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L'Argent

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Toutes les phrases qui lui montaient aux lèvres, les questions, les simples allusions, au sujet du drame de la veille, lui semblaient blessantes, salissantes, impossibles à risquer devant la victime, égarée encore, agonisant de sa souillure. Et quel secours aurait-elle laissé, qui n'aurait paru une aumône dérisoire, elle ruinée également, embarrassée déjà pour attendre l'issue du procès? Enfin, elle s'avança, les yeux pleins de larmes, les bras ouverts, dans une infinie pitié, un attendrissement éperdu dont elle tremblait toute.

Au fond de la banale alcôve d'hôtel meublé, ces deux misérables créatures effondrées, finies, c'était tout ce qui restait de l'antique race des Beauvilliers, autrefois si puissante, souveraine. Elle avait eu des terres aussi grandes qu'un royaume, vingt lieues de la Loire lui avaient appartenu, des châteaux, des prairies, des labours, des forets. Puis cette immense fortune domaniale peu à peu s'en était allée avec les siècles en marche, et la comtesse venait d'engloutir la dernière épave dans une de ces tempêtes de la spéculation moderne, où elle n'entendait rien: d'abord ses vingt mille francs d'économies, épargnées sou par sou pour sa fille, puis les soixante mille francs empruntés sur les Aublets, puis cette ferme tout entière. L'hôtel de la rue Saint-Lazare ne paierait pas les créanciers. Son fils était mort, loin d'elle et sans gloire. On lui avait ramené sa fille blessée, salie par un bandit, comme on remonte, saignant et couvert de boue, un enfant qu'une voiture vient d'écraser. Et la comtesse, si noble naguère, mince, haute, toute blanche, avec son grand air suranné, n'était plus qu'une pauvre vieille femme détruite, cassée par cette dévastation; tandis que, sans beauté, sans jeunesse, montrant la disgrâce de son cou trop long, dans le désordre de sa chemise, Alice avait des yeux de folle, où se lisait la mortelle douleur de son dernier orgueil, sa virginité violentée. Et toutes deux, elles sanglotaient toujours, elles sanglotaient sans fin.

Alors, Mme Caroline ne prononça pas un mot, les prit simplement toutes deux, les serra étroitement sur son cœur. Elle ne trouvait rien autre chose, elle pleurait avec elles. Et les deux malheureuses comprirent, leurs larmes redoublèrent, plus douces. S'il n'y avait pas de consolation possible, ne faudrait-il pas vivre encore, vivre quand même?

Lorsque Mme Caroline fut de nouveau dans la rue, elle aperçut Busch en grande conférence avec la Méchain. Il avait arrêté une voiture, il y poussa Léonide, et disparut. Mais, comme Mme Caroline se hâtait, la Méchain marcha droit à elle. Sans doute, elle la guettait, car tout de suite elle lui parla de Victor, en personne renseignée déjà sur ce qui s'était passé la veille, à l'Œuvre du Travail. Depuis que Saccard avait refusé de payer les quatre mille francs, elle ne décolorait pas, elle s'ingéniait à chercher de quelle façon elle pourrait encore exploiter l'affaire; et elle venait ainsi d'apprendre l'histoire, au boulevard Bineau, où elle se rendait fréquemment, dans l'espoir de quelque incident profitable. Son plan devait être fait, elle déclara à Mme Caroline qu'elle allait immédiatement se mettre en quête de Victor. Ce malheureux enfant, c'était trop terrible de l'abandonner de la sorte à ses mauvais instincts, il fallait le reprendre, si l'on ne voulait pas le voir un beau matin en cour d'assises. Et, tandis qu'elle parlait, ses petits yeux, perdus dans la graisse de son visage, fouillaient la bonne dame, heureuse de la sentir bouleversée, se disant que le jour où elle aurait retrouvé le gamin, elle continuerait à tirer d'elle des pièces de cent sous.

«Alors, madame, c'est entendu, je vais m'en occuper… Dans le cas où vous désireriez avoir des nouvelles, ne prenez pas la peine de courir là-bas, rue Marcadet, montez simplement chez M. Busch, rue Feydeau, où vous êtes certaine de me rencontrer tous les jours, vers quatre heures.»

