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De toute cette élaboration, dont nous n'indiquons ici que quelques détails pris au hasard, et surtout du travail simultané de toutes les idées particulières à ce siècle (car ce sont les idées qui sont les vraies et souveraines faiseuses de langues), il est sorti une langue qui, certes, aura aussi ses grands écrivains, nous n'en doutons pas; une langue forgée pour tous les accidents possibles de la pensée; langue qui, selon le besoin de celui qui s'en sert, a la grâce et la naïveté des allures comme au seizième siècle, la fierté des tournures et la phrase à grands plis comme au dix-septième siècle, le calme, l'équilibre et la clarté comme au dix-huitième; langue propre à ce siècle, qui résume trois formes excellentes de notre idiome sous une forme plus développée et plus complète, et avec laquelle aujourd'hui l'écrivain qui en aurait le génie pourrait sentir comme Rousseau, penser comme Corneille, et peindre comme Mathieu.

Cette langue est aujourd'hui à peu près faite. Comme prose, ceux qui l'étudient dans les notables écrivains qu'elle possède déjà, et que nous pourrions nommer, savent qu'elle a mille lois à elle, mille secrets, mille propriétés, mille ressources nées tant de son fonds personnel que de la mise en commun du fonds des trois langues qui l'ont précédée et qu'elle multiplie les unes par les autres. Elle a aussi sa prosodie particulière et toutes sortes de petites règles intérieures connues seulement de ceux qui pratiquent, et sans lesquelles il n'y a pas plus de prose que de vers. Comme poésie, elle est aussi bien construite pour la rêverie que pour la pensée, pour l'ode que pour le drame. Elle a été remaniée dans le vers par le mètre, dans la strophe par le rhythme. De là, une harmonie toute neuve, plus riche que l'ancienne, plus compliquée, plus profonde, et qui gagne tous les jours de nouvelles octaves.

Telle est, avec tous les développements que nous ne pouvons donner ici à notre pensée, la langue que l'art du dix-neuvième siècle s'est faite, et avec laquelle en particulier il va parler aux masses du haut de la scène. Sans doute la scène, qui a ses lois d'optique et de concentration, modifiera cette langue d'une certaine façon, mais sans y rien altérer d'essentiel. Il faudra par exemple à la scène une prose aussi en saillie que possible, très fermement sculptée, très nettement ciselée, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pensée, et presque en ronde bosse; il faudra à la scène un vers où les charnières soient assez multipliées pour qu'on puisse les plier et les superposer à toutes les formes les plus brusques et les plus saccadées du dialogue et de la passion. La prose en relief, c'est un besoin du théâtre; le vers brisé, c'est un besoin du drame.

Ceci une fois posé et admis, nous croyons que désormais tous les progrès de forme sérieux qui seront dans le sens grammatical de la langue doivent être étudiés, applaudis et adoptés. Et qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée, appeler les progrès, ce n'est pas encourager les modes. Les modes dans les arts font autant de mal que les révolutions font de bien. Les modes substituent le chic, le poncif et le procédé d'atelier à l'étude austère de chaque chose et aux originalités individuelles. Les modes mettent à la disposition de tout le monde une manière vernissée et chatoyante, peu solide sans doute, mais qui a quelquefois un éclat de surface plus vif et plus amusant à l'oeil que le rayonnement tranquille du talent. Les modes défigurent tout, font la grimace de tout profil et la parodie de toute oeuvre. Gardons-nous des modes dans le style; espérons cette réserve de la sagesse des jeunes et brillants écrivains qui mènent au progrès les générations de leur âge. Il serait fâcheux qu'on en vînt un jour à posséder des recettes courantes pour faire du style original comme les chimistes de cabaret font du vin de Champagne en mêlant, selon certaines doses, à n'importe quel vin blanc convenablement édulcoré, de l'acide tartrique et du bicarbonate de soude.

Ce style et ce vin moussent, la grosse foule s'en grise, mais le connaisseur n'en boit pas.

Nous n'en viendrons pas là. Il y a un esprit de mesure et de critique en même temps qu'un grand souffle d'enthousiasme dans les nouvelles générations. La langue a été amenée à un point excellent depuis quinze années. Ce qui a été fait par les idées ne sera pas détruit par les fantaisies.

