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Contes à Ninon

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– La charité, mes bons messieurs! répéta le mendiant. Je n'ai pas mangé depuis trois jours.

– Pas mangé depuis trois jours! dit Sidoine émerveillé. Je ne pourrais en faire autant.

– Pas mangé depuis trois jours! reprit Médéric. Eh! mon ami, pourquoi tenter une pareille expérience? il est universellement reconnu qu'il faut manger pour vivre.

Le bonhomme s'était de nouveau assis au pied du mur. Il se frottait les mains l'une contre l'autre, fermant les yeux de faiblesse.

– J'ai bien faim, dit-il à voix basse.

– Vous n'aimez donc ni les pèches, ni les poires, ni les pommes? demanda Médéric.

– J'aime tout, mais je n'ai rien.

– Eh! mon ami, êtes-vous aveugle? Allongez la main. Il y a là, sur votre nez, une pêche magnifique qui vous donnera à boire et à manger, le tout ensemble.

– Cette pêche n'est pas à moi, répondit le pauvre.

Les deux compagnons se regardèrent, stupéfaits de dette réponse, ne sachant s'ils devaient rire ou se fâcher.

– Écoutez, bonhomme, reprit Médéric, nous n'aimons pas qu'on se moque de nous. Si vous avez fait gageure de vous laisser mourir de faim, gagnez tout à votre aise votre pari. Si, au contraire, vous désirez vivre le plus longtemps possible; mangez et digérez au soleil.

– Monsieur, répondit le mendiant, je le vois, vous n'êtes pas de ce pays. Vous sauriez qu'on y meurt parfaitement de faim, sans en faire la gageure. Ici, les uns mangent, les autres ne mangent pas. On se trouve dans l'une ou l'autre classe, selon le hasard de la naissance. D'ailleurs, c'est là un état de choses accepté; il faut que vous veniez de loin pour vous en étonner.

– Voilà de singulières histoires. Et combien êtes-vous qui ne mangez pas?

– Mais plusieurs centaines de mille.

– Ah! mon frère Médéric, interrompit Sidoine, la rencontre me paraît des plus étranges et des plus imprévues. Je n'aurais jamais cru qu'on pût trouver sur la terre des gens qui eussent le singulier don de vivre sans manger. Tu ne m'as donc pas tout vulgarisé?

– Mon mignon, j'ignorais cette particularité. Je la recommande aux naturalistes, comme un nouveau caractère bien tranché séparant l'espèce humaine des autres espèces animales. Je comprends maintenant que, dans ce pays, les pêches ne soient pas à tout le monde. Les petitesses de l'homme ont leurs grandeurs. Du moment où tous n'ont pas une commune richesse, il naît de cette injustice une belle et suprême justice, celle de conserver à chacun son bien.

Le mendiant avait repris son sourire doux et navrant. Il s'affaissait sur lui-même, comme ne pensant plus, comme s'abandonnant au bon plaisir du ciel. Il balbutia de nouveau, de sa voix traînante:

– La charité, mes bons messieurs!

– La charité, bonhomme, dit Médéric, je sais où elle est. Cette pêche n'est pas à toi, et tu n'oses la prendre, obéissant en cela aux lois de ton pays, te conformant à cette idée du respect de la propriété que tu as sucée avec le lait de ta mère. Ce sont là de bonnes croyances qui doivent être fortement enseignées chez les hommes, s'ils veulent que le tremblant échafaudage de leur société ne croule pas aux premières attaques de l'esprit d'examen. Moi, qui ne suis pas de cette société, qui refuse toute fraternité avec mes frères, je puis enfreindre leurs lois, sans porter le moindre tort à leur législation ni à leurs croyances morales. Prends donc ce fruit, mange-le, pauvre misérable. Si je me damne, je le fais de gaieté de coeur.

Médéric, en parlant ainsi, cueillait la pêche et l'offrait au mendiant. Celui-ci s'empara du fruit, qu'il considéra avidement. Puis, au lieu de le porter à la bouche, il le rejeta dans le parc, par-dessus le mur. Médéric le regarda faire sans s'étonner.

