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Le roi Lear

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SCÈNE VII

Une tente dans le camp des Français. – Lear est endormi sur un lit; près de lui sont un médecin, le gentilhomme et plusieurs autres personnes
Entrent CORDÉLIA ET KENT

CORDÉLIA. – O toi, bon Kent, comment ma vie et mes efforts pourront-ils suffire à m'acquitter de tes bienfaits? Ma vie sera trop courte, et tous mes moyens sont faibles pour y atteindre.

KENT. – Voir mes soins reconnus, madame, c'est en être trop payé. Tous mes récits sont d'accord avec la simple vérité: je n'ai rien ajouté, rien retranché; je vous ai dit les choses comme elles sont.

CORDÉLIA. – Prenez de meilleurs vêtements; ces habits me rappellent trop des heures cruelles. Je t'en prie, quitte-les.

KENT. – Excusez-moi, ma chère dame: être reconnu m'arrêterait dans les projets que j'ai formés. – Accordez-moi cette grâce de ne me point reconnaître jusqu'à ce que le temps et moi nous le trouvions bon.

CORDÉLIA. – Qu'il en soit donc ainsi, mon bon seigneur. (Au médecin.) Comment va le roi?

LE MÉDECIN. – Madame, il dort toujours.

CORDÉLIA. – Dieux bienfaisants, réparez cette grande plaie que lui ont faite les injures qu'il a souffertes; rétablissez les idées dérangées et discordantes de ce père métamorphosé par ses enfants.

LE MÉDECIN. – Votre Majesté permet-elle qu'on éveille le roi? Il y a longtemps qu'il repose.

CORDÉLIA. – Suivez ce que vous prescrit votre science, et faites ce que vous croyez à propos de faire. – Est-il habillé?

LE GENTILHOMME. – Oui, madame; à la faveur d'un sommeil profond, nous l'avons changé de vêtements.

LE MÉDECIN. – Ma bonne dame, soyez auprès de lui quand nous l'éveillerons: je ne doute pas qu'il ne soit calme.

CORDÉLIA. – Très-bien!

LE MÉDECIN. – Veuillez bien vous approcher. – Plus fort la musique.

CORDÉLIA. – O mon cher père! Guérison, suspends tes remèdes à mes lèvres, et que ce baiser répare le mal violent que mes deux soeurs ont fait tomber sur ta tête vénérable!

KENT. – Bonne et chère princesse!

CORDÉLIA. – Quand vous n'auriez pas été leur père, ces mèches blanches réclamaient leur pitié. Était-ce là un visage qui dût être exposé à la fureur des vents, supporter les profonds roulements du tonnerre aux coups redoutables, et les traits perçants et terribles des rapides éclairs qui se croisaient dans tous les sens? Te fallait-il affronter la nuit, pauvre aventurier48, couvert d'une si légère armure? – Le chien de mon ennemi, m'eût-il mordue, aurait passé cette nuit-là auprès de mon feu; et toi, mon pauvre père, tu devais être forcé à chercher un abri parmi les pourceaux, les misérables abandonnés du ciel, sur la paille brisée et fangeuse! – Hélas! hélas! c'est un miracle que tout n'ait pas fini à la fois, ta raison et ta vie. – Il s'éveille; parlez-lui.

LE MÉDECIN. – Parlez, madame, cela vaut mieux.

CORDÉLIA. – Comment se trouve mon royal seigneur? comment se porte Votre Majesté?

LEAR. – Vous me faites bien du tort de me tirer du tombeau… Toi, tu es une âme bienheureuse; mais je suis attaché sur une roue de feu, mes larmes brûlent comme du plomb fondu.

CORDÉLIA. – Me reconnaissez-vous, seigneur?

LEAR. – Vous êtes un esprit, je le sais: quand êtes-vous morte?

CORDÉLIA. – Toujours, toujours aussi égaré.

LE MÉDECIN. – Il est à peine éveillé; laissons-le un instant tranquille.

LEAR. – Où ai-je été? où suis-je?.. Est-ce la belle lumière du jour? – Je suis cruellement maltraité: je mourrais vraiment de pitié de voir un autre souffrir ainsi. – Je ne sais que dire… Je ne jurerais pas que ce soient là mes mains. – Voyons, je sens cette épingle me piquer. – Je voudrais bien être certain de mon état.

CORDÉLIA. – Oh! regardez-moi, seigneur: étendez sur moi vos mains pour me bénir. – Non, seigneur, il ne faut pas vous mettre à genoux.

