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L'Argent

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D'un geste terrifié et suppliant, elle le fit taire, comme s'il allait attirer la foudre.

«Non, non! ne dites pas ces choses. Vous n'avez pas le droit de les dire… Du reste, votre frère n'est pour rien dans votre arrestation. Je sais de source certaine que c'est le garde des Sceaux Delcambre qui a tout fait.»

La colère de Saccard tomba brusquement, il eut un sourire.

«Oh! celui-là se venge.»

Elle le regardait d'un air d'interrogation, et il ajouta:

«Oui, une vieille histoire entre nous… Je sais d'avance que je serai condamné.»

Sans doute, elle se méfia de l'histoire, car elle n'insista pas. Un court silence régna, pendant lequel il reprit les papiers sur la table, tout entier de nouveau à son idée fixe.

«Vous êtes bien charmante, chère amie, d'être venue, et il faut me promettre de revenir, parce que vous êtes de bon conseil et que je veux vous soumettre des projets. Ah! si j'avais de l'argent!»

Vivement, elle l'interrompit, saisissant l'occasion pour s'éclairer sur un point qui la hantait et la tourmentait depuis des mois. Qu'avait-il fait des millions qu'il devait posséder pour sa part? les avait-il envoyés à l'étranger, enterrés au pied de quelque arbre connu de lui seul?

«Mais vous en avez, de l'argent! Les deux millions de Sadowa, les neuf millions de vos trois mille actions, si les avez vendues au cours de trois mille!

– Moi, ma chère, cria-t-il, je n'ai pas un sou!»

Et cela était parti d'une voix si nette et si désespéré, il la regardait d'un tel air de surprise, qu'elle fut convaincue.

«Jamais je n'ai eu un sou dans les affaires qui ont mal tourné… Comprenez donc que je me ruine avec les autres… Certes, oui, j'ai vendu; mais j'ai racheté aussi; de deux autres millions encore, je serais fort embarrassé et où ils s'en sont allés, mes neuf millions, augmentés pour vous l'expliquer clairement… Je crois bien que mon compte se soldait chez ce pauvre Mazaud par une dette de trente à quarante mille francs… Plus un sou, le grand coup de balai, comme toujours!»

Elle en fut si soulagée, si égayée, qu'elle plaisanta sur leur propre ruine, à elle et à son frère.

«Nous aussi, quand tout va être terminé, je ne sais pas si nous aurons de quoi manger un mors… Ah! cet argent, ces neuf millions que vous nous aviez promis, vous vous rappelez comme ils me faisaient peur! Jamais je n'ai vécu dans un tel malaise, et quel soulagement, le soir du jour où j'ai tout rendu en faveur de l'actif!.. Même, les trois cent mille francs de l'héritage de notre tante y ont passé. Ça, ce n'est pas très juste. Mais, je vous l'avais dit, de l'argent trouvé, de l'argent qu'on n'a pas gagné, on n'y tient guère… Et vous voyez bien que je suis gaie et que je ris maintenant!»

Il l'arrêta d'un geste fiévreux, il avait pris les papiers, sur la table, et les brandissait.

«Laissez donc! nous serons très riches…

– Comment?

– Est-ce que vous croyez que je lâche mes idées?.. Depuis six mois, je travaille ici, je veille les nuits entières, pour tout reconstruire. Les imbéciles qui me font surtout un crime de ce bilan anticipé, en prétendant que des trois grandes affaires, les Paquebots réunis, le Carmel et la Banque nationale turque, la première seulement a donné les bénéfices prévus! Parbleu! si les deux autres ont périclité, c'est que je n'étais plus là. Mais, quand ils m'auront lâché, oui! quand je redeviendrai le mettre, vous verrez, vous verrez…»

Suppliante, elle voulut l'empêcher de poursuivre. Il s'était mis debout, il se grandissait sur ses petites jambes, criant de sa voix aiguë:

