Za darmo

L'Œuvre

Tekst
Autor:
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Ce mépris devint si fort qu'il ne put le cacher davantage.

Il dit, dans un accès d'invincible franchise:

«Ah! écoute, mon cher, tu l'as voulu, c'est toi qui es trop bête.» Claude, en silence, détournant les yeux de la foule, le regarda. Il n'avait point faibli, pâle seulement sous les rires, les lèvres agitées d'un léger tic nerveux: personne ne le connaissait, son œuvre seule était souffletée. Puis, il reporta un instant les regards sur le tableau, parcourut de là les autres toiles de la salle, lentement. Et, dans le désastre de ses illusions, dans la douleur vive de son orgueil, un souffle de courage, une bouffée de santé et d'enfance, lui vinrent de toute cette peinture si gaiement brave, montant à l'assaut de l'antique routine, avec une passion si désordonnée. Il en était consolé et raffermi, sans remords, sans contrition, poussé au contraire à heurter le public davantage. Certes, il y avait là bien des maladresses, bien des efforts puérils, mais quel joli ton général, quel coup de lumière apporté, une lumière gris d'argent, fine, diffuse, égayée de tous les reflets dansants du plein air! C'était comme une fenêtre brusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jus recuits de la tradition, et le soleil entrait, et les murs riaient de cette matinée de printemps! La note claire de son tableau, ce bleuissement dont on se moquait, éclatait parmi les autres. N'était-ce pas l'aube attendue, un jour nouveau qui se levait pour l'art? Il aperçut un critique qui s'arrêtait sans rire, des peintres célèbres, surpris, la mine grave, le père Malgras, très sale, allant de tableau en tableau avec sa moue de fin dégustateur, tombant en arrêt devant le sien, immobile, absorbé. Alors, il se retourna vers Fagerolles, il l'étonna par cette réponse tardive:

«On est bête comme on peut, mon cher, et il est à croire que je resterai bête… Tant mieux pour toi, si tu es un malin!». Tout de suite, Fagerolles lui tapa sur l'épaule, en camarade qui plaisante, et Claude se laissa prendre le bras par Sandoz. On l'emmenait enfin, la bande entière quitta le Salon des Refusés, en décidant qu'on allait passer par la salle de l'architecture; car, depuis un instant, Dubuche, dont on avait reçu un projet de Musée, piétinait et les suppliait d'un regard si humble, qu'il semblait difficile de ne pas lui donner cette satisfaction.

«Ah! dit plaisamment Jory, en entrant dans la salle, quelle glacière! On respire ici.» Tous se découvrirent et s'essuyèrent le front avec soulagement, comme s'ils arrivaient sous la fraîcheur de ombrages, au bout d'une longue course en plein soleil. La salle était vide. Du plafond, tendu d'un écran de toile blanche, tombait une clarté égale, douce et morne, qui se reflétait, pareille à une eau de source immobile, dans le miroir du parquet fortement ciré. Aux quatre murs, d'un rouge déteint, les projets, les grands et les petits châssis, bordés de bleu pâle, mettaient les taches lavées de leurs teintes d'aquarelle. Et seul, absolument seul au milieu de ce désert, un monsieur barbu se tenait debout devant un projet d'Hospice, plongé dans une contemplation profonde. Trois dames parurent, s'effacèrent, traversèrent en fuyant à petits pas pressés.

Déjà Dubuche montrait et expliquait son œuvre aux camarades. C'était un seul châssis, une pauvre petite salle de Musée, qu'il avait envoyée par hâte ambitieuse, en dehors des usages, et contre la volonté de son patron, qui pourtant la lui avait fait recevoir, se croyant engagé d'honneur.

«Est-ce que c'est pour loger les tableaux de l'école du plein air, ton Musée?» demanda Fagerolles sans rire.

Gagnière admirait, d'un branle de la tête, en songeant à autre chose; tandis que Claude et Sandoz, par amitié, examinaient et s'intéressaient sincèrement.

«Eh! ce n'est pas mal, mon vieux, dit le premier. Les ornements sont encore d'une tradition joliment bâtarde…

N'importe, ça va!» Jory, impatient, finit par l'interrompre.

«Ah! filons, voulez-vous? Moi, je m'enrhume.» La bande reprit sa marche. Mais le pis était que, pour couper au plus court, il leur fallait traverser tout le Salon officiel; et ils s'y résignèrent, malgré le serment qu'ils avaient fait de n'y pas mettre les pieds, par protestation.