LEAR. – Je vous en prie, ne vous moquez pas de moi. Je suis un pauvre bon radoteur de vieillard; j'ai plus de quatre-vingts ans, et, pour parler sincèrement, je crains de n'être pas tout à fait dans mon bon sens… Il me semble que je devrais vous connaître, et connaître cet homme. – Cependant je doute; car je ne sais pas du tout ce que c'est que ce lieu-ci, et j'ai beau faire, je ne me rappelle pas ces vêtements; je ne sais pas non plus où j'ai logé la nuit dernière… Ne vous moquez pas de moi; car, aussi vrai que je suis un homme, je crois que cette dame est ma fille Cordélia.

CORDÉLIA. – C'est moi! c'est moi!

LEAR. – Vos larmes mouillent-elles? Oui, en vérité. – Je vous en prie, ne pleurez pas. Si vous avez du poison pour moi, je le prendrai. Je sais bien que vous ne m'aimez pas; car vos soeurs, autant que je me le rappelle, m'ont fait du mal. Vous avez des raisons de ne pas m'aimer; elles n'en avaient pas.

CORDÉLIA. – Pas une raison, pas une seule.

LEAR. – Suis-je en France?

KENT. – Vous êtes dans votre royaume, seigneur.

LEAR. – Ne me trompez point.

LE MÉDECIN. – Consolez-vous, ma bonne dame; les accès de fureur, vous le voyez, sont passés; cependant il y aurait encore du danger à le ramener sur les temps dont il a perdu la mémoire. Engagez-le à rentrer; ne l'agitons plus jusqu'à ce que ses organes soient raffermis.

CORDÉLIA. – Plairait-il à Votre Altesse de marcher?

LEAR. – Il faut que vous me souteniez. – Je vous prie, maintenant oubliez et pardonnez; je suis vieux, et ma raison est affaiblie.

(Sortent Lear, Cordélia, le médecin et la suite.)

LE GENTILHOMME. – Est-il vrai, monsieur, que le duc de Cornouailles ait été tué de cette manière?

KENT. – Très-vrai, monsieur.

LE GENTILHOMME. – Et qui commande ses gens?

KENT. – On dit que c'est le fils bâtard de Glocester.

LE GENTILHOMME. – On assure qu'Edgar, le fils que le comte a chassé, est en Germanie avec le comte de Kent.

KENT. – Les ouï-dire sont variables. Il est temps de regarder autour de soi: les armées du royaume approchent à grands pas.

LE GENTILHOMME. – Il y a lieu de croire que l'affaire qui va se décider sera sanglante. Adieu, monsieur.

(Il sort.)

KENT. – Mon entreprise et mes travaux vont avoir leur fin, bonne ou mauvaise selon l'issue de cette bataille.

(Il sort.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I

Le camp des Anglais, près de Douvres
Entrent, avec tambours et enseignes, EDMOND, RÉGANE, DES OFFICIERS, des soldats et autres

EDMOND, à un officier. – Sachez si le duc persiste dans son dernier projet, ou si quelque nouvelle idée l'a fait changer de plan. Il est plein d'irrésolutions et sans cesse en contradictions avec lui-même. Allez, et nous rapportez sa résolution décisive.

RÉGANE. – Le mari de notre soeur a certainement tourné tout à fait.

EDMOND. – Il n'y a pas à en douter, madame.

RÉGANE. – Maintenant, mon doux seigneur, vous savez tout le bien que je vous veux: dites-moi, mais franchement, mais bien en vérité, n'aimez-vous point ma soeur?

EDMOND. – D'une affection respectueuse.

RÉGANE. – Mais n'avez-vous point trouvé la route des lieux défendus à tout autre qu'à mon frère49?

EDMOND. – Cette pensée vous abuse.

RÉGANE. – J'ai peur que vous n'ayez été uni bien étroitement avec elle, et autant que cela puisse être.

EDMOND. – Non, sur mon honneur, madame.

RÉGANE. – Je ne pourrai plus la souffrir. – Mon cher lord, point de familiarités avec elle.

EDMOND. – Soyez tranquille. – Mais la voici avec le duc son époux.

(Entrent Albanie, Gonerille, soldats.)

GONERILLE, à part. – J'aimerais mieux perdre la bataille que de supporter que ma soeur nous désunît, lui et moi.

ALBANIE. – Ma très-chère soeur, soyez la bien rencontrée. – Monsieur, je viens d'apprendre que le roi est allé rejoindre sa fille avec plusieurs personnes que la rigueur de notre gouvernement force d'appeler au secours. – Je n'ai jamais encore été brave, lorsque je n'ai pu l'être en conscience. Cette guerre nous regarde parce que le roi de France envahit nos États, et non parce qu'il soutient le roi et les autres personnes armées contre nous, je le crains, par de bien justes et de bien puissants motifs.

