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«Fichtre! murmura-t-il, un air de feu lui fera du bien…

C'est collé sur elle, une vraie cuirasse.» Les linges craquaient sous ses doigts, se brisaient en morceaux de glace. Il dut attendre que la chaleur les eût dégelés un peu; et, avec mille précautions, il la désemmaillotait, la tête d'abord, puis la gorge, puis les hanches, heureux de la revoir intacte, souriant en amant à sa nudité de femme adorée.

«Hein? qu'en dis-tu?».

Claude, qui ne l'avait vue qu'en ébauche, hocha la tête, pour ne pas répondre tout de suite. Décidément, ce bon Mahoudeau trahissait, en arrivait à la grâce malgré lui, par les jolies choses qui fleurissaient de ses gros doigts d'ancien tailleur de pierres. Depuis sa Vendangeuse colossale, il était allé en rapetissant ses œuvres, sans paraître s'en douter lui-même, lançant toujours le mot féroce de tempérament, mais cédant à la douceur font se noyaient ses yeux. Les gorges géantes devenaient enfantines, les cuisses s'allongeaient en fuseaux élégants, c'était enfin la nature vraie qui perçait sous le dégonflement de l'ambition. Exagérée encore, sa Baigneuse était déjà d'un grand charme, avec son frissonnement des épaules, ses deux bras serrés qui remontaient les seins, des seins amoureux, pétris dans le désir de la femme, qu'exaspérait sa misère; et, forcément chaste, il en avait ainsi fait une chair sensuelle, qui le troublait.

«Alors, ça ne te va pas, reprit-il, l'air fâché.

– Oh! si, si… Je crois que tu as raison d'adoucir un peu ton affaire, puisque tu sens de la sorte. Et tu auras du succès avec ça. Oui, c'est évident, ça plaira beaucoup.» Mahoudeau, que des éloges pareils auraient consterné autrefois, sembla ravi. Il expliqua qu'il voulait conquérir le public, sans rien lâcher de ses convictions.

«Ah! nom d'un chien! ça me soulage, que tu sois content, car je l'aurais démolie, si tu m'avais dit de la démolir, parole d'honneur!.. Encore quinze jours de travail, et je vendrai ma peau à qui la voudra, pour payer le mouleur… Dis? ça va me faire un fameux salon.

Peut-être une médaille!» Il riait, s'agitait; et, s'interrompant:

«Puisque nous ne sommes pas pressés, assieds-toi donc… J'attends que les linges soient dégelés complètement.» Le poêle commençait à rougir, une grosse chaleur se dégageait. Justement, la Baigneuse, placée très près, semblait revivre, sous le souffle tiède qui lui montait le long de l'échine, des jarrets à la nuque. Et tous les deux, assis maintenant, continuaient à la regarder de face et à causer d'elle, la détaillant, s'arrêtant à chaque partie de son corps. Le sculpteur surtout s'excitait dans sa joie, la caressait de loin d'un geste arrondi. Hein? le ventre en coquille, et ce joli pli à la taille, qui accusait le renflement de la hanche gauche! À ce moment, Claude, les yeux sur le ventre, crut avoir une hallucination. La Baigneuse bougeait, le ventre avait frémi d'une onde légère, la hanche gauche s'était tendue encore, comme si la jambe droite allait se mettre en marche.

«Et les petits plans qui filent vers les reins, continuait Mahoudeau, sans rien voir. Ah! c'est ça que j'ai soigné! Là, mon vieux, la peau, c'est du satin.» Peu à peu, la statue s'animait tout entière. Les reins roulaient, la gorge se gonflait dans un grand soupir, entre les bras desserrés. Et, brusquement, la tête s'inclina, les cuisses fléchirent, elle tombait d'une chute vivante, avec l'angoisse effarée, l'élan de douleur d'une femme qui se jette.

Claude comprenait enfin, lorsque Mahoudeau eut un cri terrible.