– Mon mignon, dit-il à Sidoine, je te prie de regarder cet homme. Il est le type le plus pur de l'humanité. Il souffre, il obéit; il est fier de souffrir et d'obéir. Je le crois un grand sage.

Sidoine fit quelques enjambées, le coeur triste d'abandonner ainsi un pauvre diable mourant de faim. D'ailleurs, il ne cherchait pas à s'expliquer la conduite du misérable; il fallait être un peu plus homme qu'il ne l'était pour résoudre un pareil problème. Au départ, il avait ramassé la pêche; il regardait maintenant devant lui, cherchant du regard quelque pauvre moins scrupuleux à qui la donner.

Comme il approchait de la ville, il vit sortir d'une des portes un cortège de riches seigneurs, accompagnant une litière où se trouvait couché un vieillard. A dix pas, il reconnut que le vieillard n'avait guère plus de quarante ans; l'âge ne pouvait avoir flétri ses traits ni blanchi ses cheveux. Assurément, le malheureux mourait de faim, à voir sa face pâle et la faiblesse qui alanguissait ses membres.

– Mon frère Médéric, dit Sidoine, offre donc ma pêche à cet indigent. Je ne puis comprendre comment il manque de tout, couché dans le velours et la soie. Mais il a si mauvaise mine que ce ne peut être qu'un pauvre.

Médéric pensait comme son mignon.

– Monsieur, dit-il poliment à l'homme de la litière, vous n'avez sans doute pas mangé ce matin. La vie a ses hasards.

L'homme ouvrit les yeux à demi.

– Depuis dix ans je ne mange plus, répondit-il.

– Que disais-je! s'écria Sidoine. L'infortuné!

– Hélas! reprit Médéric, ce doit être une double souffrance, de manquer de pain au milieu de ce luxe qui vous entoure. Tenez, mon ami, prenez cette pêche, apaisez votre faim.

L'homme n'ouvrit pas même les yeux. Il haussa les épaules.

– Une pêche, dit-il, voyez si mes porteurs ont soif. Ce matin, mes servantes, de belles filles aux bras nus, se sont agenouillées devant moi, m'offrant leurs corbeilles, pleines de fruits qu'elles venaient de cueillir dans mes vergers. L'odeur de toute cette nourriture m'a fait mal.

– Vous n'êtes donc pas un mendiant? interrompit Sidoine désappointé.

– Les mendiants mangent quelquefois. Je vous ai dit que je ne mangeais jamais.

– Et le nom de cette laide maladie?

Médéric, ayant compris quelle était la misère de cet indigent paré de bijoux et de dentelle, se chargea de répondre à Sidoine.

– Cette maladie est celle des pauvres millionnaires, dit-il. Elle n'a pas de nom savant, parce que les drogues n'ont aucun effet sur elle; elle se guérit par une forte dose d'indigence. Mon mignon, si ce seigneur ne mange plus, c'est qu'il a trop à manger.

– Bon! s'écria Sidoine, voici un monde bien étrange! Que l'on ne mange pas, quand on manque de pêches, je le comprends jusqu'à un certain point; mais que l'on ne mange pas davantage, quand on possède des forêts d'arbres à fruits, je me refuse à accepter cela comme logique. Dans quel absurde pays sommes-nous donc?

L'homme à la litière se souleva à demi, soulagé dans son ennui par la naïveté de Sidoine. – Monsieur, répondit-il, vous êtes en plein pays de civilisation. Les faisans coûtent fort cher; mes chiens n'en veulent plus. Dieu vous garde des festins de ce monde. Je me rends chez une brave femme de ma connaissance, pour essayer de manger une tranche de bon pain noir. Votre gaillarde mine m'a mis en appétit.

L'homme se recoucha, et le cortège se remit lentement en marche. Sidoine, en le suivant des yeux, haussa les épaules, hocha la tête, fit claquer les doigts, donnant ainsi des signes fort clairs de dédain et d'étonnement. Puis il enjamba la ville, tenant toujours à la main la pêche dont il avait tant de peine à faire l'aumône. Médéric songeait.

