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Les quatre cavaliers de l'apocalypse

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V
PERPLEXITÉS ET DÉSARROI

Lorsque Marcel Desnoyers dut se convaincre que la guerre était inévitable, son premier mouvement fut de stupeur. L'humanité était donc devenue folle? Comment une guerre était-elle possible avec tant de chemins de fer, tant de bateaux marchands, tant de machines industrielles, tant d'activité déployée à la surface et dans les entrailles de la terre? Les nations allaient se ruiner pour toujours. Le capital était le maître du monde, et la guerre le tuerait; mais elle-même ne tarderait pas à mourir, faute d'argent. L'âme de cet homme d'affaires s'indignait à penser qu'une absurde aventure dissiperait des centaines de milliards en fumée et en massacres.

D'ailleurs la guerre ne signifiait pour lui qu'un désastre à brève échéance. Il n'avait pas foi en son pays d'origine: la France avait fait son temps. Ceux qui triomphaient aujourd'hui, c'étaient les peuples du Nord, surtout cette Allemagne qu'il avait vue de près et dont il avait admiré la discipline et la rude organisation. Que pouvait faire une république corrompue et désorganisée contre l'empire le plus solide et le plus fort de la terre? «Nous allons à la mort, pensait-il. Ce sera pis qu'en 1870.»

L'ordre et l'entrain avec lequel les Français accouraient aux armes et se convertissaient en soldats, l'étonnèrent prodigieusement et diminuèrent un peu son pessimisme. La masse de la population était bonne encore; le peuple avait conservé sa valeur d'autrefois; quarante-quatre ans de soucis et d'alarmes avaient fait refleurir les anciennes vertus. Mais les chefs? Où étaient les chefs qui conduiraient les soldats à la victoire?

Cette question, tout le monde se la posait. L'anonymat du régime démocratique et l'inaction de la paix avaient tenu le pays dans une complète ignorance des généraux qui commanderaient les armées. On voyait bien ces armées se former d'heure en heure, mais on ne savait à peu près rien du commandement. Puis un nom commença à courir de bouche en bouche: «Joffre… Joffre…» Mais ce nom nouveau ne représentait rien pour ceux qui le prononçaient. Les premiers portraits du généralissime qui parurent aux vitrines des boutiques, attirèrent une foule curieuse. Marcel contempla longuement un de ces portraits et finit par se dire à lui-même: «Il a l'air d'un brave homme.»

Cependant les événements se précipitaient et, peu à peu, Marcel subit la contagion de l'enthousiasme populaire. Il vécut, lui aussi, dans la rue, attiré par le spectacle de la foule des civils saluant la foule des militaires qui se rendaient à leur poste.

Le soir, sur les boulevards, il assistait au passage des manifestations. Le drapeau tricolore ondulait à la lumière des lampes électriques; sur la chaussée, la masse des gens s'ouvrait devant lui, en applaudissant et en poussant des vivats. Toute l'Europe, à l'exception des deux empires centraux, défilait à travers Paris; toute l'Europe saluait spontanément de ses acclamations la France en péril. Les drapeaux des diverses nations déployaient dans l'air toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, suivis par des Russes aux yeux clairs et mystiques, par des Anglais qui, tête découverte, entonnaient des chants d'une religieuse gravité, par des Grecs et des Roumains au profil aquilin, par des Scandinaves blancs et roses, par des Américains du Nord enflammés d'un enthousiasme un peu puéril, par des Juifs sans patrie, amis du pays des révolutions égalitaires, par des Italiens fiers comme un chœur de ténors héroïques, par des Espagnols et des Sud-Américains infatigables à crier bravo. Ces manifestants étrangers étaient, soit des étudiants et des ouvriers venus en France pour s'instruire dans les écoles et dans les fabriques, soit des fugitifs à qui Paris donnait l'hospitalité après qu'une guerre ou une révolution les avait chassés de chez eux. Les cris qu'ils poussaient n'avaient aucune signification officielle; chacun de ces hommes agissait par élan personnel, par désir de témoigner son amour à la République. A ce spectacle le vieux Marcel éprouvait une irrésistible émotion et se disait que la France était donc encore quelque chose dans le monde, puisqu'elle continuait à exercer sur les autres peuples une influence morale et que ses joies ou ses douleurs intéressaient l'humanité tout entière.

