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Le roi Lear

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SCÈNE II

La tempête redouble
LEAR, LE FOU

LEAR. – Soufflez, vents, jusqu'à ce que vos joues en crèvent. Ouragans, cataractes, versez vos torrents jusqu'à ce que vous ayez inondé nos clochers, noyé leurs coqs! Feux sulfureux, rapides comme la pensée, bruyants avant-coureurs des coups de foudre qui brisent les chênes, venez roussir mes cheveux blancs. Et toi, tonnerre, qui ébranles tout, aplatis le globe du monde, brise tous les moules de la nature, disperse d'un seul coup tous les germes qui produisent l'homme ingrat!

LE FOU. – O noncle, de l'eau bénite de cour dans une maison bien sèche vaut mieux que cette eau de pluie quand on est dehors. Bon noncle, rentrons et implorons la bonne volonté de tes filles. Voilà une nuit qui n'a pitié ni du fou, ni du sage.

LEAR. – Gronde tant que tes entrailles y pourront suffire. Éclate, feu! jaillis, pluie! la pluie, le vent, le tonnerre, les feux, ne sont point mes filles; éléments, je ne vous accuse point d'ingratitude; je ne vous ai point appelés mes enfants; vous ne me devez point de soumission: laissez donc tomber sur moi votre horrible plaisir: me voici votre esclave, un pauvre et faible vieillard infirme, méprisé. Mais non, je vous traiterai de lâches ministres, vous dont les armées sont venues des hauts lieux de leur naissance s'unir à deux filles détestables, contre une tête aussi vieille et aussi blanche que la mienne. – Oh! oh! cela est odieux!

LE FOU. – Celui qui a une maison pour y mettre sa tête a une tête bien garnie.

 
Celui qui veut avoir une femme
Avant que sa tête ait une maison,
Perdra et tête et tout:
Ainsi se sont mariés beaucoup de mendiants.
Celui qui fait pour son orteil
Ce qu'il devrait faire pour son coeur,
Criera bientôt misère des cors aux pieds
Et changera son sommeil en veilles.
 

Car il n'y a jamais eu une belle femme qui n'ait fait la grimace devant la glace.

(Entre Kent.)

LEAR, au fou. – Non, je veux être un modèle de toute patience; je ne dirai plus rien.

KENT. – Qui est là?

LE FOU. – Une seigneurie et un malotru, c'est-à-dire, un sage et un fou.

KENT. – Hélas! seigneur, vous voilà donc! Rien de ce qui aime la nuit n'aime de pareilles nuits. Les cieux en colère ont effrayé jusqu'aux hôtes errants des ténèbres, et les forcent à se tenir dans leurs cavernes. Depuis que je suis un homme, je ne me souviens pas d'avoir vu de telles nappes de feu, d'avoir entendu d'aussi effroyables éclats de tonnerre, de telles plaintes, de tels mugissements du vent et de la pluie. La nature de l'homme n'en saurait supporter ni les souffrances ni les terreurs.

LEAR. – Que les dieux puissants, qui font naître au-dessus de nos têtes cet épouvantable tumulte, distinguent en ce moment leurs ennemis! Tremble, toi, misérable qui renfermes dans ton sein des crimes ignorés qui ont échappé à la verge de la justice; cache-toi, main sanglante; et toi, parjure; et toi, hypocrite, qui du masque de la vertu as couvert un inceste. Tremble et meurs de peur, scélérat, qui, en secret et sous d'honorables semblants, as dressé des piéges à la vie de l'homme. Forfaits soigneusement enveloppés, déchirez le voile qui vous cache et demandez grâce à ces voix terribles qui vous appellent. – Moi, je suis un homme à qui l'on a fait plus de mal qu'il n'en a fait.

KENT. – Hélas! tête nue? Mon bon maître, tout près d'ici est une hutte; elle vous prêtera quelque abri contre la tempête. Allez vous y reposer, tandis que moi je vais retourner à cette dure maison, plus dure que la pierre de ses murailles, et qui tout à l'heure, quand je vous ai demandé, m'a refusé l'entrée; et je forcerai la main à son avare hospitalité.

LEAR. – Ma raison commence à revenir. – Viens, mon enfant; comment te trouves-tu, mon enfant? As-tu froid; j'ai froid aussi. Où est cette paille, mon ami? Que la nécessité est étrangement habile à nous rendre précieuses les choses les plus viles! – Montrez-moi votre hutte. – Pauvre fou, pauvre garçon, j'ai encore dans mon coeur une place qui souffre pour toi.