Au bout d'une dizaine de pas, Sidoine sentit une légère résistance à la jambe gauche. Il crut que sa culotte venait de rencontrer quelque ronce. Mais s'étant baissé, il demeura fort surpris: c'était un homme, d'air avide et cruel, qui gênait ainsi sa marche. Cet homme demandait tout simplement la bourse aux voyageurs.

Sidoine ne voyait plus que mendiants affamés sur les routes; sa charité de fraîche date avait hâte de s'exercer. Il n'entendit pas bien la demande de l'homme, il le prit par la peau du cou, l'élevant à la hauteur de son visage, pour converser plus librement.

– Hé! pauvre hère, lui dit-il, n'as-tu pas faim? Je le donne volontiers cette pêche, si elle peut te soulager dans tes souffrances.

– Je n'ai pas faim, répondit le brigand mal à l'aise. Je sors d'une excellente taverne où j'ai bu et mangé pour trois jours.

– Alors que me veux-tu?

– Je ferais un joli métier, si je ne détroussais les passants que pour leur prendre des pêches. Je veux ta bourse.

– Ma bourse! et pourquoi faire, puisque tu n'auras pas faim de trois jours?

– Pour être riche.

Sidoine, stupéfait, prit Médéric dans son autre main. Il le regarda gravement.

– Mon frère, dit-il, les gens de ce pays s'entendent pour se moquer de nous. Dieu ne peut avoir créé des créatures aussi peu sensées. Voici maintenant un imbécile n'ayant pas faim et arrêtant les passants pour leur demander leur bourse, un fou qui a un bon appétit et qui cherche à le perdre en devenant riche.

– Tu as raison, répondit Médéric, tout ceci est parfaitement ridicule. Seulement tu ne me parais pas avoir bien compris quelle sorte de mendiant tu tiens là entre tes doigts. Les voleurs font métier d'accepter uniquement les aumônes qu'ils prennent.

– Écoute, dit alors Sidoine au brigand: d'abord tu n'auras pas ma bourse, et cela pour une excellente raison. Ensuite je crois juste de t'infliger une légère correction. Tout bien examiné, ce qui est doit être; je ne puis te laisser manger en paix, lorsque je viens de quitter un pauvre diable mourant de faim. Mon frère Médéric me lira un jour le code, pour que je revienne te pendre dans les formes. Aujourd'hui, je me contenterai de laver ta laide mine dans la mare qui est là, à mes pieds. Bois pour trois jours, mon ami.

Sidoine ouvrit les doigts, et le voleur tomba dans la mare. Un honnête homme se serait noyé; le coquin se sauva à la nage.

 

Les voyageurs, sans regarder derrière eux, continuèrent à marcher, Sidoine tenant toujours sa pêche, Médéric songeant aux trois dernières rencontres.

– Mon mignon, dit soudain ce dernier, tu alignes assez proprement les phrases, maintenant. Jamais tu n'as si bien parlé.

– Oh! répondit Sidoine, c'est une simple habitude à prendre. Je ne me bats plus, je parle.

– Tais-toi, je te prie, j'ai à te faire part de graves réflexions. Je reconstruis en pensée la triste société qui a pu nous offrir au regard, en moins d'une heure, un honnête homme mourant de faim, un gueux le ventre plein pour trois jours, un puissant frappé d'impuissance. Il y a là un grand enseignement.

– Plus d'enseignement, par pitié, mon frère! Je veux croire simplement que nous avons rencontré aujourd'hui des hommes de race particulière, qui n'ont encore été décrits par aucun voyageur.

– Je t'entends, mon mignon. J'ai lu de bien curieux détails dans de vieux livres. Il est des pays dont les habitants n'ont qu'un oeil au milieu du front, d'autres où leurs corps sont mi-partis homme et cheval, d'autres encore où leurs têtes et leurs poitrines, ne font qu'un. Sans doute nous traversons, en ce moment, une contrée dont les habitants ont l'âme dans les talons, ce qui les empêche de juger sainement les choses et leur donne une remarquable absurdité d'actes et de paroles. Ce sont des monstres. L'homme, fait à l'image de son Dieu, est une créature bien autrement supérieure. —

– C'est cela, mon frère Médéric, nous sommes dans un pays de monstres. Hé! regarde. Vois-tu venir à nous ce quatrième mendiant que j'attendais? Est-il assez déguenillé, assez maigre, assez affamé, assez effarouché? Certes, celui-là marche sur son âme, comme tu le disais tantôt.