Dans la journée, Marcel allait à la gare de l'Est. La foule des curieux se pressait contre les grilles, débordait et s'allongeait jusque dans les rues adjacentes. Cette gare, en passe d'acquérir l'importance d'un lieu historique, ressemblait un peu à un tunnel trop étroit où un fleuve aurait essayé de s'engouffrer avec de grands heurts et de grands remous. C'était de là qu'une partie de la France armée s'élançait vers les champs de bataille de la frontière. Par les diverses portes entraient des milliers et des milliers de cavaliers à la poitrine bardée de fer et à la tête casquée, rappelant les paladins du moyen âge; d'énormes caisses qui servaient de cages aux condors de l'aéronautique; des files de canons longs et minces, peints en gris, protégés par des plaques d'acier, plus semblables à des instruments astronomiques qu'à des outils de mort; des multitudes et des multitudes de képis rouges, qui se mouvaient au rythme de la marche; d'interminables rangées de fusils, les uns noirs et donnant l'idée de lugubres cannaies, les autres surmontés de claires baïonnettes et pareils à des champs d'épis radieux. Sur ces moissons d'acier les drapeaux des régiments palpitaient comme des oiseaux au plumage multicolore: le corps blanc, une aile bleue, une aile rouge, et la pique de la hampe pour bec de bronze.

Le matin du quatrième jour de la mobilisation, Marcel eut l'idée d'aller voir son menuisier Robert. C'était un robuste garçon qui, disait-il, «s'était émancipé de la tyrannie patronale» et qui travaillait chez lui. Une pièce en sous-sol lui servait à la fois de logis et d'atelier. Sa compagne, qu'il appelait «son associée», s'occupait du ménage et élevait un bambin sans cesse pendu à ses jupes. Marcel avait pris en amitié cet ouvrier habile, qui était venu souvent mettre en place, dans l'appartement de l'avenue Victor-Hugo, les nouvelles acquisitions faites à l'Hôtel des Ventes, et qui, pour l'arrangement des meubles, se prêtait de bonne grâce aux goûts changeants et aux caprices parfois un peu bizarres du millionnaire.

Dans le petit atelier, Marcel trouva son menuisier vêtu d'un veston et de larges pantalons de panne, chaussé de souliers à clous, et portant plusieurs petits drapeaux et cocardes piqués aux revers de son veston. Robert avait la casquette sur l'oreille et semblait prêt à partir.

– Vous venez trop tard, patron, dit l'ouvrier au visiteur. On va fermer la boutique. Le maître de ces lieux a été mobilisé, et dans quelques heures il sera incorporé à son régiment.

Ce disant, il montrait du doigt un papier manuscrit collé sur la porte, à l'instar des affiches imprimées mises aux devantures de nombreux établissements parisiens, pour annoncer que le patron et les employés avaient obéi à l'ordre de mobilisation.

Jamais il n'était venu à l'esprit de Marcel que son menuisier pût se transformer en soldat. Cet homme était rebelle à toute autorité; il haïssait les flics, c'est-à-dire les policiers de Paris, et, dans toutes les émeutes, il avait échangé avec eux des coups de poing et des coups de canne. Le militarisme était sa bête noire; dans les meetings tenus pour protester contre la servitude de la caserne, il avait figuré parmi les manifestants les plus tapageurs. Et c'était ce révolutionnaire qui partait pour la guerre avec la meilleure volonté du monde, sans qu'il lui en coûtât le moindre effort!