«Les calculs sont faits, les chiffres sont là, regardez!.. Des amusettes simplement, le Carmel et la Banque nationale turque! Il nous faut le vaste réseau des chemins de fer d'Orient, il nous faut le reste, Jérusalem, Bagdad, l'Asie Mineure entière conquise, ce que Napoléon n'a pu faire avec son sabre, et ce que nous ferons nous autres, avec nos pioches et notre or… Comment avez-vous pu croire que j'abandonnais la partie? Napoléon est bien revenu de l'île d'Elbe. Moi aussi, je n'aurai qu'à me montrer, tout l'argent de Paris se lèvera pour me suivre; et il n'y aura pas, cette fois, de Waterloo, je vous en réponds, parce que mon plan est d'une rigueur mathématique, prévu jusqu'aux derniers centimes… Enfin, nous allons donc l'abattre, ce Gundermann de malheur! Je ne demande que quatre cents millions, cinq cents millions peut-être, et le monde est à moi!»

Elle avait réussi à lui prendre les mains, elle se serrait contre lui.

«Non, non! Taisez-vous, vous me faites peur!»

Et, malgré elle, de son effroi, une admiration montait. Brusquement, dans cette cellule misérable et nue, verrouillée, séparée des vivants, elle venait d'avoir la sensation d'une force débordante, d'un resplendissement de l'éternelle illusion de l'espoir, l'entêtement de l'homme qui ne veut pas mourir. Elle cherchait en elle la colère, l'exécration des fautes commises, et elle ne les trouvait déjà plus. Ne l'avait-elle pas condamné, après les irréparables malheurs dont il était la cause? N'avait-elle pas appelé le châtiment, la mort solitaire, dans le mépris? Elle n'en gardait que sa haine du mal et sa pitié pour la douleur. Lui, cette force inconsciente et agissante, elle le subissait de nouveau, comme une des violences de la nature, sans doute nécessaires. Et puis, si c'était là qu'une faiblesse de femme, elle s'y abandonnait délicieusement, toute à la maternité souffrante, toute à l'infini besoin de tendresse, qui le lui avait fait aimer sans estime, dans sa haute raison dévastée par l'expérience.

«C'est fini, répéta-t-elle à plusieurs reprises, sans cesser de lui serrer les mains dans les siennes. Ne pouvez-vous donc vous calmer et vous reposer enfin!»

Puis, comme il se haussait, pour effleurer des lèvres ses cheveux blancs, dont les boucles foisonnaient sur ses tempes, avec une abondance vivace de jeunesse, elle le maintint, elle ajouta d'un air d'absolue résolution et de tristesse profonde, en donnant aux mots toute leur signification.

«Non, non! c'est fini à jamais… Je suis contente de vous avoir vu une dernière fois, pour qu'il ne reste pas de la colère entre nous… Adieu!»

Quand elle partit, elle le vit debout, près de la table, véritablement ému de la séparation, mais reclassant déjà d'une main instinctive les papiers, qu'il avait mêlés dans sa fièvre; et, le petit bouquet de deux sous s'étant effeuillé parmi les pages, il secouait celles-ci une à une, il balayait des doigts les pétales de rose.

Ce ne fut que trois mois plus tard, vers le milieu de décembre, que l'affaire de la Banque universelle vint enfin devant le tribunal. Elle tint cinq grandes audiences de la police correctionnelle, au milieu d'une curiosité très vive. La presse avait fait un bruit énorme autour de la catastrophe, des histoires extraordinaires circulaient sur les lenteurs de l'instruction. On remarqua beaucoup l'exposé des faits que le parquet avait dressé, un chef-d'œuvre de féroce logique, où les plus petits détails étaient groupés, utilisés, interprétés avec une clarté impitoyable. D'ailleurs, on disait partout que le jugement était rendu à l'avance. Et, en effet, l'évidente bonne foi d'Hamelin, l'héroïque attitude de Saccard qui tint tête à l'accusation pendant les cinq jours, les plaidoiries magnifiques et retentissantes de la défense, n'empêchèrent pas les juges de condamner les deux prévenus à cinq années d'emprisonnement et à trois mille francs d'amende. Seulement, remis en liberté provisoire sous caution, un mois avant, et s'étant ainsi présentés devant le tribunal en prévenus libres, ils purent faire appel et quitter dans les vingt-quatre heures. C'était Rougon qui avait exigé ce dénouement, ne voulant pas garder sur les bras l'ennui d'un frère en prison. La police veilla elle même au départ de Saccard, qui fila en Belgique, par un train de nuit le même jour, Hamelin était parti pour Rome.