LE FOU.

 
Celui qui a un petit peu de bon sens
Doit recevoir en chantant le vent et la pluie,
Et se contenter de sa situation,
Car la pluie tombe tous les jours.
 

LEAR. – Oui, tu as raison, mon bon garçon. Allons, conduisez-nous à cette hutte.

(Lear et Kent sortent.)

LE FOU. – Voilà une honnête nuit pour rafraîchir une courtisane. Il faut qu'avant de m'en aller je fasse une prédiction.

 
Quand les prêtres auront plus de paroles que de science;
Quand les brasseurs gâteront leur bière avec de l'eau;
Quand les nobles donneront des idées à leurs tailleurs;
Quand les hérétiques ne seront plus brûlés, mais bien ceux
qui suivent les filles;
Quand tous les procès seront bien jugés;
Qu'il n'y aura pas d'écuyers endettés,
Ni de chevaliers pauvres;
Quand les langues ne répandront plus la médisance;
Que les coupeurs de bourses ne chercheront plus la foule;
Que les usuriers compteront leur or en plein champ;
Que les entremetteurs et les prostituées bâtiront des églises;
Alors le royaume d'Albion
Tombera en grande confusion,
Alors viendra le temps, qui vivra verra,
Où l'usage sera de marcher sur ses pieds.
 

Merlin fera un jour cette prédiction, car je vis avant lui.

(Il sort.)

SCÈNE III

Une salle du château de Glocester
Entrent GLOCESTER, EDMOND

GLOCESTER. – Hélas! hélas! Edmond, cette conduite dénaturée me déplaît. Quand je leur ai demandé la permission d'avoir pitié de lui, ils m'ont interdit l'usage de ma propre maison; ils m'ont défendu, sous peine de leur éternel ressentiment, de leur parler de lui, de solliciter pour lui, et de le soulager en rien.

EDMOND. – Cela est bien cruel et dénaturé!

GLOCESTER. – Allez, ne dites rien: il y a une mésintelligence entre les deux ducs; il y a pis encore. J'ai reçu cette nuit une lettre… Il serait dangereux seulement d'en parler… J'ai enfermé la lettre dans mon cabinet. Le roi va être vengé des injures qu'il souffre en ce moment. Déjà une armée est en partie débarquée. Il faut nous attacher au roi. Je vais le chercher et le consoler en secret. Vous, allez entretenir le duc, pour qu'il ne s'aperçoive pas de mes charitables soins. S'il me demande, je suis malade et je suis allé me coucher. – Quand j'en devrais mourir, et l'on ne m'a pas menacé de moins que cela, il faut que je secoure le roi mon vieux maître. – Il va arriver quelque chose d'extraordinaire, Edmond; je vous en prie, soyez circonspect.

(Il sort.)

EDMOND. – En dépit de toi, le duc va être instruit à l'heure même de cette courtoisie, et de cette lettre aussi. Ce sera, ce me semble, assez bien mériter de lui, et j'y dois gagner tout ce que va perdre mon père; oui, tout, sans exception: les jeunes gens s'élèvent quand les vieux s'en vont.

(Il sort.)

SCÈNE IV

Une partie de la bruyère où l'on voit une hutte. – L'orage continue
Entrent LEAR, KENT, LE FOU

KENT. – Voici l'endroit, mon seigneur. Mon bon seigneur, entrez: une nuit si rigoureuse passée en plein air est trop rude pour les forces de la nature.

LEAR. – Laisse-moi tranquille.

KENT. – Mon bon maître, entrez.

LEAR. – Veux-tu briser mon coeur?

KENT. – Je briserais plutôt le mien. Mon bon seigneur, entrez.