A la stupéfaction de Marcel, Robert parla du régiment avec enthousiasme.

– Je crois en mes idées comme auparavant, patron; mais la guerre est la guerre et elle enseigne beaucoup de choses, entre autres celle-ci: que la liberté a besoin d'ordre et de commandement. Il est indispensable que quelqu'un dirige et que les autres obéissent; qu'ils obéissent par volonté libre, par consentement réfléchi, mais qu'ils obéissent. Quand la guerre éclate, on voit les choses autrement que lorsqu'on est tranquille chez soi et qu'on vit à sa guise.

La nuit où Jaurès fut assassiné, il avait rugi de colère, déclarant que la matinée du lendemain vengerait cette mort. Il était allé trouver les membres de sa section, pour savoir ce qu'ils projetaient de faire contre les bourgeois. Mais la guerre était imminente et il y avait dans l'air quelque chose qui s'opposait aux luttes civiles, qui reléguait dans l'oubli les griefs particuliers, qui réconciliait toutes les âmes dans une aspiration commune. Aucun mouvement séditieux ne s'était produit.

– La semaine dernière, reprit-il, j'étais antimilitariste. Comme ça me paraît loin! Certes je continue à aimer la paix, à exécrer la guerre, et tous les camarades pensent comme moi. Mais les Français n'ont provoqué personne, et on les menace, on veut les asservir. Devenons donc des bêtes féroces, puisqu'on nous y oblige, et, pour nous défendre, demeurons tous dans le rang, soumettons-nous tous à la consigne. La discipline n'est pas brouillée avec la Révolution. Souvenez-vous des armées de la première République: tous citoyens, les généraux comme les soldats; et pourtant Hoche, Kléber et les autres étaient de rudes compères qui savaient commander et imposer l'obéissance. Nous allons faire la guerre à la guerre; nous allons nous battre pour qu'ensuite on ne se batte plus.

Puis, comme si cette affirmation ne lui paraissait pas assez claire:

– Nous nous battrons pour l'avenir, insista-t-il, nous mourrons pour que nos petits-enfants ne connaissent plus une telle calamité. Si nos ennemis triomphaient, ce qui triompherait avec eux, ce serait le militarisme et l'esprit de conquête. Ils s'empareraient d'abord de l'Europe, puis du reste du monde. Plus tard, ceux qu'ils auraient dépouillés se soulèveraient contre eux, et ce seraient des guerres à n'en plus finir. Nous autres, nous ne songeons point à des conquêtes; si nous désirons récupérer l'Alsace et la Lorraine, c'est parce qu'elles nous ont appartenu jadis et que leurs habitants veulent redevenir Français. Voilà tout. Nous n'imiterons pas nos ennemis; nous n'essayerons pas de nous approprier des territoires; nous ne compromettrons pas par nos convoitises la tranquillité du monde. L'expérience que nous avons faite avec Napoléon nous suffit, et nous n'avons aucune envie de recommencer l'aventure. Nous nous battrons pour notre sécurité et pour celle du monde, pour la sauvegarde des peuples faibles. S'il s'agissait d'une guerre d'agression, d'orgueil, de conquête, nous nous souviendrions de notre antimilitarisme; mais il s'agit de nous défendre, et nos gouvernants sont innocents de ce qui se passe. On nous attaque; notre devoir à tous est de marcher unis.

 

Robert, qui était anticlérical, montrait une tolérance, une largeur d'idées qui embrassait l'humanité tout entière. La veille, il avait rencontré à la mairie de son quartier un réserviste qui, incorporé dans le même régiment, allait partir avec lui, et un coup d'œil lui avait suffi pour reconnaître que c'était un curé.

– Moi, lui avait-il dit, je suis menuisier de mon état. Et vous, camarade… vous travaillez dans les églises?

Il avait employé cet euphémisme pour que le prêtre ne pût attribuer à son interlocuteur quelque intention blessante. Et les deux hommes s'étaient serré la main.