Et trois nouveaux mois s'écoulèrent, on était dans les premiers jours d'avril, Mme Caroline se trouvait encore à Paris, où l'avait retenue le règlement d'affaires inextricables. Elle occupait toujours le petit appartement de l'hôtel d'Orviedo, dont les affiches annonçaient la vente. Du reste, elle venait enfin d'arranger les dernières difficultés, elle pouvait partir, certes, sans un sou en poche, mais sans laisser aucune dette derrière elle; et elle devait quitter Paris le lendemain, pour aller à Rome rejoindre son frère, qui avait eu la chance d'y obtenir une petite situation d'ingénieur. Il lui avait écrit que des leçons l'y attendaient. C'était toute leur existence à recommencer.

En se levant, le matin de cette dernière jours, qu'elle passerait à Paris, un désir lui vint de ne pas s'éloigner tenter d'avoir des nouvelles de Victor. Jusque-là, toutes les recherches étaient restées vaines. Mais elle se rappelait les promesses de la Méchain, elle se disait que peut-être cette femme savait quelque chose; et il était facile de la questionner, en se rendant chez Busch, vers quatre heures. D'abord, elle repoussa cette idée: quoi bon tout cela n'était-il pas mort? Puis, elle en souffrit réellement, le cœur douloureux, comme d'un enfant qu'elle aurait perdu, et sur la tombe duquel elle n'aurait pas porté des fleurs, en s'en allant. A quatre heures, elle descendit rue Feydeau.

Les deux portes du palier étaient ouvertes, de l'eau bouillait violemment dans la cuisine noire, tandis que, de l'autre côté, dans l'étroit cabinet, la Méchain, qui occupait le fauteuil de Busch, semblait submergée au milieu d'un tas de papiers qu'elle tirait par liasses énormes de son vieux sac de cuir.

«Ah! c'est vous, ma bonne madame! Vous tombez dans un bien vilain moment. M. Sigismond est à l'agonie. Et le pauvre M. Busch en perd la tête, positivement, tant il aime son frère. Il ne fait que courir comme un fou, il est encore sorti pour ramener un médecin… Vous voyez, je suis obligée de m'occuper de ses affaires, car voilà huit jours qu'il n'a seulement pas acheté un titre ni mis le nez dans une créance. Heureusement, j'ai fait tout à l'heure un coup, oh! un vrai coup, qui le consolera un peu de son chagrin, le cher homme, quand il reviendra à la raison.»

 

Mme Caroline, saisie, oubliait qu'elle était là pour Victor, car elle avait reconnu des titres déclassés de l'Universelle, dans les papiers que la Méchain tirait à poignées de son sac. Le vieux cuir en craquait, et elle en sortait toujours, devenue bavarde, au milieu de sa joie.

«Tenez! j'ai eu tout ça pour deux cent cinquante francs, il y en a bien cinq mille, ce qui les met à un sou… Hein? un sou, des actions qui ont été cotées trois mille francs! Les voilà presque retombées au prix du papier, oui! du papier à la livre… Mais elles valent mieux tout de même, nous les revendrons au moins dix sous, parce qu'elles sont recherchées par les gens en faillite. Vous comprenez, elles ont eu une si bonne réputation, qu'elles meublent encore. Elles font très bien dans un passif, c'est très distingué d'avoir été victime de la catastrophe… Enfin j'ai eu une chance extraordinaire, j'avais flairé la fosse où, depuis la bataille, toute cette marchandise dormait, un vieux fond d'abattoir qu'un imbécile, mal renseigné, m'a lâché pour rien. Et vous pensez si je suis tombée dessus! Ah! ça n'a pas traîné, je vous ai nettoyé ça vivement!»