LEAR. – Tu crois que c'est grand'chose que cette tempête mutinée qui nous pénètre jusqu'aux os. C'est beaucoup pour toi; mais là où s'est fixée une plus grande douleur, une moindre se fait à peine sentir. Tu chercherais à éviter un ours; mais si ta fuite te conduisait vers la mer en furie, tu reviendrais affronter l'ours en face. Quand l'âme est libre, le corps est délicat; mais la tempête qui agite mon âme ne laisse à mes sens aucune autre impression que celles qui se combattent au dedans de moi. – L'ingratitude de nos enfants!.. n'est-ce pas comme si ma bouche déchirait ma main pour lui avoir porté la nourriture? Mais je punirai bientôt. – Non, je ne veux plus pleurer. – Par une nuit semblable, me mettre à la porte! – Verse tes torrents, je les supporterai. – Dans une nuit semblable! – O Régane! Gonerille! votre bon vieux père, dont le coeur sans méfiance vous a tout donné! – Oh! c'est de ce côté qu'est la folie; évitons-le, n'en parlons plus.

KENT. – Mon bon seigneur, entrez ici.

LEAR. – Je te prie, entre toi-même; et cherche tes aises. Cette tempête ne me laisse pas le temps de m'arrêter sur des choses qui me feraient bien plus de mal. – Cependant je vais entrer. (Au fou.) – Va, mon enfant, entre le premier. – Va, indigence sans asile! – Allons, entre donc. Je vais prier, et je dormirai après. (Le fou entre.)– Pauvres misérables privés de tout, quelque part que vous soyez, qui endurez les coups redoublés de cet orage impitoyable, comment vos têtes sans abri, vos flancs vides de nourriture, vos haillons ouverts de toutes parts, se défendront-ils contre des temps aussi cruels? Ah! je n'ai pas pris assez de soin de cela! Orgueil somptueux, viens essayer de ce remède; expose-toi à sentir ce que sentent les malheureux, afin d'apprendre à leur jeter tout ton superflu, et à nous montrer les cieux plus justes.

EDGAR, derrière le théâtre. – Une brasse et demie, une brasse et demie! Le pauvre Tom!

LE FOU, sortant de la hutte avec précipitation. – N'entrez pas, noncle; il y a là un esprit. Au secours! au secours!

KENT. – Donne-moi ta main. Qui est là!

 

LE FOU. – Un esprit, un esprit: il dit qu'il s'appelle le pauvre Tom.

KENT. – Qui es-tu, toi qui es là à grommeler dans la paille? Sors.

(Entre Edgar vêtu comme un fou.)

EDGAR. – Va-t'en; le malin esprit me suit. A travers l'aubépine piquante souffle le vent froid. Hum! va à ton lit tout froid, et réchauffe-toi.

LEAR. – As-tu donné tout à tes deux filles? en es-tu réduit là?

EDGAR. – Qui donne quelque chose au pauvre Tom, que le malin esprit a promené à travers les feux et les flammes, à travers les gués et les tourbillons, sur les marais et les étangs? Il a mis des couteaux sous son oreiller, des cordes sur son banc, et de la mort aux rats près de sa soupe. Il l'a rendu orgueilleux de monter un cheval bai qui trottait sur des ponts de quatre pouces de large, pour courir après son ombre qu'il prenait pour un traître. – Dieu te conserve tes cinq sens. – Tom a froid; oh! oh! oh! oh! euh! euh! – Que le ciel te préserve des ouragans, des astres malfaisants et des rhumatismes. – Faites quelque charité au pauvre Tom que tourmente le malin esprit. Oh! si je pouvais le tenir ici, et là, – et là, – et encore là, – et puis encore là!

(La tempête continue.)

LEAR. – Quoi! ses filles l'ont-elles réduit à cette extrémité? – N'as-tu pu rien garder? leur as-tu donné tout?

LE FOU. – Non, il s'est réservé une couverture; autrement nous aurions tous honte de le regarder.

LEAR. – Puissent tous les fléaux que, dans les airs flottants, une fatale destinée tient suspendus sur les crimes des hommes, se précipiter aujourd'hui sur tes filles!

KENT. – Il n'avait pas de filles, seigneur.

LEAR. – Par la mort! traître! rien dans le monde que des filles ingrates ne pouvait réduire la nature à ce point de dégradation. Est-ce donc la coutume aujourd'hui que les pères chassés trouvent si peu de pitié pour leur corps? – Juste châtiment! c'est ce corps qui a engendré ces filles de pélican.

EDGAR. – Pillicock37 était sur la montagne de Pillicock. Holà! holà! hoé! hoé!

LE FOU. – Cette froide nuit fera de nous tous des fous et des frénétiques.