– Je ne suis pas pour la calotte, expliqua Robert à Marcel Desnoyers. Depuis longtemps nous sommes en froid, Dieu et moi. Mais il y a de braves gens partout, et, dans un moment comme celui-ci, les braves gens doivent s'entendre. N'est-ce pas votre avis, patron?

Ces propos rendirent Marcel pensif. Un homme comme cet ouvrier, qui n'avait aucun bien matériel à défendre et qui était l'adversaire des institutions existantes, allait gaillardement affronter la mort pour un idéal généreux et lointain; et cet homme, en faisant cela, n'hésitait pas à sacrifier ses idées les plus chères, les convictions que jusqu'alors il avait caressées avec amour; tandis que lui, le millionnaire, qui était un des privilégiés de la fortune et qui avait à défendre tant de biens précieux, ne savait que s'abandonner au doute et à la critique!..

Dans l'après-midi, Marcel rencontra son menuisier près de l'Arc de Triomphe. Robert faisait partie d'un groupe d'ouvriers qui semblaient être du même métier que lui, et ce groupe partait en compagnie de beaucoup d'autres qui représentaient à peu près toutes les classes de la société: des bourgeois bien vêtus, des jeunes gens fins et anémiques, des plumitifs à la face pâle et aux grosses lunettes, des prêtres jeunes qui souriaient avec une légère malice, comme s'ils se trouvaient compromis dans une escapade. A la tête de ce troupeau humain marchait un sergent; à l'arrière-garde, plusieurs soldats, le fusil sur l'épaule. Un rugissement musical, une mélopée grave et menaçante s'élevait de cette phalange aux bras ballants, aux jambes qui s'ouvraient et se fermaient comme des compas. En avant les réservistes!

Robert entonnait avec énergie le refrain guerrier. En dépit de son vêtement de panne et de sa musette de toile, il avait le même aspect grandiose que les figures de Rude dans le bas-relief du Départ. Son «associée» et son petit garçon trottaient à côté de lui, pour lui faire la conduite jusqu'à la gare. Le châtelain suivit d'un œil respectueux cet homme qui lui paraissait extraordinairement grandi par le seul fait d'appartenir à ce torrent humain; mais dans ce respect il y avait aussi quelque malaise, et, en regardant son menuisier, il éprouvait une sorte d'humiliation.

Marcel voyait tout son passé se dresser devant lui avec une netteté étrange, comme si une brise soudaine eût dissipé les brouillards qui jusqu'alors l'enveloppaient d'ombre. Cette terre de France, aujourd'hui menacée, était son pays natal. Quinze siècles d'histoire avaient travaillé pour son bien à lui, pour qu'en arrivant au monde il y jouît de commodités et de progrès que n'avaient point connus ses ancêtres. Maintes générations de Desnoyers avaient préparé l'avènenement de Marcel Desnoyers à l'existence en bataillant sur cette terre, en la défendant contre les ennemis; et c'était à cela qu'il devait le bonheur d'être né dans une patrie libre, d'appartenir à un peuple maître de ses destinées, à une famille affranchie de la servitude. Et, quand son tour était venu de continuer cet effort, quand ç'avait été à lui de procurer le même bien aux générations à venir, il s'était dérobé comme un débiteur qui refuse de payer sa dette. Tout homme qui naît a des obligations envers son pays, envers le groupe humain au milieu duquel il est né, et, le cas échéant, il a le devoir précis de s'acquitter de ces obligations avec ses bras et même par le sacrifice de sa personne. Or, en 1870, Marcel, au lieu de remplir son devoir de débiteur, avait pris la fuite, avait trahi sa nation et ses pères. Cela lui avait réussi, puisqu'il avait acquis des millions à l'étranger; mais n'importe: il y a des fautes que les millions n'effacent pas, et l'inquiétude de sa conscience lui en donnait aujourd'hui la preuve. A la vue de tous ces Français qui se levaient en masse pour défendre leur patrie, il se sentait pris de honte; devant les vétérans de 1870 qui montraient fièrement à leur boutonnière le ruban vert et noir et qui avaient sans doute participé aux privations du siège de Paris et aux défaites héroïques, il pâlissait. En vain cherchait-il des raisons pour apaiser son tourment intérieur; en vain se disait-il que les deux époques étaient bien différentes, qu'en 1870 l'Empire était impopulaire, qu'alors la nation était divisée, que tout était perdu. Le souvenir d'un mot célèbre se représentait malgré lui à sa mémoire comme une obsession: «Il restait la France!»