L'homme qui s'avançait suivait le bord du fossé, faisant avec amour des miracles d'équilibre. Il venait, les mains derrière le dos, le nez au vent; son pauvre corps flottait dans ses minces vêtements, sa face exprimait je ne sais quel singulier mélange de béatitude et de souffrance. Il paraissait rêver, le ventre vide, d'un large et plantureux festin.

– Je ne comprends plus rien à la terre, reprit Sidoine, si ce vagabond n'accepte pas ma pêche. Il meurt de faim, et ne me paraît ni un coquin ni un honnête homme. Le tout est de la lui offrir poliment. Mon frère Médéric, charge-toi de cette délicate expédition.

Médéric descendit à terre. Comme il était sur le bout du soulier de

Sidoine, l'homme vint à l'apercevoir.

– Oh! dit-il, le joli petit insecte! Mon bel ami, buvez-vous la rosée, vous nourrissez-vous de fleurs?

– Monsieur, répondit Médéric, l'eau pure m'indispose, et je ne puis, sans maux de tête, endurer les parfums.

– Eh! l'insecte parle! L'excellente rencontre! Vous me sauvez d'une grande disette, mon aimable scarabée.

– Ainsi, vous avouez que vous avez faim?

– Faim! ai-je dit cela? Certes, j'ai toujours faim.

– Et vous mangerez volontiers une pêche?

– La pêche est un fruit que j'estime pour le velouté de sa peau. Merci, je ne puis manger. J'ai bien autre chose en tête. Enfin je viens de trouver ce que je cherchais depuis une heure.

– Ça, dit Sidoine impatienté, que cherchiez-vous donc, monsieur l'affamé, si ce n'est un morceau de pain?

– Bon! s'écria le pauvre diable, seconde trouvaille! Un géant en chair et en os. Monsieur le géant, je cherchais une idée.

À cette réponse, Sidoine s'assit sur le bord de la route, prévoyant de longues explications.

– Une idée! reprit-il, quel est ce mets?

– Monsieur le géant, continua l'homme sans répondre, je suis poète de naissance. Vous ne l'ignorez pas, la misère est mère du génie. J'ai donc jeté ma bourse à la rivière. Depuis cet heureux jour, je laisse aux sots le triste soin de chercher leur repas. Moi, qui n'ai plus à m'occuper de ce détail, je cherche des idées le long des routes. Je mange le moins possible pour avoir le plus possible de génie. Ne perdez pas votre pitié à me plaindre; je n'ai vraiment faim que lorsque je ne trouve pas mes chères idées. Les beaux festins parfois! Tantôt, en voyant votre petit ami d'une tournure si galante, il m'est venu à la pensée deux ou trois strophes exquises: un mètre harmonieux, des rimes riches, un trait final du meilleur esprit. Jugez si je me suis rassasié. Puis, quand je vous ai aperçu, franchement, j'ai craint les suites d'un pareil régal. Je tenais une antithèse, une belle et bonne antithèse, le plus fin morceau qui puisse être servi à un poète. Vous le voyez, je ne saurais accepter votre pêche.

– Bon Dieu! s'écria Sidoine après un moment de silence, le pays est décidément plus absurde que je ne croyais. Voilà un fou d'une étrange sorte.

– Mon mignon, répondit Médéric, celui-ci est un fou, mais un fou innocent, un mendiant d'âme généreuse, donnant aux hommes plus qu'il ne reçoit. Je me sens aimer comme lui les grandes routes et la jolie chasse aux idées. Pleurons ou rions, si tu veux, à le voir grand et ridicule; mais, je t'en prie, ne le rangeons pas parmi les trois monstres de tantôt.

– Range-le comme tu voudras, mon frère, reprit Sidoine de méchante humeur. La pêche me reste, et ces quatre imbéciles ont tellement troublé mes idées sur les biens de la terre, que je n'ose y porter la dent.