Réformons, ne déformons pas.

Si le nom qui signe ces lignes était un nom illustre, si la voix qui parle ici était une voix puissante, nous supplierions les jeunes et grands talents sur qui repose le sort futur de notre littérature, si magnifique depuis trois siècles, de songer combien c'est une mission imposante que la leur, et de conserver dans leur manière d'écrire les habitudes les plus dignes et les plus sévères. L'avenir, qu'on y pense bien, n'appartient qu'aux hommes de style. Sans parler ici des admirables livres de l'antiquité, et pour nous renfermer dans nos lettres nationales, essayez d'ôter à la pensée de nos grands écrivains l'expression qui lui est propre; ôtez à Molière son vers si vif, si chaud, si franc, si amusant, si bien fait, si bien tourné, si bien peint; ôtez à La Fontaine la perfection naïve et gauloise du détail; ôtez à la phrase de Corneille ces muscles vigoureux, ces larges attaches, ces belles formes de vigueur exagérée qui feraient du vieux poëte, demi-romain, demi-espagnol, le Michel-Ange de notre tragédie, s'il entrait dans la composition de son génie autant d'imagination que de pensée; ôtez à Racine la ligne qu'il a dans le style comme Raphaël, ligne chaste, harmonieuse et discrète comme celle de Raphaël, quoique d'un goût inférieur, aussi pure, mais moins grande, aussi parfaite, quoique moins sublime; ôtez à Fénelon, l'homme de son siècle qui a le mieux senti la beauté antique, cette prose aussi mélodieuse et aussi sereine que le vers de Racine, dont elle est soeur; ôtez à Bossuet le magnifique port de tête de sa période; ôtez à Boileau sa manière sobre et grave, admirablement colorée quand il le faut; ôtez à Pascal ce style inventé et mathématique qui a tant de propriété dans le mot, tant de logique dans la métaphore; ôtez à Voltaire cette prose claire, solide, indestructible, cette prose de cristal de Candide et du Dictionnaire philosophique; ôtez à tous ces grands hommes cette simple et petite chose, le style; et de Voltaire, de Pascal, de Boileau, de Bossuet, de Fénelon, de Racine, de Corneille, de La Fontaine, de Molière, de ces maîtres, que vous restera-t-il? Nous l'avons dit plus haut, ce qui reste d'Homère après qu'il a passé par Bitaubé.

C'est le style qui fait la durée de l'oeuvre et l'immortalité du poëte. La belle expression embellit la belle pensée et la conserve; c'est tout à la fois une parure et une armure. Le style sur l'idée, c'est l'émail sur la dent.

Dans tout grand écrivain il doit y avoir un grand grammairien, comme un grand algébriste dans tout grand astronome. Pascal contient Vaugelas; Lagrange contient Bezout.

Aussi l'étude de la langue est-elle aujourd'hui, autant que jamais, la première condition pour tout artiste qui veut que son oeuvre naisse viable. Cela est admirablement compris maintenant par les nouvelles générations littéraires. Nous voyons avec joie que les jeunes écoles de peinture et de sculpture, si haut placées à cette heure, comprennent de leur côté combien est importante pour elles aussi la science de leur langue, qui est le dessin. Le dessin! le dessin! c'est la loi première de tout art. Et ne croyez pas que cette loi retranche rien à la liberté, à la fantaisie, à la nature. Le dessin n'est ennemi ni de la chair, ni de la couleur. Quoi qu'en disent les exclusifs et les incomplets, le dessin ne fait obstacle ni à Puget, ni à Rubens. Aujourd'hui donc, dans toutes les directions de l'activité intellectuelle, sculpture, peinture ou poésie, que tous ceux qui ne savent pas dessiner, l'apprennent. Le style est la clef de l'avenir. Sans le style et sans le dessin, vous pourrez avoir le succès du moment, l'applaudissement, le bruit, la fanfare, les couronnes, l'acclamation enivrée des multitudes; vous n'aurez pas le vrai triomphe, la vraie gloire, la vraie conquête, le vrai laurier. Comme dit Cicéron, insignia victoriae, non victoriam.

Sévérité donc et grandeur dans la forme; et, pour que l'oeuvre soit complète, grandeur et sévérité dans le fond. Telle est la loi actuelle de l'art; sinon il aura peut-être le présent, mais il n'aura pas l'avenir.