Et elle s'égayait en oiseau carnassier des champs de massacre de la finance, son énorme personne suait les immondes nourritures dont elle s'était engraissée, tandis que de ses mains courtes et crochues, elle remuait les morts, ces actions dépréciées, déjà jaunies et exhalant une odeur rance.

Mais une voix ardente et base s'éleva, venant de la chambre voisine, dont la porte était grande ouverte, comme les deux portes du palier.

«Bon, voilà M. Sigismond qui se remet à causer. Il ne fait que ça depuis ce matin… Mon Dieu! et l'eau qui bout! l'eau que j'oublie! C'est pour un tas de tisanes… Ma bonne madame, puisque vous êtes là, voyez donc s'il ne demande pas quelque chose.»

La Méchain fila dans la cuisine, et Mme Caroline, que la souffrance attirait, entra dans la chambre. La nudité en était tout égayée par un clair soleil d'avril, dont un rayon tombait droit sur la petite table de bois blanc, encombrée de notes écrites, de dossiers volumineux, d'où débordait un travail de dix ans; et il n'y avait toujours rien autre que les deux chaises de paille et les quelques volumes entassés sur des planches. Dans l'étroit lit de fer, Sigismond, assis contre trois oreillers, vêtu jusqu'à mi-corps d'une courte blouse de flanelle rouge, parlait, parlait sans relâche, sous la singulière excitation cérébrale, qui précède parfois la mort des phtisique il délirait, avec des moments d'extraordinaire lucidité; et, au milieu de sa face amaigrie, encadrée de ses longs cheveux bouclés, ses yeux, élargis démesurément, interrogeaient le vide.

Tout de suite, quand Mme Caroline parut, il sembla la reconnaître, bien que jamais ils ne se fussent rencontrés.

«Ah! c'est vous, madame… Je vous avais vue, je vous appelais de toutes mes forces… Venez, venez plus près, que je vous dise à voix basse…»

Malgré le petit frisson de peur qui l'avait prise, elle s'approcha, elle dut s'asseoir sur une chaise, contre le lit même.

«Je ne savais pas, mais je sais maintenant. Mon frère vend des papiers, et il y a des gens que j'ai entendus pleurer là, dans son cabinet… Mon frère, ah! j'en ai eu le cœur comme traversé d'un fer rouge. Oui, c'est ça qui m'est resté dans la poitrine, ça me brûle toujours, parce que c'est abominable, l'argent, le pauvre monde qui souffre… Alors, tout à l'heure, quand je serai mort, mon frère vendra mes papiers, et je ne veux pas, je ne veux pas!»

Sa voix s'élevait peu à peu, suppliante.

«Tenez! madame, ils sont là, sur la table. Donnez-les-moi, que nous en fassions un paquet, et vous les emporterez, vous emporterez tout… Oh! je vous appelais, je vous attendais! Mes papiers perdus! toute ma vie de recherches, et d'efforts anéantie!»

Et, comme elle hésitait à lui donner ce qu'il demandait, il joignit les mains.

«De grâce, que je m'assure qu'ils y sont bien tous, avant de mourir… Mon frère n'est pas là, mon frère ne dira pas que je me tue… Je vous en supplie…»

Alors, elle céda, bouleversée par l'ardeur de sa prière.

«Vous voyez que j'ai tort, puisque votre frère dit que cela vous fait du mal.

– Du mal, oh! non. Et puis, qu'importe!.. Enfin; cette société de l'avenir, je suis parvenu à la mettre debout, après tant de nuits passées! Tout y est prévu, résolu, c'est toute la justice et tout le bonheur possibles… Quel regret de n'avoir pas eu le temps de rédiger l'œuvre, avec les développements nécessaires! Mais voici mes notes complètes, classées. Et, n'est-ce pas? vous allez les sauver, pour qu'un autre, un jour, leur donne la forme du livre définitif, lancé par le monde…»

De ses longues mains frêles, il avait pris les papiers, il les feuilletait amoureusement, tandis que, dans ses grands yeux déjà troubles, se rallumait une flamme. Il parlait très vite, d'un ton cassé et monotone, avec le tic-tac d'une chaîne d'horloge que le poids emporte; et c'était le bruit même de la mécanique cérébrale fonctionnant sans arrêt, dans le déroulement de l'agonie.