Cependant, le poète s'était assis au bord de la route, écrivant du doigt sur la poussière. Un bon sourire éclairait sa figure maigre, donnant à ses pauvres traits fatigués une expression enfantine. Dans son rêve, il entendit les dernières paroles de Sidoine. Et, comme s'éveillant:

– Monsieur, dit-il, êtes-vous véritablement embarrassé de cette pêche? Donnez-la-moi. Je sais, près d'ici, un buisson aimé des moineaux d'alentour. J'irai y déposer votre offrande, et je vous assure qu'elle ne sera pas refusée. Demain, je reprendrai le noyau, je le planterai dans quelque coin, pour les moineaux des printemps à venir. Il prit la pêche, il se remit à écrire. – Mon mignon, dit Médéric, voilà notre aumône donnée. Pour te tranquilliser l'esprit, je veux bien te faire remarquer que nous rendons aux moineaux ce qui appartenait aux moineaux. Quant à nous, puisque l'homme ne jouit pas d'une nourriture providentielle, nous tâcherons de ne plus manger ce que le ciel nous enverra. Notre passage en ce pays a fait naître dans nos esprits de nouvelles et tristes questions. Nous les étudierons prochainement. Pour l'instant, contentons-nous de chercher le Royaume des Heureux.

Le poète écrivait toujours, couché dans la poussière, la tête nue au soleil.

– Hé! monsieur, lui cria Médéric, pourriez-vous nous indiquer le

Royaume des Heureux?

– Le Royaume des Heureux? répondit le fou en levant la tête, vous ne sauriez mieux vous adresser. Je me rends souvent dans cette contrée.

– Eh quoi! serait-elle près d'ici? Nous venons de battre le monde, sans pouvoir la trouver. – Le Royaume des Heureux, monsieur, est partout et nulle part. Ceux qui suivent les sentiers, les yeux grands ouverts, ceux qui le cherchent, comme un royaume de la terre, étalant au soleil ses villes et ses campagnes, passeront à son côté toute leur vie, sans jamais le découvrir. Si vaste qu'il soit, il tient bien peu de place en ce monde.

– Et le chemin, je vous prie?

– Oh! le chemin est simple et direct. Quel que soit le pays où vous vous trouviez, au nord ou au midi, la distance reste la même, et vous pouvez d'une enjambée passer la frontière.

– Bon! interrompit Sidoine, voici qui me regarde. Dans quel sens dois-je faire cette enjambée?

– Dans n'importe quel sens, vous dis-je. Voyons, laissez-moi vous introduire. Avant tout, fermez les yeux. Bien. Maintenant, levez la jambe.

Sidoine, les yeux fermés, la jambe en l'air, attendit une seconde.

– Posez le pied, commanda de nouveau le poëte. La, vous y êtes, messieurs.

Il n'avait pas bougé de son lit de poussière, il acheva tranquillement une strophe.

Sidoine et Médéric se trouvaient déjà au beau milieu du Royaume des

Heureux.

XI
UNE ÉCOLE MODÈLE

– Sommes-nous au port, mon frère? demanda Sidoine. Je suis las, j'ai grand besoin d'un trône pour m'asseoir.

– Marchons toujours, mon mignon, répondit Médéric. Il nous faut connaître notre royaume. Le pays me paraît paisible. Nous y dormirons, je crois, nos grasses matinées. Ce soir, nous nous reposerons.

Les deux voyageurs traversaient les villes et les campagnes, regardant autour d'eux. La terre les ayant attristés, ils trouvaient un délassement dans les purs horizons, dans les foules silencieuses de ce coin perdu de l'univers. Je l'ai dit, le Royaume des Heureux n'était pas un paradis aux ruisseaux de lait et de miel, mais une contrée de clarté douce, de sainte tranquillité.

Médéric comprit l'admirable équilibre de ce royaume. Un rayon de moins, et la nuit eût été faite; un rayon de plus, et la lumière aurait blessé les yeux. Il se dit que là devait être la sagesse, où l'homme consentait à se mesurer le bien comme le mal, à accepter sa condition sous le ciel, sans se révolter par ses dévouements ou par ses crimes.