Mme Caroline rentra rue Saint-Lazare, tourmentée d'une anxiété nouvelle. C'était vrai, ce monstre, lâché par le monde, errant et traqué, quelle hérédité du mal allait-il assouvir au travers des foules, comme un loup dévorateur? Elle déjeuna rapidement, elle prit une voiture, ayant le temps de passer boulevard Bineau, avant d'aller à la Conciergerie, brûlée du désir d'avoir des renseignements tout de suite. Puis, en chemin, dans le trouble de sa fièvre, une idée s'empara d'elle, la domina: se rendre d'abord chez Maxime, l'emmener à l'Œuvre, le forcer à s'occuper de Victor, dont il était le frère après tout. Lui seul restait riche, lui seul pouvait intervenir, s'occuper de l'affaire d'une façon très efficace.

Mais, avenue de l'Impératrice, dès le vestibule du petit hôtel luxueux, Mme Caroline se sentit glacée. Des tapissiers enlevaient les tentures et les tapis, des domestiques mettaient des housses aux sièges et aux lustres, tandis que, de toutes les jolies choses remuées, sur les meubles, sur les étagères, s'exhalait un parfum mourant, ainsi que d'un bouquet jeté au lendemain d'un bal. Et, au fond de la chambre à coucher, elle trouva Maxime, entre deux énormes malles que le valet de chambre achevait d'emplir de tout un trousseau merveilleux, riche et délicat comme pour une mariée.

En l'apercevant, ce fut lui qui parla le premier, très froid, la voix sèche.

«Ah! c'est vous! vous tombez bien, ça m'évitera de vous écrire… J'en ai assez et je pars.

– Comment, vous partez?

– Oui, je pars ce soir, je vais m'installer à Naples, où je passerai l'hiver.»

Puis, lorsqu'il eut, d'un geste, renvoyé le valet de chambre:

«Si vous croyez que ça m'amuse d'avoir, depuis six mois, un père à la Conciergerie! Je ne vais certainement pas rester pour le voir en correctionnelle. Moi qui déteste les voyages! Enfin, il fait beau là-bas, j'emporte à peu près l'indispensable, je ne m'ennuierai peut-être pas trop.»

Elle le regardait, si correct, si joli; elle regardait les malles débordantes, où pas un chiffon d'épouse ni de maîtresse ne traînait, où il n'y avait que le culte de lui-même; et elle osa pourtant se risquer.

«Moi qui venais encore vous demander un service…»

Puis, elle conta l'histoire, Victor bandit, violant et volant, Victor en fuite, capable de tous les crimes.

«Nous ne pouvons l'abandonner. Accompagnez-moi, unissons nos efforts…»

Il ne la laissa pas finir, livide, pris d'un petit tremblent de peur, comme s'il avait senti quelque main meurtrière et sale se poser sur son épaule.

«Ah! bien, il ne manquait plus que ça!.. Un père voleur, un frère assassin… J'ai trop tardé, je voulais partir la semaine dernière. Mais c'est abominable, abominable, de mettre un homme tel que moi dans une situation pareille!»

Alors, comme elle insistait, il devint insolent.

«Laissez-moi tranquille, vous! Puisque ça vous amuse, cette vie de chagrins, restez-y. Je vous avais prévenue, c'est bien fait, si vous pleurez… Mais moi voyez-vous, plutôt que de donner un de mes cheveux, je balaierais au ruisseau tout ce vilain monde.»

Elle s'était levée.

«Adieu donc!

– Adieu!»

Et, en se retirant, elle le vit qui rappelait le valet de chambre et qui assistait au soigneux emballage de son nécessaire de toilette, un nécessaire dont toutes les pièces en vermeil étaient du plus galant travail, la cuvette surtout, gravée d'une ronde d'Amours. Pendant que celui-ci s'en allait vivre d'oubli et de paresse, sous le clair soleil de Naples, elle eut brusquement la vision de l'autre, rôdant un soir de noir dégel, affamé, un couteau au poing, dans quelque ruelle écartée de la Villette ou de Charonne. N'était-ce pas la réponse à cette question de savoir si l'argent n'est point l'éducation, la santé, l'intelligence? Puisque la même boue humaine reste dessous, toute la civilisation se réduit-elle à cette supériorité de sentir bon et de bien vivre?