«Ah! comme je la vois, comme elle se dresse là, nettement, la cité de justice et de bonheur!.. Tous y travaillent, d'un travail personnel, obligatoire et libre. La nation n'est qu'une société de coopération immense, les outils deviennent la propriété de tous, les produits sont centralisés dans de vastes entrepôts généraux. On a effectué tant de labeur utile, on a droit à tant de consommation sociale. C'est l'heure d'ouvrage qui est la commune mesure, un objet ne vaut que ce qu'il a coûté d'heures, il n'y a plus qu'un échange, entre tous les producteurs, à l'aide des bons de travail, et cela sous la direction de la communauté, sans qu'aucun autre prélèvement soit fait que l'impôt unique pour élever les enfants et nourrir les vieillards, renouveler l'outillage, défrayer les services publics gratuits… Plus d'argent, et dès lors plus de spéculation, plus de vol, plus de trafics abominables, plus de ces crimes que la cupidité exaspère, les filles épousées pour leur dot, les vieux parents étranglés pour leur héritage, les passants assassinés pour leur bourse!.. Plus de classes hostiles, de patrons et d'ouvriers, de prolétaires et de bourgeois et, dès lors, plus de lois restrictives ni de tribunaux, de force armée gardant l'inique accaparement des uns contre la faim enragée des autres!.. Plus d'oisifs d'aucune sorte, et dès lors plus de propriétaires nourris par le loyer, de rentiers entretenus comme des filles par la chance, plus de luxe enfin ni de misère!.. Ah! n'est-ce pas l'idéale équité, la souveraine sagesse, pas de privilégiés, pas de misérables, chacun faisant son bonheur par son effort, la moyenne du bonheur humain!»

Il s'exaltait, et sa voix devenait douce, lointaine, comme si elle s'éloignait et se perdait très haut, dans l'avenir dont il annonçait la venue.

«Et si j'entrais dans les détails… Vous voyez, cette feuille séparée, avec toutes ces notes marginales: c'est l'organisation de la famille, le contrat libre, l'éducation et l'entretien des enfants mis à la charge de la communauté… Pourtant, ce n'est point l'anarchie. Regardez cette autre note: je veux un comité directeur pour chaque branche de la production, chargé de proportionner celle-ci à la consommation, en établissant les besoins réels… Et ici, encore un détail d'organisation dans les villes, dans les champs, des armées industrielles, des armées agricoles manœuvreront sous la conduite des chefs élus par elles, obéissant à des règlements qu'elles auront votés… Tenez! j'ai aussi indiqué là, par des calculs approximatifs, à combien d'heures la journée de travail pourra être réduite dans vingt ans. Grâce au grand nombre des bras nouveaux, grâce surtout aux machines, on ne travaillera que quatre heures, trois peut-être; et que de temps on aura pour jouir de la vie! car ce n'est pas une caserne, c'est une cité de liberté et de gaieté, où chacun reste libre de son plaisir, avec tout le temps de satisfaire ses légitimes appétits, la joie d'aimer, d'être fort, d'être beau, d'être intelligent, de prendre sa part de l'inépuisable nature.»

Et son geste, autour de la misérable chambre, possédait monde. Dans cette nudité où il avait vécu, cette pauvreté sans besoins où il se mourait, il faisait d'une main fraternelle le partage des biens de la terre. C'était l'universelle félicité, tout ce qui est bon et dont il n'avait pas joui, qu'il distribuait de la sorte, en sachant qu'il n'en jouirait jamais. Il avait hâté sa mort pour ce suprême cadeau à l'humanité souffrante. Mais ses mains s'égaraient, tâtonnantes, parmi les notes éparses, tandis que ses yeux ne voyaient déjà plus, emplis de l'éblouissement de mort, semblaient apercevoir l'infinie perfection, au-delà de la vie, dans un ravissement d'extase dont toute sa face s'éclairait.