Comme ils avançaient, lui et son compagnon, ils trouvèrent, au milieu d'un champ, un hangar fermé de grilles. Médéric reconnut l'école modèle fondée par l'aimable Primevère, pour ses chers animaux. Depuis longtemps il désirait connaître les suites de cet essai de perfectibilité. Il fit coucher Sidoine au pied du mur; puis, tous deux, appuyant leurs fronts aux barreaux, ils purent contempler et suivre dans ses détails une scène étrange qui acheva leur éducation.

Au premier regard, ils ne surent quelles créatures bizarres ils avaient devant eux. Trois mois de caresses, d'enseignement mutuel, de régime frugal, avaient mis les pauvres bêtes sur les dents. Les lions, pelés et galeux, semblaient d'énormes chats de gouttière; les loups portaient la tête basse, plus maigres, plus honteux que des chiens errants; quant aux autres bêtes de complexion plus délicate, elles gisaient pêle-mêle sur le sol, n'offrant à la vue que des côtes saillantes, des museaux allongés. Les oiseaux et les insectes étaient encore moins reconnaissables, ayant perdu les belles couleurs de leurs ajustements. Tous ces êtres misérables tremblaient de faim et de froid, n'étant plus ce que Dieu les avait créés, mais se trouvant d'ailleurs parfaitement civilisés.

Médéric et Sidoine, peu à peu, finirent par reconnaître les différents animaux. Malgré leur respect du progrès et des bienfaits de l'instruction, ils ne purent s'empêcher de plaindre ces victimes du bien. Il y a tristesse à voir la création s'amoindrir.

Cependant, les bêtes de l'école modèle se traînèrent en gémissant au centre du hangar; là, elles se rangèrent en cercle. Elles allaient tenir conseil.

Un lion, comme ayant gardé le plus de souffle, porta le premier la parole.

– Mes amis, dit-il, notre plus cher désir, à nous tous qui avons le bonheur d'être enfermés ici, est de persévérer dans l'excellente voie de fraternité et de perfection que nous suivons avec des résultats si remarquables.

Un grognement d'approbation l'interrompit.

– Je n'ai que faire, reprit-il, de vous présenter le délicieux tableau des récompenses qui attendent nos efforts. Nous formerons un seul peuple dans l'avenir, nous aurons une seule langue, tandis qu'une suprême joie naîtra pour chacun de n'être plus soi et d'ignorer qui on est. Vous dites-vous bien le charme de cette heure où il n'existera plus de races, où toutes les bêtes auront une pensée unique, un même goût, un même intérêt? O mes amis, le beau jour, et combien il sera gai!

Un nouveau grognement témoigna de l'unanime satisfaction de l'assemblée.

– Puisque nous hâtons de nos voeux la venue de ce jour, continua le lion, il serait urgent de prendre des mesures pour que nous puissions le voir se lever. Le régime suivi jusqu'ici est certainement excellent, mais je le crois peu substantiel. Avant tout, il nous faut vivre, et nous maigrissons avec constance; la mort ne saurait être loin si, dans le but louable de nourrir nos âmes, nous continuons à négliger de nourrir nos corps. Il serait absurde, songez-y, de tenter un paradis dont nous ne saurions jouir, par la nature même des moyens employés. Une réforme radicale est nécessaire. Le lait est une nourriture très-moralisante, d'une digestion facile, ce qui adoucit singulièrement les moeurs; mais je pense résumer toutes les opinions en disant que nous ne pouvons supporter le lait plus longtemps, que rien n'est plus fade, qu'en fin de compte il nous faut un ordinaire plus varié et moins écoeurant.

Une véritable ovation de hurlements et de bruits de mâchoires accueillit ces dernières paroles de l'orateur. La haine du lait était populaire parmi ces honnêtes animaux vivant depuis trois mois de cette boisson sucrée. L'écuelle quotidienne leur donnait des nausées. Ah! qu'un peu de fiel leur eût semblé doux!