EDMOND. – C'est parler noblement, seigneur.

RÉGANE. – Et à quoi bon ce raisonnement?

GONERILLE. – Réunissons-nous contre l'ennemi: ce n'est pas le moment de s'occuper de ces querelles domestiques et personnelles.

ALBANIE. – Allons arrêter avec les plus anciens guerriers les mesures que nous devons prendre.

EDMOND. – Je vais vous rejoindre dans l'instant à votre tente.

RÉGANE. – Ma soeur, vous venez avec nous?

GONERILLE. – Non.

RÉGANE. – Cela vaut mieux: je vous en prie, venez avec nous.

GONERILLE, à part. – Oh! oh! je devine l'énigme… – Je viens.

(Au moment où ils sont prêts à sortir, entre Edgar déguisé.)

EDGAR. – Si jamais Votre Seigneurie s'est entretenue avec un homme aussi pauvre que moi, écoutez seulement un mot.

 

ALBANIE. – Je vous rejoins. – Parle.

(Sortent Edmond, Régane, Gonerille, les officiers, les soldats et la suite.)

EDGAR. – Avant de livrer la bataille, ouvrez cette lettre. Si vous remportez la victoire, faites appeler à son de trompe celui qui vous l'a remise. Quelque misérable que je paraisse, je puis produire un champion qui soutiendra ce qu'elle contient; si l'événement tourne contre vous, votre affaire est faite dans ce monde, et tout complot cesse. – Que la fortune vous soit amie!

ALBANIE. – Attends que j'aie lu cette lettre.

EDGAR. – On me l'a défendu. Quand il en sera temps, que le héraut m'appelle, et je reparaîtrai.

ALBANIE. – Soit, adieu, je lirai ce papier.

(Edgar sort.)
(Rentre Edmond.)

EDMOND. – L'ennemi est en vue; préparez vos forces. Voici un aperçu pris avec soin du nombre et des moyens de nos ennemis: mais on vous demande de vous hâter.

ALBANIE. – Nous serons prêts à temps.

(Il sort.)

EDMOND. – J'ai juré à ces deux soeurs que je les aimais: elles sont en méfiance l'une avec l'autre, comme l'est de la vipère celui qu'elle a mordu. Laquelle des deux prendrai-je? Toutes les deux? l'une des deux? Ni l'une ni l'autre? – Tant qu'elles seront toutes les deux en vie, je ne puis posséder ni l'une ni l'autre. – Prendre la veuve, c'est rendre furieuse sa soeur Gonerille; et le mari de celle-ci vivant, j'aurai de la peine à me maintenir. Commençons toujours par nous servir de son appui dans le combat; et, après, que celle qui a tant d'envie de se débarrasser de lui trouve les moyens de l'expédier promptement. – Quant à ses projets de clémence pour Lear et Cordélia, la bataille finie… et eux entre nos mains, ils ne verront pas son pardon: mon rôle à moi est de me tenir sur la défensive, et non de discuter.

(Il sort.)

SCÈNE II

Un espace entre les deux camps
(Bruits de combat. – Lear et Cordélia et leurs troupes entrent et sortent avec enseignes et tambours.)
Entrent EDGAR ET GLOCESTER

EDGAR. – Vieux père, prenez ici l'hospitalité que vous offre l'ombrage de cet arbre; priez le ciel que la bonne cause l'emporte. Si jamais je reviens encore vers vous, je vous apporterai des nouvelles consolantes.

(Il sort.)

GLOCESTER. – La grâce du ciel vous accompagne, ami!

(Bruits de combat, puis une retraite.)
(Rentre Edgar.)

EDGAR. – Fuis, vieillard; donne-moi ta main: fuyons, le roi Lear a perdu la bataille; lui et sa fille sont prisonniers: donne-moi la main, marchons.

GLOCESTER. – Non, pas plus loin, mon cher: un homme peut pourrir même ici.

EDGAR. – Quoi! encore de mauvaises pensées! Il faut que les hommes subissent en ce monde l'ordre du départ comme celui de l'arrivée. Il ne s'agit que d'être prêt; venez.

GLOCESTER. – Vous avez raison.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Le camp anglais, près de Douvres
Entrent EDMOND triomphant, avec des enseignes et des tambours; LEAR ET CORDÉLIA prisonniers, DES OFFICIERS, des Soldats, etc

EDMOND, à des officiers. – Que quelques officiers se chargent de les emmener: bonne garde jusqu'au moment où ceux à qui il appartient de disposer de leur sort auront fait connaître leurs volontés.

