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«Est-ce que tu as vu mon actrice, au Salon? Aimes-tu ça, franchement?» Claude hésita une seconde, puis en bon camarade:

«Oui, il y a des choses très bien.» Déjà, Fagerolles saignait d'avoir posé cette question stupide; et il achevait de perdre pied, il s'excusait maintenant, tâchait d'innocenter ses emprunts et de plaider ses compromis. Lorsqu'il s'en fut tiré à grand-peine, exaspéré contre sa maladresse, il redevint un instant le farceur de jadis, fit rire aux larmes Claude lui-même, les amusa tous. Puis, il tendit la main à Henriette, pour prendre congé. «Comment! vous nous quittez si vite?

– Hélas! oui; chère madame. Mon père traite ce soir un chef de bureau, qu'il travaille pour la décoration… Et, comme je suis un de ses titres, j'ai dû jurer de paraître.» Lorsqu'il fut parti, Henriette, qui avait échangé quelques mots tout bas avec Sandoz, disparut; et l'on entendit le bruit léger de ses pas au premier étage: depuis le mariage, c'était elle qui soignait la vieille mère infirme, s'absentant ainsi à plusieurs reprises dans la soirée, comme le fils autrefois.

Du reste, pas un des convives n'avait remarqué sa sortie. Mahoudeau et Gagnière causaient de Fagerolles, se montraient d'une aigreur sourde, sans attaque directe.

Ce n'était encore que des regards ironiques de l'un à l'autre, des haussements d'épaules, tout le muet mépris de garçons qui ne veulent pas exécuter un camarade. Et ils se rabattirent sur Claude, ils se prosternèrent, l'accablèrent des espérances qu'ils mettaient en lui. Ah! il était temps qu'il revînt, car lui seul, avec ses dons de grand peintre, sa poigne solide, pouvait être le maître, le chef reconnu. Depuis le Salon des Refusés, l'école du plein air s'était élargie, toute une influence croissante se faisait sentir; malheureusement, les efforts s'éparpillaient, les nouvelles recrues se contentaient d'ébauches, d'impressions bâclées en trois coups de pinceau; et l'on attendait l'homme de génie nécessaire, celui qui incarnerait la formule en chefs-d'œuvre. Quelle place à prendre! dompter la foule, ouvrir un siècle, créer un art! Claude les écoutait, les yeux à terre, la face envahie d'une pâleur. Oui, c'était bien là son rêve inavoué, l'ambition qu'il n'osait se confesser à lui-même. Seulement, il se mêlait à la joie de la flatterie une étrange angoisse, une peur de cet avenir, en les entendant le hausser à ce rôle de dictateur, comme s'il eût triomphé déjà. «Laissez donc! finit-il par crier, il y en a qui me valent, je me cherche encore!» Jory, agacé, fumait en silence. Brusquement, comme les deux autres s'entêtaient, il ne put retenir cette phrase:

«Tout ça, mes petits, c'est parce que vous êtes embêtés du succès de Fagerolles.» Ils se récrièrent, éclatèrent en protestations. Fagerolles! le jeune maître! quelle bonne farce! «Oh! tu nous lâches, nous le savons, dit Mahoudeau.

Il n'y a pas de danger que tu écrives deux lignes sur nous, maintenant.

– Dame, mon cher, répondit Jory, vexé, tout ce que j'écris sur vous, on me le coupe. Vous vous faites exécrer partout… Ah! si j'avais un journal à moi!» Henriette reparut, et les yeux de Sandoz ayant cherché les siens, elle lui répondit d'un regard, elle eut ce sourire tendre et discret, qu'il avait lui-même jadis, quand il sortait de la chambre de sa mère. Puis, elle les appela tous, ils se rassirent autour de la table, tandis qu'elle faisait le thé et qu'elle le versait dans les tasses. Mais la soirée s'attrista, engourdie d'une lassitude. On eut beau laisser entrer Bertrand, le grand chien, qui se livra à des bassesses devant le sucre, et qui alla se coucher contre le poêle, où il ronfla comme un homme. Depuis la discussion sur Fagerolles, des silences régnaient, une sorte d'ennui irrité s'alourdissait dans la fumée épaissie des pipes. Même Gagnière, à un moment, quitta la table, pour se mettre au piano, où il estropia en sourdine des phrases de Wagner, avec les doigts raides d'un amateur qui fait ses premières gammes à trente ans.