 

Lorsque le silence se fut rétabli:

– Mes amis, reprit le lion, le sujet de notre délibération se trouve donc fixé. Nous tenons conseil pour proscrire le lait, pour le remplacer par un aliment nous engraissant, nous aidant tout à la fois aux bonnes pensées. Ainsi, nous allons proposer chacun notre mets; puis, nous nous déciderons en faveur de celui qui réunira le plus de suffrages. Ce mets constituera dès lors notre commun ordinaire. Je crois inutile de vous faire observer quel esprit doit vous guider dans votre choix: cet esprit est l'entière abnégation de vos goûts personnels, la recherche d'une nourriture convenant également à chacun, offrant surtout des garanties de morale et de santé.

A ce point de l'allocution, l'enthousiasme fut au comble. Rien n'est plus doux que de faire cas de la morale, quand le ventre est préalablement rempli. Une même pensée, une touchante unanimité de sentiments animait l'assemblée.

Le lion, pour sa part, discourait d'un ton humble et affable. Le regard baissé, il eût converti ses frères du désert, tant il offrait un spectacle édifiant. Du geste il réclama l'attention. Il termina en ces termes:

– Je me crois autorisé par ma longue expérience à vous donner le premier mon avis en cette matière délicate. Je le ferai avec toute la modestie qui convient à un simple membre de cette assemblée, mais aussi avec toute l'autorité d'une bête convaincue. C'est dire que je désespère de notre unité future, si mon plat n'est pas accepté à l'unanimité. En mon âme et conscience, ayant longtemps réfléchi au mets nous convenant le mieux, prenant en considération l'intérêt commun, je déclare, j'affirme hautement que rien ne contentera l'estomac et le coeur de chacun, comme une large tranche de chair saignante mangée le matin, une seconde tranche à midi, et une troisième le soir.

Le lion s'arrêta sur cette parole pour recueillir les justes applaudissements que lui semblait mériter sa proposition. Il était de bonne foi, il demeura tout étonné du manque d'ensemble des grognements. Adieu l'unanimité! L'assemblée n'approuvait plus avec un complet abandon. Les loups et autres bêtes fauves, les oiseaux et les insectes d'appétits sanguinaires, s'extasièrent sur l'excellence du choix. Mais les animaux de nature différente, ceux qui vivent dans les prairies ou sur le bord des étangs, témoignèrent, par leur silence, par leurs mines contristées, du peu de vertu civilisatrice qu'ils accordaient à la chair.

Quelques minutes s'écoulèrent, pleines de froideur et de malaise. On risque gros à combattre l'avis des puissants, surtout lorsqu'ils parlent au nom de la fraternité. Enfin une brebis, plus osée que ses soeurs, se décida à prendre la parole.

– Puisque nous sommes ici, dit-elle, pour émettre franchement nos opinions, laissez-moi vous donner la mienne avec la naïveté qui sied à ma nature. J'avoue n'avoir aucune expérience. du mets proposé par mon frère le lion; il peut être excellent pour l'estomac et d'une rare délicatesse de goût; je me récuse sur ce point de la discussion. Mais je crois ce mets d'une influence nuisible, quant à la morale. Une des plus fermes bases de notre progrès doit être le respect de la vie; ce n'est point la respecter que de nous nourrir de corps morts. Mon frère le lion ne craint-il pas de s'égarer en son zèle, de créer une guerre sans fin, en choisissant un tel ordinaire, au lieu d'arriver à cette belle unité dont il a parlé en termes si chaleureux? Je le sais, nous sommes d'honnêtes bêtes; n'est pas question de nous dévorer entre nous. Loin de moi cette vilaine pensée! Puisque les hommes déclarent pouvoir nous manger, sans cesser d'être de bonnes âmes, des créatures selon l'esprit de Dieu, nous pouvons assurément manger les hommes et rester de sages, de fraternels animaux, tendant à une perfection absolue. Toutefois, je crains les mauvaises tentations, les forces de l'habitude, si un jour les hommes venaient à manquer. Aussi ne puis-je voter une nourriture aussi imprudente. Croyez-moi, un seul mets nous convient, un mets que la terre produit en abondance, sain, rafraîchissant, d'une quête amusante et facile, varié à l'infini. O les plantureux festins, mes bons frères! Luzerne, légumes, toutes les herbes des plaines, toutes les herbes des montagnes! J'en parle savamment, sans arrière-pensée, n'ayant que l'innocent désir de vivre sans tuer. Je vous le dis en vérité: hors de l'herbe, pas d'unité.