Un moment, l'idée lui vint de s'engager en qualité de volontaire et de partir comme son menuisier, la musette au flanc, mêlé à un peloton de futurs soldats. Mais quels services pourrait-il rendre? Il avait beau être robuste encore; il avait dépassé la soixantaine, et, pour être soldat, il faut être jeune. Tout le monde est capable de tirer un coup de fusil, et le courage ne lui manquait pas pour se battre; mais le combat n'est qu'un incident de la lutte. Ce qu'il y a de pénible et d'accablant, ce sont les opérations qui précèdent le combat, les marches interminables, les rigueurs de la température, les nuits passées à la belle étoile, le labeur de remuer la terre, d'ouvrir les tranchées, de charger les chariots, de supporter la faim et la soif. Non, il était trop tard pour qu'il pût s'acquitter de sa dette de cette manière-là.

Et il n'avait pas même la douloureuse, mais noble satisfaction qu'ont les autres pères, trop vieux pour offrir leurs services personnels à la patrie, de lui donner leurs fils comme défenseurs. Son fils, à lui, n'était pas Français et n'avait pas à répondre de la dette paternelle. Marcel, ayant eu le tort de fonder sa famille à l'étranger, n'avait pas le droit, dans les présentes circonstances, de demander à Jules de faire ce que lui-même n'avait pas fait jadis. L'une des conséquences les plus pénibles de la faute ancienne était que le père et le fils fussent de nationalités différentes. Cela ne constituait-il pas en quelque sorte une seconde trahison et une récidive d'apostasie?

Voilà pourquoi, les jours suivants, beaucoup de mobilisés pauvrement vêtus, qui se rendaient seuls aux gares, rencontrèrent un vieux monsieur qui les arrêtait avec timidité, qui leur glissait dans la main un billet de vingt francs et qui s'éloignait aussitôt, tandis qu'ils le regardaient avec des yeux ébahis. Des ouvrières en larmes, qui venaient de dire adieu à leurs hommes, virent le même vieux monsieur sourire aux petits enfants qui marchaient à côté d'elles, caresser les joues des bambins, puis s'en aller très vite en laissant dans la menotte d'un des marmots une pièce de cent sous.

Marcel, qui n'avait jamais fumé, se mit à fréquenter les débits de tabac. Il en sortait les mains et les poches pleines, pour combler de cigarettes et de cigares le premier soldat qu'il rencontrait. Quelquefois le favorisé souriait courtoisement, remerciait par une phrase qui dénotait l'éducation supérieure, et repassait le cadeau à un camarade dont la capote était aussi grossière et aussi mal coupée que la sienne. Le service obligatoire était cause de ces petites erreurs.

Pour se donner l'amère volupté d'aviver son remords, Marcel continuait à venir souvent rôder aux alentours de la gare de l'Est. Comme le gros des troupes opérait maintenant sur la frontière, ce n'étaient plus des bataillons entiers qui s'y embarquaient; mais pourtant l'animation y était encore grande. Jour et nuit, quantité de soldats affluaient, soit isolément, soit par groupes: réservistes sans uniformes qui rejoignaient leurs régiments, officiers occupés jusqu'alors à l'organisation de l'arrière, compagnies armées qui allaient remplir les vides déjà ouverts par la mort.

