Entre ombres et obscurités

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Une mignonne petite fille vint ensuite lui offrir un bouquet de fleurs en guise d’accueil, puis il fit sous des applaudissements intermittents un discours à la fois fort en paroles d’encouragement et de solidarité, mais aussi avec une pointe de démagogie politicienne. Par la suite il remit à la directrice de l’école du matériel informatique constitué de vingt ordinateurs et quatre imprimantes. Cela me permit de découvrir avec émerveillement le sourire de cette femme. Elle semblait comblée et accompagnait son état de jouissance absolue par une petite danse saccadée qui provoqua l’hilarité générale. Les jeunes à côté de moi me confieront d’ailleurs leur surprise de voir cette dame habituellement droite dans ses bottes entrain de se laisser aller à une telle expression corporelle en public.

Cette cérémonie riche en émotions prit son terme lorsque nous partagions un repas avec les principales autorités du village et de la région. Il ne nous restait plus qu’à rentrer en ville, et malgré toute l’allégresse ressentie au cours de cet évènement, je préférais me savoir chez moi le plus tôt possible.

Un peu plus tard, mon impatience se faisait de plus en plus croissante en attendant le ministre toujours assis dans la salle du banquet et occupé depuis longtemps par une longue discussion avec le gouverneur. Mais alors que l’ennui en moi était presqu’à son paroxysme, j’entendis loin derrière moi:

– Paul, Paul viens…

Après avoir constaté qu’il s’agissait de lui, et donc que son entrevue avec le chef de terre venait certainement de se terminer, je courus à grandes enjambées le rejoindre. Une fois à sa taille, il chatouilla mon égo avec des paroles plaisantes.

– Bon travail mon petit, continue comme ça, un jour tu deviendras ministre, me dit-il avec un ton assuré.

– Merci, merci monsieur le ministre, lui répondis-je tout flatté. Ce n’était pas la première fois qu’il me promettait un si bel avenir, mais j’avoue que cela m’a toujours fait du bien d’entendre de telles éloges de la bouche d’un homme aussi accompli que lui.

Il mit ensuite la main dans sa poche droite puis sortit une liasse de billets. Malgré ma bonne condition sociale, je fus très impressionné de voir tout ce cash. Sans compter, il me les tendit et dit :

– Tiens ceci! Partage à tous ceux qui t’ont donné un coup de main.

– Mais monsieur, mais le budget… objectai-je avec beaucoup de gêne et de respect.

Mais ce fut sans compter sur sa grande générosité.

– Fais ce que je te dis, me coupa-t-il avant de conclure: tu comprendras plus tard.

C“était à cause de toutes ces choses qu’on l’aimait, il a toujours eu le bon mot, le bon geste. Il était un mélange subtil de charisme et de charité. Je l’admirais et priais fort de lui ressembler, moi qui étais tout son contraire: toujours discret, agoraphobe, timide et surtout dénué de tout charisme. Si on rajoute à cela ma chicheté, le compte de mes défauts les plus criards est bon.

Trente minutes plus tard nous prenions finalement le chemin retour vers la capitale. Anticipant une probable réorganisation du planning de la journée fort des expériences passées, je décidai d’être à une meilleure proximité physique du ministre en choisissant de rentrer par le biais de sa voiture, la mienne étant désormais conduite par un de mes subalternes. Mais en seulement quelques minutes passées dans ce véhicule, l’insécurité commença à me gagner en me renvoyant aux regrets de mon choix lorsque la vitesse de plus en plus grandissante du chauffeur devenait anormale et dangereuse. Mon rythme cardiaque montait en flèche à chacun de nos passages à côté de ces gros camions transporteurs de billes de bois habituellement croisés dans les routes liaisons entre la côte et l’intérieur du pays. Le ministre lui n’avait visiblement aucun problème. Il était au téléphone, concentré dans une discussion. Je l’entendais dire « mon amour, oui mon amour”, ce qui m’amena à la conclusion que ce devait être sa femme. Monsieur le ministre était marié, père de trois enfants en bas âge.