EDGAR. – Garde-toi du malin esprit; obéis à tes parents; garde loyalement ta foi; ne jure point; ne commets point le péché avec celle qui a promis à un autre homme la fidélité d'épouse; ne donne point de vaine parure à ta maîtresse. – Tom a froid.

LEAR. – Qui étais-tu?

EDGAR. – Un homme de service, vain de coeur et d'esprit: je frisais mes cheveux, je portais des gants à mon chapeau38; je servais les ardeurs de ma maîtresse, et commettais avec elle l'acte de ténèbres. – Je proférais autant de serments que de mots, et je me parjurais à la face débonnaire du ciel. J'étais un homme qui s'endormait dans des projets de volupté, et se réveillait pour les exécuter. J'aimais passionnément le vin, les dés avec ardeur; et quant aux femmes, j'avais plus de maîtresses qu'un Turc: faux de coeur, l'oreille crédule, la main sanguinaire, pourceau pour la paresse, renard pour la ruse, loup pour la voracité, un chien dans ma rage, un lion pour saisir ma proie. Ne permets pas que le bruit d'un soulier ou le frôlement de la soie livre ton pauvre coeur aux femmes. Tiens ton pied éloigné des mauvais lieux, ta main des collerettes39, ta plume des livres des prêteurs, et défie le malin esprit. – Mais toujours à travers l'aubépine souffle la bise aiguë. Elle fait mun… zuum… Ah! non, nenni, dauphin, mon garçon, cesse, laisse-le passer40.

(L'orage continue.)

LEAR. – Tu serais mieux dans ton tombeau qu'ici le corps nu en butte à toutes ces violences du ciel. L'homme est-il donc si peu de chose que cela? Considérons-le bien. – Tu ne dois point de soie aux vers, de peaux aux bêtes sauvages, de parfums à la civette. – Ah! trois de nous ici sont déguisés; toi, tu es la chose comme elle est. L'homme réduit à lui-même n'est autre chose qu'un pauvre animal nu, fourchu comme toi. – Loin de moi, apparences empruntées; allons, défaites-vous.

(Il arrache ses habits.)

LE FOU. – Noncle, je te prie, calme-toi; c'est une mauvaise nuit pour y nager. Maintenant un peu de feu dans une plaine sauvage ressemblerait bien au coeur d'un vieux débauché; une légère étincelle, et le reste du corps glacé. – Regardez, regardez; voici un feu qui marche.

EDGAR. – Oh! c'est le malin esprit Flibbertigibbet; il commence sa course à l'heure du couvre-feu, et rôde jusqu'au premier chant du coq: c'est de lui que viennent la taie et la cataracte; il fait loucher les yeux et donne le bec-de-lièvre; il jette la nielle sur le froment et endommage le pauvre enfant de la terre.

 
Saint Withold parcourut trois fois la plage;
Il rencontra le cauchemar et ses neuf lutins;
Il lui ordonna de rentrer en terre,
Et lui en fit jurer sa foi.
Et décampe, sorcière, décampe.
 

KENT. – Comment se trouve Votre Seigneurie?

(Entre Glocester avec un flambeau.)

LEAR. – Quel est cet homme?

KENT. – Qui est là? que cherchez-vous?

GLOCESTER. – Qui êtes-vous? vos noms?

EDGAR. – Le pauvre Tom, qui mange la grenouille nageuse, le crapaud, le têtard, le lézard de murailles et le lézard d'eau. Quand le malin esprit fait rage, il mange, dans la furie de son coeur, la bouse de vache en guise de salade; il avale le vieux rat et le chien jeté dans le fossé; il boit le manteau verdâtre des eaux stagnantes; il est chassé à coups de fouet de district en district; il est mis dans les ceps, puni, emprisonné; lui qui a eu jadis trois habits sur son dos, six chemises à son corps, un cheval entre ses jambes et une épée à son côté.

 
Mais les souris et les rats, et tout ce menu gibier,
Ont été la nourriture de Tom depuis sept longues années.
 

Prenez garde à celui qui est auprès de moi. – Paix, Smolkin; paix, démon.

GLOCESTER. – Quoi! Votre Seigneurie n'a pas meilleure compagnie?

EDGAR. – Le prince des ténèbres est gentilhomme: on l'appelle Modo et Mahu.

GLOCESTER. – Seigneur, notre chair et notre sang se sont tellement pervertis, qu'ils prennent en haine ceux qui les ont engendrés.

EDGAR. – Pauvre Tom a froid.