Lorsqu'elle arriva à l'Œuvre du Travail, Mme Caroline éprouva une singulière sensation de révolte contre le luxe énorme de l'établissement. A quoi bon ces deux ailes majestueuses, le logis des garçons et le logis des filles, reliés par le pavillon monumental de l'administration? à quoi bon les préaux grands comme des parcs, les faïences des cuisines, les marbres des réfectoires, les escaliers, les couloirs, vastes à desservir un palais? à quoi bon toute cette charité grandiose, si l'on ne pouvait, dans ce milieu large et salubre, redresser un être mal venu, faire d'un enfant perverti un homme bien portant, ayant la droite raison de la santé? Tout de suite, elle se rendit chez le directeur, le pressa de questions, voulut connaître les moindres détails. Mais le drame restait obscur, il ne put que lui répéter ce qu'elle savait déjà par la princesse. Depuis la veille, les recherches avaient continué, dans la maison et aux alentours, sans amener le moindre résultat. Victor, déjà, était loin, galopait là-bas, par la ville, au fond de l'effrayant inconnu. Il ne devait pas avoir d'argent, car le porte-monnaie d'Alice, qu'il avait vidé, ne contenait que trois francs quatre sous. Le directeur avait d'ailleurs évité de mettre la police dans l'affaire, pour épargner à ces pauvres dames de Beauvilliers le scandale public; et Mme Caroline l'en remercia, promit qu'elle-même ne ferait aucune démarche à la préfecture, malgré son ardent désir de savoir. Puis, désespérée de s'en aller aussi ignorante qu'elle était venue, elle eut l'idée de monter à l'infirmerie, pour interroger les sœurs. Mais elle n'en tira non plus aucun renseignement précis, et elle ne goûta en haut, dans la petite pièce calme qui séparait le dortoir des filles de celui des garçons, que quelques minutes de profond apaisement. Un joyeux vacarme montait, c'était l'heure de la récréation, elle se sentit injuste pour les guérisons heureuses, obtenues par le grand air, le bien-être et le travail. Il y avait certainement là des hommes sains et forts qui poussaient. Un bandit sur quatre ou cinq honnêtetés moyennes, que cela serait beau encore, dans les hasards qui aggravent ou qui amoindrissent les tares héréditaires!

 

Et Mme Caroline, laissée seule un instant par la sœur de service, s'approchait de la fenêtre, pour voir les enfants jouer, en bas, lorsque des voix cristallines de petites filles, dans l'infirmerie voisine, l'attirèrent. La porte se trouvait à demi ouverte, elle put assister à la scène sans être remarquée. C'était une pièce très gaie, cette infirmerie blanche, aux murs blancs, avec les quatre lits drapés de rideaux blancs. Une large nappe de soleil dorait cette blancheur, toute une floraison de lis au milieu de l'air tiède. Dans le premier lit, à gauche, elle reconnut très bien Madeleine, la fillette qui était déjà là, convalescente, mangeant des tartines de confiture, le jour où elle avait amené Victor. Toujours elle retombait malade, dévastée par l'alcoolisme de sa race, si pauvre de sang, qu'avec ses grands yeux de femme faite, elle était mince et blanche comme une sainte de vitrail. Elle avait treize ans, seule au monde désormais, sa mère étant morte, un soir de soûlerie, d'un coup de pied dans le ventre, qu'un homme lui avait allongé pour ne pas lui donner les six sous dont ils étaient convenus. Et c'était elle, dans sa longue chemise blanche, agenouillée au milieu de son lit, avec ses cheveux blonds dénoués sur les épaules, qui enseignait une prière à trois petites filles occupant les trois autres lits.