Alors que nous continuions à mon plus grand désarroi de rouler à tombeau ouvert, le ministre chuchota une instruction au garde du corps occupant le siège passager à l’avant du véhicule. Ce dernier se dépêcha de la transmettre au chauffeur sous mon regard interrogé. Il m’était inhabituel d’être ainsi éloigné de la confidence. Sachant en plus que c’était justement pour être proche de toute information que je me suis risqué à faire chemin dans ce train à grande vitesse, mes interrogations se mêlaient à une amère frustration. J’étais rendu à devoir deviner notre prochaine destination qui devenait de plus en plus claire au fil des minutes à travers les chemins choisis par le chauffeur. Mes intuitions, tournant autour d’une escale dans un établissement hôtelier certainement pour y tenir une réunion improvisée, augmentées ensuite dans leur intensité une fois que nous entrions dans le quartier d’affaires de la ville, se confirmèrent lorsque je découvris se rapprocher le grand portail du palace le plus chic de toute la capitale, le seul cinq étoiles du pays: l’hôtel Atlantique. Un merveilleux endroit, autant renommé par sa qualité de service que par sa beauté et son design, mais sélectif en tout bord pour ceux qui ne se sentiraient pas suffisamment dissuadés par les prix exorbitants des chambres. Malgré la splendeur de l’établissement, le sentiment intrigué qui m’avait gagné depuis la marginalisation informationnelle dont j’avais fait l’objet se trouvait étrangement grandi lorsque nous pénétrions le cinq étoiles. Il m’était difficile de chasser de mon esprit les autres faits, moins glorieux, qui faisaient aussi la réputation de cet endroit. De nombreuses légendes circulaient autour de pratiques mystiques au sein de cet hôtel et, plus grave encore, il était avéré que ce lieu constituait un véritable bordel de luxe. Alors quand j’ajoutais à mes questionnements le fait que notre visite reste exceptionnelle et surprenante puisque l’hôtel en question ne constituait pas les habituelles destinations du ministre, je voyais les anciennes rumeurs faisant de mon patron un homme aux lourds secrets et aux pratiques sombres me prendre de nouveau en otage alors même que je les croyais mortes depuis qu’il avait été démontré qu’elles étaient infondées. Troublé par ces obscurités, je me laissais aller dans des imaginations en tout genre durant toute la période au cours de laquelle nous l’attendions assis au rez-de-chaussée depuis qu’il était monté sans une fois de plus rien me dire. Le doute adore l’inconnu, et dans l’inconnu j’étais bien noyé, pas seulement du fait de cet établissement de haut standing dont l’intérieur m’émerveillait et m’intriguait en même temps, mais surtout à cause des minutes qui se transformaient en heures sans que nous ne revoyions le ministre redescendu avec le seul garde du corps qui l’avait accompagné vers l’ascenseur plus tôt.

L’attente finit par prendre fin et le ministre finit par mettre un terme à mes doutes en sanctionnant la malice qui avait profité de l’inconnu dans lequel il m’avait laissé, il s’excusa de ne m’avoir pas informé et me confia que l’urgence familiale était la cause de ses curieux agissements. Je ne pus guère insister d’avoir plus amples explications que celle-là puisque obnubilé par tant d’humilité de la part de ce grand homme!

A peine sortis de l’immeuble en prenant la direction du garage, nous fûmes brusqués par un groupe d’enfants de la rue qui vint à notre rencontre en mendiant. Il s’agissait de quatre garnements caractérisés d’une pestilence accentuée et visiblement affamés. Leur paraître justifiait la pauvreté dans notre pays. Les cheveux crépus sur leurs têtes augmentaient l’aspect de chien errant qu’ils partageaient tous. La saleté qui les caractérisait contrastait parfaitement du luxe qui les environnait et rendait presque brutale leur présence dans ce lieu en questionnant la qualité du travail des agents de sécurité de l’hôtel. Les nerveux gardes du corps du ministre quant à eux ne laissèrent pas bien longtemps l’occasion de douter de leur efficacité, ils sautèrent sur ces gamins et les saisirent rudement.

– Laissez! Laissez! se mit à crier le ministre en nous rendant tous abasourdis par sa réaction. Malgré la notoriété de sa bonté, l’énergie contenue dans sa réplique paraissait quand même démesurée.

Il prit ensuite un des enfants à l’écart, ce devait être le plus âgé d’entre eux.

– Que faites-vous là? lui demanda-t-il.

– Mes parents sont morts monsieur. Je suis avec mes frères, nous essayons de trouver quelque chose à manger. Nous vendions des arachides et cirions les chaussures des passants quand on nous a tout volés l’autre jour.

– Humm, s’exclama-t-il avant d’appeler un de ses gardes pour lui donner quelques consignes.