Fendant la foule, avançant avec raideur, ils suivirent l'enfilade des salles, en jetant à droite et à gauche des regards indignés. Ce n'était plus le gai scandale de leur Salon à eux, les tons clairs, la lumière exagérée du soleil.

Des cadres d'or pleins d'ombre se succédaient, des choses gourmées et noires, des nudités d'atelier jaunissant sous des jours de cave, toute la défroque classique, l'histoire, le genre, le paysage, trempés ensemble au fond du même cambouis de la convention. Une médiocrité uniforme suintait des œuvres, la salissure boueuse du ton qui les caractérisait, dans cette bonne tenue d'un art au sang pauvre et dégénéré. Et ils pressaient le pas, et ils galopaient pour échapper à ce règne encore debout du bitume, condamnant tout en bloc avec leur belle injustice de sectaires, criant qu'il n'y avait là rien, rien, rien; Enfin, ils s'échappèrent, et ils descendaient au jardin, lorsqu'ils rencontrèrent Mahoudeau et Chaîne. Le premier se jeta dans les bras de Claude.

«Ah! mon cher, ton tableau, quel tempérament!» Le peintre, tout de suite, loua la Vendangeuse.

«Et toi, dis donc, tu leur en as fichu par la tête, un morceau!» Mais la vue de Chaîne, auquel personne ne parlait de sa Femme adultère, et qui errait silencieux, l'apitoya. Il trouvait une mélancolie profonde à l'exécrable peinture à la vie manquée de ce paysan, victime des admirations bourgeoises. Toujours il lui donnait la joie d'un éloge.

Il le secoua amicalement, il cria:

«Très bien aussi, votre machine… Ah! mon gaillard, le dessin ne vous fait pas peur! – non, bien sûr!» déclara Chaîne, dont la face s'était empourprée de vanité, sous les broussailles noires de sa barbe.

Mahoudeau et lui se joignirent à la bande; et le premier demanda aux autres s'ils avaient vu le Semeur, de Chambouvard. C'était inouï, le seul morceau de sculpture du Salon. Tous le suivirent dans le jardin, que la foule envahissait maintenant.

«Tiens! reprit Mahoudeau, en s'arrêtant au milieu de l'allée centrale, il est justement devant son Semeur, Chambouvard.» En effet, un homme obèse était là, campé fortement sur ses grosses jambes, et s'admirant. La tête dans les épaules, il avait une face épaisse et belle d'idole hindoue.

On le disait fils d'un vétérinaire des environs d'Amiens.

À quarante-cinq ans, il était déjà l'auteur de vingt chefs-d'œuvre, des statues simples et vivantes, de la chair bien moderne, pétrie par un ouvrier de génie, sans raffinement; et cela au hasard de la production, donnant ses œuvres comme un champ donne son herbe, bon un jour, mauvais le lendemain, dans l'ignorance absolue de ce qu'il créait. Il poussait le manque de sens critique jusqu'à ne pas faire de distinction, entre les fils les plus glorieux de ses mains, et les détestables magots qu'il lui arrivait de bâcler parfois. Sans fièvre nerveuse, sans un doute, toujours solide et convaincu, il avait un orgueil de Dieu.

«Étonnant, le semeur! murmura Claude, et quelle bâtisse, et quel geste!» Fagerolles, qui n'avait pas regardé la statue s'amusait beaucoup du grand homme et de la queue de jeunes disciples béants, qu'il traînait d'ordinaire à sa suite.

«Regardez-les donc, ils communient, ma parole!.. Et lui, hein? quelle bonne tête de brute, transfigurée dans la contemplation de son nombril!» Seul et à l'aise au milieu de la curiosité de tous, Chambouvard s'ébahissait, de l'air foudroyé d'un homme qui s'étonne d'avoir enfanté une pareille œuvre. Il semblait la voir pour la première fois, il n'en revenait point. Puis, un ravissement noya sa face large, il dodelina de la tête, il éclata d'un rire doux et invincible, en répétant à dix reprises:

«C'est comique… c'est comique…» Toute sa queue derrière lui, se pâmait, tandis qu'il n'imaginait rien d'autre, pour dire l'adoration où il était de lui-même.

Mais il y eut un léger émoi: Bongrand, qui se promenait, les mains derrière le dos, les yeux vagues, venait de tomber sur Chambouvard; et le public, s'écartant, chuchotait, s'intéressait à la poignée de main échangée par les deux artistes célèbres, l'un court et sanguin, l'autre grand et frissonnant. On entendit des mots de bonne camaraderie: «Toujours des merveilles! Parbleu! Et vous, rien cette année? Non, rien. Je me repose, je cherche.