Une fois, Marcel suivit longtemps des yeux un sous-lieutenant de réserve qui arrivait accompagné de son père. Les deux hommes s'arrêtèrent au barrage d'agents qui empêchait les civils d'entrer dans la gare. Le père avait à la boutonnière le ruban vert et noir, cette décoration que le millionnaire n'avait pas le droit de porter. C'était un vieillard grand, maigre, qui se tenait très droit et qui affectait la froideur impassible. Il dit seulement à son fils:

– Adieu, mon enfant. Porte-toi bien.

– Adieu, mon père.

Le jeune homme souriait comme un automate, et le vieillard évitait de le regarder. Après cet échange de mots insignifiants, le père tourna le dos; puis, chancelant comme un homme ivre, il se réfugia au coin le plus obscur de la terrasse d'un petit café, où il cacha sa face dans ses mains pour dissimuler sa douleur. Et Marcel Desnoyers envia cette douleur.

Une autre fois, il vit une bande d'ouvriers mobilisés qui arrivaient en chantant, en se poussant, en montrant par l'exubérance de leur gaîté qu'ils avaient fait de trop fréquentes stations chez les marchands de vin. L'un d'eux tenait par la main une petite vieille qui marchait à côté de lui, sereine, les yeux secs, avec un visible effort pour paraître gaie. Mais, lorsqu'elle eut embrassé son garçon sans verser une larme, lorsqu'elle l'eut suivi des yeux à travers la vaste cour et vu disparaître avec les autres par les immenses portes vitrées de la gare, soudain sa physionomie changea comme si un masque eût été enlevé de son visage, une sauvage douleur succéda à la gaîté factice, et la malheureuse femme, se tournant du côté où elle croyait qu'était l'Allemagne, s'écria, les poings serrés, avec une fureur homicide:

– Ah! brigand!.. brigand!..

L'imprécation maternelle s'adressait au personnage dont elle avait vu le portrait dans les journaux illustrés: moustaches aux pointes insolentes, bouche à la denture de loup, sourire tel que dut l'avoir l'homme des cavernes préhistoriques. Et Marcel Desnoyers envia cette colère.

Depuis le rendez-vous donné à la Chapelle expiatoire, Jules n'avait pas revu Marguerite. Celle-ci lui avait écrit qu'elle ne pouvait abandonner sa mère un seul instant. La pauvre femme avait eu le cœur déchiré à l'idée du prochain départ de son fils, officier d'artillerie de réserve, qui devait rejoindre sa batterie d'un moment à l'autre. D'abord, lorsque la guerre était encore douteuse, elle avait beaucoup pleuré; mais, une fois la catastrophe devenue certaine, elle avait séché ses pleurs, avait voulu, malgré le mauvais état de sa santé, préparer elle-même la cantine de son fils; et, au moment de la séparation, elle s'était contentée de lui dire: «Adieu, mon enfant. Sois prudent, mais accomplis ton devoir.» Pas une larme, pas une défaillance. Marguerite avait accompagné son frère à la gare, et, lorsqu'elle était rentrée à la maison, elle avait trouvé la vieille mère assise dans son fauteuil, blême, farouche, évitant de parler de son propre fils, mais s'apitoyant sur ses amies dont les fils étaient partis à l'armée, comme si celles-là seulement connaissaient la torture du départ. Dans un post-scriptum, Marguerite promettait à Jules de lui donner un nouveau rendez-vous la semaine suivante.