«Joignez vos mains comme ça, ouvrez votre cœur tout grand…»

Les trois petites filles étaient, elles aussi, agenouillées au milieu de leurs draps. Deux avaient de huit à dix ans, la troisième n'en avait pas cinq. Dans les longues chemises blanches, avec leurs frêles mains jointes, leurs visages sérieux et extasiés, on aurait dit de petits anges.

«Et vous allez répéter après moi ce que je vais dire. Écoutez bien… Mon Dieu! faites que M. Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux.»

Alors, avec des voix de chérubin, un zézaiement d'une maladresse adorable d'enfance, les quatre fillettes répétèrent ensemble, dans un élan de foi où tout leur petit être pur se donnait:

«Mon Dieu! faites que M. Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux.»

D'un mouvement emporté, Mme Caroline allait entrer dans la pièce faire taire ces enfants, leur défendre ce qu'elle regardait comme un jeu blasphématoire et cruel. Non, non! Saccard n'avait pas le droit d'être aimé, c'était salir l'enfance que de la laisser prier pour son bonheur! Puis, un grand frisson l'arrêta, des larmes lui montaient aux yeux. Pourquoi donc aurait-elle fait épouser sa querelle, la colère de son expérience, à ces êtres innocents, ne sachant rien encore de la vie? Est-ce que Saccard n'avait pas été bon pour eux, lui qui était un peu le créateur de cette maison, qui leur envoyait tous les mois des jouets? Un trouble profond l'avait saisie, elle retrouvait cette preuve qu'il n'y a point d'homme condamnable, qui, au milieu de tout le mal qu'il a pu faire, n'ait encore fait beaucoup de bien. Et elle partit, pendant que les fillettes reprenaient leur prière, elle emporta dans son oreille ces voix angéliques appelant les bénédictions du Ciel sur l'homme d'inconscience et de catastrophe, dont les mains folles venaient de ruiner un monde.

Comme elle quittait enfin son fiacre, boulevard du Palais, devant la Conciergerie, elle s'aperçut que, dans son émotion, elle avait oublié, chez elle, la botte d'œillets qu'elle avait préparée le matin pour son frère. Une marchande était là, vendant des petits bouquets de roses de deux sous, et elle en prit un, et elle fit sourire Hamelin, qui adorait les fleurs, lorsqu'elle lui conta son étourderie. Ce jour-là pourtant, elle le trouva triste. D'abord, pendant les premières semaines de son emprisonnement, il n'avait pu croire à des charges sérieuses contre lui. Sa défense lui semblait si simple: on ne l'avait nommé président que contre son gré, il était resté en dehors de toutes les opérations financières, presque toujours absent de Paris, ne pouvant exercer aucun contrôle. Mais les conversations avec son avocat, les démarches que faisait Mme Caroline et dont elle lui disait l'inutile fatigue, lui avaient ensuite fait entrevoir les effrayantes responsabilités qui l'accablaient. Il allait être solidaire des moindres illégalités commises, jamais on n'admettrait qu'il en ignorât une seule, Saccard l'entraînait dans une déshonorante complicité. Et ce fut alors qu'il dut à sa foi un peu simple de catholique pratiquant une résignation, une tranquillité d'âme, qui étonnaient sa sœur. Quand elle arrivait du dehors, de ses courses anxieuses, de cette humanité en liberté si trouble et si dure, elle restait saisie de le voir paisible, souriant, dans sa cellule nue, où il avait, en grand enfant pieux, doué quatre images de sainteté, coloriées violemment, autour d'un petit crucifix de bois noir. Dès qu'on se met dans la main de Dieu, il n'y a plus de révolte, toute souffrance imméritée est un gage de salut. Son unique tristesse, parfois, venait de l'arrêt désastreux de ses grands travaux. Qui reprendrait son œuvre? qui continuerait la résurrection de l'Orient, si heureusement commencée par la Compagnie générale des Paquebots réunis et par la Société des mines d'argent du Carmel? qui construirait le réseau de lignes ferrées, de Brousse à Beyrouth et à Damas, de Smyrne à Trébizonde, toute cette circulation de sang jeune dans les veines du vieux monde? Là d'ailleurs encore, il croyait, il disait que l'œuvre entreprise ne pouvait mourir, il n'éprouvait que la douleur de n'être plus celui que le Ciel avait élu pour l'exécuter. Surtout, sa voix se brisait, lorsqu'il cherchait en punition de quelle faute Dieu ne lui avait pas permis de réaliser la grande banque catholique destinée à transformer la société moderne, ce Trésor du Saint-Sépulcre qui rendrait un royaume au pape et qui finirait par faire une seule nation de tous les peuples, en enlevant aux juifs la puissance souveraine de l'argent. Il la prédisait aussi, cette banque, inévitable, invincible; il annonçait le Juste aux mains pures qui la fonderait un jour. Et si, cet après-midi-là, il semblait soucieux, ce devait être simplement que, dans sa sérénité de prévenu dont on allait faire un coupable, il avait songé que, jamais, au sortir de prison, il n'aurait les mains assez nettes pour reprendre la grande besogne.