«Nom de Dieu! ça casse, elle se fout par terre!» En dégelant, la terre avait rompu le bois trop faible de l'armature. Il y eut un craquement, on entendit des os se fendre. Et lui, du même geste d'amour dont il s'enfiévrait à la caresser de loin, ouvrit les deux bras, au risque d'être tué sous elle. Une seconde, elle oscilla, puis s'abattit d'un coup, sur la face, coupée aux chevilles, laissant ses pieds collés à la planche.

Claude s'était élancé pour le retenir.

«Bougre! tu vas te faire écraser!» Mais, tremblant de la voir s'achever sur le sol, Mahoudeau restait les mains tendues. Et elle sembla lui tomber au cou, il la reçut dans son étreinte, serra les bras sur cette grande nudité vierge, qui s'animait comme sous le premier éveil de la chair. Il y entra, la gorge amoureuse s'aplatit contre son épaule, les cuisses vinrent battre les siennes, tandis que la tête, détachée, roulait par terre. La secousse fut si rude qu'il se trouva emporté, culbuté jusqu'au mur; et, sans lâcher ce tronçon de femme, il demeura étourdi, gisant près d'elle.

«Ah! bougre», répétait furieusement Claude, qui le croyait mort.

Péniblement, Mahoudeau s'agenouilla, et il éclata en gros sanglots. Dans sa chute, il s'était seulement meurtri le visage. Du sang coulait d'une de ses joues, se mêlant à ses larmes.

«Chienne de misère, va! Si ce n'est pas à se ficher à l'eau, que de ne pouvoir seulement acheter deux tringles!.. Et la voilà, et la voilà…» Ses sanglots redoublaient, une lamentation d'agonie, une douleur hurlante d'amant devant le cadavre mutilé de ses tendresses. De ses mains égarées, il en touchait les membres, épars autour de lui, la tête, le torse, les bras qui s'étaient rompus; mais surtout la gorge défoncée, ce sein aplati, comme opéré d'un mal affreux, le suffoquait, le faisait revenir toujours là, sondant la plaie, cherchant la fente par laquelle la vie s'en était allée; et ses larmes sanglantes ruisselaient, tachaient de rouge les blessures. «Aide-moi donc, bégaya-t-il. On ne peut pas la laisser comme ça.» L'émotion avait gagné Claude, dont les yeux se mouillaient, eux aussi, dans sa fraternité d'artiste. Il s'empressa, mais le sculpteur, après avoir réclamé son aide, voulait être seul à ramasser ces débris, comme s'il eût craint pour eux la brutalité de tout autre. Lentement, il se traînait à genoux, prenait les morceaux un à un, les couchait, les rapprochait sur une planche. Bientôt, la figure fut de nouveau entière, pareille à une de ces suicidées d'amour, qui se sont fracassées du haut d'un monument, et qu'on recolle, comiques et lamentables, pour les porter à la Morgue. Lui, retombé sur le derrière, devant elle, ne la quittait pas du regard, s'oubliait dans une contemplation navrée. Pourtant, ses sanglots se calmaient, il dit enfin avec un grand soupir:

«Je la ferai couchée, que veux-tu!.. Ah! ma pauvre bonne femme, j'avais eu tant de peine à la mettre debout, et je la trouvais si grande!».

Mais, tout d'un coup, Claude s'inquiéta. Et son mariage?

Il fallut que Mahoudeau changeât de vêtements. Comme il n'avait pas d'autre redingote, il dut se contenter d'un veston. Puis, lorsque la figure fut couverte de linges, ainsi qu'une morte sur laquelle on a tiré le drap, tous deux s'en allèrent en courant. Le poêle ronflait, un dégel emplissait d'eau l'atelier, où les vieux plâtres poussiéreux ruisselaient de boue.

Rue de Douai, il n'y avait plus que le petit Jacques, laissé en garde chez la concierge. Christine, lasse d'attendre, venait de partir avec les trois autres témoins, croyant à un malentendu: peut-être Claude lui avait-il dit qu'il irait directement là-bas, en compagnie de Mahoudeau. Et ceux-ci se remirent vivement en marche, ne rattrapèrent la jeune femme et les camarades que rue Drouot, devant la mairie. On monta tous ensemble, on fut très mal reçu par l'huissier de service, à cause du retard. D'ailleurs, le mariage se trouva bâclé en quelques minutes, dans une salle absolument vide. Le maire ânonnait, les deux époux dirent le «oui» sacramentel d'une voix brève, tandis que les témoins s'émerveillaient du mauvais goût de la salle. Dehors, Claude reprit le bras de Christine, et ce fut tout.

