, en lui contant une histoire sentimentale, un malheureux père de trois filles, qui mourait de faim; et le président s'était longtemps fait prier: que diable! on lâchait la peinture, quand on avait faim! on n'abusait pas à ce point de ses trois filles! Il leva la main pourtant, seul avec Fagerolles. On protestait, on se fâchait, deux autres membres de l'Institut se révoltaient eux-mêmes, lorsque Fagerolles leur souffla très bas:

«C'est pour Mazel, c'est Mazel qui m'a supplié de voter… Un parent, je crois. Enfin, il y tient.» Et les deux académiciens levèrent promptement la main, et une grosse majorité se déclara. Mais des rires, des mots d'esprit, des cris indignés éclatèrent: on venait de placer sur le chevalet l'Enfant mort. Et-ce qu'on allait, maintenant, leur envoyer la Morgue? Et les jeunes blaguaient la grosse tête, un singe crevé d'avoir avalé une courge, évidemment; et les vieux, effarés, reculaient.

Fagerolles, tout de suite, sentit la partie perdue. D'abord, il tâcha d'escamoter le vote en plaisantant, selon sa manœuvre adroite.

«Voyons, messieurs, un vieux lutteur…» Des paroles furieuses, l'interrompirent. Ah! non, pas celui-là! On le connaissait, le vieux lutteur! Un fou qui s'entêtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour le génie, qui avait parlé de démolir le Salon, sans jamais y envoyer une toile possible! Toute la haine de l'originalité déréglée, de la concurrence d'en face dont on a eu peur, de la force invincible qui triomphe, même battue, grondait dans l'éclat des voix. Non, non, à la porte!

Alors, Fagerolles eut le tort de s'irriter, lui aussi, cédant à la colère de constater son peu d'influence sérieuse.

«Vous êtes injustes, soyez justes au moins!» Du coup, le tumulte fut à son comble. On l'entourait, on le poussait, des bras s'agitaient menaçants, des phrases partaient comme des balles. «Monsieur, vous déshonorez le jury.

– Si vous défendez ça, c'est pour qu'on mette votre nom dans les journaux.

– Vous ne vous y connaissez-pas.» Et, Fagerolles, hors de lui, perdant jusqu'à la souplesse de sa blague, répondit lourdement: «Je m'y connais autant que vous.

– Tais-toi donc! reprit un camarade, un petit peintre blond très rageur, tu ne vas pas vouloir nous faire avaler un pareil navet!» Oui, oui, un navet! tous répétaient le nom avec conviction, ce mot qu'ils jetaient d'habitude aux dernières des croûtes, à la peinture pâle, froide, et plate des barbouilleurs.

«C'est bon, dit enfin Fagerolles, les dents serrées, je demande le vote.» Depuis que la discussion s'aggravait, Mazel agitait sa sonnette sans relâche, très rouge de voir son autorité méconnue.

«Messieurs, allons, messieurs… C'est extraordinaire, qu'on ne puisse s'entendre sans crier… Messieurs, je vous en prie…» Enfin, il obtint un peu de silence. Au fond, il n'était pas mauvais homme. Pourquoi ne recevrait-on pas ce petit tableau, bien qu'il le jugeât exécrable? On en recevait tant d'autres!..

– «Voyons, messieurs, on demande le vote.» Lui-même allait peut-être lever la main, lorsque Bongrand, muet jusque-là, le sang aux joues, dans une colère qu'il contenait, partit brusquement, hors de propos, lâcha ce cri de sa conscience révoltée:

«Mais, nom de Dieu! il n'y en a pas quatre parmi nous capables de foutre un pareil morceau!» Des grognements coururent, le coup de massue était si rude, que personne ne répondit.

«Messieurs, on demande le vote», répéta Mazel, devenu pâle, la voix sèche.

Et le ton suffit, c'était la haine latente, les rivalités féroces sous la bonhomie des poignées de main. Rarement, on en arrivait à ces querelles. Presque toujours, on s'entendait. Mais, au fond des vanités ravagées, il y avait des blessures à jamais saignantes, des duels au couteau dont on agonisait en souriant.

Bongrand et Fagerolles levèrent seuls la main, et l'Enfant mort, refusé, n'eut plus que la chance d'être repris, lors de la révision générale.

