Za darmo

Quatrevingt treize

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa
II. LA COUR MARTIALE

Tout alors dans les cours martiales était à peu près discrétionnaire. Dumas, à l’assemblée législative, avait esquissé une ébauche de législation militaire, retravaillée plus tard par Talot au conseil des Cinq-Cents, mais le code définitif des conseils de guerre n’a été rédigé que sous l’empire. C’est de l’empire que date, par parenthèse, l’obligation imposée aux tribunaux militaires de ne recueillir les votes qu’en commençant par le grade inférieur. Sous la révolution cette loi n’existait pas.

En 1793, le président d’un tribunal militaire était presque à lui seul tout le tribunal; il choisissait les membres, classait l’ordre des grades, réglait le mode du vote; il était le maître en même temps que le juge.

Cimourdain avait désigné, pour prétoire de la cour martiale, cette salle même du rez-de-chaussée où avait été la retirade et où était maintenant le corps de garde. Il tenait à tout abréger, le chemin de la prison au tribunal et le trajet du tribunal à l’échafaud.

À midi, conformément à ses ordres, la cour était en séance avec l’apparat que voici: trois chaises de paille, une table de sapin, deux chandelles allumées, un tabouret devant la table.

Les chaises étaient pour les juges et le tabouret pour l’accusé. Aux deux bouts de la table il y avait deux autres tabourets, l’un pour le commissaire-auditeur qui était un fourrier, l’autre pour le greffier qui était un caporal.

Il y avait sur la table un bâton de cire rouge, le sceau de la République en cuivre, deux écritoires, des dossiers de papier blanc, et deux affiches imprimées, étalées toutes grandes ouvertes, contenant l’une, la mise hors la loi, l’autre, le décret de la Convention.

La chaise du milieu était adossée à un faisceau de drapeaux tricolores; dans ces temps de rude simplicité, un décor était vite posé, et il fallait peu de temps pour changer un corps de garde en cour de justice.

La chaise du milieu, destinée au président, faisait face à la porte du cachot.

Pour public, les soldats.

Deux gendarmes gardaient la sellette.

Cimourdain était assis sur la chaise du milieu, ayant à sa droite le capitaine Guéchamp, premier juge, et à sa gauche le sergent Radoub, deuxième juge.

Il avait sur la tête son chapeau à panache tricolore, à son côté son sabre, dans sa ceinture ses deux pistolets. Sa balafre, qui était d’un rouge vif, ajoutait à son air farouche.

Radoub avait fini par se faire panser. Il avait autour de la tête un mouchoir sur lequel s’élargissait lentement une plaque de sang.

À midi, l’audience n’était pas encore ouverte, une estafette, dont on entendait dehors piaffer le cheval, était debout près de la table du tribunal. Cimourdain écrivait. Il écrivait ceci:

«Citoyens membres du Comité de salut public.

«Lantenac est pris. Il sera exécuté demain».

Il data et signa, plia et cacheta la dépêche, et la remit à l’estafette, qui partit.

Cela fait, Cimourdain dit d’une voix haute:

– Ouvrez le cachot.

Les deux gendarmes tirèrent les verrous, ouvrirent le cachot, et y entrèrent.

Cimourdain leva la tête, croisa les bras, regarda la porte, et cria:

– Amenez le prisonnier.

Un homme apparut entre les deux gendarmes, sous le cintre de la porte ouverte.

C’était Gauvain.

Cimourdain eut un tressaillement.

– Gauvain! s’écria-t-il.

Et il reprit:

– Je demande le prisonnier.

– C’est moi, dit Gauvain.

– Toi?

– Moi.

– Et Lantenac?

– Il est libre.

– Libre!

– Oui.

– Évadé?

– Évadé.

Cimourdain balbutia avec un tremblement:

– En effet, ce château est à lui, il en connaît toutes les issues, l’oubliette communique peut-être à quelque sortie, j’aurais dû y songer, il aura trouvé moyen de s’enfuir, il n’aura eu besoin pour cela de l’aide de personne.

– Il a été aidé, dit Gauvain.

– À s’évader?

– À s’évader.

– Qui l’a aidé?

– Moi.

– Toi!

– Moi.