GLOCESTER. – Venez avec moi; mon devoir ne peut me permettre d'obéir en tout aux ordres cruels de vos filles. Quoiqu'elles m'aient enjoint de fermer les portes de ma maison, et de vous laisser à la merci de cette cruelle nuit, je me suis pourtant hasardé à venir vous chercher, pour vous conduire dans un lieu où vous trouverez du feu et des aliments.

LEAR. – Laissez-moi d'abord m'entretenir avec ce philosophe. – Quelle est la cause du tonnerre?

KENT. – Mon bon maître, acceptez son offre, rendez-vous dans cette maison.

LEAR. – J'ai un mot à dire à ce savant Thébain. – Quelle est votre étude?

EDGAR. – D'échapper au malin esprit et de tuer la vermine.

LEAR. – Laissez-moi vous dire un mot à part.

KENT, à Glocester. – Pressez-le encore une fois de venir, milord; sa raison commence à se troubler.

GLOCESTER. – Peux-tu le blâmer? ses filles veulent sa mort. – Ah! ce brave Kent, il avait bien prédit qu'il en serait ainsi. Pauvre banni! Tu dis que le roi devient fou. Ami, je te dirai que je suis presque fou moi-même. J'avais un fils que j'ai proscrit de mon sang: dernièrement, tout dernièrement il a cherché à m'assassiner. Je l'aimais, mon ami: jamais un père n'aima plus chèrement son fils. Pour te dire la vérité, le chagrin a affaibli ma raison. – Quelle nuit! (A Lear.) – Je conjure Votre Seigneurie…

LEAR. – Oh! je vous demande pardon. – Noble philosophe, honorez-moi de votre compagnie.

EDGAR. – Tom a froid.

GLOCESTER, à Edgar. – Va, l'ami. A ta hutte; va t'y réchauffer.

LEAR. – Allons, entrons-y tous.

KENT. – C'est par ici, seigneur.

LEAR. – Avec lui: je veux rester avec mon philosophe.

KENT. – Mon bon seigneur, calmez-le; laissez prendre cet homme avec lui.

GLOCESTER. – Emmenez-le.

KENT, à Edgar. – Allons, l'ami, viens avec nous.

LEAR. – Venez, bon Athénien.

GLOCESTER. – Silence! silence! chut.

EDGAR.

 
Le jeune chevalier Roland vint à la tour ténébreuse;
Il disait toujours, fi! foh! fum!
Je sens ici le sang d'un Breton.
 
(Ils sortent.)

SCÈNE V

Un appartement du château de Glocester
Entrent CORNOUAILLES, EDMOND

CORNOUAILLES. – Je serai vengé avant de quitter sa maison.

EDMOND. – Mais, seigneur, je pourrai être blâmé d'avoir ainsi fait céder la nature à la fidélité: je m'effraye un peu de cette pensée.

CORNOUAILLES. – Je vois maintenant que ce n'était pas uniquement le mauvais naturel de votre frère qui le portait à en vouloir à la vie de son père, mais que les vices de celui-ci ont provoqué la condamnable méchanceté de l'autre.

EDMOND. – Que ma destinée est cruelle, qu'il faille me repentir d'être juste! – Voici la lettre dont il m'a parlé, et qui prouve ses intelligences avec le parti qui sert les intérêts de la France. Oh! cieux! s'il avait été possible que cette trahison n'existât pas ou ne fût pas découverte par moi!

CORNOUAILLES. – Suivez-moi chez la duchesse.

EDMOND. – Si le contenu de cette lettre est véritable, vous avez de grandes affaires sur les bras.

CORNOUAILLES. – Faux ou vrai, il t'a fait comte de Glocester. Découvre où peut être ton père, afin que je n'aie qu'à le faire prendre.

EDMOND, à part. – Si je le trouve assistant le roi, cette circonstance augmentera encore les soupçons. (Haut.) – Je continuerai de vous être fidèle, quoique j'aie un rude combat à soutenir entre vous et la nature.

CORNOUAILLES. – Va, je mets toute ma confiance en toi, et mon affection te rendra un meilleur père.

(Ils sortent.)

SCÈNE VI

Une chambre dans une ferme joignant au château
Entrent GLOCESTER, LEAR, KENT, LE FOU ET EDGAR

GLOCESTER. – Il fait meilleur ici qu'en plein air: sachez-m'en quelque gré. Je vais vous fournir autant que je pourrai les moyens de rendre ceci plus commode. Je ne vous quitte pas pour longtemps.