C'était la besogne terrible, cette révision générale. Le jury, après ses vingt jours de séances quotidiennes, avait beau s'accorder deux journées de repos, afin de permettre aux gardiens de préparer le travail, il éprouvait un frisson, l'après-midi où il tombait au milieu de l'étalage des trois mille tableaux refusés, parmi lesquels il devait repêcher un appoint, pour compléter le chiffre réglementaire de deux mille cinq cents œuvres reçues. Ah! ces trois mille tableaux placés bout à bout, contre les cimaises de toutes les salles, autour de la galerie extérieure, partout enfin, jusque sur les parquets, étendus en mares stagnantes, entre lesquelles on ménageait de petits sentiers filant le long des cadres, une inondation, un débordement qui montait, envahissait le Palais de l'Industrie, le submergeait sous le flot trouble de tout ce que l'art peut rouler de médiocrité et de folie! Et ils n'avaient qu'une séance, d'une heure à sept, six heures de galop désespéré, au travers de ce dédale! D'abord, ils tenaient bon contre la fatigue, les regards clairs; mais, bientôt, leurs jambes se cassaient à cette marche forcée, leurs yeux s'irritaient à ces couleurs dansantes; et il fallait marcher toujours, voir et juger toujours, jusqu'à défaillir de lassitude. Dès quatre heures, c'était une déroute, une débâcle d'année battue. En arrière, très loin, des jurés se traînaient, hors d'haleine. D'autres, un à un, perdus entre les cadres, suivaient les sentiers étroits, renonçant à en sortir, tournant sans espoir de trouver jamais le bout. Comment être justes, grand Dieu!

Que reprendre dans ce tas d'épouvante? Au petit bonheur, sans bien distinguer un paysage d'un portrait, on complétait le nombre. Deux cents, deux cent quarante, encore huit, il en manquait encore huit, Celui-là? Non, cet autre!

Comme vous voudrez. Sept, huit, c'était fait! Enfin, ils avaient trouvé le bout, ils s'en allaient en béquillant, sauvés, libres! Une nouvelle scène les avait arrêtés dans une salle, autour de l'Enfant mort, étalé à terre, parmi d'autres épaves. Mais, cette fois, on plaisantait, un farceur feignait de trébucher et de mettre le pied au milieu de la toile, d'autres couraient le long des petits sentiers, comme pour chercher le vrai sens du tableau, déclarant qu'il était beaucoup mieux à l'envers.

Fagerolles se mit à blaguer, lui aussi.

«Un peu de courage à la poche, messieurs. Voyez le tour, examinez, vous en aurez pour votre argent… De grâce, messieurs, soyez gentils, reprenez-le, faites cette bonne action.» Tous s'égayaient à l'entendre, mais ils refusaient plus rudement, dans la cruauté de leur rire. Non, non, jamais!

«Le prends-tu pour ta charité?» cria la voix d'un camarade.

C'était un usage, les jurés avaient droit à une «charité», chacun d'eux pouvait choisir dans le tas une toile, si exécrable qu'elle fût, et qui, dès lors, se trouvait reçue sans examen. D'ordinaire, on faisait l'aumône de cette admission à des pauvres. Ces quarante repêchés de la dernière heure étaient les mendiants de la porte, ceux qu'on laissait se glisser au bas bout de la table, le ventre vide.

«Pour ma charité, répéta Fagerolles plein d'embarras, c'est que j'en ai un autre, pour ma charité… Oui, des fleurs, d'une dame…» Des ricanements l'interrompirent. Était-elle jolie? Ces messieurs, devant la peinture de femme, se montraient goguenards, sans galanterie aucune. Et lui, demeurait perplexe, car la dame en question était une protégée d'lrma. Il tremblait à l'idée de la terrible scène, s'il ne tenait pas sa promesse. Un expédient lui vint.

«Tiens! et vous, Bongrand?.. Vous pouvez bien le prendre pour votre charité, ce petit rigolo d'enfant mort?»

Bongrand, le cœur crevé, indigné de ce négoce, agita ses grands bras.

«Moi! je ferais cette injure à un vrai peintre!.. Qu'il soit donc plus fier, nom de Dieu! qu'il ne foute jamais rien au Salon!» Alors, comme on ricanait toujours, Fagerolles, voulant que la victoire lui restât, se décida, l'air superbe, en gaillard très fort qui ne craignait pas d'être compromis.