– Tu rêves!

– Je suis entré dans le cachot, j’étais seul avec le prisonnier, j’ai ôté mon manteau, je le lui ai mis sur le dos, je lui ai rabattu le capuchon sur le visage, il est sorti à ma place et je suis resté à la sienne. Me voici.

– Tu n’as pas fait cela!

– Je l’ai fait.

– C’est impossible.

– C’est réel.

– Amenez-moi Lantenac!

– Il n’est plus ici. Les soldats, lui voyant le manteau de commandant, l’ont pris pour moi et l’ont laissé passer. Il faisait encore nuit.

– Tu es fou.

– Je dis ce qui est.

Il y eut un silence. Cimourdain bégaya:

– Alors tu mérites…

– La mort, dit Gauvain.

Cimourdain était pâle comme une tête coupée. Il était immobile comme un homme sur qui vient de tomber la foudre. Il semblait ne plus respirer. Une grosse goutte de sueur perla sur son front.

Il raffermit sa voix et dit:

– Gendarmes, faites asseoir l’accusé.

Gauvain se plaça sur le tabouret.

Cimourdain reprit:

– Gendarmes, tirez vos sabres.

C’était la formule usitée quand l’accusé était sous le poids d’une sentence capitale.

Les gendarmes tirèrent leurs sabres.

La voix de Cimourdain avait repris son accent ordinaire.

– Accusé, dit-il, levez-vous.

Il ne tutoyait plus Gauvain.

III. LES VOTES

Gauvain se leva.

– Comment vous nommez-vous? demanda Cimourdain.

Gauvain répondit:

– Gauvain.

Cimourdain continua l’interrogatoire.

– Qui êtes-vous?

– Je suis commandant en chef de la colonne expéditionnaire des Côtes-du-Nord.

– Êtes-vous parent ou allié de l’homme évadé?

– Je suis son petit-neveu.

– Vous connaissez le décret de la Convention?

– J’en vois l’affiche sur votre table.

– Qu’avez-vous à dire sur ce décret?

– Que je l’ai contresigné, que j’en ai ordonné l’exécution, et que c’est moi qui ai fait faire cette affiche au bas de laquelle est mon nom.

– Faites choix d’un défenseur.

– Je me défendrai moi-même.

– Vous avez la parole.

Cimourdain était redevenu impassible. Seulement son impassibilité ressemblait moins au calme d’un homme qu’à la tranquillité d’un rocher.

Gauvain demeura un moment silencieux et comme recueilli.

Cimourdain reprit:

– Qu’avez-vous à dire pour votre défense?

Gauvain leva lentement la tête, ne regarda personne, et répondit:

– Ceci: une chose m’a empêché d’en voir une autre; une bonne action, vue de trop près, m’a caché cent actions criminelles; d’un côté un vieillard, de l’autre des enfants, tout cela s’est mis entre moi et le devoir. J’ai oublié les villages incendiés, les champs ravagés, les prisonniers massacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées, j’ai oublié la France livrée à l’Angleterre; j’ai mis en liberté le meurtrier de la patrie. Je suis coupable. En parlant ainsi, je semble parler contre moi; c’est une erreur. Je parle pour moi. Quand le coupable reconnaît sa faute, il sauve la seule chose qui vaille la peine d’être sauvée, l’honneur.

– Est-ce là, repartit Cimourdain, tout ce que vous avez à dire pour votre défense?

– J’ajoute qu’étant le chef, je devais l’exemple, et qu’à votre tour, étant les juges, vous le devez.

– Quel exemple demandez-vous?

– Ma mort.

– Vous la trouvez juste?

– Et nécessaire.

– Asseyez-vous.

Le fourrier, commissaire-auditeur, se leva et donna lecture, premièrement, de l’arrêté qui mettait hors la loi le ci-devant marquis de Lantenac; deuxièmement, du décret de la Convention édictant la peine capitale contre quiconque favoriserait l’évasion d’un rebelle prisonnier. Il termina par les quelques lignes imprimées au bas de l’affiche du décret, intimant défense «de porter aide et secours» au rebelle susnommé «sous peine de mort», et signées: le commandant en chef de la colonne expéditionnaire, GAUVAIN.