CORDÉLIA. – Nous ne sommes pas les premiers qui, avec la meilleure intention, ont eu le plus mauvais sort. Je suis abattue pour toi, roi opprimé: il me serait autrement bien aisé de rendre à la fortune infidèle mépris pour mépris. – Ne verrons-nous point ces filles, ces soeurs?

LEAR. – Non, non, non, non, viens: allons à la prison; seuls ensemble, nous deux, nous y chanterons comme des oiseaux en cage. Quand tu me demanderas ma bénédiction, je me mettrai à genoux et je te demanderai pardon: nous vivrons ainsi en priant, en chantant; nous conterons de vieilles histoires, nous rirons des papillons dorés, et aussi d'entendre de pauvres diables s'entretenir des nouvelles de la cour; nous en causerons avec eux; nous dirons celui qui gagne, celui qui perd; qui entre, qui sort; nous expliquerons le secret des choses comme si nous étions les espions des dieux; et, de dedans les murs d'une prison, nous verrons passer les ligues et les partis des grands personnages qui fluent et refluent au gré de la lune.

EDMOND. – Emmenez-les.

LEAR. – Sur de tels sacrifices, ma Cordélia, les dieux eux-mêmes viennent jeter l'encens. T'ai-je donc retrouvée? Celui qui voudra nous séparer, il faudra qu'il apporte une des torches du ciel, et nous chasse d'ici par le feu comme des renards. Essuie tes yeux; la peste50 les dévorera tous, chair et peau, avant qu'ils nous fassent verser une larme; nous les verrons auparavant mourir de faim: viens.

(Lear et Cordélia sortent, accompagnés de gardes.)

EDMOND. – Ici, capitaine, un mot. Prends ce papier. (Il lui donne un papier.) Suis-les à la prison. Je t'ai avancé d'un grade: si tu obéis aux instructions contenues là-dedans, tu t'ouvres le chemin à une brillante fortune. Sache bien que les hommes sont ce que les fait la circonstance: un coeur tendre ne va pas avec une épée; cette grande mission ne souffre pas de discussion. Ou dis que tu le feras, ou cherche d'autres moyens de fortune.

L'OFFICIER. – Je le ferai, seigneur.

EDMOND. – A l'oeuvre alors, et tiens-toi pour heureux du moment que tu l'auras accomplie. Mais fais-y bien attention: c'est dans l'instant même, et il faut exécuter la chose comme je l'ai écrit.

L'OFFICIER. – Je ne peux pas traîner une charrette, ni manger l'avoine; si c'est l'ouvrage d'un homme, je le ferai.

(Il sort.)
Fanfares. – Entrent Albanie, Gonerille, Régane, officiers, suite

ALBANIE. – Seigneur, vous avez montré aujourd'hui votre courage, et la fortune vous a bien servi. Vous tenez captifs ceux qui nous ont combattus dans cette journée: nous vous requérons de nous les remettre, pour disposer d'eux selon qu'en ordonneront à la fois notre sûreté et la justice qui leur est due.

EDMOND. – Seigneur, j'ai cru à propos d'envoyer ce vieux et misérable roi dans un endroit sûr où je le fais garder. Son âge, et plus encore son titre, ont un charme pour attirer vers lui le coeur des peuples, et pour tourner les lances que nous avons levées pour notre service contre les yeux de ceux qui les commandent. J'ai envoyé la reine avec lui pour les mêmes raisons: ils seront prêts à comparaître demain ou plus tard aux lieux où vous tiendrez votre cour de justice. En ce moment nous sommes couverts de sueur et de sang; l'ami a perdu son ami; et les guerres les plus justes sont, dans la chaleur du moment, maudites par ceux qui en ressentent les maux… La décision du sort de Cordélia et de son père demande un lieu plus convenable.

ALBANIE. – Avec votre permission, monsieur, je vous regarde ici comme un soldat à mes ordres, et non pas comme un frère.

RÉGANE. – C'est précisément le titre dont il nous plaît de le gratifier: il me semble qu'avant de vous avancer si loin vous auriez pu vous informer de notre bon plaisir. Il a conduit nos troupes, il a été revêtu de mon autorité, il a représenté ma personne, ce qui lui permet bien de prétendre à l'égalité et de s'appeler votre frère.

GONERILLE. – Ne vous échauffez pas tant. C'est par ses talents qu'il s'est élevé, beaucoup plus que par vos faveurs.

RÉGANE. – Investi par moi de mes droits, il va de pair avec les meilleurs.

GONERILLE. – Ce serait tout au plus s'il devenait votre mari.