«Ah! que d'activités nouvelles, l'humanité entière au travail au terres incultes, les mains de tous les vivants améliorant le monde!.. Il n'y a plus de landes, plus de marais, plus de terres incultes. Les bras de mer sont comblés, les montagnes gênantes disparaissent, les déserts se changent en vallées fertiles, sous les eaux qui jaillissent de toutes parts. Aucun prodige n'est irréalisable, les anciens grands travaux font sourire, tant ils semblent timides et enfantins. La terre enfin est habitable… Et c'est tout l'homme développé, grandi, jouissant de ses pleins appétits, devenu le vrai maître. Les écoles et les ateliers sont ouverts, l'enfant choisit librement son métier, que les aptitudes déterminent. Des années déjà se sont écoulées, et la sélection s'est faite, grâce à des examens sévères, il ne suffit plus de pouvoir payer l'instruction, il faut en profiter. Chacun se trouve ainsi arrêté, utilisé, au juste degré de son intelligence, ce qui répartit équitablement les fonctions publiques, d'après les indications mêmes de la nature. Chacun pour tous, selon sa force… Ah! cité active et joyeuse, cité idéale de saine exploitation humaine, où n'existe plus le vieux préjugé contre le travail manuel, où l'on voit un grand poète menuisier, un serrurier grand savant! Ah! cité bienheureuse, cité triomphale vers qui les hommes marchent depuis tant de siècles, cité dont les murs blancs resplendissent, là-bas… Là-bas, dans le bonheur, dans l'aveuglant soleil…»

Ses yeux pâlirent, les derniers mots s'exhalèrent, indistincts, en un petit souffle; et sa tête retomba, gardant le sourire extasié de ses lèvres. Il était mort.

Bouleversée de pitié et de tendresse, Mme Caroline le regardait, lorsqu'elle eut, derrière elle, la sensation d'une tempête qui entrait. C'était Busch, revenant sans médecin, haletant, ravagé d'angoisse; tandis que la Méchain, sur ses talons, lui expliquait pourquoi elle n'avait pu encore faire la tisane, l'eau s'étant renversée. Mais il avait aperçu son frère, son petit enfant, comme il le nommait, couché sur le dos, immobile, avec la bouche ouverte, les yeux fixes; et il comprit, et il poussa un hurlement de bête égorgée. D'un bond, il s'était jeté sur le corps, il l'avait soulevé dans ses deux grands bras, comme pour lui souffler de la vie. Ce terrible mangeur d'or, qui aurait tué un homme pour dix sous, qui avait si longtemps écumé le Paris immonde, hurlait d'une abominable souffrance. Son petit enfant, mon Dieu! Lui qui le couchait, qui le dorlotait ainsi qu'une mère! Il ne l'aurait jamais plus, son petit enfant! Et, dans une crise d'enragé désespoir, il ramassa les papiers épars sur le lit, il les déchira, les broya, comme s'il avait voulu anéantir tout ce travail imbécile et jalousé, qui lui avait tué son frère.

Mme Caroline, alors, sentit son cœur se fondre. Le malheureux! il ne l'emplissait plus que d'une divine pitié. Mais où donc avait-elle entendu hurler ainsi? Une seule fois déjà, le cri de la douleur humaine l'avait pénétré d'un tel frisson. Et elle se souvint, c'était chez Mazaud, le hurlement de la mère et des petits, devant le cadavre du père. Comme incapable de se soustraire à cette souffrance, elle resta encore un instant, rendit des services. Puis, au moment de partir, se retrouvant seule avec la Méchain, dans l'étroit cabinet d'affaires, elle se rappela qu'elle était venue pour la questionner sur Victor. Et elle l'interrogea. Ah! bien, Victor, il était loin, s'il courait toujours! Elle avait battu Paris pendant trois mois, sans seulement découvrir une piste. Elle y renonçait, il serait toujours temps de retrouver un jour ce bandit sûr l'échafaud. Et Mme Caroline l'écoutait, glacée et muette. Oui, c'était fini, le monstre était lâché par le monde, à l'avenir, à l'inconnu, ainsi qu'une bête écumant du virus héréditaire, qui devait élargir le mal à chacun de ses coups de dent.