D'une oreille distraite, il écouta sa sœur lui expliquer que, dans les journaux, l'opinion paraissait lui redevenir un peu plus favorable. Puis, sans transition, la regardant de ses yeux de dormeur éveillé:

«Pourquoi refuses-tu de le voir?»

Elle frémit, elle comprit bien qu'il lui parlait de Saccard. D'un signe de tête, elle dit non, encore non. Alors, il se décida, confus, à voix très basse.

«Après ce qu'il a été pour toi, tu ne peux refuser, va le voir!»

Mon Dieu! il savait, elle fut envahie d'une ardente rougeur, elle se jeta dans ses bras pour cacher son visage; et elle bégayait, demandait qui avait pu lui dire, comment il savait cette chose qu'elle croyait ignorée, ignorée de lui surtout.

«Ma pauvre Caroline, il y a longtemps… Des lettres anonymes, de vilaines gens qui nous jalousaient… Jamais je ne t'en ai parlé, tu es libre, nous ne pensons plus de même… Je sais que tu es la meilleure femme de la terre. Va le voir.»

Et, gaiement, retrouvant son sourire, il reprit le petit bouquet de roses qu'il avait déjà glissé derrière le crucifix, il le lui remit dans la main, en ajoutant:

«Tiens! porte-lui ça et dis-lui que je ne lui en veux pas non plus.»

Mme Caroline, bouleversée de cette tendresse si pitoyable de son frère, dans la honte affreuse et le délicieux soulagement qu'elle éprouvait à la fois, ne résista pas davantage. Du reste, depuis le matin, la sourde nécessité de voir Saccard s'imposait à elle. Pouvait-elle ne pas l'avertir de la fuite de Victor, de l'atroce aventure dont elle était encore toute tremblante? Dès le premier jour, il l'avait fait inscrire parmi les personnes qu'il désirait recevoir; et elle n'eut qu'à dire son nom, un gardien la conduisit tout de suite à la cellule du prisonnier.

Lorsqu'elle entra, Saccard tournait le dos à la porte, assis devant une petite table, couvrant de chiffres une feuille de papier.

Il se leva vivement, il eut un cri de joie.

«Vous!.. Oh! que vous êtes bonne, et que je suis heureux!»

Il lui avait pris une main entre les deux siennes, elle souriait d'un air embarrassé, très émue, ne trouvant pas la parole qu'il aurait fallu dire. Puis, de sa main restée libre, elle posa son petit bouquet de deux sous parmi les feuilles, sabrées de chiffres, qui encombraient la table.

«Vous êtes un ange!» murmura-t-il, ravi, en lui baisant les doigts.

Enfin, elle parla.

«C'est vrai, c'était fini, je vous avais condamné dans mon cœur. Mais mon frère veut que je vienne…

– Non, non, ne dites pas cela! Dites que vous êtes trop intelligente, que vous êtes trop bonne, et que vous avez compris, et que vous me pardonnez…»

D'un geste, elle l'interrompit.

«Je vous en conjure, ne me demandez pas tant. Je ne sais pas moi-même… Cela ne vous suffit-il pas que je sois venue?.. Et puis, j'ai une chose bien triste à vous apprendre.»