Allons donc! farceur; ça vient tout seul. Adieu! Adieu!» Déjà, Chambouvard, accompagné de sa cour, s'en allait lentement au travers de la foule, avec des regards de monarque heureux de vivre; pendant que Bongrand, qui avait reconnu Claude et ses amis, s'approchait d'eux, les mains fébriles, et leur désignait le sculpteur d'un mouvement nerveux du menton, en disant: «En voilà un gaillard que j'envie! Toujours croire qu'on fait des chefs-d'œuvre!» Il complimenta Mahoudeau de sa Vendangeuse, se montra paternel pour tous, avec sa large bonhomie, son abandon de vieux romantique rangé, décoré. Puis, s'adressant à Claude:

«Eh bien, qu'est-ce que je vous disais? Vous avez vu, là-haut… Vous voici passé chef d'école. – Ah! oui, répondit Claude, ils m'arrangent… C'est vous, notre maître à tous.» Bongrand eut un geste de vague souffrance, et il se sauva, en disant: «Taisez-vous donc! je ne suis pas même mon maître!» Un moment encore, la bande erra dans le jardin. On était retourné voir la Vendangeuse, lorsque Jory s'aperçut que Gagnière n'avait plus Irma Bécot à son bras. Ce dernier fut stupéfait: où diable pouvait-il l'avoir perdue? Mais quand Fagerolles lui eut conté qu'elle s'en était allée dans la foule, avec deux messieurs, il se tranquillisa; et il suivit les autres, plus léger, soulagé de cette bonne fortune qui l'ahurissait.

Maintenant, on ne circulait qu'avec peine. Tous les bancs étaient pris d'assaut, des groupes barraient les allées, où la marche lente des promeneurs s'arrêtait, refluait sans cesse autour des bronzes et des marbres à succès. Du buffet encombré sortait un gros murmure, un bruit de soucoupes et de cuillers, qui s'ajoutait au frisson vivant de l'immense nef. Les moineaux étaient remontés dans là forêt des charpentes de fonte, on entendait leurs petits cris aigus, le piaillement dont ils saluaient le soleil à son déclin, sous les vitres chaudes. Il faisait lourd, une tiédeur humide de serre, un air immobile, affadi d'une odeur de terreau fraîchement remué. Et, dominant cette houle du jardin, le fracas des salles du premier étage, le roulement des pieds sur les planchers de fer, ronflait toujours, avec sa clameur de tempête battant la côte.

 

Claude, qui percevait nettement ce grondement d'orage, finissait par n'avoir que lui, déchaîné et hurlant, dans les oreilles. C'étaient des gaietés de la foule, dont les huées et les rires soufflaient en ouragan devant son tableau. Il eut un geste énervé, il s'écria:

«Ah! çà, qu'est-ce que nous fichons, ici? Moi, je ne prends rien au buffet, ça pue l'Institut… Allons boire une chope dehors, voulez-vous?» Tous sortirent, les jambes cassées, la face tirée et méprisante. Dehors, ils respirèrent bruyamment, d'un air de délices, en rentrant dans la bonne nature printanière.

Quatre heures sonnaient à peine, le soleil oblique enfilait les Champs-Élysées; et tout flambait, les queues serrées des équipages, les feuillages neufs des arbres, les gerbes des bassins qui jaillissaient et s'envolaient en une poussière d'or. D'un pas de flatterie, ils descendirent, hésitèrent, s'échouèrent enfin dans un petit café, le Pavillon de la Concorde, à gauche, avant la place. La salle était si étroite qu'ils s'attablèrent au bord de la contre-allée, malgré le froid tombant de la voûte des feuilles; déjà touffue et noire. Mais, après les quatre rangées de marronniers, au-delà de cette bande d'ombre verdâtre, ils avaient devant eux la chaussée ensoleillée de l'avenue, ils y voyaient passer Paris à travers une gloire, les voitures aux roues rayonnantes comme des astres, les grands omnibus jaunes plus dorés que des chars de triomphe, des cavaliers dont les montures semblaient jeter des étincelles, des piétons qui se transfiguraient et resplendissaient dans la lumière.