En attendant, Jules fut d'une humeur détestable. A l'ennui de ne pas voir Marguerite s'ajoutait l'ennui de ne pouvoir, à cause du moratorium, toucher le chèque de quatre cent mille francs qu'il avait rapporté de l'Argentine. Possesseur de cette somme considérable, il était presque à court d'argent, puisque les banques refusaient de la lui payer. Quant à Argensola, il ne s'embarrassait guère de cette pénurie et savait trouver tout ce qu'il fallait pour les besoins du ménage. Son centre d'inépuisable ravitaillement était à l'avenue Victor-Hugo. La mère de Jules, – comme beaucoup d'autres maîtresses de maison, qui, en prévision d'un siège possible, dévalisaient les magasins de comestibles afin de se prémunir contre la disette future, – avait accumulé les approvisionnements pour des mois et des mois. C'était chez elle que le bohème allait se fournir de vivres: grandes boîtes de viande de conserve, pyramides de pots débordant de mangeaille, sacs gonflés de légumes secs. A chacune de ses visites, Argensola rapportait d'amples provisions de bouche et ne négligeait pas non plus de faire d'abondants emprunts à la cave de Marcel. Puis, quand il avait étalé sur une table de l'atelier les boîtes de viande, les pyramides de pots, les sacs de légumes qui constituaient la partie solide de son butin:

 

– Ils peuvent venir! disait-il à Jules en lui faisant passer la revue de ces munitions de guerre. Nous sommes prêts à les recevoir.

Le soin d'augmenter le stock de vivres et la chasse aux nouvelles étaient les deux fonctions qui absorbaient tout le temps de l'aimable parasite. Chaque jour, il achetait dix, douze, quinze journaux: les uns, parce qu'ils étaient réactionnaires et que c'était un plaisir de voir enfin tous les Français unis; les autres, parce qu'ils étaient radicaux et qu'à ce titre ils devaient être mieux informés des faits parvenus à la connaissance du Gouvernement. Ces feuilles paraissaient le matin, à midi, à trois heures, à cinq heures du soir. Une demi-heure de retard dans la publication inspirait de grandes espérances au public, qui s'imaginait alors trouver en «dernière heure» de stupéfiantes nouvelles. On s'arrachait les suppléments. Il n'était personne qui n'eût les poches bourrées de papiers et qui n'attendît avec impatience l'occasion de les emplir encore davantage. Et pourtant toutes ces feuilles disaient à peu près la même chose.

Argensola eut la sensation d'une âme neuve qui se formait en lui: âme simple, enthousiaste et crédule, capable d'admettre les bruits les plus invraisemblables; et il devinait l'existence de cette même âme chez tous ceux qui l'entouraient. Par moments, son ancien esprit critique faisait mine de se cabrer; mais le doute était repoussé aussitôt comme quelque chose de honteux. Il vivait dans un monde nouveau, et il lui semblait naturel qu'il y arrivât des prodiges. Il commentait avec une puérile allégresse les récits fantastiques des journaux: combats d'un peloton de Français ou de Belges contre des régiments entiers qui prenaient la fuite; miracles accomplis par le canon de 75, un vrai joyau; charges à la baïonnette, qui faisaient courir les Allemands comme des lièvres dès que les clairons avaient sonné; inefficacité de l'artillerie ennemie, dont les obus n'éclataient pas. Il trouvait naturel et rationnel que la petite Belgique triomphât de la colossale Allemagne: c'était la répétition de la lutte de David et de Goliath, lutte rappelée par lui avec toutes les images et toutes les métaphores qui, depuis trente siècles, ont servi à décrire cette rencontre inégale. Il avait la mentalité d'un lecteur de romans de chevalerie, qui éprouve une déception lorsque le héros du livre ne pourfend pas cent ennemis d'un seul coup d'épée.

L'intervention de l'Angleterre lui fit imaginer un blocus qui réduirait soudain les empires du centre à une famine effroyable. La flotte tenait à peine la mer depuis dix jours, et déjà il se représentait l'Allemagne comme un groupe de naufragés mourant de faim sur un radeau. La France l'enthousiasmait, et cependant il avait plus de confiance encore dans la Russie. «Ah! les cosaques!» Il parlait d'eux comme d'amis intimes; il décrivait le galop vertigineux de ces cavaliers non moins insaisissables que des fantômes, et si terribles que l'ennemi ne pouvait les regarder en face. Chez le concierge de la maison et dans plusieurs boutiques de la rue, on l'écoutait avec tout le respect dû à un étranger qui, en cette qualité, doit connaître mieux qu'un autre les choses étrangères.