Ces lectures faites, le commissaire-auditeur se rassit.

Cimourdain croisa les bras et dit:

– Accusé, soyez attentif. Public, écoutez, regardez, et taisez-vous. Vous avez devant vous la loi. Il va être procédé au vote. La sentence sera rendue à la majorité simple. Chaque juge opinera à son tour, à haute voix, en présence de l’accusé, la justice n’ayant rien à cacher.

Cimourdain continua:

– La parole est au premier juge. Parlez, capitaine Guéchamp.

Le capitaine Guéchamp ne semblait voir ni Cimourdain, ni Gauvain. Ses paupières abaissées cachaient ses yeux immobiles fixés sur l’affiche du décret et la considérant comme on considérerait un gouffre.

Il dit:

– La loi est formelle. Un juge est plus et moins qu’un homme; il est moins qu’un homme, car il n’a pas de coeur; il est plus qu’un homme, car il a le glaive. L’an 414 de Rome, Manlius fit mourir son fils pour le crime d’avoir vaincu sans son ordre. La discipline violée voulait une expiation. Ici, c’est la loi qui a été violée; et la loi est plus haute encore que la discipline. Par suite d’un accès de pitié, la patrie est remise en danger. La pitié peut avoir les proportions d’un crime. Le commandant Gauvain a fait évader le rebelle Lantenac. Gauvain est coupable. Je vote la mort.

– Écrivez, greffier, dit Cimourdain.

Le greffier écrivit: «Capitaine Guéchamp: la mort».

Gauvain éleva la voix.

– Guéchamp, dit-il, vous avez bien voté, et je vous remercie.

Cimourdain reprit:

– La parole est au deuxième juge. Parlez, sergent Radoub.

Radoub se leva, se tourna vers Gauvain et fit à l’accusé le salut militaire. Puis il s’écria:

– Si c’est ça, alors, guillotinez-moi, car j’en donne ici ma nom de Dieu de parole d’honneur la plus sacrée, je voudrais avoir fait, d’abord ce qu’a fait le vieux, et ensuite ce qu’a fait mon commandant. Quand j’ai vu cet individu de quatre-vingts ans se jeter dans le feu pour en tirer les trois mioches, j’ai dit: Bonhomme, tu es un brave homme! et quand j’apprends que c’est mon commandant qui a sauvé ce vieux de votre bête de guillotine, mille noms de noms, je dis: Mon commandant, vous devriez être mon général, et vous êtes un vrai homme, et moi, tonnerre! je vous donnerais la croix de Saint-Louis, s’il y avait encore des croix, s’il y avait encore des saints, et s’il y avait encore des louis! Ah çà! est-ce qu’on va être des imbéciles, à présent? Si c’est pour des choses comme ça qu’on a gagné la bataille de Jemmapes, la bataille de Valmy, la bataille de Fleurus et la bataille de Wattignies, alors il faut le dire. Comment! voilà le commandant Gauvain qui depuis quatre mois mène toutes ces bourriques de royalistes tambour battant, et qui sauve la république à coups de sabre, et qui a fait la chose de Dol où il fallait joliment de l’esprit, et, quand vous avez cet homme-là, vous tâchez de ne plus l’avoir! et, au lieu d’en faire votre général, vous voulez lui couper le cou! je dis que c’est à se jeter la tête la première pardessus le parapet du Pont-Neuf, et que vous-même, citoyen Gauvain, mon commandant, si, au lieu d’être mon général, vous étiez mon caporal, je vous dirais que vous avez dit de fichues bêtises tout à l’heure. Le vieux a bien fait de sauver les enfants, vous avez bien fait de sauver le vieux, et si l’on guillotine les gens parce qu’ils ont fait de bonnes actions, alors va-t’en à tous les diables, je ne sais plus du tout de quoi il est question. Il n’y a plus de raison pour qu’on s’arrête. C’est pas vrai, n’est-ce pas, tout ça? Je me pince pour savoir si je suis éveillé. Je ne comprends pas. Il fallait donc que le vieux laisse brûler les mômes tout vifs, il fallait donc que mon commandant laisse couper le cou au vieux. Tenez, oui, guillotinez-moi. J’aime autant ça. Une supposition, les mioches seraient morts, le bataillon du Bonnet-Rouge était déshonoré. Est-ce que c’est ça qu’on voulait? Alors mangeons-nous les uns les autres. Je me connais en politique aussi bien que vous qui êtes là, j’étais du club de la section des Piques. Sapristi! nous nous abrutissons à la fin! Je résume ma façon de voir. Je n’aime pas les choses qui ont l’inconvénient de faire qu’on ne sait plus du tout où on en est. Pourquoi diable nous faisons-nous tuer? Pour qu’on nous tue notre chef! Pas de ça, Lisette. Je veux mon chef! Il me faut mon chef. Je l’aime encore mieux aujourd’hui qu’hier. L’envoyer à la guillotine, mais vous me faites rire! Tout ça, nous n’en voulons pas. J’ai écouté. On dira tout ce qu’on voudra. D’abord, pas possible.