RÉGANE. – Badinage est souvent prophétie.

GONERILLE, – Holà! holà! l'oeil qui vous a fait voir cela voyait un peu louche.

RÉGANE. – Madame, je ne me sens pas bien; autrement je vous dirais tout ce que j'ai sur le coeur. (A Edmond.) – Général, prends mes soldats, mes prisonniers, mon patrimoine; dispose d'eux, de moi-même; la place t'est rendue. Je prends ici le monde à témoin que je te fais mon seigneur et maître.

GONERILLE, à Régane. – Prétendez-vous le posséder?

ALBANIE. – Une telle décision ne dépend pas de votre bon plaisir.

EDMOND. – Ni du tien, seigneur.

ALBANIE. – Certes si, vil métis.

RÉGANE, à Edmond. – Fais battre le tambour, et prouve que mes droits sont les tiens.

ALBANIE. – Attendez encore; écoutez la raison. – Edmond, je t'accuse ici de haute trahison, et dans l'accusation je comprends ce serpent doré (montrant Gonerille). – Quant à vos prétentions, mon aimable soeur, je m'y oppose dans l'intérêt de ma femme: elle a sous-traité avec ce seigneur, et moi, comme son mari, je mets opposition à vos bans: si vous voulez vous marier, c'est à moi qu'il vous faut faire l'amour; madame lui est promise.

GONERILLE. – C'est une comédie!

ALBANIE. – Tu es armé, Glocester; que la trompette sonne; et si personne ne paraît pour prouver contre toi tes trahisons odieuses, manifestes, accumulées, voilà mon gage. (Il jette son gant.) Avant que j'aie mangé un morceau de pain, je prouverai dans ton coeur que tu es tout ce que je viens de te proclamer.

RÉGANE. – Oh! je me sens mal, très-mal.

GONERILLE, à part. – Si tu ne l'étais pas, je ne me fierais jamais plus au poison.

EDMOND, jetant son gant. – Voilà mon gant en échange. Qui que ce soit au monde qui me nomme traître, il en a menti comme un vilain. Fais appeler à son de trompe, et si quelqu'un ose s'approcher: contre lui, contre toi, contre tout venant, je maintiendrai fermement ma loyauté et mon honneur.

ALBANIE. – Holà! un héraut!

EDMOND. – Un héraut! holà! un héraut!

ALBANIE. – N'attends rien que de ta seule valeur, car tes soldats, levés en mon nom, ont en mon nom reçu leur congé.

RÉGANE. – La souffrance triomphe de moi.

ALBANIE. – Elle n'est pas bien; conduisez-la dans ma tente. (Régane sort accompagnée. Entre un héraut.) – Approche, héraut: que la trompette sonne, et lis ceci à haute voix.

UN OFFICIER. – Sonnez, trompette.

LE HÉRAUT lit. – «S'il est dans l'armée quelque homme de rang et de qualité convenable qui veuille soutenir contre Edmond, soi-disant comte de Glocester, qu'il est plusieurs fois traître, qu'il paraisse au troisième son de la trompette: Edmond soutient hardiment le contraire.»

EDMOND. – Sonnez.

(Premier ban de la trompe.)

LE HÉRAUT. – Encore.

(Deuxième ban.)

– Encore.

(Troisième ban. – Un moment après une autre trompette répond du dehors.)
(Edgar entre armé, précédé d'un trompette.)

ALBANIE, au héraut. – Demande-lui quel est son dessein, et pourquoi il paraît à l'appel de la trompette.

LE HÉRAUT. – Qui êtes-vous? votre nom, votre qualité, et pourquoi répondez-vous à cette sommation?

EDGAR. – Sachez que j'ai perdu mon nom, mordu d'un cancre et rongé par la dent aiguë de la trahison: cependant je suis noble tout autant que l'adversaire que je viens combattre.

ALBANIE. – Quel est cet adversaire?

EDGAR. – Quel est-il celui qui parle pour Edmond, comte de Glocester?

EDMOND. – Lui-même! Qu'as-tu à lui dire?

EDGAR. – Tire ton épée, afin que si mon langage offense un noble coeur, ton bras puisse te faire justice. Voici la mienne. C'est le privilége de mon rang, de mon serment et de ma profession. Je proteste, malgré ta force, ta jeunesse, ton rang, ta situation, en dépit de ton épée victorieuse, de ta nouvelle fortune toute chaude encore, de ton courage et de ton coeur, que tu n'es qu'un traître, déloyal envers tes dieux, ton frère, ton père; que tu conspires contre les jours de ce haut et puissant prince, et que tu es depuis le sommet de ta tête, dans tout ton corps, et jusqu'à la poussière qui est sous tes pieds, un traître souillé comme un crapaud. Si tu dis non, cette épée, ce bras, et tout ce que j'ai de courage, sont disposés à prouver dans ton coeur, auquel je parle, que tu en as menti.