– Les cosaques régleront les comptes de ces bandits, déclarait-il avec une imperturbable assurance. Avant un mois ils seront à Berlin.

Et les auditeurs, pour la plupart femmes, mères ou épouses de soldats partis à la guerre, approuvaient modestement, mus par l'irrésistible désir, commun à tous les hommes, de mettre leur espérance en quelque chose de lointain et de mystérieux. Les Français défendraient leur pays, reconquerraient même les territoires perdus; mais ce seraient les cosaques qui porteraient aux ennemis le coup de grâce, ces cosaques dont tout le monde s'entretenait et que personne n'avait jamais vus.

Quant à Jules, il attendait toujours le rendez-vous promis par Marguerite. Elle le lui donna enfin au jardin du Trocadéro. Ce qui frappa l'amoureux, après les premières paroles échangées, ce fut de voir à Marguerite une sorte de distraction persistante. Elle parlait avec lenteur et s'arrêtait quelquefois au milieu d'une phrase, comme si son esprit était préoccupé d'autre chose que de ce qu'elle disait. Pressée par les questions de Jules, qui s'étonnait et s'irritait même un peu de ces absences passagères, elle se décida enfin à répondre:

– C'est plus fort que moi. Depuis que j'ai reconduit mon frère à la gare, un souvenir me hante. Je m'étais bien promis de ne pas t'ennuyer avec cette histoire; mais il m'est impossible de la chasser de mon esprit. Plus je m'efforce de n'y point penser, plus j'y pense.

Sur l'invitation de Jules, qui, à vrai dire, aurait mieux aimé causer d'autre chose, mais qui pourtant comprenait et excusait cette obsession, elle lui fit le récit du départ de l'officier d'artillerie. Elle avait accompagné son frère jusqu'à la gare de l'Est, et elle avait été obligée de prendre congé de lui à la porte extérieure, parce que les sentinelles interdisaient au public d'aller plus loin. Là, elle avait eu le cœur serré d'une extraordinaire angoisse, mais aussi d'un noble orgueil. Jamais elle n'aurait cru qu'elle aimât tant son frère.

– Il était si beau dans son uniforme de lieutenant! ajouta-t-elle. J'étais si fière de l'accompagner, si fière de lui donner le bras. Il me paraissait un héros.

Cela dit, elle se tut, de l'air de quelqu'un qui aurait encore quelque chose à dire, mais qui craindrait de parler; et finalement elle se décida à continuer son récit. Au moment où elle donnait à son frère un dernier baiser, elle avait eu une grande surprise et une grande émotion. Elle avait aperçu son mari Laurier, habillé, lui aussi, en officier d'artillerie, qui arrivait avec un homme de peine portant sa valise.

– Laurier soldat? interrompit Jules d'une voix sarcastique. Le pauvre diable! Quel aspect ridicule il devait avoir!

Cette ironie avait quelque chose de lâche, dont il sentit lui-même l'inconvenance à l'égard d'un homme qui accomplissait son devoir de citoyen; mais il était irrité de ce que Marguerite parlait de son mari sans aigreur. Elle hésita une seconde à répondre; puis l'instinct de sincérité fut le plus fort, et elle dit:

– Non, il n'avait pas mauvaise apparence… Il n'était plus le même, et d'abord je ne le reconnaissais point… Il fit quelques pas vers mon frère pour le saluer; mais, quand il me vit, il continua son chemin en détournant les yeux… Il est parti seul, sans qu'une main amie ait serré la sienne… Je ne puis m'empêcher d'avoir pitié de lui…

Son instinct féminin l'avertit sans doute qu'elle avait trop parlé, et elle changea brusquement de conversation.