Il faisait bon marcher, par cette gelée claire. La bande revint tranquillement à pied, gravit la rue des Martyrs, pour se rendre au restaurant du boulevard de Clichy. Un petit salon était retenu, le déjeuner fut très amical; et on ne dit pas un mot de la simple formalité qu'on venait de remplir, on parla d'autre chose tout le temps, comme à une de leurs réunions ordinaires, entre camarades.

Ce fut ainsi que Christine, très émue au fond, sous son affectation d'indifférence, entendit pendant trois heures son mari et les témoins s'enfiévrer au sujet de la borine femme à Mahoudeau. Depuis que les autres savaient l'histoire, ils en remâchaient les moindres détails. Sandoz trouvait ça d'une allure étonnante. Jory et Gagnière discutaient la solidité des armatures, le premier sensible à la perte d'argent, le second démontrant avec une chaise qu'on aurait pu maintenir la statue. Quant à Mahoudeau, encore ébranlé, envahi d'une stupeur, il se plaignait d'une courbature, qu'il n'avait pas sentie d'abord: tous ses membres s'endolorissaient, il avait les muscles froissés, la peau meurtrie, comme au sortir des bras d'une amante de pierre. Et Christine lui lava l'écorchure de sa joue de nouveau saignante, et il lui semblait que cette statue de femme mutilée s'asseyait à la table avec eux, que c'était elle seule qui importait ce jour-là, elle seule qui passionnait Claude, dont le récit, répété à vingt reprises, ne tarissait pas sur son émotion, devant cette gorge et ces hanches d'argile broyées à ses pieds.

Pourtant, au dessert, il y eut une diversion. Gagnière demanda soudain à Jory:

«À propos, toi, je t'ai vu avec Mathilde, dimanche…

Oui, oui, rue Dauphine.» Jory, devenu très rouge, tâcha de mentir; mais son nez remuait, sa bouche se fronçait, il se mit à rire d'un air bête.

«Oh! une rencontre… Parole d'honneur! je ne sais pas où elle loge, je vous l'aurais dit.

– Comment! c'est toi qui la caches? s'écria Mahoudeau.

Va, tu peux la garder, personne ne te la redemande.» La vérité était que Jory, rompant avec toutes ses habitudes de prudence et d'avarice, cloîtrait maintenant Mathilde dans une petite chambre. Elle le tenait par son vice, il glissait au ménage avec cette goule, lui qui, pour ne pas payer, vivait autrefois des raccrocs de la rue.

 

«Bah! on prend son plaisir où on le trouve, dit Sandoz, plein d'une indulgence philosophique. – C'est bien vrai», répondit-il simplement, en allumant un cigare.

On s'attarda, la nuit tombait, quand on reconduisit Mahoudeau, qui, décidément, voulait se mettre au lit: Et, en rentrant, Claude et Christine, après avoir repris Jacques chez la concierge, trouvèrent l'atelier tout froid, noyé d'une ombre si épaisse qu'ils tâtonnèrent longtemps, avant de pouvoir allumer la lampe. Il fallut aussi rallumer le poêle; sept heures sonnaient, lorsqu'ils respirèrent enfin à l'aise. Alors ils n'avaient pas faim, ils achevèrent un reste de bouilli, plutôt pour engager l'enfant à manger sa soupe; et, quand ils l'eurent couché, ils s'installèrent sous la lampe, ainsi que tous les soirs.

Cependant, Christine n'avait pas mis d'ouvrage devant elle, trop remuée pour travailler. Elle restait là, les mains oisives sur la table, regardant Claude, qui, lui, s'était tout de suite enfoncé dans un dessin, un coin de son tableau, des ouvriers du port Saint-Nicolas déchargeant du plâtre.