KENT. – Toutes les puissances de la raison ont cédé en lui à la violence du chagrin. – Que le ciel récompense votre bonté.

 
(Glocester sort.)

EDGAR. – Ratèrent m'appelle: il me dit que Néron joue du triangle dans le lac de ténèbres41. Priez, innocents, et gardez-vous du malin esprit.

LE FOU. – Noncle, dis-moi, je t'en prie, un fou est-il noble ou roturier?

LEAR. – C'est un roi, c'est un roi.

LE FOU. – Non, c'est un roturier qui a pour fils un gentilhomme; car c'est un fou que le roturier qui consent à voir devant lui son fils gentilhomme.

LEAR. – Il m'en faut faire venir mille avec des broches rougies au feu qui siffleront contre eux.

EDGAR. – Le malin esprit me mord dans le dos.

LE FOU. – Il est fou celui qui se fie à la douceur d'un loup apprivoisé, à la santé d'un cheval, à l'amitié d'un jeune homme et au serment d'une prostituée.

LEAR. – Cela sera; je vais les sommer de comparaître à l'instant. – (A Edgar.) Viens, assieds-toi là, très-savant justicier. – (Au fou.) Et toi, sage seigneur, assieds-toi là. – Eh bien! traîtresses…

EDGAR. – Voyez comme il reste là, comme il fixe ses yeux ardents… Désires-tu des spectateurs à ton procès, madame?..

 
Viens à moi en traversant le ruisseau, Bessy.
 

LE FOU.

 
Elle a une fente à son bateau,
Et ne peut pas dire
Pourquoi elle n'ose venir à toi.
 

EDGAR. – Le malin esprit poursuit le pauvre Tom avec la voix d'un rossignol. Hopdance crie dans le ventre de Tom pour avoir deux harengs blancs. Cesse de croasser, ange noir; je n'ai rien à manger pour toi.

KENT, à Lear. – Eh bien! comment vous trouvez-vous, seigneur? Ne demeurez pas ainsi dans la stupeur. Voulez-vous vous coucher et reposer sur ces coussins?

LEAR. – Voyons d'abord leur procès. – Qu'on amène les témoins. (A Edgar.) – Toi, juge en robe, prends ta place; et toi qui es accouplé avec lui au joug de l'équité, prends siége à ses côtés. (A Kent.) – Vous êtes de la commission; asseyez-vous aussi.

EDGAR. – Procédons avec justice.

 
Dors-tu ou veilles-tu, gentille pastourelle?
Tes brebis sont dans le blé.
Un souffle seulement de ta petite bouche,
Et tes brebis sont préservées de mal.
 
 
Pouff! le chat est gris!
 

LEAR. – Citez d'abord celle-ci; c'est Gonerille. J'affirme ici par serment, devant cette honorable assemblée, qu'elle a chassé à coups de pied le pauvre roi son père.

LE FOU. – Avancez, maîtresse; votre nom est-il Gonerille?

LEAR. – Elle ne peut pas le désavouer.

LE FOU. – Je vous demande pardon; je vous prenais pour un escabeau.

LEAR. – Tenez, en voici une autre dont les yeux hagards annoncent de quelle trempe est son coeur. Arrêtez-la ici: aux armes! aux armes, fer, flamme! – La corruption est entrée ici. – Juge inique, pourquoi l'as-tu laissée échapper?

EDGAR. – Dieu bénisse tes cinq sens!

KENT. – O pitié! Seigneur, où est donc maintenant cette patience que vous vous êtes vanté si souvent de conserver?

EDGAR, à part. – Mes larmes commencent à se mettre tellement de son parti, qu'elles vont gâter mon personnage.

LEAR. – Les petits chiens tout comme les autres: voyez, Tray, Blanche, Petit-Coeur; les voilà qui aboient contre moi.

EDGAR. – Tom va leur jeter sa tête. – Allez-vous-en, roquets.

 
Que ta gueule soit blanche ou noire,
Que tes dents empoisonnent quand tu mords,
Mâtin, lévrier, métis hargneux,
Chien courant ou épagneul, braque ou limier,
Mauvais petit chien à la queue coupée ou la queue en trompette,
Tom les fera tous hurler et gémir;
Car lorsque je leur jette ainsi ma tête,
Les chiens sautent par-dessus la porte et tous se sauvent.
 