 

«C'est bon, je le prends pour ma charité.» On cria bravo, on lui fit une ovation railleuse, de grands saluts, des poignées de main. Honneur au brave qui avait le courage de son opinion! Et un gardien emporta entre ses bras la pauvre toile huée, cahotée, souillée; et ce fut de la sorte qu'un tableau du peintre de Plein air se trouva enfin reçu par le jury. Dès le lendemain matin, un billet de Fagerolles apprit à Claude, en deux lignes, qu'il avait réussi à faire passer l'Enfant mort, mais que cela n'avait pas été sans peine.

Claude, malgré la joie de la nouvelle, éprouva un serrement de cœur: cette brièveté, quelque chose de bienveillant, de pitoyable, toute l'humiliation de l'aventure sortait de chaque mot. Un instant, il fut malheureux de cette victoire, à un point tel, qu'il aurait voulu reprendre son œuvre et la cacher. Puis, cette délicatesse s'émoussa, il retomba aux défaillances de sa fierté d'artiste, tant sa misère humaine saignait de la longue attente du succès. Ah! être vu, arriver quand même! Il en était aux capitulations dernières, il se remit à souhaiter l'ouverture du Salon, avec l'impatience fébrile d'un débutant, vivant dans une illusion qui lui montrait une foule, un flot de têtes moutonnant et acclamant sa toile.

Peu à peu, Paris avait décrété à la mode le jour du vernissage, cette journée accordée aux seuls peintres autrefois, pour venir faire la toilette suprême de leurs tableaux. Maintenant, c'était une primeur, une de ces solennités qui mettent la ville debout, qui la font se ruer dans un écrasement de cohue. Depuis une semaine, la presse, la rue, le public appartenaient aux artistes. Ils tenaient Paris, il était uniquement question d'eux, de leurs envois, de leurs faits, de leurs gestes, de tout ce qui touchait à leurs personnes: un de ces engouements en coup de foudre, dont l'énergie soulève les pavés, jusqu'à dés bandes de campagnards, de tourlourous et de bonnes d'enfant poussées les jours gratuits au travers des salles, jusqu'à ce chiffre effrayant de cinquante mille visiteurs, par certains beaux dimanches, toute une armée, les arrière-bataillons du menu peuple ignorant, suivant le monde, défilant, les yeux arrondis, dans cette grande boutique d'images.

D'abord, Claude eut peur de ce jour fameux du vernissage, intimidé, par la bousculade de beau monde dont on parlait, résolu à attendre le jour plus démocratique de la véritable ouverture. Il refusa même à Sandoz de l'accompagner. Puis, une telle fièvre le brûla, qu'il partit brusquement, dès huit heures, en se donnant à peine le temps d'avaler un morceau de pain et de fromage. Christine, qui ne s'était pas senti le courage d'aller avec lui, le rappela, l'embrassa encore émue, inquiète.

«Et, surtout, mon chéri, ne te fais pas de chagrin, quoi qu'il arrive.» Claude étouffa un peu en entrant dans le salon d'honneur, le cœur battant d'avoir monté vite le grand escalier. Il faisait dehors un limpide ciel de mai, le velum de toile, tendu sous les vitres du plafond, tamisait le soleil en une vive lumière blanche; et, par des portes voisines, ouvertes sur la galerie du jardin, venaient des souffles humides, d'une fraîcheur frissonnante. Lui, un moment, reprit haleine, dans cet air qui s'alourdissait déjà, gardant une vague odeur de vernis, au milieu du musc discret des femmes. Il parcourut d'un coup d'œil les tableaux des murs, une immense scène de massacre en face, ruisselant de rouge, une colossale et pâle sainteté à gauche, une commande de l'État, la banale illustration d'une fête officielle à droite, puis des portraits, des paysages, des intérieurs, tous éclatant en notes aigres, dans l'or trop neuf des cadres. Mais la peur qu'il gardait du public fameux de cette solennité, lui fit ramener ses regards sur la foule peu à peu grossie. Le pouf circulaire, placé au centre, et d'où jaillissait une gerbe de plantes vertes, n'était occupé que par trois dames, trois monstres, abominablement mises, installées pour une journée de médisances. Derrière lui, il entendit une voix rauque broyer de dures syllabes: c'était un Anglais en veston à carreaux, expliquant la scène de massacre à une femme jaune, enfouie au fond d'un cache-poussière de voyage. Des espaces restaient vides, des groupes se fourraient, s'émiettaient, allaient se reformer plus loin; toutes les têtes étaient levées, les hommes avaient des cannes, des paletots sur le bras, les femmes marchaient doucement, s'arrêtaient en profil perdu; et son œil de peintre était surtout accroché par les fleurs de leurs chapeaux, très aiguës de ton, parmi les vagues sombres des hauts chapeaux de soie noire. Il aperçut trois prêtres, deux simples soldats tombés là on ne savait d'où, des queues ininterrompues de messieurs décorés, des cortèges de jeunes filles et de mères barrant la circulation. Cependant, beaucoup se connaissaient, il y avait, de loin, des sourires, des saluts, parfois une poignée de main rapide, au passage. Les voix demeuraient discrètes; couvertes par le roulement continu des pieds.