Une songerie invincible, des souvenirs, des regrets passaient en elle, au fond de ses yeux vagues; et, peu à peu, ce fut une tristesse croissante, une grande douleur muette qui parut l'envahir tout entière, au milieu de cette indifférence, de cette solitude sans borne, où elle tombait, si près de lui. Il était bien toujours avec elle, de l'autre côté de la table; mais comme elle le sentait loin, là-bas, devant la pointe de la Cité, plus loin encore, dans l'infini inaccessible de l'art, si loin maintenant, que jamais plus elle ne le rejoindrait! Plusieurs fois, elle avait tenté de causer, sans le décider à répondre. Les heures passaient, elle s'engourdissait à ne rien faire, elle finit par tirer son porte-monnaie et par compter son argent.

«Tu sais ce que nous avons pour entrer en ménage?» Claude ne leva même pas la tête.

«Nous avons neuf sous… Ah! quelle misère!» Il haussa les épaules, il gronda enfin:

«Nous Serons riches, laisse donc!» Et le silence recommença, elle n'essaya même plus de le rompre, contemplant les neuf sous alignés sur la table.

Minuit sonnèrent, elle eut un frisson, malade d'attente et de froid. «Couchons-nous, dis? murmura-t-elle. Je n'en puis plus.» Il s'enrageait tellement à son travail qu'il n'entendit pas.

«Dis? le poêle s'est éteint, nous allons prendre du mal… Couchons-nous.» Cette voix suppliante le pénétra, le fit tressaillir d'une brusque exaspération.

«Eh! couche-toi, si tu veux!.. Tu vois bien que je veux achever quelque chose.» Un instant, elle demeura encore, saisie devant cette colère, la face douloureuse. Puis, se sentant importune, comprenant que sa seule présence de femme inoccupée le mettait hors de lui, elle quitta la table et alla se coucher, en laissant la porte grande ouverte. Une demi-heure, trois quarts d'heure s'écoulèrent; aucun bruit, pas même un souffle, ne sortait de la chambre; mais elle ne dormait point, allongée sur le dos, les yeux ouverts dans l'ombre; et elle se risqua timidement à jeter un dernier appel, du fond de l'alcôve ténébreuse.

«Mon mimi, je t'attends… De grâce, mon mimi, viens te coucher.»

Un juron seul répondit. Rien ne bougea plus, elle s'était assoupie peut-être. Dans l'atelier, le froid de glace augmentait, la lampe charbonnée brûlait avec une flamme rouge; tandis que lui, penché sur son dessin, ne paraissait pas avoir conscience de la marche lente des minutes.

À deux heures, pourtant, Claude se leva, furieux de ce que la lampe s'éteignait, faute d'huile. Il n'eut que le temps de l'apporter dans la chambre, pour ne pas s'y déshabiller à tâtons. Mais son mécontentement grandit encore, en apercevant Christine, sur le dos, les yeux ouverts. «Comment! tu ne dors pas?

– Non, je n'ai pas sommeil.

– Ah! je sais, c'est un reproche… Je t'ai dit vingt fois combien ça me contrarie que tu m'attendes.» Et, la lampe morte, il s'allongea près d'elle, dans l'obscurité. Elle ne bougeait toujours pas, il bâilla deux fois, écrasé de fatigue. Tous deux restaient éveillés, mais ils ne trouvaient rien, ils ne se disaient rien. Lui refroidi, les jambes gourdes, glaçait les draps. Enfin, au bout de réflexions vagues, comme le sommeil le prenait, il s'écria en sursaut:

«Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'elle ne se soit pas abîmé le ventre, oh! un ventre d'un joli!

– Qui donc? demanda Christine, effarée.

– Mais la bonne femme à Mahoudeau.» Elle eut une secousse nerveuse, elle se retourna, enfouit la tête dans l'oreiller; et il fut stupéfait de l'entendre éclater en larmes.

«Quoi? tu pleures!» Elle étouffait, elle sanglotait si fort, que le matelas, en était secoué.