Don don don do. C'est çà. Allons aux veillées, aux foires, aux villes de marché. Pauvre Tom, ta corne est à sec.

LEAR. – Maintenant qu'on dissèque Régane. – Voyez de quoi se nourrit son coeur. Y a-t-il dans la nature quelques éléments qui puissent former des coeurs si durs? (A Edgar.) – Vous, mon cher, je vous prends au nombre de mes cent chevaliers: seulement la mode de votre habit ne me plaît point. Vous me direz peut-être que c'est un costume persan; cependant changez-en.

KENT. – Maintenant, mon bon maître, couchez-vous ici, et prenez un peu de repos.

LEAR. – Point de bruit, point de bruit. Tirez les rideaux; ainsi, ainsi, ainsi, nous irons souper dans la matinée; ainsi, ainsi, ainsi.

LE FOU. – Et je me coucherai à midi.

(Entre Glocester.)

GLOCESTER. – Approche, ami. Où est le roi, mon maître?

KENT. – Le voilà, seigneur; mais ne le troublez pas; sa raison est perdue.

GLOCESTER. – Mon bon ami, je te conjure, prends-le dans tes bras: je viens d'entendre un complot pour le mettre à mort. Il y a ici une litière toute prête: porte-le dedans, et conduis-le promptement vers Douvres, ami, où tu trouveras un bon accueil et des protecteurs. Enlève ton maître: si tu diffères seulement d'une demi-heure, lui, toi et quiconque osera prendre sa défense, êtes assurés de périr. – Prends-le, prends-le, et suis-moi. Je vais le conduire en peu d'instants au lieu où j'ai tout fait préparer.

KENT. – La nature épuisée s'est assoupie. Le sommeil aurait pu remettre quelque baume dans tes organes blessés. Si les circonstances ne le permettent pas, ta guérison sera difficile. (Au fou.) Allons, aide-moi à porter ton maître; il ne faut pas que tu restes en arrière.

GLOCESTER. – Allons, allons, partons.

(Sortent Kent, Glocester et le fou, emportant le roi.)

EDGAR. – Quand nous voyons nos supérieurs endurer les mêmes maux que nous, à peine conservons-nous quelque amertume sur nos misères. Celui qui souffre seul souffre surtout dans son âme, en laissant derrière lui des êtres libres et le spectacle du bonheur. Mais l'âme surmonte bien plus facilement la douleur, quand le malheur a des compagnons, et que l'on souffre en société. Que mes peines me semblent maintenant légères et supportables, quand je vois le roi incliné sous le même poids qui me fait courber. Il a des enfants comme moi j'ai un père. – Tom, pars; sois attentif à ces grands événements, et découvre-toi quand l'opinion trompeuse qui te flétrit de ses injurieuses pensées, détruite à bon droit par tes actions, rapportera son jugement et reconnaîtra ton innocence. Arrive ce qui pourra cette nuit, si du moins le roi se sauve! – Cachons-nous, cachons-nous.

(Il sort.)
37Nom d'un démon. Edgar en nommera encore plusieurs autres, qu'on reconnaîtra sans qu'il soit nécessaire de l'indiquer.
38On portait à son chapeau ou le gant qu'on avait reçu de sa maîtresse, ou celui qu'un ennemi vous avait jeté comme un gage de combat. Probablement les domestiques des grandes maisons imitaient en cela les manières de leurs maîtres.
39Plackets.
40Ah no nonny, dolphin my boy, my boy sessa; let him trot by. Jargon mêlé d'anglais et de français: c'est le refrain d'une vieille ballade, où l'on suppose que, dans un combat entre les Anglais et les Français, le roi de France ne se souciant pas d'exposer à des hasards trop difficiles la valeur de son fils le dauphin, lui cherche un adversaire dont il puisse triompher facilement. Tous les chevaliers qui se présentent successivement sur le champ de bataille lui paraissent trop forts, et chaque fois il répète le refrain. Enfin il ne trouve pas de meilleur expédient que de faire tenir sur les pieds, à l'aide d'un arbre, un mort contre lequel il envoie le dauphin exercer sa prouesse.
41Selon Rabelais, c'est du violon que Néron joue en enfer et Trajan du triangle.