Alors, Claude se mit à chercher son tableau. Il tâcha de s'orienter d'après les lettres, se trompa, suivit les salles de gauche. Toutes les portes s'ouvraient à la file, c'était une profonde perspective de portières en vieille tapisserie, avec des angles de tableaux entrevus. Il alla jusqu'à la grande salle de l'Ouest, revint par l'autre enfilade, sans trouver sa lettre. Et, quand il retomba dans le salon d'honneur, la cohue y avait grandi rapidement, on commençait à y marcher avec peine. Cette fois, ne pouvant avancer, il reconnut des peintres, le peuple des peintres, chez lui ce jour-là, et qui faisait les honneurs de la maison: un surtout, un ancien ami de l'atelier Boutin, jeune, dévoré d'un besoin de publicité, travaillant pour la médaille, racolant tous les visiteurs de quelque influence et les amenant de force voir ses tableaux; puis, le peintre, célèbre, riche, qui recevait devant son œuvre, un sourire de triomphe aux lèvres, d'une galanterie affichante avec les femmes, dont il avait une cour sans cesse renouvelée; puis, les autres, les rivaux qui s'exècrent en se criant à pleine voix des éloges, les farouches guettant d'une porte les succès des camarades, les timides qu'on ne ferait pas pour un empire passer dans leurs salles, les blagueurs cachant sous un mot drôle la plaie saignante de leur défaite, les sincères absorbés, tâchant de comprendre, distribuant déjà les médailles; et il y avait aussi les familles des peintres, une jeune femme, charmante, accompagnée d'un enfant coquettement pomponné, une bourgeoise revêche, maigre, flanquée de deux laiderons en noir, une grosse mère, échouée sur une banquette Au milieu de toute une tribu de mioches mal mouchés, une dame mûre, belle encore, qui regardait, avec sa grande fille, passer une gueuse, la maîtresse du père, toutes deux au courant, très calmes, échangeant un sourire; et il y avait encore les modèles, des femmes qui se tiraient par les bras, qui se montraient leurs corps les unes aux autres, dans les nudités des tableaux, parlant haut, habillées sans goût, gâtant leurs chairs superbes sous de telles robes, qu'elles semblaient bossues à côté des poupées bien mises, des Parisiennes dont rien ne serait resté, au déballage.

Quand il se fut dégagé, Claude enfila les portes de droite. Sa lettre était de ce côté. Il visita les salles marquées d'un L, ne trouva rien. Peut-être sa toile, égarée, confondue, avait-elle servi à boucher un trou ailleurs.