Alors, d'un trait, à demi-voix, elle lui conta le sauvage réveil de Victor, son attentat sur Mlle de Beauvilliers, sa fuite extraordinaire, inexplicable, l'inutilité jusque-là de toutes les recherches, le peu d'espoir qu'on avait de le rejoindre. Il l'écoutait, saisi, sans une question, sans un geste; et, quand elle se tut, deux grosses larmes gonflèrent ses yeux, ruisselèrent sur ses joues, pendant qu'il bégayait:

«Le malheureux… le malheureux…»

Jamais elle ne l'avait vu pleurer. Elle en resta profondément émue et stupéfaite, tellement ces larmes de Saccard étaient singulières, grises et lourdes, venues de loin, d'un cœur durci, encrassé par des années de brigandage. Tout de suite, d'ailleurs, il se désespéra bruyamment.

«Mais c'est épouvantable, je ne l'ai seulement pas embrassé, moi, ce gamin… Car vous savez que je ne l'ai pas vu. Mon Dieu! oui, je m'étais bien juré d'aller le voir, et je n'ai pas eu le temps, pas une heure libre, avec ces sacrées affaires qui me mangent… Ah! c'est bien toujours comme ça lorsqu'on ne fait pas une chose tout de suite, on est certain de ne jamais la faire… Et, alors, maintenant, vous êtes sûre que je ne puis pas le voir? On me l'amènerait ici.»

Elle hocha la tête.

«Qui sait où il est, à cette heure, dans l'inconnu de ce terrible Paris!»

Un instant encore, il se promena violemment, en lâchant des lambeaux de phrase.

«On me retrouve cet enfant, et, voilà! je le perds… Jamais je ne le verrai… Tenez! c'est que je n'ai pas de chance, non! pas de chance du tout!.. Oh! mon Dieu! l'histoire est la même que pour l'Universelle.»

Il venait de se rasseoir devant la table, et Mme Caroline prit une chaise, en face de lui. Déjà, les mains errantes parmi les papiers, tout le dossier volumineux qu'il préparait depuis des mois, il entamait l'histoire du procès et l'exposé de ses moyens de défense, comme s'il eut éprouvé le besoin de s'innocenter auprès d'elle. L'accusation lui reprochait: Le capital sans cesse augmenté pour enfiévrer les cours et pour faire croire que la société possédait l'intégralité de ses fonds; la simulation de souscriptions et de versements non effectués, grâce aux comptes ouverts à Sabatani et aux autres hommes de paille, lesquels payaient seulement par des jeux d'écriture; la distribution de dividendes fictifs, sous forme de libération des anciens titres; enfin, l'achat par la société de ses propres actions, toute une spéculation effrénée qui avait produit la hausse extraordinaire et factice, dont l'Universelle était morte, épuisée d'or. A cela, il répondait par de explications abondantes, passionnées il avait fait ce que fait tout directeur de banque, seulement il l'avait fait en grand, avec une carrure d'homme fort. Pas un des chefs des plus solides maisons de Paris qui n'aurait dû partager sa cellule, si l'on s'était piqué d'un peu de logique. On le prenait pour le bouc émissaire des illégalités de tous. D'autre part, quelle étrange façon d'apprécier les responsabilités! Pourquoi ne poursuivait-on pas aussi les administrateurs, les Daigremont, les Huret, les Bohain, qui, outre leurs cinquante mille francs de jetons de présence, touchaient le dix pour cent sur les bénéfices, et qui avaient trempé dans tous les tripotages? Pourquoi encore l'impunité complète dont jouissaient les commissaires-censeurs, Lavignière entre autres, qui en étaient quittes pour alléguer leur incapacité et leur bonne foi? Évidemment, ce procès allait être la plus monstrueuse des iniquités, car on avait dû écarter la plainte en escroquerie de Busch, comme alléguant des faits non prouvés, et le rapport remis par l'expert, après un premier examen des livres, venait d'être reconnu plein d'erreurs. Alors, pourquoi la faillite, déclarée d'office à la suite de ces deux pièces, lorsque pas un sou des dépôts n'avait été détourné et que tous les clients devaient rentrer dans leurs fonds? Était-ce donc qu'on voulait uniquement ruiner les actionnaires? Dans ce cas, on avait réussi, le désastre s'aggravait, s'élargissait sans limite. Et ce n'était pas lui qu'il en accusait, c'était la magistrature, le gouvernement, tous ceux qui avaient comploté de le supprimer, pour tuer l'Universelle.