Dans le drame surtout, le fond importe, non moins certes que la forme. Et ici, s'il nous était permis de nous citer nous-mêmes, nous transcririons ce que nous disions il y a un an dans la préface d'une pièce récemment jouée: «L'auteur de ce drame sait combien c'est une grande et sérieuse chose que le théâtre; il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l'art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent et si avancé, qui a fait de Paris la cité centrale du progrès, s'entasser en foule devant un rideau que sa pensée, à lui chétif poëte, va soulever le moment d'après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d'attente et de curiosité; il sent que si son talent n'est rien, il faut que sa probité soit tout; il s'interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son oeuvre; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'il lui aura enseigné. Le poëte aussi a charge d'âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins tant que dureront les temps sérieux où nous sommes) que des choses pleines de leçons et de conseils. Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l'orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l'avant-scène; mais il lui criera du fond du théâtre: Memento quia pulvis es! Il sait bien que l'art seul, l'art pur, l'art proprement dit n'exige pas tout cela du poëte; mais il pense qu'au théâtre surtout, il ne suffit pas de remplir seulement les conditions de l'art.»

 

Le théâtre, nous le répétons, est une chose qui enseigne et qui civilise. Dans nos temps de doute et de curiosité, le théâtre est devenu pour les multitudes ce qu'était l'église au moyen âge, le lieu attrayant et central. Tant que ceci durera, la fonction du poëte dramatique sera plus qu'une magistrature et presque un sacerdoce. Il pourra faillir comme homme; comme poëte, il devra être pur, digne et sérieux.

Désormais, à notre avis, au point de maturité où cette époque est venue, l'art, quoi qu'il fasse, dans ses fantaisies les plus flottantes et les plus échevelées, dans ses calques les plus sévères de la nature, dans ses créations les plus échafaudées sur des rêves hors du possible et du réel, dans ses plus délicates explorations de la métaphysique du coeur, dans ses plus larges peintures de la passion, de la passion chaude, vivante et irréfléchie; l'art, et en particulier le drame, qui est aujourd'hui son expression la plus puissante et la plus saisissable à tous, doit avoir sans cesse présente, comme un témoin austère de ses travaux, la pensée du temps où nous vivons, la responsabilité qu'il encourt, la règle que la foule demande et attend de partout, la pente des idées et des événements sur laquelle notre époque est lancée, la perturbation fatale qu'un pouvoir spirituel mal dirigé pourrait causer au milieu de cet ensemble de forces qui élaborent en commun, les unes au grand jour, les autres dans l'ombre, notre civilisation future. L'art d'à présent ne doit plus chercher seulement le beau, mais encore le bien.

Ce n'est pas d'ailleurs que nous soyons le moins du monde partisan de l'utilité directe de l'art, théorie puérile émise dans ces derniers temps par des sectes philosophiques qui n'avaient pas étudié le fond de la question. Le drame, oeuvre d'avenir et de durée, ne peut que tout perdre à se faire le prédicateur immédiat des trois ou quatre vérités d'occasion que la polémique des partis met à la mode tous les cinq ans. Les partis ont besoin d'enlever une position politique. Ils prennent les deux ou trois idées qui leur sont nécessaires pour cela, et avec ces idées ils creusent le sol nuit et jour autour du pouvoir. C'est un siège en règle. La tranchée, les épaulements, la sape et la mine. Un beau jour les partis donnent l'assaut comme en juillet 1789, ou le pouvoir fait une sortie comme en juillet 1830, et la position est prise. Une fois la forteresse enlevée, les travaux du siége sont abandonnés, bien entendu; rien ne paraît plus inutile, plus déraisonnable et plus absurde que les travaux d'un siége quand la ville est prise; on comble les tranchées, la charrue passe sur les sapes, et les fameuses vérités politiques qui avaient servi à bouleverser toute cette plaine, vieux outils, sont jetées là et oubliées à terre jusqu'à ce qu'un historien chercheur ait la bonté de les ramasser et de les classer dans sa collection des erreurs et des illusions de l'humanité. Si quelque oeuvre d'art a eu le malheur de faire cause commune avec les vérités politiques, et de se mêler à elles dans le combat, tant pis pour l'oeuvre d'art; après la victoire elle sera hors de service, rejetée comme le reste, et ira se rouiller dans le tas. Disons-le donc bien haut, toutes les larges et éternelles vérités qui constituent chez tous les peuples et dans tous les temps le fond même des sentiments humains, voilà la matière première de l'art, de l'art immortel et divin; mais il n'y a pas de matériaux pour lui dans ces constructions expédientes que la stratégie des partis multiplie, selon ses besoins, sur le terrain de la petite guerre politique. Les idées utiles ou vraies un jour ou deux, avec lesquelles les partis enlèvent une position, ne constituent pas plus un système coordonné de vérités sociales ou philosophiques, que les zigzags et les parallèles qui ont servi à forcer une citadelle ne sont des rues et des chemins.