 

Dehors, sur le trottoir de la rue Vivienne, Mme Caroline fut surprise de la douceur de l'air. Il était cinq heures, le soleil se couchait dans un ciel d'une pureté tendre, dorant au loin les enseignes hautes du boulevard. Cet avril, si charmant d'une nouvelle jeunesse, était comme une caresse à tout son être physique, jusqu'au cœur. Elle respira fortement, soulagée, plus heureuse déjà, avec la sensation de l'invincible espoir qui revenait et grandissait. C'était sans doute la mort si belle de ce rêveur, donnant son dernier souffle à sa chimère de justice et d'amour, qui l'attendrissait ainsi, dans le songe qu'elle avait également fait d'une humanité purgée du mal exécrable de l'argent; et c'était encore le hurlement de l'autre, la tendresse exaspérée et saignante du terrible loup-cervier, qu'elle croyait sans cœur, incapable de larmes. Non pourtant! elle ne s'en était pas allée sous l'impression consolante de tant de bonté humaine, au milieu de tant de douleur; elle avait au contraire emporté la désespérance finale du petit monstre échappé, galopant, semant par les routes le ferment de pourriture dont jamais la terre n'arriverait à se guérir. Alors, pourquoi donc cette gaieté renaissante qui l'envahissait toute?

Lorsqu'elle fut au boulevard, Mme Caroline tourna à gauche, ralentit le pas, au milieu de l'animation de la foule. Un instant, elle s'arrêta devant une petite voiture pleine de bottes de lilas et de giroflées, dont le fort parfum l'enveloppa d'une bouffée de printemps. Et, main-tenant, en elle, tandis qu'elle reprenait sa marche, le flot de la joie montait, comme d'une source bouillonnante, qu'elle aurait tenté vainement d'arrêter, de boucher avec ses deux mains. Elle avait compris, elle ne voulait pas. Non, non! les affreuses catastrophes étaient trop récentes, elle ne pouvait être gaie, s'abandonner à ce jaillissement d'éternelle vie qui la soulevait. Et elle s'efforçait de garder son deuil, elle se rappelait au désespoir par tant de souvenirs cruels. Quoi? elle aurait ri encore, après l'écroulement de tout, une si effrayante somme de misères! Oubliait-elle qu'elle était complice? et elle se citait les faits, celui-ci, celui-là, cet autre, qu'elle aurait dû mettre tout son reste d'existence à pleurer. Mais, entre ses doigts serrés sur son cœur, le bouillonnement de sève devenait plus impétueux, la source de vie débordait, écartait les obstacles pour couler librement, en rejetant les épaves aux deux bords, claire et triomphante sous le soleil.

Dès ce moment, vaincue, Mme Caroline dut s'abandonner à la force irrésistible du continuel rajeunissement. Comme elle le disait en riant parfois, elle ne pouvait être triste. L'épreuve était faite, elle venait de toucher le fond du désespoir, et voici que l'espoir ressuscitait de nouveau, brisé, ensanglanté, mais vivace quand même, plus large de minute en minute. Certes, aucune illusion ne lui restait, la vie était décidément injuste et ignoble, comme la nature. Pourquoi donc: cette déraison de l'aimer, de la vouloir, de compter, ainsi que l'enfant à qui l'on promet un plaisir toujours différé, sur le but lointain et inconnu vers lequel, sans fin, elle nous conduit? Puis, lorsqu'elle tourna dans la rue de la Chaussée-d'Antin, elle ne raisonna même plus; la philosophe, en elle, la savante et la lettrée, abdiquait, fatiguée de l'inutile recherche des causes; elle n'était plus qu'une créature heureuse du beau ciel et de l'air doux, goûtant l'unique jouissance de se bien porter, d'entendre ses petits pieds fermes battre le trottoir. Ah! la joie d'être, est-ce qu'au fond il en existe une autre? La vie telle qu'elle est, dans sa force, si abominable qu'elle soit, avec son éternel espoir!