Alors, comme il était arrivé dans la grande salle de l'Est, il se lança au travers des autres petites salles en retour, cette queue reculée, moins fréquentée, où les tableaux semblent se rembrunir d'ennui, et qui est la terreur des peintres. Là encore, il ne découvrit rien. Ahuri, désespéré, il vagabonda, sortit sur la galerie du jardin, continua de chercher, parmi le trop-plein des numéros débordant au-dehors, blafards et grelottants sous la lumière crue; puis, après d'autres courses lointaines, il retomba pour la troisième fois dans le salon d'honneur. On s'y écrasait, maintenant. Le Paris célèbre, riche, adoré, tout ce qui éclate en vacarme, le talent, le million, la grâce, les maîtres du roman, du théâtre et du journal, les hommes de cercle, de cheval ou de Bourse, les femmes de tous les rangs, catins, actrices, mondaines, affichées ensemble, montaient en une houle accrue sans cesse; et, dans la colère de ses vaines recherches, il s'étonnait de la vulgarité des visages, vus de la sorte en masse, du disparate des toilettes, peu d'élégantes pour beaucoup de communes, du manque de majesté de ce monde, à tel point que la peur dont il avait tremblé se changeait en mépris. Était-ce donc ces gens qui allaient encore huer son tableau, si on le retrouvait? Deux petits reporters blonds complétaient une liste des personnes à citer. Un critique affectait de prendre des notes sur les marges de son catalogue; un autre professait, au centre d'un groupé de débutants; un autre, les mains derrière le dos, solitaire, demeurait planté, accablait chaque œuvre d'une impassibilité auguste. Et ce qui le frappait surtout, c'était cette bousculade de troupeau, cette curiosité en bande sans jeunesse ni passion, l'aigreur des voix, la fatigue des visages, un air de souffrance mauvaise. Déjà, l'envie était à l'œuvre: le monsieur qui fait de l'esprit avec les dames: celui qui, sans un mot, regarde, hausse terriblement les épaules, puis s'en va; les deux qui restent un quart d'heure, coude à coude, appuyés à la planchette de la cimaise, le nez sur une petite toile, chuchotant les bas, avec des regards torves de conspirateurs.

Mais Fagerolles venait de paraître; et, au milieu du flux continuel des groupes, il n'y avait plus que lui, la main tendue, se montrant partout à la fois, se prodiguant dans son double rôle de jeune motive et de membre influent du jury. Accablé d'éloges, de remerciements, de réclamations, il avait une réponse pour chacun, sans rien perdre de sa bonne grâce. Depuis le matin, il supportait l'assaut des petits peintres de sa clientèle qui se trouvaient mal placés. C'était le galop ordinaire de la première heure, tous se cherchant, courant se voir, éclatant en récriminations, en fureurs bruyantes, interminables: on était trop haut, le jour tombait mal, les voisinages tuaient l'effet, on parlait de décrocher son tableau et de l'emporter. Un surtout s'acharnait, un grand maigre, relançant de salle en salle Fagerolles, qui avait beau lui expliquer son innocence: il n'y pouvait rien, on suivait l'ordre des numéros de classement, les panneaux de chaque mur étaient disposés par terre, puis accrochés, sans qu'on favorisât personne. Et il poussa l'obligeance jusqu'à promettre son intervention, lors du remaniement des salles, après les médailles, sans arriver à calmer le grand maigre, qui continua de le poursuivre.

Un instant; Claude fendit la foule pour lui demander où l'on avait mis sa toile. Mais une fierté l'arrêta, à le voir si entouré. N'était-ce pas imbécile et douloureux, ce continuel besoin d'un autre? Du reste, il réfléchissait brusquement qu'il devait avoir sauté toute une file de salons, à droite; et, en effet, il y avait là des lieues nouvelles de peinture. Il finit par déboucher dans une salle, où la foule s'étouffait, en tas devant un grand tableau qui occupait le panneau d'honneur, au milieu.

D'abord, il ne put le voir, tant le flot des épaules moutonnait, une muraille épaissie de têtes, en rempart de chapeaux. On se ruait, dans une admiration béante. Enfin, à force de se hausser sur la pointe des pieds, il aperçut la merveille, il reconnut le sujet, d'après ce qu'on lui en avait dit.

C'était le tableau de Fagerolles. Et il retrouvait son Plein air, dans ce Déjeuner, la même note blonde, la même formule d'art, mais combien adoucie, truquée, gâtée, d'une élégance d'épidémie, arrangée avec une adresse infinie pour les satisfactions basses du public. Fagerolles n'avait pas commis la faute de mettre ses trois femmes nues; seulement, dans leurs toilettes osées de mondaines, il les avait déshabillées, l'une montrant sa gorge sous la dentelle transparente du corsage, l'autre découvrant sa jambe droite jusqu'au genou, en se renversant pour prendre une assiette, la troisième qui ne livrait pas un coin de sa peau, vêtue d'une robe si étroitement ajustée, qu'elle en était troublante l'indécence, avec sa croupe tendue de cavale. Quant aux deux messieurs, galants, en vestons de campagne, ils réalisaient le rêve du distingué; tandis qu'un valet, au loin, tirait encore un panier du landau, arrêté derrière les arbres. Tout cela, les figures, les étoffes, la nature morte du déjeuner, s'enlevait gaiement en plein soleil, sur les verdures assombries du fond; et l'habileté suprême était dans cette forfanterie d'audace, dans cette force menteuse qui bousculait juste assez la foule pour la faire se pâmer. Une tempête dans un pot de crème.