Et, durant près de trois heures, en face de sa chope restée pleine, Claude parla, discuta, dans une fièvre croissante, le corps brisé, la tête grosse de toute la peinture qu'il venait de voir. C'était, avec les camarades, l'habituelle sortie du Salon, que, cette année-là, passionnait davantage encore la mesure libérale de l'Empereur: un flot montant de théories, une griserie d'opinions extrêmes qui rendait les langues pâteuses, toute la passion de l'art dont brûlait leur jeunesse.

«Eh bien, quoi? criait-il, le public rit, il faut faire l'éducation du public… Au fond, c'est une victoire. Enlevez deux cents toiles grotesques, et notre Salon enfonce le leur. Nous avons la bravoure et l'audace, nous sommes l'avenir… Oui, oui, on verra plus tard, nous le tuerons, leur Salon. Nous y entrerons en conquérants, à coups de chefs-d'œuvre… Ris donc, ris donc, grande bête de Paris, jusqu'à ce que tu tombes à nos genoux!» Et, s'interrompant, il montrait d'un geste prophétique l'avenue triomphale, où roulaient dans le soleil, le luxe et la joie de la ville. Son geste s'élargissait, descendait jusqu'à la place de la Concorde, qu'on apercevait en écharpe, sous les arbres, avec une de ses fontaines dont les nappes ruisselaient, un bout fuyant de ses balustrades, et deux de ses statues, Rouen aux mamelles géantes, Lille qui avance l'énormité de son pied nu.

«Le plein air, ça les amuse! reprit-il. Soit! puisqu'ils le veulent, le plein air, l'école du plein air!.. Hein? c'était entre nous, ça n'existait pas, hier, en dehors de quelques peintres. Et voilà qu'ils lancent le mot, ce sont eux qui fondent l'école… Oh! je veux bien, moi. Va pour l'école du plein air!» Jory s'allongeait des claques sur les cuisses.

«Quand je te disais! J'étais sûr, avec mes articles, de les forcer à mordre, ces crétins! Ce que nous allons les embêter, maintenant!» Mahoudeau chantait victoire, lui aussi, en ramenant continuellement sa Vendangeuse, dont il expliquait les hardiesses à Chaîne silencieux, qui seul écoutait; tandis que Gagnière, avec la raideur des timides lâchés au travers de la théorie pure, parlait de guillotiner l'Institut; et Sandoz, par sympathie enflammée de travailleur, et Dubuche, cédant à la contagion de ses amitiés révolutionnaires, s'exaspéraient, tapaient sur la table, avalaient Paris, dans chaque gorgée de bière. Très calme, Fagerolles gardait son sourire. Il les avait suivis par amusement, par le singulier plaisir qu'il trouvait à pousser les camarades dans des farces qui tourneraient mal. Pendant qu'il fouettait leur esprit de révolte, il prenait justement la ferme résolution de travailler désormais à obtenir le prix de Rome: cette journée le décidait, il jugeait imbécile de compromettre son talent davantage.

Le soleil baissait à l'horizon, il n'y avait plus qu'un flot descendant de voitures, le retour du Bois, dans l'or pâli du couchant. Et la sortie du Salon devait s'achever, une queue défilait, des messieurs à tête de critique, ayant chacun un catalogue sous le bras.

Gagnière s'enthousiasma brusquement,«Ah! Courajod, en voilà un qui a inventé le paysage! Avez-vous vu sa Mare de Gagny, au Luxembourg?

– Une merveille! cria, Claude. Il y a trente ans que c'est fait, et on n'a encore rien fichu de plus solide…

Pourquoi laisse-t-on ça au Luxembourg? Ça devrait être au Louvre.

– Mais Courajod n'est pas mort, dit Fagerolles.

– Comment! Courajod n'est pas mort! On ne le voit plus, on n'en parle plus.» Et ce fut une stupeur, lorsque Fagerolles affirma que le maître paysagiste, âgé de soixante-dix ans, vivait quelque part, du côté de Montmartre, retiré dans une petite maison, au milieu de poules, de canards et de chiens. Ainsi, on pouvait se survivre, il y avait des mélancolies de vieux artistes, disparus avant leur mort. Tous se taisaient, un frisson les avait pris, lorsqu'ils aperçurent, passant au bras d'un ami, Bongrand, la face congestionnée, le geste inquiet, qui leur envoya un salut; et, presque derrière lui, au milieu de ses disciples, Chambouvard se montra, riant très haut, tapant les talons, en maître absolu, certain de l'éternité. «Tiens! tu nous lâches?» demanda Mahoudeau à Chaîne, qui se levait.