Vers onze heures, Dubuche, arrivant enfin, acheva de glacer la réunion. Il s'était échappé d'un bal, désireux de remplir envers ses anciens camarades ce qu'il regardait comme un dernier devoir; et son habit, sa cravate blanche, sa grosse face pâle exprimaient à la fois la contrariété d'être venu, l'importance qu'il donnait à ce sacrifice, la peur qu'il avait de compromettre sa fortune nouvelle. Il évitait de parler de sa femme, pour ne pas avoir à l'amener chez Sandoz. Quand il eut serré la main de Claude, sans plus d'émotion que s'il l'avait rencontré la veille, il refusa une tasse de thé, il parla lentement, en gonflant les joues, des tracas de son installation dans une maison neuve dont il essuyait les plâtres, du travail qui l'accablait, depuis qu'il s'occupait des constructions de son beau-père, toute une rue à bâtir, près du parc Monceau.

Alors, Claude sentit nettement quelque chose se rompre.

La vie avait-elle donc emporté déjà les soirées d'autrefois, si fraternelles dans leur violence, où rien ne les séparait encore, où pas un d'eux ne réservait sa part de gloire?

Aujourd'hui, la bataille commençait. Chaque affamé donnait son coup de dent. La fissure était là, la fente à peine visible, qui avait fêlé les vieilles amitiés jurées, et qui devait les faire craquer, un jour, en mille pièces. Mais Sandoz, dans son besoin d'éternité, ne s'apercevait toujours de rien, les voyait tels que rue d'Enfer, aux bras les uns des autres, partis en conquérants. Pourquoi changer ce qui était bon? est-ce que le bonheur n'était pas dans une joie choisie entre toutes, puis éternellement goûtée?

Et, une heure plus tard, lorsque les camarades se décidèrent à s'en aller, somnolents sous l'égoïsme morne de Dubuche qui parlait sans fin de ses affaires, lorsqu'on eut arraché du piano Gagnière hypnotisé, Sandoz, suivi de sa femme, malgré la nuit froide, voulut absolument les accompagner jusqu'au bout du jardin, à la grille. Il distribuait des poignées de main, il criait: «À jeudi, Claude!.. À jeudi, tous!.. Hein? venez tous! – À jeudi!» répéta Henriette, qui avait pris la lanterne et qui la haussait, pour éclairer l'escalier.

Et, au milieu des rires, Gagnière et Mahoudeau répondirent en plaisantant:

«À jeudi, jeune maître!.. Bonne nuit, jeune maître!» Dehors, dans la rue Nollet, Dubuche appela tout de suite un fiacre, qui l'emporta. Les quatre autres remontèrent ensemble jusqu'au boulevard extérieur, presque sans échanger un mot, l'air étourdi d'être depuis si longtemps ensemble. Sur le boulevard, une fille ayant passé, Jory se lança derrière ses jupes, après avoir prétexté des épreuves qui l'attendaient au journal. Et, comme Gagnière arrêtait machinalement Claude devant le café Baudequin, dont le gaz flambait encore, Mahoudeau refusa d'entrer, s'en alla seul, roulant des idées tristes, là-bas, jusqu'à la rue du Cherche-Midi. – Claude se trouva, sans l'avoir voulu, assis à leur ancienne table, en face de Gagnière silencieux. Le café n'avait pas changé, on s'y réunissait toujours le dimanche, une ferveur s'était déclarée même, depuis que Sandoz habitait le quartier; mais la bande s'y noyait dans un flot de nouveaux venus, on était peu à peu submergé par la banalité montante des élèves du plein air. À cette heure, du reste, le café se vidait; trois jeunes peintres, que Claude ne connaissait pas, vinrent, en se retirant, lui serrer la main; et il n'y eut plus qu'un petit rentier du voisinage, endormi devant une soucoupe. Gagnière, très à l'aise, comme chez lui, indifférent aux bâillements de l'unique garçon qui s'étirait dans la salle, regardait Claude sans le voir, les yeux vagues.