 

Et Radoub se rassit. Sa blessure s’était rouverte.

Un filet de sang qui sortait du bandeau coulait le long de son cou, de l’endroit où avait été son oreille.

Cimourdain se tourna vers Radoub.

– Vous votez pour que l’accusé soit absous?

– Je vote, dit Radoub, pour qu’on le fasse général.

– Je vous demande si vous votez pour qu’il soit acquitté.

– Je vote pour qu’on le fasse le premier de la république.

– Sergent Radoub, votez-vous pour que le commandant Gauvain soit acquitté, oui ou non?

– Je vote pour qu’on me coupe la tête à sa place.

– Acquittement, dit Cimourdain. Écrivez, greffier.

Le greffier écrivit: «Sergent Radoub: acquittement».

Puis le greffier dit:

– Une voix pour la mort. Une voix pour l’acquittement. Partage.

C’était à Cimourdain de voter.

Il se leva. Il ôta son chapeau et le posa sur la table.

Il n’était plus pâle ni livide. Sa face était couleur de terre.

Tous ceux qui étaient là eussent été couchés dans des suaires que le silence n’eût pas été plus profond.

Cimourdain dit d’une voix grave, lente et ferme:

– Accusé Gauvain, la cause est entendue. Au nom de la république, la cour martiale, à la majorité de deux voix contre une…

Il s’interrompit, il eut comme un temps d’arrêt; hésitait-il devant la mort? hésitait-il devant la vie? toutes les poitrines étaient haletantes. Cimourdain continua:

– … Vous condamne à la peine de mort.

Son visage exprimait la torture du triomphe sinistre. Quand Jacob dans les ténèbres se fit bénir par l’ange qu’il avait terrassé, il devait avoir ce sourire effrayant.

Ce ne fut qu’une lueur, et cela passa. Cimourdain redevint de marbre, se rassit, remit son chapeau sur sa tête, et ajouta:

– Gauvain, vous serez exécuté demain, au lever du soleil.

Gauvain se leva, salua et dit:

– Je remercie la cour.

– Emmenez le condamné, dit Cimourdain.

Cimourdain fit un signe, la porte du cachot se rouvrit, Gauvain y entra, le cachot se referma. Les deux gendarmes restèrent en faction des deux côtés de la porte, le sabre nu.

On emporta Radoub, qui venait de tomber sans connaissance.

IV. APRÈS CIMOURDAIN JUGE, CIMOURDAIN MAÎTRE

Un camp, c’est un guêpier. En temps de révolution surtout. L’aiguillon civique, qui est dans le soldat, sort volontiers et vite, et ne se gêne pas pour piquer le chef après avoir chassé l’ennemi. La vaillante troupe qui avait pris la Tourgue eut des bourdonnements variés, d’abord contre le commandant Gauvain quand on apprit l’évasion de Lantenac. Lorsqu’on vit Gauvain sortir du cachot où l’on croyait tenir Lantenac, ce fut comme une commotion électrique, et en moins d’une minute tout le corps fut informé. Un murmure éclata dans la petite armée, ce premier murmure fut: – Ils sont en train de juger Gauvain. Mais c’est pour la frime. Fiez-vous donc aux ci-devant et aux calotins! Nous venons de voir un vicomte qui sauve un marquis, et nous allons voir un prêtre qui absout un noble!