L'autre mâchonna dans sa barbe des paroles sourdes; et il partit, après avoir distribué des poignées de main.

«Tu sais qu'il va encore se payer ta sage-femme, dit Jory à Mahoudeau. Oui, l'herboriste, la femme aux herbes qui puent… Ma parole! j'ai vu ses yeux flamber tout d'un coup; ça le prend comme une rage de dents, ce garçon; et regarde-le courir, là-bas.» Le sculpteur haussa les épaules, au milieu des rires.

Mais Claude n'entendait point. Maintenant, il entreprenait Dubuche sur l'architecture. Sans doute, ce n'était pas mal, cette salle de Musée, qu'il exposait; seulement, ça n'apportait rien, on y retrouvait une patiente marqueterie des formules de l'École. Est-ce que tous les arts ne marchaient pas de front? est-ce que l'évolution qui transformait la littérature, la peinture, la musique même, n'allait pas renouveler l'architecture? Si jamais l'architecture d'un siècle devait avoir un style à elle, c'était assurément celle du siècle où l'on entrerait bientôt, un siècle neuf, un terrain balayé, prêt à la reconstruction de tout, un champ fraîchement ensemencé, dans lequel pousserait un nouveau peuple. Par terre, les temples grecs qui n'avaient plus leurs raisons d'être sous notre ciel, au milieu de notre société! par terre, les cathédrales gothiques, puisque la foi aux légendes était morte! par terre, les colonnades fines, les dentelles ouvragées de la Renaissance, ce renouveau antique greffé sur le Moyen Âge, des bijoux d'art où notre démocratie ne pouvait se loger! Et il voulait, il réclamait avec des gestes violents la formule architecturale de cette démocratie, l'œuvre de pierre qui l'exprimerait, l'édifice où elle serait chez elle, quelque chose d'immense et de fort, de simple et de grand, ce quelque chose qui s'indiquait déjà dans nos gares, dans nos halles, avec la solide élégance de leurs charpentes de fer, mais épuré encore, haussé jusqu'à la beauté, disant la grandeur de nos conquêtes.

«Eh! oui, eh! oui! répétait Dubuche, gagné par sa fougue. C'est ce que je veux faire, tu verras un jour…

Donne-moi le temps d'arriver, et quand je serai libre, ah! quand je serai libre!..»

La nuit venait, Claude s'animait de plus en plus, dans l'énervement de sa passion, d'une abondance, d'une éloquence que les camarades ne lui connaissaient pas.

Tous s'excitaient à l'écouter, finissaient par s'égayer bruyamment des mots extraordinaires qu'il lançait; et lui-même, étant revenu sur son tableau, en parlait avec une gaieté énorme, faisait la charge des bourgeois qui regardaient, imitait la gamme bête des rires. Sur l'avenue, couleur de cendre, on ne voyait plus filer que les ombres de rares voitures. La contre-allée était toute noire, un froid de glace tombait des arbres. Seul, un chant perdu sortait d'un massif de verdure, derrière le café, quelque répétition au Concert de l'Horloge, la voix sentimentale d'une fille s'essayant à la romance.

«Ah! m'ont-ils amusé, les idiots! cria Claude dans un dernier éclat. Entendez-vous, pour cent mille francs, je ne donnerais pas ma journée!» Il se tut, épuisé. Personne n'avait plus de salive. Un silence régna, tous grelottèrent sous l'haleine glacée qui passait. Et ils se séparèrent avec des poignées de main lasses, dans une sorte de stupeur. Dubuche dînait en ville.

Fagerolles avait un rendez-vous. Vainement, Jory, Mahoudeau et Gagnière voulurent entraîner Claude chez Foucart, un restaurant à vingt-cinq sous: déjà Sandoz l'emmenait à son bras, inquiet de le voir si gai,«Allons, viens, j'ai promis à ma mère de rentrer. Tu mangeras un morceau avec nous, et ce sera gentil, nous finirons la journée ensemble.» Tous deux descendirent le quai, le long des Tuileries, serrés l'un contre l'autre, fraternellement. Mais, au pont des Saints-Pères, le peintre s'arrêta net. «Comment, tu me quittes! s'écria Sandoz. Puisque tu dînes avec moi!

– Non, merci, j'ai trop mal à la tête… Je rentre me coucher.»

Et il s'obstina sur cette excuse.