«À propos, demanda ce dernier, qu'expliquais-tu donc à Mahoudeau, ce soir? Oui, le rouge du drapeau qui tourne au jaune, dans le bleu du ciel… Hein? tu pioches la théorie des couleurs complémentaires.» Mais l'autre ne répondit pas. Il prit sa chope, la reposa sans avoir bu, finit par murmurer, avec un sourire d'extase:

«Haydn, c'est la grâce rhétoricienne, une petite musique chevrotante de vieille aïeule poudrée… Mozart, c'est le génie précurseur, le premier qui ait donné à l'orchestre une voix individuelle… Et ils existent surtout, ces deux-là, parce qu'ils ont fait Beethoven… Ah! Beethoven, la puissance, la force dans la douleur sereine, Michel-Ange au tombeau des Médicis! Un logicien héroïque, un pétrisseur de cervelles, car ils sont tous partis de la symphonie avec chœurs, les grands d'aujourd'hui!» Le garçon, las d'attendre, se mit à éteindre les becs de gaz, d'une main paresseuse, en traînant les pieds. Une mélancolie envahissait la salle déserte, salie de crachats et de bouts de cigare, exhalant l'odeur de ses tables poissées par les consommations; tandis que, du boulevard assoupi, ne venaient plus que les sanglots perdus d'un ivrogne.

Gagnière, au loin, continuait à suivre la chevauchée de ses rêves.

«Weber passe dans un paysage romantique, conduisant la ballade des morts, au milieu des saules éplorés et des chênes qui tordent leurs bras… Schubert le suit, sous la lune pâle, le long des lacs d'argent… Et voilà Rossini, le don en personne, si gai, si naturel, sans souci de l'expression, se moquant du monde, qui n'est pas mon homme, ah! non, certes! mais si étonnant tout de même par l'abondance de son invention, par les effets énormes qu'il tire de l'accumulation des voix et de la répétition enflée du même thème… Ces trois-là, pour aboutir à Meyerbeer, un malin qui a profité de tout, mettant après Weber la symphonie dans l'opéra, donnant l'expression dramatique à la formule inconsciente de Rossini. Oh! des souffles superbes, la pompe féodale, le mysticisme militaire, le frisson des légendes fantastiques, un cri de passion traversant l'histoire! Et des trouvailles, la personnalité des instruments le récitatif dramatique accompagné symphoniquement à l'orchestre, la phrase typique sur laquelle toute l'œuvre est construite… Un grand bonhomme! un très grand bonhomme!

 

– Monsieur, vint dire le garçon, je ferme.»

Et, comme Gagnière ne tournait même pas la tête, il alla réveiller le petit rentier, toujours endormi devant sa soucoupe.

«Je ferme, monsieur.» Frissonnant, le consommateur attardé se leva, tâtonna dans le coin sombre où il se trouvait pour avoir sa canne; et, quand le garçon la lui eut ramassée sous les chaises, il sortit.

«Berlioz a mis de la littérature dans son affaire. C'est l'illustrateur musical de Shakespeare, de Virgile et de Goethe. Mais quel peintre! le Delacroix de la musique, qui a fait flamber les sons, dans des oppositions fulgurantes de couleurs. Avec ça, la fêlure romantique au crâne, une religiosité qui l'emporte, des extases par-dessus les cimes.

Mauvais constructeur d'opéra, merveilleux dans le morceau, exigeant trop parfois de l'orchestre qu'il torture, ayant poussé à l'extrême la personnalité des instruments, dont chacun pour lui représente un personnage. Ah! ce qu'il a dit des clarinettes: «Les clarinettes sont les «femmes aimées», ah! cela m'a toujours fait couler un frisson sur la peau… Et Chopin, si dandy dans son byronisme, le poète envolé des névroses! Et Mendelssohn, ce ciseleur impeccable, Shakespeare en escarpins de bal, dont les romances sans paroles sont des bijoux pour les dames intelligentes!.. Et puis, et puis, il faut se mettre à genoux…»

Il n'y avait plus qu'un bec de gaz allumé au-dessus de sa tête, et le garçon, derrière son dos, attendait, dans le vide noir et glacé de la salle. Sa voix avait pris un tremblement religieux, il en arrivait à ses dévotions, au tabernacle reculé, au saint des saints.