 

EDMOND. – En bonne prudence, je devrais te demander ton nom. Mais comme tu te montres sous les apparences d'un franc et brave chevalier, que tes discours ont quelque saveur de bonne éducation, je dédaigne et repousse ces formalités de précaution que, dans les règles et par les lois de la chevalerie, j'aurais le droit d'exiger. Je te rejette à la tête ces trahisons, j'écrase ton coeur sous ton odieux mensonge infernal; et comme les injures ne font que passer à côté de ton corps sans le briser, mon épée va leur ouvrir la route du lieu où elles disparaîtront pour toujours. – Sonnez, trompettes.

(Ils se battent. – Edmond tombe.)

ALBANIE. – O épargnez-le, épargnez-le.

GONERILLE. – C'est une trahison. – Glocester, par la loi des armes, tu n'étais pas obligé de répondre à un adversaire inconnu: tu n'es pas vaincu; tu es trompé, pris dans un piége.

ALBANIE. – Fermez la bouche, Madame, ou je vais la clore avec ce papier. – Tenez, monsieur. (Il donne le papier à Edmond.) – Et toi, pire que tous les noms qu'on pourrait te donner, lis tes propres crimes… Ne le déchirez pas, madame: je vois que vous le connaissez.

GONERILLE. – Eh bien! dis: si je le reconnais, les lois sont à moi et non pas à toi, qui me citera en justice?

ALBANIE. – Monstrueuse audace! Connais-tu ce papier?

GONERILLE. – Ne me demandez pas ce que je connais.

(Elle sort.)

ALBANIE, à un officier. – Suivez-la; elle est furieuse: veillez sur elle.

EDMOND. – Tout ce que vous m'avez imputé je l'ai fait, et plus, et beaucoup plus encore. – Le temps mettra tout à découvert. – Tout cela est passé… et moi aussi! – Mais qui es-tu, toi, qui as eu le bonheur de l'emporter sur moi? Si tu es noble, je te le pardonne.

EDGAR. – Faisons échange de miséricorde. Mon sang n'est pas moins noble que le tien, Edmond; et s'il l'est davantage, tu n'en as que plus de tort envers moi. Mon nom est Edgar; je suis le fils de ton père. Les dieux sont justes; ils font de nos vices chéris la verge dont ils nous châtient; le lieu de ténèbres et de vices où il t'a engendré lui a coûté les yeux.

EDMOND. – Tu as raison, c'est vrai: la roue a achevé son tour, et me voici!

ALBANIE. – Il m'avait bien semblé que ton maintien annonçait un sang royal. – Il faut que je t'embrasse! Que le chagrin brise mon coeur si j'ai jamais haï ni toi ni ton père.

EDGAR. – Digne prince, je le sais bien.

ALBANIE. – Où vous êtes-vous caché? Comment avez-vous connu les malheurs de votre père?

EDGAR. – En le secourant, seigneur. Écoutez un court récit; et quand j'aurai fini, oh! si mon coeur pouvait alors se rompre!.. – Pour échapper à la sanglante proscription qui menaçait ma tête de si près (ô douceur de la vie! qui nous fait préférer de mourir à chaque instant des angoisses de la mort, plutôt que de mourir une fois!) j'ai imaginé de me déguiser sous les haillons d'un mendiant insensé, et de me revêtir d'une apparence que les chiens eux-mêmes méprisaient. C'est dans ce travestissement que j'ai rencontré mon père, les anneaux de ses yeux tout saignants; il venait d'en perdre les précieuses pierres. Je suis devenu son guide, je l'ai soutenu, j'ai mendié pour lui, je l'ai sauvé du désespoir. Jamais, oh! quelle faute! je ne me suis découvert à lui, jusqu'à cette dernière demi-heure, lorsque tout armé, et non pas sûr du succès, bien que plein d'espoir, je lui ai demandé sa bénédiction, et depuis le commencement jusqu'à la fin je lui ai raconté mon pèlerinage. Mais, brisé entre deux passions contraires, l'excès de la joie et celui de la douleur, son coeur, hélas! trop faible pour supporter ce combat, s'est rompu avec un sourire.

EDMOND. – Votre récit m'a touché, et peut-être produira-t-il quelque bien. Parlez encore; vous avez l'air d'avoir quelque chose de plus à dire.