– Quand on sut la condamnation de Gauvain, il y eut un deuxième murmure: – Voilà qui est fort! notre chef, notre brave chef, notre jeune commandant, un héros! C’est un vicomte, eh bien, il n’en a que plus de mérite à être républicain! comment! lui, le libérateur de Pontorson, de Villedieu, de Pont-au-Beau! le vainqueur de Dol et de la Tourgue! celui par qui nous sommes invincibles! celui qui est l’épée de la république dans la Vendée! l’homme qui depuis cinq mois tient tête aux chouans et répare toutes les sottises de Léchelle et des autres! ce Cimourdain ose le condamner à mort! pourquoi? parce qu’il a sauvé un vieillard qui avait sauvé trois enfants! un prêtre tuer un soldat!

Ainsi grondait le camp victorieux et mécontent. Une sombre colère entourait Cimourdain. Quatre mille hommes contre un seul, il semble que ce soit une force; ce n’en est pas une. Ces quatre mille hommes étaient une foule, et Cimourdain était une volonté. On savait que Cimourdain fronçait aisément le sourcil, et il n’en fallait pas davantage pour tenir l’armée en respect. Dans ces temps sévères, il suffisait que l’ombre du Comité de salut public fût derrière un homme pour faire cet homme redoutable et pour faire aboutir l’imprécation au chuchotement et le chuchotement au silence. Avant comme après les murmures, Cimourdain restait l’arbitre du sort de Gauvain comme du sort de tous. On savait qu’il n’y avait rien à lui demander et qu’il n’obéirait qu’à sa conscience, voix surhumaine entendue de lui seul. Tout dépendait de lui. Ce qu’il avait fait comme juge martial, seul, il pouvait le défaire comme délégué civil. Seul il pouvait faire grâce. Il avait pleins pouvoirs; d’un signe il pouvait mettre Gauvain en liberté; il était le maître de la vie et de la mort; il commandait à la guillotine. En ce moment tragique, il était l’homme suprême.

On ne pouvait qu’attendre.

La nuit vint.

V. LE CACHOT

La salle de justice était redevenue corps de garde; le poste était doublé comme la veille; deux factionnaires gardaient la porte du cachot fermée.

Vers minuit, un homme, qui tenait une lanterne à la main, traversa le corps de garde, se fit reconnaître et se fit ouvrir le cachot. C’était Cimourdain.

Il entra et la porte resta entr’ouverte derrière lui.

Le cachot était ténébreux et silencieux. Cimourdain fit un pas dans cette obscurité, posa la lanterne à terre, et s’arrêta. On entendait dans l’ombre la respiration égale d’un homme endormi. Cimourdain écouta, pensif, ce bruit paisible.

Gauvain était au fond du cachot, sur la botte de paille. C’était son souffle qu’on entendait. Il dormait profondément.

Cimourdain s’avança avec le moins de bruit possible, vint tout près et se mit à regarder Gauvain; une mère regardant son nourrisson dormir n’aurait pas un plus tendre et plus inexprimable regard. Ce regard était plus fort peut-être que Cimourdain; Cimourdain appuya, comme font quelquefois les enfants, ses deux poings sur ses yeux, et demeura un moment immobile. Puis il s’agenouilla, souleva doucement la main de Gauvain et posa ses lèvres dessus.

Gauvain fit un mouvement. Il ouvrit les yeux, avec le vague étonnement du réveil en sursaut. La lanterne éclairait faiblement la cave. Il reconnut Cimourdain.

– Tiens, dit-il, c’est vous, mon maître.

Et il ajouta:

– Je rêvais que la mort me baisait la main.

Cimourdain eut cette secousse que nous donne parfois la brusque invasion d’un flot de pensées; quelquefois ce flot est si haut et si orageux qu’il semble qu’il va éteindre l’âme. Rien ne sortit du profond coeur de Cimourdain. Il ne put dire que: Gauvain!

Et tous deux se regardèrent; Cimourdain avec des yeux pleins de ces flammes qui brûlent les larmes, Gauvain avec son plus doux sourire.