Le produit le plus notable de l'art utile, de l'art enrôlé, discipliné et assaillant, de l'art prenant fait et cause dans le détail des querelles politiques, c'est le drame pamphlet du dix-huitième siècle, la tragédie philosophique, poëme bizarre où la tirade obstrue le dialogue, où la maxime remplace la pensée; oeuvre de dérision et de colère qui s'évertue étourdiment à battre en brèche une société dont les ruines l'enterreront. Certes, bien de l'esprit, bien du talent, bien du génie a été dépensé dans ces drames faits exprès qui ont démoli la Bastille; mais la postérité ne s'en inquiétera pas. C'est une pauvre besogne à ses yeux que d'avoir mis en tragédies la préface de l'Encyclopédie. La postérité s'occupera moins encore de la tragédie politique de la restauration, qu'a engendrée la tragédie philosophique du dix-huitième siècle, comme la maxime a engendré l'allusion. Tout cela a été fort applaudi de son temps, et est fort oublié du nôtre. Il faut, après tout, que l'art soit son propre but à lui-même, et qu'il enseigne, qu'il moralise, qu'il civilise, et qu'il édifie chemin faisant, mais sans se détourner, et tout en allant devant lui. Plus il sera impartial et calme, plus il dédaignera le passager des questions politiques quotidiennes, plus il s'adaptera grandement à l'homme de tous les temps et de tous les lieux; plus il aura la forme de l'avenir. Ce n'est pas en se passionnant petitement pour ou contre tel pouvoir ou tel parti qui a deux jours à vivre, que le créateur dramatique agira puissamment sur son siècle et sur ses contemporains. C'est par des peintures vraies de la nature éternelle que chacun porte en soi; c'est en nous prenant, vous, moi, nous, eux tous, par nos irrésistibles sentiments de père, de fils, de mère, de frère et de soeur, d'ami et d'ennemi, d'amant et de maîtresse, d'homme et de femme; c'est en mêlant la loi de la providence au jeu de nos passions; c'est en nous montrant d'où viennent le bien et le mal moral, et où ils mènent; c'est en nous faisant rire et pleurer sur des choses qui nous ressemblent, quoique souvent plus grandes, plus choisies et plus idéales que nous; c'est en sondant avec le speculum du génie notre conscience, nos opinions, nos illusions, nos préjugés; c'est en remuant tout ce qui est dans l'ombre au fond de nos entrailles; en un mot, c'est en jetant, tantôt par des rayons, tantôt par des éclairs, de larges jours sur le coeur humain, ce chaos d'où le fiat lux du poëte tire un monde! – C'est ainsi, et pas autrement. – Et, nous le répétons, plus le créateur dramatique sera profond, désintéressé, général et universel dans son oeuvre, mieux il accomplira sa mission et près des contemporains et près de la postérité. Plus le point de vue du poëte ira s'élargissant, plus le poëte sera grand et vraiment utile à l'humanité. Nous comprenons l'enseignement du poëte dramatique plutôt comme Molière que comme Voltaire, plutôt comme Shakespeare que comme Molière. Nous préférons Tartuffe à Mahomet; nous préférons Iago à Tartuffe. A mesure que vous passez d'un de ces trois poëtes à l'autre, voyez comme l'horizon s'agrandit. Voltaire parle à un parti, Molière parle à la société, Shakespeare parle à l'homme.