ALBANIE. – Oh! s'il y a quelque chose de plus déplorable encore, gardez-le; je me sens déjà mourir pour en avoir tant entendu.

EDGAR. – A celui qui craint l'affliction, ceci en aurait pu paraître le terme; mais un autre trouvera encore de quoi l'augmenter et arriver à son dernier degré. – Tandis que j'éclatais en cris douloureux, survient un homme qui, m'ayant vu jadis dans la plus mauvaise situation, fuyait mon odieuse société; mais, reconnaissant alors quel était celui qui avait tant souffert, il se jette à mon cou, me serre dans ses bras vigoureux, et semblant de ses hurlements vouloir percer les cieux, il se précipite sur le corps de mon père, et me fait sur lui et sur Lear le plus déplorable récit que l'oreille ait jamais entendu. A mesure qu'il racontait, sa douleur devenait plus puissante, les fils de la vie commençaient à se rompre… – La trompette a sonné pour la seconde fois: je l'ai laissé évanoui.

ALBANIE. – Et qui était cet homme?

EDGAR. – Kent, seigneur; Kent banni, et qui, déguisé, avait suivi le roi son ennemi, et lui avait rendu des services qui n'eussent pas convenu à un esclave.

(Entre précipitamment un gentilhomme un poignard sanglant à la main.)

LE GENTILHOMME. – Au secours! au secours! Oh! du secours!

EDGAR. – Quel genre de secours?

ALBANIE. – Homme, parle.

EDGAR. – Que veut dire ce poignard sanglant?

LE GENTILHOMME. – Il est chaud encore, il est fumant; il sort du coeur…

ALBANIE. – De qui? parle.

LE GENTILHOMME. – De votre épouse, seigneur, de votre épouse; et sa soeur a été empoisonnée par elle: elle l'a avoué.

EDMOND. – J'étais engagé à l'une et à l'autre; et dans un même instant nous voilà mariés tous trois!

ALBANIE. – Qu'on apporte leurs corps, vivants ou morts. – Ce jugement du ciel nous épouvante, mais ne nous touche d'aucune pitié.

(Le gentilhomme sort.)
(Entre Kent.)

EDGAR. – Voilà Kent qui vient, seigneur.

ALBANIE. – Oh! est-ce lui? – Les circonstances ne permettent pas ici les formes que demanderait la politesse.

KENT. – Je suis venu souhaiter le bonsoir pour toujours à mon maître et à mon roi. N'est-il point ici?

ALBANIE. – Quel soin important nous avions oublié! – Parle, Edmond: où est le roi? où est Cordélia? – Vois-tu ce spectacle, Kent?

(On apporte les corps de Régane et de Gonerille.)

KENT. – Hélas! et pourquoi?

EDMOND. – Eh bien! pourtant Edmond était aimé! L'une a empoisonné l'autre par amour pour moi, et s'est poignardée après.

ALBANIE. – C'est la vérité. – Couvrez leurs visages.

EDMOND. – La respiration me manque, je me meurs… Je veux faire un peu de bien en dépit de ma propre nature… Envoyez promptement… hâtez-vous… au château: mon ordre écrit met en ce moment en danger la vie de Lear et de Cordélia… Ah! envoyez à temps.

ALBANIE. – Courez, courez; oh! courez.

EDGAR. – Vers qui, monseigneur? qui en est chargé? – Envoie donc ton gage de sursis.

EDMOND. – Tu as raison. Prends mon épée; remets-la au capitaine.

ALBANIE. – Hâte-toi, sur ta vie!

(Edgar sort.)

EDMOND. – Il a été chargé par ta femme et par moi d'étrangler Cordélia dans la prison, et d'accuser de sa mort son propre désespoir.

ALBANIE. – Que les dieux la défendent! – Emportez-le à quelque distance.

(On emporte Edmond.)
(Entrent Lear, tenant Cordélia morte dans ses bras, Edgar, l'officier et d'autres.)

LEAR. – Hurlez, hurlez, hurlez, hurlez! Oh! vous êtes des hommes de pierre. Si j'avais vos voix et vos yeux, je m'en servirais à fendre la voûte du firmament. Oh! elle est partie pour jamais. – Je vois bien si quelqu'un est vivant ou s'il est mort. – Elle est morte comme la terre. – Prêtez-moi un miroir: si son haleine en obscurcit ou en ternit la surface, alors elle vivrait encore.

KENT. – Est-ce donc la fin du monde?

EDGAR. – Ou l'image de l'abomination de la désolation?

ALBANIE. – Que tout tombe et s'arrête!