Aussitôt nous entendions les enfants manifester leur allégresse avec des expressions de reconnaissance envers leur inattendu bienfaiteur. Il m’a été impossible de connaitre l’objet de leur joie soudainement retrouvée, mais la beauté du geste de mon patron me stupéfia durant tout le reste du trajet retour vers nos bureaux. Il y avait à cette époque-là une recrudescence du nombre d’enfants dans les rues. Beaucoup quittaient leurs villages pour tenter une aventure dans les villes, d’autres étaient issus de familles pauvres résidant dans la cité, mais restaient comme ultimes secours de leurs parents pour la plupart en situation de chômage et de misère. J’avais une opinion contrastée sur le sujet, autant j’éprouvais de la compassion pour ces enfants qu’on livrait à l’incertitude de la rue, autant je ressentais du dégout envers ceux qui les y envoyaient, mais aussi envers ceux qui pouvaient changer les choses mais dont les actions restaient soit absentes soit insignifiantes. Tout ce qui venait de se passer m’avait définitivement fait oublier cette inattendue escapade à l’hôtel Atlantique, même de retour au bureau je n’eus de cesse d’y repenser, j’étais dépassé par tant de bonté.

 

La soirée venue, je n’hésitai pas à raconter ma journée à Caroline en insistant surtout sur les derniers évènements à l’hôtel Atlantique. Mais comme d’habitude, surtout quand le nom du ministre était engagé, mon épouse ne retint que les points négatifs. Elle se plaignit d’abord du danger auquel nous avions été confrontés entre les mains des brigands au village Waloua, puis suivit ensuite le chemin des rumeurs dans ses insinuations lorsque nous rediscutions de l’inopinée escale de la délégation au cinq étoiles. Elle n’hésita pas à dire sa méfiance devant cette inaccoutumée destination du ministre, et me conseilla la prudence au cas où ce dernier envisagerait de se rendre à nouveau dans ce genre d’endroit.

Fort heureusement, pour une fois, nous ne nous étions pas trop étalés sur ce sujet, et n’avions pas donné le spectacle navrant d’une argumentation agitée portant généralement sur la personne de mon patron.

Il faut dire que la vie au travail et la personne du ministre s’invitaient dans presque toutes nos conversations à la maison. Ce travail était comme une seconde famille, et plus encore, une sérieuse concubine pour Caroline, c’est ce qui justifiait son comportement de rivale possessive et aigrie cherchant inlassablement à mieux connaître son ennemi pour mieux le railler. La majeure partie de ses opinions sur le ministère et surtout sur le ministre était négative. Mon patron qui pour moi était un homme admirable, un modèle pour la société, avait une tout autre image chez mon épouse. Elle trouvait qu’il était une mauvaise influence, qu’il avait un mauvais côté bien caché et qu’il essaierait de m’y entrainer tôt ou tard, tout cela sans justifier ses dires. N’empêche qu’elle avait fort bien raison de laisser parler sa frustration, je ne peux compter le nombre de fois où elle a dû dormir seule, couper des repas après un coup de fil reçu de ma part. Le plus dur pour elle restait la passion avec laquelle je parlais de mon activité et la puissance de ma motivation professionnelle.

Elle n’arrivait jamais à influencer mon regard sur monsieur malgré ses insistances. Bien au contraire je ressentais envers lui en plus de l’admiration, une commisération grandissante en le sachant attaqué de toutes parts avec de plus en plus de virulence malgré sa bonté. Les récentes révélations de la place faisant état de malversations au sein de son ministère ne paraissaient pas trop le mettre en difficulté au tout début lorsque l’affaire venait d’éclater. Lui qui était habitué aux fausses informations autour de sa personne et ses collaborateurs avait certainement dû vite caser celle-là dans ce même panier de « fake news” alors qu’elle était bien véridique. Depuis quelques semaines, je le sentais atteint, et cela coïncidait avec les preuves de plus en plus accablantes apportées par ses accusateurs. Il avait perdu de son sourire habituel et paraissait plus nerveux que jamais. Il m’arrivait très souvent de le surprendre plongé dans de longues réflexions dans son bureau, tellement mentalement absorbé qu’il en venait à oublier ma présence. Le pis était qu’il avait une pile de journaux évoquant le sujet sur sa table tout le temps. Moi à sa place je ne me serais pas préoccupé des on-dit mais me serais concentré sur mon travail en laissant la justice s’en charger. Peut-être avait-il des choses à se reprocher, ou alors avait-il des informations que nous ignorions? N’empêche que nous, ses proches, continuions inlassablement à lui apporter notre soutien et notre support.