Poëtes dramatiques, c'est un homme bien convaincu qui vous conseille ici, que ceux d'entre vous qui sentent en eux quelque chose de puissant, de généreux et de fort, se mettent au-dessus des haines de parti, au-dessus même de leurs propres petites haines personnelles, s'ils en ont. Ne soyez ni de l'opposition ni du pouvoir, soyez de la société, comme Molière, et de l'humanité comme Shakespeare. Ne prenez part aux révolutions matérielles que par les révolutions intellectuelles. N'ameutez pas des passions d'un jour autour de votre oeuvre immortelle. Puisez profondément vos tragédies dans l'histoire, dans l'invention, dans le passé, dans le présent, dans votre coeur, dans le coeur des autres, et laissez à de moins dignes le drame de libelle, de personnalité et de scandale, comme vous laissez aux fabricants de littérature le drame de pacotille, le drame-marchandise, le drame prétexte à décorations. Que votre oeuvre soit haute et grande, et vivante, et féconde, et aille toujours au fond des âmes. La belle gloire de courtiser des opinions qui se laissent faire, bien entendu, et qui vous donnent un applaudissement pour une caresse! Inspirez-vous donc plutôt, si vous voulez la vraie renommée et la vraie puissance, des passions purement humaines, qui sont éternelles, que des passions politiques, qui sont passagères. Soyez plus fiers d'un vers proverbe que d'un vers cocarde.

Attirer la foule à un drame comme l'oiseau à un miroir; passionner la multitude autour de la glorieuse fantaisie du poëte, et faire oublier au peuple le gouvernement qu'il a pour l'instant, faire pleurer les femmes sur une femme, les mères sur une mère, les hommes sur un homme; montrer, quand l'occasion s'en présente, le beau moral sous la difformité physique; pénétrer sous toutes les surfaces pour extraire l'essence de tout; donner aux grands le respect des petits et aux petits la mesure des grands; enseigner qu'il y a souvent un peu de mal dans les meilleurs et presque toujours un peu de bien dans les pires, et, par là, inspirer aux mauvais l'espérance et l'indulgence aux bons; tout ramener, dans les événements de la vie possible, à ces grandes lignes providentielles ou fatales entre lesquelles se meut la liberté humaine; profiter de l'attention des masses pour leur enseigner à leur insu, à travers le plaisir que vous leur donnez, les sept ou huit grandes vérités sociales, morales ou philosophiques, sans lesquelles elles n'auraient pas l'intelligence de leur temps; voilà, à notre avis, pour le poëte, la vraie utilité, la vraie influence, la vraie collaboration dans l'oeuvre civilisatrice. C'est par cette voie magnifique et large, et non par la tracasserie politique, qu'un art devient un pouvoir.

Afin d'atteindre à ce but, il importe que le théâtre conserve des proportions grandes et pures. Il ne faut pas que le drame du siècle de Napoléon ait une configuration moins auguste que la tragédie de Louis XIV. Son influence sur les masses d'ailleurs sera toujours en raison directe de sa propre élévation et de sa propre dignité. Plus le drame sera placé haut, plus il sera vu de loin. C'est pourquoi, disons-le ici en passant, il est à souhaiter que les hommes de talent n'oublient pas l'excellence du grandiose et de l'idéal dans tout art qui s'adresse aux masses. Les masses ont l'instinct de l'idéal. Sans doute c'est un des principaux besoins du poëte contemporain de peindre la société contemporaine, et ce besoin a déjà produit de notables ouvrages; mais il faut se garder de faire prévaloir sur le haut drame universel la prosaïque tragédie de boutique et de salon, pédestre, laide, maniérée, épileptique, sentimentale et pleureuse. Le bourgeois n'est pas le populaire. Ne dégringolons pas de Shakespeare à Kotzebue.

L'art est grand. Quel que soit le sujet qu'il traite, qu'il s'adresse au passé ou au contemporain, lors même qu'il mêle le rire et l'ironie au groupe sévère des vices, des vertus, des crimes et des passions, l'art doit être grave, candide, moral et religieux. Au théâtre surtout, il n'y a que deux choses auxquelles l'art puisse dignement aboutir. Dieu et le peuple. Dieu d'où tout vient, le peuple où tout va; Dieu qui est le principe, le peuple qui est la fin. Dieu manifesté au peuple, la providence expliquée à l'homme, voilà le fond un et simple de toute tragédie, depuis Oedipe roi jusqu'à Macbeth. La providence est le centre des drames comme des choses. Dieu est le grand milieu. Deus centrum et locus rerum, dit Filesac.