Rentrée dans son appartement de la rue Saint-Lazare, qu'elle quittait le lendemain, Mme Caroline acheva ses malles; et, comme elle faisait le tour de la salle des épures, vide déjà, elle aperçut, sur les murs, les plans et les aquarelles, qu'elle s'était promis de ficeler en un rouleau unique, au dernier moment. Mais une songerie l'arrêta, à chaque feuille de papier, avant d'arracher les quatre pointes, aux quatre angles. Elle revivait ses journées lointaines d'Orient, de ce pays tant aimé, dont elle semblait avoir gardé en elle l'éclatante lumière; elle revivait les cinq années qu'elle venait de passer à Paris, cette crise de chaque jour, cette activité folle, le monstrueux ouragan de millions qui avait traversé sa vie, en la saccageant; et, de ces ruines chaudes encore, elle sentait déjà germer, s'épanouir au soleil toute une floraison. Si la Banque nationale turque s'était effondrée à la suite de l'Universelle, la Compagnie générale des Paquebots réunis restait debout et prospère. Elle revoyait la côte enchantée de Beyrouth, où s'élevaient, au milieu d'immenses magasins, les bâtiments de l'administration, dont elle était en train d'épousseter le plan: Marseille mise aux portes de l'Asie Mineure, la Méditerranée conquise, les nations rapprochées, pacifiées peut-être. Et cette gorge du Carmel, cette aquarelle qu'elle déclouait, ne savait-elle pas, par une lettre récente, que tout un peuple y avait poussé? Le village de cinq cents habitants, né d'abord autour de la mine en exploitation, était à présent une ville, plusieurs milliers d'âmes, toute une civilisation, des routes, des usines, des écoles, fécondant ce coin mort et sauvage. Puis, c'étaient les tracés, les nivellements et les profils, pour la ligne ferrée de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep, une série de grandes feuilles, qu'une à une elle roulait: sans doute, il s'écoulerait des années, avant que les cols du Taurus fussent traversés à toute vapeur; mais déjà la vie affluait de partout, le sol de l'antique berceau venait d'être ensemencé d'une nouvelle moisson d'hommes, le progrès de demain y grandirait, avec une vigueur de végétation extraordinaire, dans ce merveilleux climat, sous les grands soleils. N'y avait-il pas là le réveil d'un monde, l'humanité élargie et plus heureuse?

Maintenant, Mme Caroline, à l'aide d'une forte ficelle nouait le paquet des plans. Son frère, qui l'attendait à Rome, où tous deux allaient recommencer une existence, lui avait bien recommandé de les emballer avec soin; et, comme elle serrait les nœuds, l'idée lui vint de Saccard, qu'elle savait en Hollande, lancé de nouveau dans une affaire colossale, le dessèchement d'immenses marais, un petit royaume conquis sur la mer, grâce à un système compliqué de canaux. Il avait raison: l'argent, jusqu'à ce jour, était le fumier dans lequel poussait l'humanité de demain; l'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitaient l'existence. Cette fois, voyait-elle clair enfin, son invincible espoir lui venait-il donc de sa croyance à l'utilité de l'effort? Mon Dieu! au-dessus de tant de boue remuée, au-dessus de tant de victimes écrasées, de toute cette abominable souffrance que coûte à l'humanité chaque pas en avant, n'y a-t-il pas un but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de définitif, auquel nous allons sans le savoir et qui nous gonfle le cœur de l'obstiné besoin de vivre et d'espérer?

Et Mme Caroline était gaie malgré tout avec son visage toujours jeune, sous sa couronne de cheveux blancs, comme si elle se fût rajeunie à chaque avril, dans la vieillesse de la terre. Et, au souvenir de honte que lui causait sa liaison avec Saccard, elle songeait à l'effroyable ordure dont on a également sali l'amour. Pourquoi donc faire porter à l'argent la peine des saletés et des crimes dont il est la cause? L'amour est-il moins souillé, lui qui crée la vie?