Le lendemain arrivé, malgré ma ponctualité inhabituelle et la tranquillité du début de journée qu’elle semblait me garantir, grande fut ma surprise de me voir accueilli par une file de visiteurs très matinaux, sollicitant des rendez-vous pour la plupart d’entre eux. Sans hésitation, mes ordres à Jasmine, ma secrétaire, furent très stricts: aucun entretien jusqu’à nouvel ordre! Une grosse séance de travail m’attendait et m’imposait mon emploi du temps, même mon penchant socialiste ne pouvait me faire accorder une seconde à quelques choses d’autres qu’à mes dossiers. Trois heures plus tard, une plus grande contrainte vint pourtant sanctionner ma dévotion au travail en me rappelant qu’il n’y avait rien au-dessus d’elle au cours de mes journées actives: un coup de fil du ministre venait de m’obliger à un réaménagement de mon programme après qu’il m’intimât l’ordre de le rencontrer dans son bureau illico. Comme c’était devenu le cas à chacune de ses sollicitations, cette dernière entraina elle aussi sa vague d’inquiétude et de prières jusqu’à rendre la distance pourtant courte entre nos deux bureaux aussi ardue que le chemin d’un condamné à mort vers la salle d’exécution.

Lorsque j’y arrivai, je découvris une jeune demoiselle à la silhouette plaisante debout en lui faisant face. Les spéculations en tout genre sur son visage, nourries de la position de dos qu’elle me donnait, m’occupèrent l’esprit pendant de longues secondes. Puis, elle se retourna finalement en me dévoilant son doux visage et ses lèvres pulpeuses accentuant un portrait réjouissant à voir. Elle avait l’air timide et baissa les yeux en me saluant ensuite. Le ministre nous fit promptement les présentations et m’instruisit de lui trouver un bureau où elle pourrait travailler. Elle devait commencer comme stagiaire, « on verra pour la suite” m’avait-il précisé. Puis ils s’échangèrent un regard amical. Leur complicité presque familiale me fit extrapoler de l’évidence d’un rapport filial entre eux nonobstant le doute qui me perturbait jusqu’à m’amener à en faire une fixation de longues minutes avant que mon naturel ne me réimpose ma retenue ordinaire devant les histoires des autres. Depuis tous ces racontars sur les mauvaises habitudes sexuelles et amoureuses de mon patron, il était devenu difficile d’empêcher les réflexions bizarres de pénétrer mon esprit à la vue d’une femme dans ses environs.

Elle s’appelait Caroline… Cette coïncidence de prénom d’avec ma bien-aimée épouse fit naitre en moi une attraction décomplexée pour cette belle inconnue. En marchant avec elle je ne pus m’empêcher de constater sa cambrure et son derrière… Elle était tout simplement jolie. Quelques minutes plus tard, un climat amical s’était définitivement installé entre nous et nous faisions désormais la conversation comme de vieux collègues. J’avais réussi à briser la glace, et sa timidité constatée il y a un instant s’était éteinte telle une légère brise dans une zone aride. Elle me détailla ensuite son cursus académique: c’est ainsi que je fus fort impressionné en apprenant qu’elle était titulaire d’un master en traduction linguistique, un tel niveau d’étude à ce jeune âge… Quelques instants après, je l’installai dans ce qui allait lui servir de lieu de travail après avoir laissé quelques instructions au chef du département des opérations. Ce dernier, ébloui par tant de beauté s’empressa de s’entretenir avec elle. Il n’était pas difficile à voir qu’elle lui faisait de l’effet, ce cher Christian avait du mal à cacher ses sentiments derrière sa timidité. Je ne pense même pas qu’elle se soit rendue compte de l’effet qu’elle avait sur lui, concentrée qu’elle était de paraître sympathique dans ce nouvel environnement de travail à première vue intrigant. Nous nous séparâmes sur son beau sourire et je me promis de veiller sur elle, avec tout ce qu’il y avait comme requins dans ce bureau.