LEAR. – La plume remue: elle vit. – Oh! si elle vit, c'est un bonheur qui rachète tous les chagrins que j'aie jamais sentis.

KENT, se mettant à genoux. – O mon bon maître!

LEAR. – Laisse-moi, je te prie.

EDGAR. – C'est le noble Kent, votre ami.

LEAR. – Malédiction sur vous tous, assassins, traîtres que vous êtes. Je l'aurais pu sauver; maintenant elle est partie pour toujours. – Cordélia, Cordélia, attends un moment. – Ah! que dis-tu? – Sa voix était toujours douce, pure et calme, chose excellente chez une femme. – J'ai tué l'esclave qui l'étranglait.

LE GENTILHOMME. – Cela est vrai, milords, il l'a fait.

LEAR. – N'est-ce pas, ami? – J'ai vu le jour où, avec ma bonne épée tranchante, je les aurais tous fait danser. Je suis vieux à présent, et toutes ces épreuves m'achèvent. (A Kent.) – Qui êtes-vous? Mes yeux ne sont pas des meilleurs: je vais vous le dire tout à l'heure.

KENT. – S'il est deux hommes que la fortune se vante d'avoir aimés et haïs, chacun de nous en voit un.

LEAR. – Ma vue est bien mauvaise. – N'étes-vous pas Kent?

KENT. – Lui-même, Kent votre serviteur. Où est votre serviteur Caïus?

LEAR. – C'est un bon garçon, je peux vous l'assurer: il sait frapper, et preste encore. Il est mort et pourri.

KENT. – Non, mon bon maître: c'est moi-même.

LEAR. – Je vais voir cela tout à l'heure.

KENT. – C'est moi qui, depuis le commencement de vos vicissitudes et de vos pertes, ai suivi vos tristes pas.

LEAR. – Vous êtes ici le bienvenu.

KENT. – Ni moi, ni personne: tout est ici triste, sombre et dans le deuil. Vos filles aînées ont prévenu leur arrêt, et ont péri d'une mort désespérée.

LEAR. – Oui, je le crois bien.

ALBANIE. – Il ne sait pas ce qu'il dit, et c'est en vain que nous nous offrons à ses yeux.

EDGAR. – Oh! très-inutilement.

(Entre un officier.)

L'OFFICIER. – Seigneur, Edmond est mort.

ALBANIE. – Ce n'est qu'une bagatelle ici. – Vous, seigneurs et nobles amis, écoutez nos intentions. Tout ce qui sera en notre pouvoir pour réparer ce grand désastre, nous le ferons. Pour nous, durant la vie du vieux roi, nous lui remettons l'absolu pouvoir. (A Edgar et à Kent.) – Nous vous rétablissons dans tous vos droits, en y ajoutant de nouveaux honneurs que votre noble conduite a plus que mérités. Tous nos amis recevront la récompense de leurs vertus, et nos ennemis boiront dans la coupe amère qui leur est due. – Oh! voyez! voyez!

LEAR. – Et ils ont étranglé mon pauvre fou51! Non, non, non, plus de vie. Quoi! un chien, un chat, un rat ont de la vie; et toi pas la moindre haleine! Oh! tu ne reviendras plus, jamais, jamais, jamais, jamais! – Défaites ce bouton, je vous en prie. – Je vous remercie, monsieur. – Voyez-vous cela?.. regardez-la… regardez… ses lèvres… regardez… regardez…

48Poor perdu (enfant perdu); on sait que l'on donnait ce nom à des soldats plus aventureux ou plus exposés que les autres.
49My brother's way to the forefended place.
50The goujeers, maladie honteuse suivant les uns, la peste suivant d'autres.
51And my poor fool is hanged! On n'a jamais pu s'accorder en Angleterre sur le sens de ces paroles de Lear: les uns ont voulu supposer qu'on avait aussi étranglé le fou, ce que rien n'indique dans la pièce, et ce que rien ne permet de supposer; d'autres ont cru que my poor fool, expression de tendresse quelquefois employée, s'adresse ici à Cordélia; mais Lear ne s'en est pas servi une seule fois envers elle, et les expressions de son amour pour elle ont, en général, quelque chose de plus exalté: cependant il est évident que c'est d'elle qu'il s'occupe. N'est-il pas vraisemblable que dans son égarement ses idées se confondent, et que la perte de son fou, qu'il a aimé, qu'il a plaint dans sa folie, vient se mêler à celle de Cordélia qu'il pleure? Du reste, cette explication est arbitraire comme la plupart de celles qu'on peut vouloir essayer de donner sur les obscurités de cette pièce; c'est ce qui fait qu'on n'a pas cru devoir multiplier les notes.