 

«Ah! les gredins, s'ils m'avaient laissé libre, vous auriez vu, vous auriez vu!»

Mme Caroline le regardait, saisie de son inconscience, qui en arrivait à une véritable grandeur. Elle se rappelait ses théories d'autrefois, la nécessité du jeu dans les grandes entreprises, où toute rémunération juste est impossible, la spéculation regardée comme l'excès humain, l'engrais nécessaire, le fumier sur lequel pousse le progrès. N'était-ce donc pas lui qui, de ses mains sans scrupules, avait chauffé l'énorme machine follement, jusqu'à la faire sauter en morceaux et à blesser tous ceux qu'elle emportait avec elle? Ce cours de trois mille francs, d'une exagération insensée, imbécile, n'était-ce pas lui qui l'avait voulu? Une société au capital de cent cinquante millions, et dont les trois cent mille titres, cotés trois mille francs, représentent neuf cents millions cela pouvait-il se justifier; n'y avait-il pas un danger effroyable dans la distribution du colossal dividende qu'une pareille somme engagée exigeait, au simple taux de cinq pour cent?

Mais il s'était levé, il allait et venait, dans l'étroite pièce, d'un pas saccadé de grand conquérant mis en cage.

«Ah! les gredins, ils ont bien su ce qu'ils faisaient en, m'enchaînant ici… J'allais triompher, les écraser tous…

– Comment, triompher? mais vous n'aviez plus un sou, vous étiez vaincu!

Évidemment, reprit-il avec amertume, j'étais vaincu, je suis une canaille… L'honnêteté, la gloire, ce n'est que le succès. Il ne faut pas se laisser battre, autrement l'on n'est plus le lendemain qu'un imbécile et un filou… Oh! je devine bien ce qu'on peut dire, vous n'avez pas besoin de me le répéter. N'est-ce pas? on me traite couramment de voleur, on m'accuse d'avoir mis tous ces millions dans mes poches, on m'égorgerait; si l'on me tenait; et, ce qui est pis on hausse les épaules de pitié, un simple fou, une pauvre intelligence… Mais, si j'avais réussi, imaginez-vous cela? Oui, si j'avais abattu Gundermann, conquis le marché, si j'étais à cette heure le roi indiscuté de l'or, hein? quel triomphe! Je serais un héros, j'aurais Paris à mes pieds.»

Nettement, elle lui tint tête.

«Vous n'aviez avec vous ni la justice ni la logique, vous ne pouviez pas réussir.»

Il s'était arrêté devant elle d'un mouvement brusque, il s'emportait.

«Pas réussir, allons donc! L'argent m'a manqué, voilà tout. Si Napoléon, le jour de Waterloo, avait eu cent mille hommes encore à faire tuer, il l'emportait, la face du monde était changée. Moi, si j'avais eu à jeter au gouffre les quelques centaines de millions nécessaires, je serais le maître du monde.

– Mais c'est affreux! cria-t-elle, révoltée. Quoi? vous trouvez qu'il n'y a pas eu assez de ruines, pas assez de larmes, pas assez de sang! Il vous faudrait d'autres désastres encore, d'autres familles dépouillées, d'autres malheureux réduits à mendier dans les rues!»

Il reprit sa promenade violente, il eut un geste d'indifférence supérieure, en jetant ce cri:

«Est-ce que la vie s'inquiète de ça! Chaque pas que l'on fait écrase des milliers d'existences.»

Et un silence régna, elle le suivit dans sa marche, le cœur envahi de froid. Était-ce un coquin, était-ce un héros? Elle frémissait, en se demandant quelles pensées de grand capitaine vaincu, réduit à l'impuissance, il pouvait rouler depuis six mois qu'il était enfermé dans cette cellule; et elle jeta seulement alors un regard autour d'elle: les quatre murs nus, le petit lit de fer, la table de bois blanc, les deux chaises de paille. Lui qui avait vécu, au milieu d'un luxe prodigué, éclatant!