«Oh! Schumann, le désespoir, la jouissance du désespoir! Oui, la fin de tout, le dernier chant d'une pureté triste, planant sur les ruines du monde!.. Oh! Wagner, le dieu, en qui s'incarnent des siècles de musique! Son œuvre est l'arche immense, tous les arts en un seul, l'humanité vraie des personnages exprimée enfin, l'orchestre vivant à part la vie du drame; et quel massacre des conventions, des formules ineptes! quel affranchissement, révolutionnaire, dans l'infini!.. L'ouverture du Tannhäuser, ah! c'est l'alléluia sublime du nouveau siècle: d'abord, le chant des pèlerins, le motif religieux, calme, profond, à palpitations lentes; puis, les voix des sirènes qui l'étouffent peu à peu, les Voluptés de Vénus pleines d'énervantes délices, d'assoupissantes langueurs, de plus en plus hautes et impérieuses, désordonnées; et, bientôt, le thème sacré qui revient graduellement comme une aspiration de l'espace, qui s'empare de tous les chants et les fond en une harmonie suprême, pour les emporter sur les ailes d'un hymne triomphal!

– Je ferme, monsieur», répéta le garçon.

Claude, qui n'écoutait plus, enfoncé lui aussi dans sa passion, acheva sa chope et dit très haut:

«Hé! mon vieux, on ferme!» Alors, Gagnière tressaillit. Sa face enchantée eut une contraction douloureuse, et il grelotta, comme, s'il retombait d'un astre. Goulûment, il but sa bière; puis, sur le trottoir, après avoir serré en silence la main de son compagnon, il s'éloigna, s'enfonça au fond des ténèbres.

Il était près de deux heures, lorsque Claude rentra rue de Douai. Depuis une semaine qu'il battait de nouveau Paris, il y rapportait ainsi chaque soir les fièvres de sa journée. Mais jamais encore il n'était revenu si tard, la tête si chaude et si fumante. Christine, vaincue par la fatigue, dormait sous la lampe éteinte, le front tombé au bord de la table.

VIII

Enfin, Christine donna un dernier coup de plumeau, et ils furent installés. Cet atelier de la rue de Douai; petit et incommode, était accompagné seulement d'une étroite chambre et d'une cuisine grande comme une armoire: il fallait manger dans l'atelier, le ménage y vivait, avec l'enfant toujours en travers des jambes. Et elle avait eu bien du mal à tirer parti de leurs quatre meubles, car elle voulait éviter la dépense. Pourtant, elle dut acheter un vieux lit d'occasion, elle céda même au besoin luxueux d'avoir des rideaux de mousseline blanche, à sept sous le mètre. Dès lors, ce trou lui parut charmant, elle se mit à le tenir sur un pied de propreté bourgeoise, ayant résolu de faire tout en personne et de se passer de servante, pour ne pas trop changer leur vie, qui allait être difficile.

Claude vécut ces premiers mois dans une excitation croissante. Les courses, au milieu des rues tumultueuses, les visites chez les camarades, enfiévrées de discussions, toutes les colères, toutes les idées chaudes qu'il rapportait ainsi du dehors le faisaient se passionner à voix haute, jusque dans son sommeil. Paris l'avait repris aux moelles, violemment; et, en pleine flambée de cette fournaise, c'était une seconde jeunesse, un enthousiasme et une ambition à désirer tout voir, tout faire, tout conquérir.