«Voyons, qu'est-ce que tu as? Je ne t'ai rien dit…

Ma chérie, voyons!» À mesure qu'il parlait, il devinait à présent la cause de ce gros chagrin. Certes, un jour comme celui-là, il aurait dû se coucher en même temps qu'elle; mais il était bien innocent, il n'avait pas seulement songé à ces histoires. Elle le connaissait, il devenait une vraie brute, quand il était au travail.

«Voyons, ma chérie, nous ne sommes pas d'hier ensemble… Oui, tu avais arrangé ça, dans ta petite tête.

Tu voulais être la mariée, hein?.. Voyons, ne pleure plus, tu sais bien que je ne suis pas méchant.» Il l'avait prise, elle s'abandonna. Alors ils eurent beau s'étreindre, la passion était morte. Ils le comprirent, quand ils se lâchèrent et qu'ils se retrouvèrent étendus côte à côte, étrangers désormais, avec cette sensation d'un obstacle entre eux, d'un autre corps, dont le froid les avait déjà effleurés, certains jours, dès le début ardent de leur liaison.

Jamais plus, maintenant, ils ne se pénétreraient. Il y avait là quelque chose d'irréparable, une cassure, un vide qui s'était produit. L'épouse diminuait l'amante, cette formalité du mariage semblait avoir tué l'amour.

IX

Claude, qui ne pouvait peindre son grand tableau dans le petit atelier de la rue de Douai, résolut de louer autre part quelque hangar, d'espace suffisant; et il trouva son affaire en flânant sur la butte Montmartre, à mi-côte de la rue Tourlaque, cette rue qui dévale derrière le cimetière, et d'où l'on domine Clichy jusqu'aux marais de Gennevilliers. C'était un ancien séchoir de teinturier, une baraque de quinze mètres de long sur dix de large, dont les planches et le plâtre laissaient passer tous les vents du ciel. On lui louait ça trois cents francs. L'été allait venir, il abattrait vite son tableau, puis donnerait congé.

Dès lors, il se décida à tous les frais nécessaires, dans sa fièvre de travail et d'espoir. Puisque la fortune était certaine, pourquoi l'entraver par des prudences inutiles?

Usant de son droit, il entama le capital de sa rente de mille francs, il s'habitua à prendre sans compter. D'abord, il s'était caché de Christine, car elle l'en avait empêché deux fois déjà; et, lorsqu'il dut le dire, elle aussi, après huit jours de reproches et d'alarmes, s'y accoutuma, heureuse du bien-être où elle vivait, cédant à la douceur d'avoir toujours de l'argent dans la poche. Ce furent quelques années de tiède abandon. Bientôt, Claude ne vécut plus que pour son tableau. Il avait meublé le grand atelier sommairement: des chaises, son ancien divan du quai de Bourbon, une table de sapin, payée cent sous chez une fripière. La vanité d'une installation luxueuse lui manquait, dans la pratique de son art. Sa seule dépense fut une échelle roulante, à plate-fourre et à marchepied mobile. Ensuite, il s'occupa de sa toile, qu'il voulait longue de huit mètres, haute de cinq; et il s'entêta à la préparer lui-même, commanda le châssis, acheta la toile sans couture, que deux camarades et lui eurent toutes les peines du monde à tendre avec des tenailles; puis, il se contenta de la couvrir au couteau d'une couche de céruse, refusant de la coller, pour qu'elle restât absorbante, ce qui, disait-il, rendait la peinture claire et solide. Il ne fallait pas songer à un chevalet, on n'aurait pu y manœuvrer une telle pièce. Aussi imagina-t-il un système de madriers et de cordes, qui la tenait contre le mur, un peu penchée, sous un jour frisant. Et, le long de cette vaste nappe blanche, l'échelle roulait: c'était toute une construction, une charpente de cathédrale, devant l'œuvre à bâtir.

Mais, lorsque tout se trouva prêt, il fut pris de scrupules.

L'idée qu'il n'avait peut-être pas choisi, là-bas, sur nature, le meilleur éclairage, le tourmentait. Peut-être un effet de matin aurait-il mieux valu? peut-être aurait-il dû choisir un temps gris? Il retourna au pont des Saints-Pères, il y vécut trois mois encore.

À toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devant lui, entre les deux trouées du fleuve. Sous une tombée de neige tardive, il la vit fourrée d'hermine, au-dessus de l'eau couleur de boue, se détachant sur un ciel d'ardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, s'essuyer de l'hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, un jour de fin brouillard, se reculer, s'évaporer, légère et tremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l'immense rideau tiré du ciel à la terre; des orages, dont les éclairs la montraient fauve, d'une lumière louche de coupe-gorge, à demi détruite par l'écroulement des grands nuages de cuivre; des vents qui la balayaient d'une tempête, aiguisant les angles, la découpant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l'air. D'autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clarté diffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d'une délicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin. Il voulut la voir sous le soleil levant, se dégageant des brumes matinales, lorsque le quai de l'Horloge rougeoie et que le quai des Orfèvres reste appesanti de ténèbres, toute vivante déjà dans le ciel rose par le réveil éclatant de ses tours et de ses flèches, tandis que, lentement, la nuit descend des édifices, ainsi qu'un manteau qui tombe. Il voulut la voir à midi, sous le soleil frappant d'aplomb, mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte, n'ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaient les toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil à son déclin, se laissant reprendre par la nuit montée peu à peu de la rivière, gardant aux arêtes des monuments les franges de braise d'un charbon près de s'éteindre, avec de derniers incendies qui se rallumaient dans des fenêtres, de brusques flambées de vitres qui lançaient des flammèches et trouaient les façades. Mais, devant ces vingt Cités différentes, quelles que fussent les heures, quel que fût le temps, il en revenait toujours à la Cité qu'il avait vue la première fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cette Cité sereine sous le vent léger, ce cœur de Paris battant dans la transparence de l'air, comme élargi par le ciel immense, que traversait un vol de petits nuages.

Claude passait là ses journées, dans l'ombre du pont des Saints-Pères. Il s'y abritait, en avait fait sa demeure, son toit. Le fracas continu des voitures, semblable à un roulement éloigné de foudre, ne le gênait plus. Installé contre la première culée, au-dessous des énormes cintrés de fonte, il prenait des croquis, peignait des études. Jamais il ne se trouvait assez renseigné, il dessinait le même détail à dix reprises. Les employés de la navigation, dont les bureaux était là, avaient fini par le connaître; et même la femme d'un surveillant, qui habitait une sorte de cabine goudronnée, avec son mari, deux enfants et un chat, lui gardait ses toiles fraîches, afin qu'il n'eût pas la peine de les promener chaque jour à travers les rues. C'était une joie pour lui, ce refuge, sous ce Paris qui grondait en l'air, dont il sentait la vie ardente couler sur sa tête.

Le port Saint-Nicolas le passionna d'abord de sa continuelle activité de lointain port de mer, en plein quartier de l'Institut: la grue à vapeur, la Sophie, manœuvrait, hissait des blocs de pierre; des tombereaux venaient s'emplir de sable; des bêtes et des hommes tiraient, s'essoufflaient, sur les gros pavés en pente qui descendaient, jusqu'à l'eau, à ce bord de granit où s'amarrait une double rangée de chalands et de péniches; et, pendant des semaines, il s'était appliqué à une étude, des ouvriers déchargeant un bateau de plâtre, portant sur l'épaule des sacs blancs, laissant derrière eux un chemin blanc, poudrés de blanc eux-mêmes, tandis que, près de là, un autre bateau, vide de son chargement de charbon, avait maculé la berge d'une large tache d'encre. Ensuite, il prit le profil du bain froid, sur la rive gauche, ainsi qu'un lavoir à l'autre plan, les châssis vitrés ouverts, les blanchisseuses alignées, agenouillées au ras du courant, tapant leur linge. Dans le milieu il étudia une barque menée à la godille par un marinier, puis un remorqueur plus au fond, un vapeur du touage qui se halait sur sa chine et remontait un train de tonneaux et de planches. Les fonds, il les avait depuis longtemps, il en recommença pourtant des morceaux, les deux trouées de la Seine, un grand ciel tout seul où ne s'élevaient que les flèches et les tours dorées de soleil. Et, sous le pont hospitalier, dans ce coin aussi perdu qu'un creux lointain de roches, rarement un curieux le dérangeait, les pêcheurs à la ligne passaient avec le mépris de leur indifférence, il n'avait guère pour compagnon que le chat du surveillant, faisant sa toilette au soleil, paisible dans le tumulte du monde d'en haut.