 

Claude, ne pouvant s'approcher, écoutait des mots, autour de lui. Enfin, en voilà un qui faisait de la vraie vérité! Il n'appuyait pas comme ces goujats de l'école nouvelle, il savait tout mettre sans rien mettre. Ah! les nuances, l'art des sous-entendus, le respect du public, les suffrages de la bonne compagnie! Et avec ça une finesse, un chantre, un esprit! Ce n'était pas lui qui se fâchait incongrûment en morceaux passionnés, d'une création débordante; non, quand il avait pris trois notes sur nature, il donnait les trois notes, pas une de plus. Un chroniqueur qui arrivait, s'extasia, trouva le mot: une peinture bien parisienne. On le répéta, on ne passa plus sans déclarer ça bien parisien.

Ces dos enflés, ces admirations montant en une marée d'échines finissaient par exaspérer Claude; et, pris du besoin de voir les têtes dont se composait un succès, il tourna le tas, il manœuvra de façon à s'adosser contre la cimaise. Là, il avait le public de face, dans le jour gris que filait la toile du plafond, éteignant le milieu de la salle; tandis que la lumière vive, glissée des bords de l'écran, éclairait les tableaux des murs d'une nappe blanche, où l'or des cadres prenait le ton chaud du soleil.

Tout de suite, il reconnut les gens qui l'avaient hué, autrefois: si ce n'était pas ceux-là, c'étaient leurs frères; mais sérieux, extasiés, embellis de respectueuse attention.

L'air mauvais des figures, cette fatigue de la lutte, cette bile de l'envie tirant et jaunissant la peau, qu'il avait remarquées d'abord, s'attendrissaient ici, dans l'unanime régal d'un mensonge aimable. Deux grosses dames, la bouche ouverte, bâillaient d'aise. De vieux messieurs arrondissaient les yeux, d'un air entendu. Un mari expliquait tout bas le sujet à sa jeune femme, qui hochait le menton, dans un joli mouvement du col. Il y avait des émerveillements béats, étonnés, profonds, gais, austères, des sourires inconscients, des airs mourants de tête. Les chapeaux noirs se renversaient à demi, les fleurs des femmes coulaient sur leurs nuques. Et tous ces visages s'immobilisaient une minute, étaient poussés, remplacés par d'autres qui leur ressemblaient, continuellement.

Alors, Claude s'oublia, stupide devant ce triomphe. La salle devenait trop petite, toujours des bandes nouvelles s'y entassaient. Ce n'étaient plus les vides de la première heure, les souffles froids montés du jardin, l'odeur de vernis errante encore; maintenant, l'air s'échauffait, s'aigrissait du parfum des toilettes. Bientôt, ce qui domina, ce fut l'odeur de chien mouillé. Il devait pleuvoir, une de ces averses brusques de printemps, car les derniers venus apportaient une humidité, des vêtements lourds qui semblaient fumer, dès qu'ils entraient dans la chaleur de la salle. En effet, des coups de ténèbres passaient, depuis un instant, sur l'écran du plafond. Claude, qui leva les yeux, devina un galop de grandes nuées fouettées, de bise, des trombes d'eau battant les vitres de la baie. Une moire d'ombres courait le long des murs, tous les tableaux s'obscurcissaient, le public se noyait de nuit; jusqu'à ce que la nuée emportée, le peintre revît sortir les têtes de ce crépuscule, avec les mêmes bouches rondes, les mêmes yeux ronds de ravissement imbécile.