La brebis se tut, constatant à la dérobée l'effet produit par son discours. Quelques maigres adhésions s'élevèrent du côté de l'assemblée occupé par les chevaux, les boeufs et autres mangeurs de grains et de verdure. Quant aux bêtes qui avaient approuvé le choix du lion, elles parurent accueillir la nouvelle proposition avec un singulier mépris, une grimace de mauvais présage pour l'orateur.

Un ver à soie, de vue basse et privé de tact, prit alors la parole. C'était un philosophe austère, s'inquiétant peu du jugement d'autrui, prêchant le bien pour le bien.

– Vivre sans tuer, dit-il, est une belle maxime. Je ne puis qu'applaudir aux conclusions de ma soeur la brebis. Seulement, ma soeur me paraît très-gourmande. Pour un mets que nous cherchons, elle nous en offre cinquante; elle paraît même se complaire dans la pensée d'un menu de prince, aux plats nombreux et de goûts divers. Oublie-t-elle que la sobriété, le dédain des fins morceaux, sont des vertus nécessaires à des bêtes se piquant de progrès? L'avenir d'une société dépend de la table: manger peu et d'un seul plat, là est l'unique moyen de hâter la venue d'une haute civilisation, forte et durable. Je propose donc, pour ma part, de veiller sur notre appétit, surtout de nous contenter d'une seule sorte de feuilles. Le choix n'étant plus qu'une affaire de goût, je pense satisfaire celui de chacun en choisissant la feuille du mûrier.

– Ça, vieux radoteur, cria un pélican, ne sommes-nous pas assez maigres, sans risquer des coliques, à nous nourrir d'herbe humide? Fraternise avec la brebis. Moi, je pense comme mon frère le lion, si ce n'est qu'il me paraît faire un choix regrettable en proposant de la chair saignante. La chair seule donne au corps la force de faire le bien, mais j'entends la chair de poisson, blanche, délicate; c'est là une nourriture d'un manger savoureux, aimée de tout le monde. Enfin, et ce dernier argument doit vous convaincre, les mers occupant sur le globe deux fois plus de place que les continents, nous ne saurions avoir un plus vaste garde-manger. Mes frères comprendront ces raisons.

Les frères se gardèrent de comprendre. Ils jugèrent à propos, pour clore les débats, de crier tous à la fois. Autant d'animaux, autant d'opinions; pas deux pauvres esprits pensant de compagnie, pas deux natures semblables. Chaque bête se mit à gesticuler, à pérorer, offrant son mets, le défendant au nom de la morale et de la gourmandise. A les en croire, si tous les plats proposés avaient été acceptés, le monde entier aurait passé en ragoût; il n'est matière qui ne fut déclarée excellente nourriture, depuis la feuille jusqu'au bois, depuis la chair jusqu'au caillou. Profond enseignement, comme disait Médéric, montrant ce qu'est la terre, un foetus ne vivant encore qu'à demi, où la vie et la mort luttent dans nos temps à forces égales.

Au milieu du vacarme, un jeune chat s'évertuait pour faire comprendre à l'assemblée qu'il désirait lui communiquer une vérité décisive. Il joua ferme des pattes et du gosier, si bien qu'il finit par obtenir un peu de silence.

– Hé! dit-il, mes bons frères, par pitié, cessez cette discussion qui afflige ici les âmes tendres. Mon coeur saigne à voir cette scène pénible. Hélas! nous sommes loin de ces moeurs douces, de cette sagesse de paroles que, pour ma part, je cherche depuis mes jeunes ans. Voilà bien un grand sujet de querelle, une méchante nourriture, soutien d'un corps périssable! Rappelez vos esprits; vous rirez de votre colère, vous laisserez là cette misérable question. Le choix plus ou moins heureux d'un vil aliment n'est pas digne de nous occuper une seconde. Vivons comme nous avons vécu, n'ayant souci que de réformes morales. Philosophons, mes bons frères, et buvons notre écuelle de lait. Après tout, le lait est d'un goût fort agréable; je l'estime supérieur aux plats par lesquels vous voulez le remplacer.

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