Jamais il ne s'était senti une telle rage de travail ni un tel espoir, comme s'il lui avait suffi d'étendre la main, pour créer les chefs-d'œuvre qui le mettraient à son rang, au premier. Quand il traversait Paris, il découvrait des tableaux partout; la ville entière, avec ses rues, ses carrefours, ses ponts, ses horizons vivants, se déroulait en fresques immenses, qu'il jugeait toujours trop petites, pris de l'ivresse des besognes colossales. Et il rentrait frémissant, le crâne bouillonnant de projets, jetant des croquis sur des bouts de papier, le soir, à la lampe, sans pouvoir décider par où il entamerait la série des grandes pages qu'il rêvait.

Un obstacle sérieux lui vint de la petitesse de son atelier. S'il avait eu seulement l'ancien comble du quai de Bourbon, ou bien même la vaste salle à manger de Bennecourt! Mais que faire, dans cette pièce en longueur, un couloir, que le propriétaire avait l'effronterie de louer quatre cents francs à des peintres, après l'avoir couvert d'un vitrage? Et le pis était que ce vitrage, tourné au nord, resserré entre deux murailles hautes, ne laissait tomber qu'une lumière verdâtre de cave. Il dut donc remettre à plus tard ses grandes ambitions, il résolut de s'attaquer d'abord à des toiles moyennes, en se disant que la dimension des œuvres ne fait point le génie.

Le moment lui paraissait si bon pour le succès d'un artiste brave, qui apporterait enfin une note d'originalité et de franchise, dans la débâcle des vieilles écoles! Déjà, les formules de la veille se trouvaient ébranlées, Delacroix était mort sans élèves, Courbet avait à peine derrière lui quelques imitateurs maladroits; leurs chefs-d'œuvre n'allaient plus être que des morceaux de musée, noircis par l'âge, simples témoignages de l'art d'une époque; et il semblait aisé de prévoir la formule nouvelle qui se dégagerait des leurs, cette poussée du grand soleil, cette aube limpide qui se levait dans les récents tableaux, sous l'influence commençante de l'école du plein air. C'était indéniable, les œuvres blondes dont on avait tant ri au Salon des Refusés, travaillaient sourdement bien des peintres, éclaircissaient peu à peu toutes les palettes.

Personne n'en convenait encore, mais le branle était donné, une évolution se déclarait, qui devenait de plus en plus sensible à chaque Salon. Et quel coup, si, au milieu de ces copies inconscientes des impuissants, de ces tentatives peureuses et sournoises des habiles, un maître se révélait, réalisant la formule avec l'audace de la force, sans ménagements, telle qu'il fallait la planter, solide et entière, pour qu'elle fût la vérité de cette fin de siècle! Dans cette première heure de passion et d'espoir, Claude, si ravagé par le doute d'habitude, crut en son génie. Il n'avait plus de ces crises, dont l'angoisse le lançait pendant des jours sur le pavé, en quête de son courage perdu.

Une fièvre le raidissait, il travaillait avec l'obstination aveugle de l'artiste qui s'ouvre la chair, pour en tirer le fruit dont il est tourmenté. Son long repos à la campagne lui avait donné une fraîcheur de vision singulière, une joie ravie d'exécution: il lui semblait renaître à son métier, dans une facilité et un équilibre qu'il n'avait jamais eus; et c'était aussi une certitude de progrès, un profond contentement devant des morceaux réussis, où aboutissaient enfin d'anciens efforts stériles. Comme il le disait à Bennecourt, il tenait son plein air, cette peinture d'une gaieté de tons chantante, qui étonnait les camarades, quand ils le venaient voir. Tous admiraient, convaincus qu'il n'aurait qu'à se produire, pour prendre sa place, très haut, avec des œuvres d'une notation si personnelle, où pour la première fois la nature baignait dans de la vraie lumière, sous le jeu des reflets et la continuelle décomposition des couleurs.

Et, durant trois années, Claude lutta sans faiblir, fouetté par les échecs, n'abandonnant rien de ses idées, marchant droit devant lui, avec la rudesse de la foi.