Dans l’après midi, comme il était de coutume à chaque troisième mercredi du mois, le ministre invita ses plus proches collaborateurs à souper. Mais contrairement aux autres fois où il était considéré comme une perte de temps et d’argent, ce traditionnel diner paraissait plus que nécessaire et attendu de tous à cause de la tension régnante; en effet, c’était un bon moyen de s’évader momentanément de l’ambiance électrique qui nous torturait au bureau. Le lieu choisi fut le restaurant montée-Carle, le meilleur restaurant de la ville, connu pour la valeur de sa cuisine et la renommée de son chef mais beaucoup trop cher pour un homme aux revenus modestes (le plat le moins couteux là-bas est équivalent à plusieurs jours de ration pour la majeure partie des familles dans le pays). Mais monsieur aimait bien ce genre d’endroit, luxueux et chic, devrait-on l’en blâmer pour autant sachant toutes ses bonnes œuvres… Chacun a bien droit à de bonnes détentes de temps à autre.

A notre arrivée nous fûmes accueillis comme des rois dans le restaurant. Les employés étaient excités de recevoir de telles personnalités et surtout d’accueillir la sommité qu’était mon patron. Ce dernier était à son aise et les appelait tous par leurs prénoms jusqu’à arriver à les tutoyer, quelle classe!!

Les jeunes serveuses étaient encore plus agitées que leurs collègues masculins: la vue des hommes de pouvoir, des hommes riches les mettait dans un état de transe totale. Elles souriaient pour un rien et affichaient une amabilité hors du commun. Il fallut être naïf pour ne pas lire leurs intentions: l’argent, encore l’argent et toujours l’argent. Beaucoup d’entre elles ne verraient aucun mal à se donner aux hommes riches, ce même s’ils étaient mariés. Ce n’est pas pour les dédouaner en quoi que ce soit, mais la misère ambiante, la maigreur de leurs salaires, et les rudes conditions de la vie dans la capitale pouvaient expliquer leurs comportements.

Le ministre passa ensuite la commande du champagne le plus cher et de quelques grandes bouteilles de vin, il souriait à nouveau et enchainait des plaisanteries. Ce fut un moment très agréable, un répit dans cette période guerrière que nous traversions…

Chapitre 2

– Pourquoi tant de haine, pourquoi tant de jalousie, pourquoi Paul, pourquoi?

Le désenchantement contenu dans cette tirade engagée m’écrouait dans une ambigüité unique en son genre en ce début de journée où je ne demandais qu’à sourire. Je me voyais plongé dans une immense confusion, ne sachant quelle suite donner à son émetteur qui après m’avoir directement adressé ce lot d’interrogations ne semblait pas pour autant en attendre réponse. Je me perdais dans la peur de l’erreur de jugement, m’octroyer le droit de répondre pouvait risquer une aggravation de l’état psychologique de cet homme, étant donné que je ne pensais pas détenir les aptitudes nécessaires à une remise sur pied d’un métabolisme épris par de violents doutes! Cette sollicitation me paralysait l’élocution, me figeant comme une des statues de Madame Tussaud, muettes et pourtant tachées d’une humanité convaincante. Je brillais encore par mon mutisme volontaire, que pouvais-je dire de réellement pertinent à un homme sujet à des troubles mentaux?

– As-tu lu ce torchon? insistait-il tout en présentant sous mes yeux un journal papier, le malheureux imprimé, se trouvant être le malchanceux exemplaire à être tombé sous ses griffes.

Toute la scène me rappelait les harangues de ma daronne quand elle me reprochait tout le désordre constaté dans sa maison à son retour de ses activités commerciales et juste après qu’elle m’eut regardé nerveusement en attendant de voir ma ligne de défense pour encore mieux la démonter! Je me murai une fois de plus dans un calme embarrassant, mais la force contraignante de cette autre interpellation m’emplissait d’un pressentiment qui me prévenait de la nécessité d’une réaction, en plus était-elle appuyée par le regard interrogateur de mon interlocuteur à juste titre orphelin de mes paroles. Le plus dérangeant était le fait que je ne l’avais pas lu, je lisais rarement les journaux et encore moins les journaux d’opposition. Travaillant pour le gouvernement, je n’accordais pas beaucoup de crédit à ces vautours et trouvais masochiste d’affecter ne serait-ce qu’une minute de mon précieux temps à leur lecture.

– Non monsieur, je ne l’ai pas encore lu, lui répondis-je avec le plus de délicatesse possible.