Mais une autre amertume était réservée à Claude. Il aperçut, sur le panneau de gauche, le tableau de Bongrand, en pendant à celui de Fagerolles. Et, devant celui-là, personne ne se bousculait, les visiteurs défilaient avec indifférence. C'était pourtant l'effort suprême, le coup que le grand peintre cherchait à porter depuis des années, une dernière œuvre enfantée dans le besoin de se prouver la virilité de son déclin. La haine qu'il nourrissait contre La Noce au village, ce premier chef-d'œuvre dont on avait écrasé sa vie de travailleur, venait de le pousser à choisir le sujet contraire et symétrique: L'Enterrement au village, un convoi de jeune fille, débandé parmi des champs de seigle et d'avoine. Il luttait contre lui-même, on verrait bien s'il était fini, si l'expérience de ses soixante ans ne valait pas la fougue heureuse de sa jeunesse; et l'expérience était battue, l'œuvre allait être un insuccès morne, une de ces chutes sourdes de vieil homme, qui n'arrêtent même pas les passants. Des morceaux de maître s'indiquaient toujours, l'enfant de chœur tenant la croix, le groupe des filles de la Vierge portant la bière, et dont les robes blanches, plaquées sur des chairs rougeaudes, faisaient un joli contraste avec l'endimanchement noir du cortège, au travers des verdures; seulement, le prêtre en surplis, la fille à la bannière, la famille derrière le corps, toute la toile d'ailleurs était d'une facture sèche, désagréable de science, raidie par l'obstination. Il y avait là un retour inconscient, fatal, au romantisme tourmenté, d'où était parti l'artiste, autrefois.

Et c'était bien le pis de l'aventure, l'indifférence du public avait sa raison dans cet art d'une autre époque, dans cette peinture cuite et un peu terne, qui ne l'accrochait plus au passage, depuis la vogue des grands éblouissements de lumière.

Justement, Bongrand, avec l'hésitation d'un débutant timide, entra dans la salle, et Claude eut le cœur serré en le voyant jeter un coup d'œil à son tableau solitaire, puis un autre à celui de Fagerolles, qui faisait émeute.

En cette minute, le peintre dut avoir la conscience aiguë de sa fin. Si, jusque-là, la peur de sa lente déchéance l'avait dévoré, ce n'était qu'un doute; et, maintenant, il avait une brusque certitude, il se survivait, son talent était mort, jamais plus il n'enfanterait des œuvres vivantes. Il devint très pâle, il eut un mouvement pour fuir, lorsque le sculpteur Chambouvard, qui arrivait par l'autre porte, avec sa queue ordinaire de disciples, l'interpella, de sa voix grasse, sans se soucier des personnes présentes.

«Ah! farceur, je vous y prends, à vous admirer!» Lui, cette année-là, avait une Moissonneuse exécrable, une de ces figures stupidement ratées, qui semblaient des gageures, sorties de ses puissantes mains et il n'en était pas moins rayonnant, certain d'un chef-d'œuvre de plus, promettant son infaillibilité de dieu, au milieu de la foule, qu'il n'entendait pas rire.

Sans répondre, Bongrand le regarda de ses yeux brûlés de fièvre.

«Et ma machine, en bas, continua l'autre, l'avez-vous vue?.. Qu'ils y viennent donc, les petits d'à présent! Il n'y a que nous, la vieille France!»

Déjà, il s'en allait, suivi de sa cour, saluant le public étonné.

«Brute!» murmura Bongrand, étranglé de chagrin, révolté comme de l'éclat d'un rustre dans la chambre d'un mort.

Il avait aperçu Claude, il s'approcha. N'était-ce pas lâche de fuir cette salle? Et il voulait montrer son courage, son âme haute, où l'envie n'était jamais entrée.

«Dites donc, notre ami Fagerolles en a, un succès!..

Je mentirais, si je m'extasiais sur son tableau, que je n'aime guère; mais lui est très gentil, vraiment… Et puis, vous savez qu'il a été tout à fait bien pour vous.» Claude s'efforçait de trouver un mot d'admiration sur L'Enterrement.

«Le petit cimetière, au fond, est si joli!.. Est-il possible que le public…» D'une voix rude, Bongrand l'arrêta.

«Hein! mon ami, pas de condoléances… Je vois clair.» À ce moment, quelqu'un les salua d'un geste familier, et Claude reconnut Naudet, un Naudet grandi, enflé, doré par le succès des affaires colossales qu'il brassait à présent.