D'abord, la première année, il alla, pendant les neiges de décembre, se planter quatre heures chaque jour derrière la butte Montmartre, à l'angle d'un terrain vague, d'où il peignait un fond de misère, des masures basses, dominées par des cheminées d'usine; et, au premier plan, il avait mis dans la neige une fillette et un voyou en loques, qui dévoraient des pommes volées. Son obstination à peindre sur nature compliquait terriblement son travail, l'embarrassait de difficultés presque insurmontables. Pourtant, il termina cette toile dehors, il ne se permit à son atelier qu'un nettoyage. L'œuvre, quand elle fut posée sous la clarté morte du vitrage, l'étonna lui-même par sa brutalité; c'était comme une porte ouverte sur la rue, la neige aveuglait, les deux figures se détachaient, lamentables, d'un gris boueux. Tout de suite, il sentit qu'un pareil tableau ne serait pas reçu; mais il n'essaya point de l'adoucir, il l'envoya quand même au Salon. Après avoir juré qu'il ne tenterait jamais plus d'exposer, il établissait maintenant en principe qu'on devait toujours présenter quelque chose au jury, uniquement pour le mettre dans son tort; et il reconnaissait du reste l'utilité du Salon, le seul terrain de bataille où un artiste pouvait se révéler d'un coup. Le jury refusa le tableau.

La seconde année, il chercha une opposition. Il choisit un bout du square des Batignolles, en mai: de gros marronniers jetant leur ombre, une fuite de pelouse, des maisons à six étages, au fond; tandis que, au premier plan, sur un banc d'un vert cru, s'alignaient des bonnes et des petits-bourgeois du quartier, regardant trois gamines en train de faire des pâtés de sable. Il lui avait fallu de l'héroïsme, la permission obtenue, pour mener à bien son travail, au milieu de la foule goguenarde. Enfin, il s'était décidé à venir, dès cinq heures du matin, peindre les fonds; et, réservant les figures, il avait dû se résoudre à n'en prendre que des croquis, puis à finir dans l'atelier.

Cette fois, le tableau lui parut moins rude, la facture avait un peu de l'adoucissement morne qui tombait du vitrage. Il le crut reçu, tous les amis crièrent au chef d'œuvre, répandirent le bruit que le Salon allait en être révolutionné. Et ce fut de la stupeur, de l'indignation, lorsqu'une rumeur annonça un nouveau refus du jury. Le parti pris n'était plus niable, il s'agissait de l'étranglement systématique d'un artiste original. Lui, après le premier emportement, tourna sa colère contre son tableau, qu'il déclarait menteur, déshonnête, exécrable. C'était une leçon méritée, dont il se souviendrait: est-ce qu'il aurait dû retomber dans ce jour de cave de l'atelier? est-ce qu'il retournerait à la sale cuisine bourgeoise des bonshommes faits de chic? Quand la toile lui revint, il prit un couteau et la fendit.

Aussi, la troisième année s'enragea-t-il sur une œuvre de révolte. Il voulut le plein soleil, ce soleil de Paris, qui, certains jours, chauffe à blanc le paré, dans la réverbération éblouissante des façades: nulle part il ne fait plus chaud, les gens des pays brûlés s'épongent eux-mêmes, on dirait une terre d'Afrique, sous la pluie lourde d'un ciel en feu. Le sujet qu'il traita fut un coin de la place du Carrousel, à une heure, lorsque l'astre tape d'aplomb. Un fiacre cahotait, au cocher somnolent, au cheval en eau, la tête basse, vague dans la vibration de la chaleur; des passants semblaient ivres, pendant que, seule, une jeune femme, rose et gaillarde sous son ombrelle, marchait à l'aise d'un pas de reine, comme dans l'élément de flamme où elle devait vivre. Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible, c'était l'étude nouvelle de la lumière, cette décomposition d'une observation très exacte, et qui contrecarrait toutes les habitudes de l'œil, en accentuant des bleus, des jaunes, des rouges, où personne n'était accoutumé d'en voir. Les Tuileries, au fond, s'évanouissaient en nuée d'or; les pavés saignaient, les passants n'étaient plus que des indications, des taches sombres mangées par la clarté trop vive. Cette fois, les camarades, tout en s'exclamant encore, restèrent gênés, saisis d'une même inquiétude: le martyre était au bout d'une peinture pareille. Lui, sous leurs éloges, comprit très bien la rupture qui s'opérait; et, quand le jury, de nouveau, lui eut fermé le Salon, il s'écria douloureusement dans une minute de lucidité: «Allons! c'est entendu… J'en crèverai!».