Mais, tout d'un coup, il revint s'asseoir, les jambes comme brisées de lassitude. Et, longuement, il parla à demi-voix dans une sorte de confession involontaire.

«Gundermann avait raison, décidément: ça ne vaut rien, la fièvre, à la Bourse… Ah! le gredin, est-il heureux, lui, de n'avoir plus ni sang ni nerfs, de ne plus pouvoir coucher avec une femme, ni boire une bouteille de bourgogne! Je crois d'ailleurs qu'il a toujours été comme ça, ses veines charrient de la glace… Moi, je suis trop passionné, c'est évident. La raison de ma défaite n'est pas ailleurs, voilà pourquoi je me suis si souvent cassé les reins. Et il faut ajouter que, si ma passion me tue, c'est aussi ma passion qui me fait vivre. Oui, elle m'emporte, elle me grandit, me pousse très haut, et puis elle m'abat, elle détruit d'un coup toute son œuvre. Jouir n'est peut-être que se dévorer… Certainement, quand je songe à ces quatre ans de lutte, je vois bien tout ce qui m'a trahi, c'est tout ce que j'ai désiré, tout ce que j'ai possédé… Ça doit être incurable, ça. Je suis fichu.»

Alors, une colère le souleva contre son vainqueur.

«Ah! ce Gundermann, ce sale juif, qui triomphe parce qu'il est sans désirs!.. C'est bien la juiverie entière, cet obstiné et froid conquérant, en marche pour la souveraine royauté du monde, au milieu des peuples achetés un à un par la toute-puissance de l'or. Voilà des siècles que la race nous envahit et triomphe, malgré les coups de pied au derrière et les crachats. Lui a déjà un milliard, il en aura deux, il en aura dix, il en aura cent, il sera un jour le maître de la terre. Je m'entête depuis des années à crier cela sur les toits, personne n'a l'air de m'écouter, on croit que c'est un simple dépit d'homme de Bourse, lorsque c'est le cri même de mon sang. Oui, la haine du juif, je l'ai dans la peau, oh! de très loin, aux racines mêmes de mon être!

– Quelle singulière chose! murmura tranquillement Mme Caroline, avec son vaste savoir, sa tolérance universelle. Pour moi, les juifs, ce sont des hommes comme les autres. S'ils sont à part, c'est qu'on les y a mis.»

Saccard, qui n'avait pas même entendu, continuait avec plus de violence:

«Et ce qui m'exaspère, c'est que je vois les gouvernements complices, aux pieds de ces gueux. Ainsi l'empereur est-il assez vendu à Gundermann! comme s'il était impossible de régner sans l'argent de Gundermann! Certes, Rougon, mon grand homme de frère, s'est conduit d'une façon bien dégoûtante à mon égard; car, je ne vous l'ai pas dit, j'ai été assez lâche pour chercher à me réconcilier, avant la catastrophe, et si je suis ici, c'est qu'il l'a bien voulu. N'importe, puisque je le gêne, qu'il se débarrasse donc de moi! je ne lui en voudrai quand même que de son alliance avec ces sales juifs… Avez-vous songé à cela? l'Universelle étranglée pour que Gundermann continue son commerce! toute banque catholique trop puissante écrasée, comme un danger social, pour assurer le définitif triomphe de la juiverie, qui nous mangera, et bientôt!.. Ah! que Rougon prenne garde! il sera mangé, lui d'abord, balayé de ce pouvoir auquel il se cramponne, pour lequel il renie tout. C'est très malin, son jeu de bascule, les gages donnés un jour aux libéraux, l'autre jour aux autoritaires; mais, à ce jeu-là, on finit fatalement par se rompre le cou… Et, puisque tout craque, que le désir de Gundermann s'accomplisse donc, lui qui a prédit que la France serait battue, si nous avions la guerre avec l'Allemagne! Nous sommes prêts, les Prussiens n'ont plus qu'à entrer et à prendre nos provinces.»