«Bon! bon! finit par dire l'autre en souriant, on ne te voit plus, tu vis dans le mystère… Va, mon vieux, je ne veux pas te gêner.» Claude retint un geste d'impatience, et, laissant son ami passer le pont, il continua de filer tout seul par les quais. Il marchait les bras ballants, le nez à terre, sans rien voir, à longues enjambées de somnambule que l'instinct conduit. Quai de Bourbon, devant sa porte, il leva les yeux, étonné qu'un fiacre attendît là, arrêté au bord du trottoir, lui barrant le chemin. Et ce fut du même pas mécanique qu'il entra chez la concierge, pour prendre sa clef.

«Je l'ai donnée à cette dame, cria Mme Joseph du fond de la loge. Cette femme est là-haut.

– Quelle dame? demanda-t-il effaré.

– Cette jeune personne… Voyons, vous savez bien? celle qui vient toujours.» Il ne savait plus, il se décida à monter, dans une confusion extrême d'idées. La clef se trouvait sur la porte, qu'il ouvrit, puis qu'il referma, sans hâte.

Claude resta un moment immobile. L'ombre avait envahi l'atelier, une ombre violâtre qui pleuvait de la baie vitrée en un mélancolique crépuscule, noyant les choses. Il ne voyait plus nettement le parquet, où les meubles, les toiles, tout ce qui traînait vaguement, semblait se fondre, comme dans l'eau dormante d'une mare. Mais, assise au bord du divan, se détachait une forme sombre, raidie par l'attente, anxieuse et désespérée au milieu de cette agonie du jour. C'était Christine, il l'avait reconnue.

Elle tendit les mains, elle murmura d'une voix basse et entrecoupée: «Il y a trois heures, oui, trois heures que je suis là, toute seule, à écouter… Au sortir de là-bas, j'ai pris une voiture, et je ne voulais que venir, puis rentrer vite…

Mais je serais restée la nuit entière, je ne pouvais pas m'en aller, sans vous avoir serré les mains.» Elle continua, elle dit son désir violent de voir le tableau, son escapade au Salon, et comment elle était tombée dans la tempête des rires, sous les huées de tout ce peuple. C'était elle qu'on sifflait ainsi, c'était sur sa nudité que crachaient les gens, cette nudité dont le brutal étalage, devant la blague de Paris, l'avait étranglée dès la porte. Et, prise d'une terreur folle, éperdue de souffrance et de honte, elle s'était sauvée, comme si elle avait senti ces rires s'abattre sur sa peau nue, la cingler au sang de coups de fouet. Mais elle s'oubliait maintenant, elle ne songeait qu'à lui, bouleversée par l'idée du chagrin qu'il devait avoir, grossissant l'amertume de cet échec de toute sa sensibilité de femme, débordant d'un besoin de charité immense. «Ô mon ami, ne vous faites pas de peine!.. Je voulais vous voir et vous dire que ce sont des jaloux, que je le trouve très bien, ce tableau, que je suis très fière et très heureuse de vous avoir aidé, d'en être un peu, moi aussi…» Il l'écoutait bégayer ardemment ces tendresses, toujours immobile; et, brusquement, il s'abattit devant elle, il laissa tomber la tête sur ses genoux, en éclatant en larmes.

 

Toute son excitation de l'après-midi, sa bravoure d'artiste sifflé, sa gaieté et sa violence, crevaient là, en une crise de sanglots qui le suffoquait. Depuis la salle où les rires l'avaient souffleté, il les entendait le poursuivre comme une meute aboyante, là-bas aux Champs-Élysées, puis le long de la Seine, puis à présent encore chez lui, derrière son dos. Sa force entière s'en était allée, il se sentait plus débile qu'un enfant; et il répéta, roulant sa tête, la voix éteinte, le geste vague: «Mon Dieu! que je souffre!» Alors, elle, des deux poings, le remonta jusqu'à sa bouche, dans un emportement de passion. Elle le baisa, elle lui souffla jusqu'au cœur, d'une haleine chaude:

«Tais-toi, tais-toi, je t'aime!» Ils s'adoraient, leur camaraderie devait aboutir à ces noces, sur ce divan, dans l'aventure de ce tableau qui peu à peu les avait unis. Le crépuscule les enveloppa, ils restèrent aux bras l'un de l'autre, anéantis, en larmes sous cette première joie d'amour. Près d'eux, au milieu de la table, les lilas qu'elle avait envoyés le matin embaumaient la nuit; et les parcelles d'or éparses, envolées du cadre, luisaient seules d'un reste de jour, pareilles à un fourmillement d'étoiles.