 

Peu à peu, si la bravoure de son obstination paraissait grandir, il retombait pourtant à ses doutes d'autrefois, ravagé par la lutte qu'il soutenait contre la nature. Toute toile qui revenait lui semblait mauvaise, incomplète surtout, ne réalisant pas l'effort tenté. C'était cette impuissance qui l'exaspérait, plus encore que les refus du jury. Sans doute, il ne pardonnait pas à ce dernier: ses œuvres, même embryonnaires, valaient cent fois les médiocrités reçues; mais quelle souffrance de ne jamais se donner entier, dans le chef-d'œuvre dont il ne pouvait accoucher son génie! Il y avait toujours des morceaux superbes, il était content de celui-ci, de celui-là, de cet autre. Alors, pourquoi de brusques trous? pourquoi des parties indignes, inaperçues pendant le travail, tuant le tableau ensuite d'une taré ineffaçable? Et il se sentait incapable de correction, un mur se dressait à un moment, un obstacle infranchissable, au-delà duquel il lui était défendu d'aller. S'il reprenait vingt fois le morceau, vingt fois il aggravait le mal, tout se brouillait et glissait au gâchis. Il s'énervait, ne voyait plus, n'exécutait plus, en arrivait à une véritable paralysie de la volonté. Étaient-ce donc ses yeux, étaient-ce ses mains qui cessaient de lui appartenir, dans le progrès des lésions anciennes, qui l'avait inquiété déjà? Les crises se multipliaient, il recommençait à vivre des semaines abominables, se dévorant, éternellement secoué de l'incertitude à l'espérance; et l'unique soutien, pendant ces heures mauvaises, passées à s'acharner sur l'œuvre rebelle, c'était le rêve consolateur de l'œuvre future, celle où il se satisferait enfin, où ses mains se délieraient pour la création. Par un phénomène constant, son besoin de créer allait ainsi plus vite que ses doigts, il ne travaillait jamais à une toile, sans concevoir la toile suivante. Une seule hâte lui restait, se débarrasser du travail en train, dont il agonisait; sans doute, ça ne vaudrait rien encore, il en était aux concessions fatales, aux tricheries, à tout ce qu'un artiste doit abandonner de sa conscience; mais ce qu'il ferait ensuite, ah! ce qu'il ferait, il le voyait superbe et héroïque, inattaquable, indestructible. Perpétuel mirage qui fouette le courage des damnés de l'art, mensonge de tendresse, et de pitié sans lequel la production serait impossible, pour tous ceux qui se meurent de ne pouvoir faire de la vie!..

Et, en dehors de cette lutte sans cesse renaissante avec lui-même, les difficultés matérielles s'accumulaient.

N'était-ce donc point assez de ne pas arriver à sortir ce qu'on avait dans le ventre? Il fallait en outre se battre contre les choses! Bien qu'il refusât de le confesser, la peinture sur nature, au plein air, devenait impossible, dès que la toile dépassait certaines dimensions. Comment s'installer dans les rues, au milieu des foules? comment obtenir, pour chaque personnage, les heures de pose suffisantes? Cela, évidemment, n'admettait que certains sujets déterminés, des paysages, des coins restreints de ville, où les figures ne sont que des silhouettes faites après coup. Puis, il y avait les mille contrariétés du temps, le vent qui emportait le chevalet, la pluie qui arrêtait les séances. Ces jours-là, il rentrait hors de lui, menaçant du poing le ciel, accusant la nature de se défendre, pour ne pas être prise et vaincue. Il se plaignait amèrement de n'être pas riche, car il rêvait d'avoir des ateliers mobiles, une voiture à Paris, un bateau sur la Seine, dans lesquels il aurait vécu comme un bohémien de l'art. Mais rien ne l'aidait, tout conspirait contre son travail.