Gauvain se souleva sur son coude et dit:

– Cette balafre que je vois sur votre visage, c’est le coup de sabre que vous avez reçu pour moi. Hier encore vous étiez dans cette mêlée à côté de moi et à cause de moi. Si la providence ne vous avait pas mis près de mon berceau, où serais-je aujourd’hui? dans les ténèbres. Si j’ai la notion du devoir, c’est de vous qu’elle me vient. J’étais né noué. Les préjugés sont des ligatures, vous m’avez ôté ces bandelettes, vous avez remis ma croissance en liberté, et de ce qui n’était déjà plus qu’une momie, vous avez refait un enfant. Dans l’avorton probable vous avez mis une conscience. Sans vous, j’aurais grandi petit. J’existe par vous. Je n’étais qu’un seigneur, vous avez fait de moi un citoyen; je n’étais qu’un citoyen, vous avez fait de moi un esprit; vous m’avez fait propre, comme homme, à la vie terrestre, et, comme âme, à la vie céleste. Vous m’avez donné, pour aller dans la réalité humaine, la clef de vérité, et, pour aller au delà, la clef de lumière. Ô mon maître, je vous remercie. C’est vous qui m’avez créé.

Cimourdain s’assit sur la paille à côté de Gauvain et lui dit:

– Je viens souper avec toi.

Gauvain rompit le pain noir, et le lui présenta. Cimourdain en prit un morceau; puis Gauvain lui tendit la cruche d’eau.

– Bois le premier, dit Cimourdain.

Gauvain but et passa la cruche à Cimourdain qui but après lui. Gauvain n’avait bu qu’une gorgée.

Cimourdain but à longs traits.

Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdain buvait, signe du calme de l’un et de la fièvre de l’autre.

On ne sait quelle sérénité terrible était dans ce cachot. Ces deux hommes causaient.

Gauvain disait:

– Les grandes choses s’ébauchent. Ce que la révolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l’oeuvre visible il y a l’oeuvre invisible. L’une cache l’autre. L’oeuvre visible est farouche, l’oeuvre invisible est sublime. En cet instant je distingue tout très nettement. C’est étrange et beau. Il a bien fallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire 93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple de civilisation.

– Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le définitif. Le définitif, c’est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l’impôt proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. La république de l’absolu.

– Je préfère, dit Gauvain, la république de l’idéal.

Il s’interrompit, puis continua:

– Ô mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l’abnégation, l’entrelacement magnanime des bienveillances, l’amour? Mettre tout en équilibre, c’est bien; mettre tout en harmonie, c’est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république close, mesure et règle l’homme; la mienne l’emporte en plein azur; c’est la différence qu’il y a entre un théorème et un aigle.

– Tu te perds dans le nuage.

– Et vous dans le calcul.

– Il y a du rêve dans l’harmonie.

– Il y en a aussi dans l’algèbre.

– Je voudrais l’homme fait par Euclide.

– Et moi, dit Gauvain, je l’aimerais mieux fait par Homère.

 

Le sourire sévère de Cimourdain s’arrêta sur Gauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.

– Poésie. Défie-toi des poëtes.

– Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des constellations.

– Rien de tout cela ne donne à manger.

– Qu’en savez-vous? l’idée aussi est nourriture. Penser, c’est manger.

– Pas d’abstraction. La république c’est deux et deux font quatre. Quand j’ai donné à chacun ce qui lui revient…

– Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.

– Qu’entends-tu par là?

– J’entends l’immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.

– Hors du droit strict, il n’y a rien.

– Il y a tout.

– Je ne vois que la justice.

– Moi, je regarde plus haut.

– Qu’y a-t-il donc au-dessus de la justice?

– L’équité.

Par moments ils s’arrêtaient comme si des lueurs passaient.

Cimourdain reprit:

– Précise, je t’en défie.

– Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui? contre d’autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l’impôt proportionnel. Je ne veux point d’impôt du tout. Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.

– Qu’entends-tu par là?

– Ceci: d’abord supprimez les parasitismes; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses; vous jetez l’engrais à l’égout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d’hommes, toute l’Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d’eau, d’huile, de feu; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu’est-ce que l’océan? une énorme force perdue. Comme la terre est bête! ne pas employer l’océan!

– Te voilà en plein songe.