Je ne m’attendais pas à le voir offusqué par mon manque d’intérêt flagrant pour la lecture de journaux papiers, mais son expression corporelle trahissait sa désolation du fait du désintéressement affiché par son cher filleul qui l’entrainait à devoir ne pas réellement pouvoir compter sur ce dernier pour un éventuel support conforté par une expertise sur la question.

Sa désolation entraîna la mienne, le regret de ne pas être suffisamment outillé pour l’aider me turlupinait et m’envoyait me plaindre de l’ignorance. Moi qui par prudence crachais sur ces sources d’informations tordues, je me mettais à soudainement vouloir en prendre lecture, du moins de l’éditorial de ce matin-là. Une profonde lamentation m’anima encore plus pendant les longues secondes de silence qui suivirent après ma réponse. Je m’étais fait avoir par mon grand sens de la politesse en allant lui adresser mes salutations matinales, il aurait été préférable que je reste tranquillement dans mon bureau, voilà que je me retrouvais dans une situation pour le moins incongrue. Il était de mauvais poil, de très mauvais poil, et je crois savoir ce qui le mettait dans cet état.

 

– Ces gens m’accusent d’intentions bizarres, et quand ils oublient de le faire ils me considèrent comme le bouffon du président, ils m’ont même irrespectueusement appelé son « homme de ménage”! disait-il le visage naviguant entre colère et déception.

La haine qu’il transmettait à ce bout de papier était rageuse, il maudissait tout l’éditorial, son énervement jetait aux enfers tous ceux qui avaient participé de près ou de loin à la production et à la distribution de ce journal, du rédacteur en chef jusqu’au livreur.

– C’est terrible ça, répliquai-je.

Par cette piètre tentative de commisération, j’exhibais mon insuffisant vocabulaire en termes compassionnels face à une victime de la détresse; mon silence étant déjà suffisamment utilisé et forcement non indiqué à ce moment-là, ce bout de réponse constituait la seule manière pour moi de combler le vide peu sécurisant qui dominait l’ambiance. Avait-il ressenti du baume au cœur après ces paroles, j’en doute fort parce que son visage noircissait de plus belle, je le voyais bientôt asservi par des sentiments d’une troublante obscurité.

– Le pis c’est qu’ils affirment que je suis parti à Waloua faire le beau et n’apporter aucune solution à ces pauvres populations, et eux, qu’ont-ils fait pour les aider? me dit-il en secouant la tête, le bras accompagnant son propos dans une détresse totale.

J’aurais préféré ne pas être témoin de cette pénible scène présentant un homme trahi, agissant toujours par amour mais pourtant fait cocu par la dictature des intérêts politiques, des luttes acharnées pour le pouvoir et de la pure jalousie. « Ne voyez-vous pas qu’il fait de son mieux pour vous?” Criais-je dans les profondeurs de mon cœur!

Il affichait maintenant la détresse d’un enfant abandonné dans la rue par mégarde par ses parents, poussant les passants à lui jeter des regards remplis de pitié, leur protestant sa sagesse habituelle en guise de caution morale et preuve de l’injustice qu’il subissait dans cette situation. L’homme n’est à jamais qu’une faible créature, qui peut à tout moment être dépossédé de sa vie, et qui quel que soit son degré de pouvoir ne peut en aucune façon prétendre dicter les opinions jusqu’à atteindre l’unanimité. Si Dieu fait Homme n’y est pas parvenu, qui est ce mortel qui s’en croit capable?

Monsieur Agbwala n’était qu’Homme, malgré la haute figure qu’il symbolisait aux yeux de beaucoup, il ne pouvait échapper à la critique. Etant témoin rapproché de son expérience en politique, je le croyais pourtant immunisé face à tant de haine et de dénigrement, mais j’avais sous mes yeux la démonstration de ce qu’on n’est jamais suffisamment opaque face à ces forces négatives. Je me sentais vraiment navré pour lui, mais que pouvais-je faire à part regarder tout cela avec impuissance et souhaiter qu’il trouve inlassablement de la ressource pour continuer sa mission?

Après avoir laissé libre cours à sa déception encore quelques minutes, d’un seul coup, je le voyais ensuite ranger tous ces journaux en les entassant de manière ordonnée à un coin de la table, ces gestes me rassuraient un tout petit peu, j’avais l’impression que ce rangement physique entrainerait forcement un retour à la normale côté mental. J’espérais qu’il prendrait conscience de la nuisance que représentait la lecture de ces journaux, il devait accepter qu’il ne faille pas s’attendre à recevoir des éloges de la part de ces gens.