Christine, alors, souffrit avec Claude. Elle avait partagé ses espoirs, très brave, égayant l'atelier de son activité de ménagère; et, maintenant, elle s'asseyait, découragée quand elle le voyait sans force. À chaque tableau refusé, elle montrait une douleur plus vive, blessée dans son amour-propre de femme, ayant cet orgueil du succès qu'elles ont toutes. L'amertume du peintre l'aigrissait, elle épousait ses passions, identifiée à ses goûts, défendant sa peinture qui était devenue comme une dépendance d'elle-même, la grande affaire de leur vie, la seule importante désormais, celle dont elle espérait son bonheur. Chaque jour, elle devinait bien que cette peinture lui prenait son amant davantage; et elle n'en était pas encore à la lutte, elle cédait, se laissait emporter avec lui, pour ne faire qu'un, au fond du même effort. Mais une tristesse montait de ce commencement d'abdication, une crainte de ce qui l'attendait là-bas. Parfois, un frisson de recul la glaçait jusqu'au cœur: Elle se sentait vieillir, tandis qu'une pitié immense la bouleversait, une envie de pleurer sans cause, qu'elle contentait dans l'atelier lugubre, pendant des heures, quand elle y était seule.

À cette époque, son cœur s'ouvrit, plus large, et une mère se dégagea de l'amante. Cette maternité pour son grand enfant d'artiste était faite de la pitié vague et infinie qui l'attendrissait, de la faiblesse illogique où elle le voyait tomber à chaque heure, des pardons continuels qu'elle était forcée de lui accorder. Il commençait à la rendre malheureuse, elle n'avait plus de lui que ces caresses d'habitude, données ainsi qu'une aumône aux femmes dont on se détache; et, comment l'aimer encore, quand il s'échappait de ses bras, qu'il montrait un air d'ennui dans les étreintes ardentes dont elle l'étouffait toujours? comment l'aimer, si elle ne l'aimait pas de cette autre affection de chaque minute, en adoration devant lui, s'immolant sans cesse? Au fond d'elle, l'insatiable amour grondait, elle demeurait la chair de passion, la sensuelle aux lèvres fortes dans la saillie têtue des mâchoires. C'était une douleur triste, alors, après les chagrins secrets de la nuit, de n'être plus qu'une mère jusqu'au soir, de goûter une dernière et pâle jouissance dans la bonté, dans le bonheur qu'elle tâchait de lui faire, au milieu de leur vie gâtée maintenant.

Seul, le petit Jacques eut à pâtir de ce déplacement de tendresse. Elle le négligeait davantage, la chair, restée muette pour lui, ne s'étant éveillée à la maternité que par l'amour. C'était l'homme adoré, désiré, qui devenait son enfant; et l'autre, le pauvre être, demeurait un simple témoignage de leur grande passion d'autrefois. À mesure qu'elle l'avait vu grandir et ne plus demander autant de soins, elle s'était mise à le sacrifier, sans dureté au fond, simplement parce qu'elle sentait ainsi. À table, elle ne lui donnait que les seconds morceaux; la meilleure place, près du poêle, n'était pas pour sa petite chaise; si la peur d'un accident la secouait, le premier cri, le premier geste de protection n'allait jamais vers sa faiblesse. Et sans cesse elle le reléguait, le supprimait: «Jacques, tais-toi, tu fatigues ton père! Jacques, ne remue donc pas, tu vois bien que ton père travaille!» L'enfant s'accommodait mal de Paris. Lui, qui avait eu la campagne vaste pour se rouler en liberté, étouffait dans l'espace étroit où il devait se tenir sage. Ses belles couleurs rouges pâlissaient, il ne poussait plus que chétif, sérieux comme un petit homme, les yeux élargis sur les choses. Il venait d'avoir cinq ans, sa tête avait démesurément grossi, par un phénomène singulier, qui faisait dire à son père: «Le gaillard a la caboche d'un grand homme!» Mais, au contraire, il semblait que l'intelligence diminuât, à mesure que le crâne augmentait. Très doux, craintif, l'enfant s'absorbait pendant des heures, sans savoir répondre, l'esprit en fuite; et, s'il sortait de cette immobilité, c'était dans des crises folles de sauts et de cris, comme une jeune bête joueuse que l'instinct emporte.