 

Enfin, Claude eut tous ses cartons. Il jeta en quelques jours une esquisse d'ensemble, et la grande œuvre fut commencée. Mais, durant tout l'été, il s'engagea, rue Tourlaque, entre lui et sa toile immense, une première bataille; car il s'était obstiné à vouloir mettre lui-même sa composition au carreau, et il ne s'en tirait pas, empêtré dans de continuelles erreurs, pour la moindre déviation de ce tracé mathématique, dont il n'avait point l'habitude.

Cela l'indignait. Il passa outre, quitte à corriger plus tard, il couvrit la toile violemment, pris d'une telle fièvre qu'il vivait sur son échelle les journées entières, maniant des brosses énormes, dépensant une force musculaire à remuer des montagnes. Le soir, il chancelait comme un homme ivre, il s'endormait à la dernière bouchée, foudroyé; et il fallait que sa femme le couchât, ainsi qu'un enfant.

De ce travail héroïque, il sortit une ébauche magistrale, une de ces ébauches où le génie flambe, dans le chaos encore mal débrouillé des tons. Bongrand, qui vint le voir, saisit le peintre dans ses grands bras et le baisa à l'étouffer, les yeux aveuglés de larmes. Sandoz, enthousiaste, donna un dîner; les autres, Jory, Mahoudeau, Gagnière, colportèrent de nouveau l'annonce d'un chef d'œuvre; quant à Fagerolles, il resta un instant immobile, puis éclata en félicitations, trouvant ça trop beau.

Et Claude, en effet, comme si cette ironie d'un habile homme lui eût porté malheur, ne fit ensuite que gâter son ébauche: C'était sa continuelle histoire, il se dépensait d'un coup, en un élan magnifique; puis, il n'arrivait pas à faire sortir le reste, il ne savait pas finir. Son impuissance recommença, il vécut deux années sur cette toile, n'ayant d'entrailles que pour elle, tantôt ravi en plein ciel par des joies folles, tantôt retombé à terre, si misérable, si déchiré de doutes que les moribonds râlant dans des lits d'hôpital étaient plus heureux que lui. Déjà deux fois, il n'avait pu être prêt pour le Salon; car toujours, au dernier moment, lorsqu'il espérait terminer en quelques séances, des trous se déclaraient, il sentait la composition craquer et crouler sous ses doigts. À l'approche du troisième Salon, il eut une crise terrible, il resta quinze jours sans aller à son atelier de la rue Tourlaque; et, quand il y rentra, ce fut comme on rentre dans une maison vidée par la mort: il tourna la grande toile contre le mur, il roula l'échelle dans un coin, il aurait tout cassé, tout brûlé, si ses mains défaillantes en avaient trouvé la force.

Mais rien n'existait plus, un vent de colère venait de balayer le plancher, il parlait de se mettre à de petites choses, puisqu'il était incapable des grands labeurs.

Malgré lui, son premier projet de petit tableau le ramena là-bas, devant la Cité. Pourquoi n'en ferait-il pas simplement une vue, sur une toile moyenne? Seulement, une sorte de pudeur, mêlée d'une étrange jalousie, l'empêcha d'aller s'asseoir sous le pont des Saints-Pères: il lui semblait que cette place fût sacrée maintenant, qu'il ne devait pas déflorer la virginité de la grande œuvre, même morte. Et il s'installa au bout de la berge, en amont du pont Saint-Nicolas. Cette fois, au moins, il travaillait directement sur la nature, il se réjouissait de n'avoir pas à tricher, comme cela était fatal pour les toiles de dimensions démesurées. Le petit tableau, très soigné, plus poussé que de coutume, eut cependant le sort des autres devant le jury indigné, par cette peinture de balai ivre, selon la phrase qui courut alors les ateliers. Ce fut un soufflet d'autant plus sensible, qu'on avait parlé de concessions, d'avances faites à l'École pour être reçu; et le peintre, ulcéré, pleurant de rage, arracha la toile par minces lambeaux et la brûla dans son poêle, lorsqu'elle lui revint. Celle-ci, il ne lui suffisait pas de la tuer d'un coup de couteau, il fallait l'anéantir.