En se conformant aux diverses lois que nous venons d'énumérer, avec le regret de ne pouvoir, faute de temps, développer davantage nos idées, on comprendra que la mission du théâtre peut être grande dans l'époque où nous vivons. C'est une belle tâche de ramener toute une société des passions artificielles aux passions naturelles. Le drame, tel que nous le concevons, tel que les générations nouvelles nous le donneront, suivra une série de progrès et d'avenir si irrésistible qu'il prendra peu de souci des chutes et des succès, accidents momentanés qui n'importent qu'au bonheur temporel du poëte et qui ne décident jamais le fond des questions. Loin de là, il grandira souvent plus par un revers que par une victoire. Le drame que veut notre temps sera bien placé vis-à-vis du peuple, bien placé vis-à-vis du pouvoir. Il ne se laissera ôter sa liberté ni par la foule que la mode entraîne quelquefois, ni par les gouvernements qu'un égoïsme mesquin conseille trop souvent. Sûr de sa conscience, fort de sa dignité, il saura dans l'occasion dire son fait au pouvoir, si le pouvoir était assez gauche et assez maladroit pour se laisser reprendre en flagrant délit de censure comme cela lui est arrivé il y a dix-huit mois, à l'époque de la chute d'une pièce intitulée le Roi s'amuse.

 

Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit, grandeur et sévérité dans l'intention, grandeur et sévérité dans l'exécution, voilà les conditions selon lesquelles doit se développer, s'il veut vivre et régner, le drame contemporain. Moral par le fond. Littéraire par la forme. Populaire par la forme et par le fond.

Et puisqu'il résulte de tout ce que nous venons d'écrire que l'art et le théâtre doivent être populaires, qu'on nous permette, pour terminer, d'expliquer en deux mots notre pensée, tout en déclarant que par cette explication nous ne prétendons infirmer ni restreindre rien de ce que nous avons dit plus haut. Sans doute la popularité est le complément magnifique des conditions d'un art bien rempli; mais, en ceci comme en tout, qui n'a que la popularité n'a rien. Et puis, entre popularité et popularité il faut distinguer. Il y a une popularité misérable qui n'est dévolue qu'au banal, au trivial, au commun. Rien de plus populaire en ce sens que la chanson Au clair de la lune et Ah! qu'on est fier d'être français! Cette popularité n'est que de la vulgarité. L'art la dédaigne. L'art ne recherche l'influence populaire sur les contemporains qu'autant qu'il peut l'obtenir en restant dans ses conditions d'art. Et si par hasard cette influence lui est refusée, ce qui est rare en tout temps et en particulier impossible dans le nôtre, il y a pour lui une autre popularité qui se forme du suffrage successif du petit nombre d'hommes d'élite de chaque génération; à force de siècles, cela fait une foule aussi; c'est là, il faut bien le dire, le vrai peuple du génie. En fait de masses, le génie s'adresse encore plus aux siècles qu'aux multitudes, aux agglomérations d'années qu'aux agglomérations d'hommes. Cette lente consécration des temps fait ces grands noms, souvent moqués des contemporains, cela est vrai, mais que la foule, un jour venu, accepte, subit et ne discute plus. Peu d'hommes dans chaque génération lisent avec intelligence Homère, Dante, Shakespeare; tous s'inclinent devant ces colosses. Les grands hommes sont de hautes montagnes dont la cime reste inhabitée, mais domine toujours l'horizon. Villes, collines, plaines, charrues, cabanes, sont au bas. Depuis cinquante ans, douze hommes seulement ont gravi au haut du mont Blanc. Combien peu d'esprits sont montés sur le sommet de Dante et de Shakespeare! Combien peu de regards ont pu contempler l'immense mappemonde qui se découvre de ces hauteurs! Qu'importe! tous les yeux n'en sont pas moins éternellement fixés à ces points culminants du monde intellectuel, montagnes dont la cime est si haute que le dernier rayon des siècles depuis longtemps couchés derrière l'horizon y resplendit encore!