Malgré le fait d’en avoir ressenti les prémisses, son changement d’humeur fut ensuite très brutal! Il se mit d’abord à fredonner du Papa Wemba avant que quelques secondes plus tard, il ne décide de passer le disque du chanteur Congolais dans sa chaine hi-fi, pour finir en l’accompagnant jovialement comme dans un Karaoké, stupéfiant! Comment pouvait-il passer de la dépression à des fredonnements de chansons populaires!

Cependant, alors que je me laissais entrainer dans cette alacrité soudaine, il me prit complètement à la renverse en me posant une question à des antipodes de l’insouciance dans laquelle nous étions trempés.

– As-tu déjà préparé les équipes pour la rencontre avec les grévistes? m’avait-il questionné.

– Oui, monsieur le ministre, tout est prêt, lui avais-je rapidement répondu.

La promptitude avec laquelle la réplique à son interrogation avait été apportée par mes soins cachait à la perfection le violent impact du contre-pied qu’avait occasionné son attitude sur ma personne! Il pouvait se mettre à l’aise, siroter du bon Martini, s’écouter de la bonne musique, siffloter, chanter, perdre l’assistance dans l’ambiance, et après choquer brutalement en revenant sur les dossiers brulants, quel professionnalisme! Mais le fait était qu’il venait de me renvoyer de nouveau au regret de ma présence dans son bureau moi qui avais vite fait d’enterrer ce sombre sentiment.

Cela faisait des jours que j’évitais d’aborder ce sujet avec lui, j’avais esquivé avec le plus grand sérieux possible l’occasion de nous retrouver en aparté. Hélas, comme on ne peut trop longtemps rester fugitif devant ses habitudes, je m’étais rendu innocemment dans son bureau, jetant aux oubliettes cette préoccupation.

En effet, le ministre m’avait confié la délicate mission d’organiser un premier contact puis une rencontre franche avec des grévistes qui promettaient de tout casser s’ils ne soupçonnaient aucune volonté de dialogue de notre part. Une épine de plus momentanément ombrée par l’actualité brûlante des révélations du Herald mais pourtant toute aussi nuisible.

Après l’approbation par le parlement de la mémorable et très contestée loi du travail Botom (proposée par le ministre portant ce même nom), les syndicats du pays avaient exprimé leur mécontentement face à ce qu’ils considéraient comme un retour à la colonisation et pire encore comme une nouvelle forme d’esclavage, mais ils en étaient presque tous restés sur de simples déclarations et s’étaient abstenus d’opter pour des actions concrètes sur le terrain dans le but de soutenir leur indignation. Comme par malheur, il fallut que de tous les secteurs d’activité qui existent dans notre pays, ce soit le nôtre qui offrit le spectacle d’une revendication directe et engagée. Il n’y a rien de plus néfaste qu’un mouvement de grève ayant réussi à avoir l’agrément populaire, en effet beaucoup de concitoyens considéraient cette agitation comme la voix des mécontentements tacitement gardés qui n’attendaient qu’une pareille mobilisation pour se faire entendre. Il aurait donc été plus que maladroit de voir en cela un désaveu personnel du ministre, c’était toute la politique gouvernementale et particulièrement cette loi du travail qui était rejetée comme du vomi des entrailles de la nation.

Mais comme il est de tradition qu’un ministre défende corps et âme les choix du gouvernement auquel il appartient, il n’y avait pour monsieur Agbwala aucune alternative. Ce comportement allait à coup sûr l’entraîner à subir une nouvelle vague d’impopularité, je le lui avais fait remarquer, il avait alors insisté sur son incapacité à aller contre la loi, nous étions là dans une mauvaise posture. J’avais même présenté un plan de sortie de crise au ministre, celui-ci l’avait balayé du revers de la main en m’abandonnant dans l’appréhension de voir l’hécatombe suivre après le refus de ma clairvoyance, mais ne me laissant pas pour autant décourager j’espérais au fond de moi qu’avec le temps il prendrait en compte mes indications et reviendrait à la raison. Malheureusement, comme je venais d’en avoir la démonstration, que nenni! Il fallait donc que je me conforme à sa volonté d’organiser cette rencontre avec les grévistes.