Une autre année se passa pour Claude à des besognes vagues. Il travaillait par habitude, ne finissait rien, disait lui-même, avec un rire douloureux, qu'il s'était perdu et qu'il se cherchait. Au fond, la conscience tenace de son génie lui laissait un espoir indestructible, même pendant les longues crises d'abattement. Il souffrait comme un damné roulant l'éternelle roche qui retombait et l'écrasait; mais l'avenir lui restait, la certitude de la soulever de ses deux poings, un jour, et de la lancer dans les étoiles.

On vit enfin ses yeux se rallumer de passion, on sut qu'il se cloîtrait de nouveau rue Tourlaque. Lui qui, autrefois, était toujours emporté, au-delà de l'œuvre présente, par le rêve élargi de l'œuvre future, se heurtait de front, maintenant à ce sujet de la Cité. C'était l'idée fixe, la barre qui fermait sa vie. Et, bientôt, il en reparla librement, dans une nouvelle flambée d'enthousiasme, criant avec des gaietés d'enfant qu'il avait trouvé et qu'il était certain du triomphe.

Un matin, Claude, qui jusque-là n'avait pas rouvert sa porte, voulut bien laisser entrer Sandoz. Celui-ci tomba sur une esquisse, faite de verve, sans modèle, admirable encore de couleur. D'ailleurs, le sujet restait le même: le port Saint-Nicolas à gauche, l'école de natation à droite, la Seine et la Cité au fond. Seulement, il demeura stupéfait en apercevant, à la place de la barque conduite par un marinier, une autre barque, très grande, tenant tout le milieu de la composition, et que trois femmes occupaient: une, en costume de bain, ramant; une autre, assise au bord, les jambes dans l'eau, son corsage à demi arraché montrant l'épaule; la troisième, toute droite, toute nue à la proue, d'une nudité si éclatante qu'elle rayonnait comme un soleil.

«Tiens! quelle idée! murmura Sandoz. Que font-elles là, ces femmes?

– Mais elles se baignent, répondit tranquillement Claude.

Tu vois bien qu'elles sont sorties du bain froid, ça me donne un motif de nu, une trouvaille, hein?.. Est-ce que ça te choque?» Son vieil ami, qui le connaissait, trembla de le rejeter dans ses doutes.

«Moi? oh! non! Seulement, j'ai peur que le public ne comprenne pas, cette fois encore. Ce n'est guère vraisemblable, cette femme nue, au beau milieu de Paris.» Il s'étonna naïvement.

«Ah! tu crois… Eh bien, tant pis! Qu'est-ce que ça fiche, si elle est bien peinte, ma bonne femme? J'ai besoin de ça, vois-tu, pour me monter.» Les jours suivants, Sandoz revint avec douceur sur cette étrange composition, plaidant, par un besoin de sa nature, la cause de la logique outragée. Comment un peintre moderne, qui se piquait de ne peindre que des réalités, pouvait-il abâtardir une œuvre, en y introduisant des imaginations pareilles? Il était si aisé de prendre d'autres sujets, où s'imposait la nécessité du nu! Mais Claude s'entêtait, donnait des explications mauvaises et violentes, car il ne voulait pas avouer la vraie raison, une idée à lui, si peu claire qu'il n'aurait pu la dire avec netteté, ce tourment d'un symbolisme secret, ce vieux regain de romantisme qui lui faisait incarner dans cette nudité la chair même de Paris, la ville nue et passionnée, resplendissante d'une beauté de femme. Et il y mettait encore sa propre passion, son amour des beaux ventres, des cuisses et des gorges fécondes, comme il brûlait d'en créer à pleines mains, pour les enfantements continus de son art.