– C’est-à-dire en pleine réalité.

Gauvain reprit:

– Et la femme? qu’en faites-vous?

Cimourdain répondit:

– Ce qu’elle est. La servante de l’homme.

– Oui. À une condition.

– Laquelle?

– C’est que l’homme sera le serviteur de la femme.

– Y penses-tu? s’écria Cimourdain, l’homme serviteur! jamais. L’homme est maître. Je n’admets qu’une royauté, celle du foyer. L’homme chez lui est roi.

– Oui. À une condition.

– Laquelle?

– C’est que la femme y sera reine.

– C’est-à-dire que tu veux pour l’homme et pour la femme…

– L’égalité.

– L’égalité! y songes-tu? les deux êtres sont divers.

– J’ai dit l’égalité. Je n’ai pas dit l’identité.

Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs. Cimourdain la rompit.

– Et l’enfant! à qui le donnes-tu?

– D’abord au père qui l’engendre, puis à la mère qui l’enfante, puis au maître qui l’élève, puis à la cité qui le virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis à l’humanité qui est la grande aïeule.

– Tu ne parles pas de Dieu.

– Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l’échelle qui monte à Dieu.

Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit:

– Quand on est au haut de l’échelle, on est arrivé à Dieu. Dieu s’ouvre; on n’a plus qu’à entrer.

Cimourdain fit le geste d’un homme qui en rappelle un autre.

– Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le possible.

– Commencez par ne pas le rendre impossible.

– Le possible se réalise toujours.

– Pas toujours. Si l’on rudoie l’utopie, on la tue. Rien n’est plus sans défense que l’oeuf.

– Il faut pourtant saisir l’utopie, lui imposer le joug du réel, et l’encadrer dans le fait. L’idée abstraite doit se transformer en idée concrète; ce qu’elle perd en beauté, elle le regagne en utilité; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi; et, quand le droit s’est fait loi, il est absolu. C’est là ce que j’appelle le possible.

– Le possible est plus que cela.

– Ah! te revoilà dans le rêve.

– Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l’homme.

– Il faut le prendre.

– Vivant.

Gauvain continua:

– Ma pensée est: Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l’homme reculât, il lui aurait mis un oeil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l’aurore, de l’éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l’arbre nouveau. Chaque siècle fera son oeuvre, aujourd’hui civique, demain humaine. Aujourd’hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c’est le même mot. L’homme ne vit pas pour n’être point payé; Dieu en donnant la vie contracte une dette; le droit, c’est le salaire inné; le salaire, c’est le droit acquis.

Gauvain parlait avec le recueillement d’un prophète.

Cimourdain écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c’était l’élève qui était le maître.

Cimourdain murmura:

– Tu vas vite.

– C’est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en souriant.

Et il reprit:

– Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l’école. Vous rêvez l’homme soldat, je rêve l’homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde…

Il s’interrompit:

– Je fonderais une république d’esprits.

Cimourdain regarda le pavé du cachot, et dit:

– Et en attendant que veux-tu?

– Ce qui est.

– Tu absous donc le moment présent?

– Oui.

– Pourquoi?

– Parce que c’est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu’elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies! La civilisation avait une peste, ce grand vent l’en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement? Il est chargé d’un si rude balayage! Devant l’horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.

Gauvain continua:

– D’ailleurs, que m’importe la tempête, si j’ai la boussole, et que me font les événements, si j’ai ma conscience!

Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle:

– Il y a quelqu’un qu’il faut toujours laisser faire.

– Qui? demanda Cimourdain.

Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.

Ils se turent encore.

Cimourdain reprit:

– Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n’est plus le possible, c’est le rêve.

– C’est le but. Autrement, à quoi bon la société? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête. Mais non, point d’enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n’ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’être l’intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu’elle; ajouter, c’est augmenter; augmenter, c’est grandir. La société, c’est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n’est pas la loi de l’homme. Non, non, non, plus de parias, plus d’esclaves, plus de forçats, plus de damnés! Je veux que chacun des attributs de l’homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès; je veux la liberté devant l’esprit, l’égalité devant le coeur, la fraternité devant l’âme. Non! plus de joug! l’homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d’homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s’envole. Je veux…