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SUR WALTER SCOTT

A PROPOS DE QUENTIN DURWARD

Juin 1823.

Certes, il y a quelque chose de bizarre et de merveilleux dans le talent de cet homme, qui dispose de son lecteur comme le vent dispose d'une feuille; qui le promène à son gré dans tous les lieux et dans tous les temps; lui dévoile, en se jouant, le plus secret repli du coeur, comme le plus mystérieux phénomène de la nature, comme la page la plus obscure de l'histoire; dont l'imagination domine et caresse toutes les imaginations, revêt avec la même étonnante vérité le haillon du mendiant et la robe du roi, prend toutes les allures, adopte tous les vêtements, parle tous les langages; laisse à la physionomie des siècles ce que la sagesse de Dieu a mis d'immuable et d'éternel dans leurs traits, et ce que les folies des hommes y ont jeté de variable et de passager; ne force pas, ainsi que certains romanciers ignorants, les personnages des jours passés à s'enluminer de notre fard, à se frotter de notre vernis; mais contraint, par son pouvoir magique, les lecteurs contemporains à reprendre, du moins pour quelques heures, l'esprit, aujourd'hui si dédaigné, des vieux temps, comme un sage et adroit conseiller qui invite des fils ingrats à revenir chez leur père. L'habile magicien veut cependant avant tout être exact. Il ne refuse à sa plume aucune vérité, pas même celle qui naît de la peinture de l'erreur, cette fille des hommes qu'on pourrait croire immortelle si son humeur capricieuse et changeante ne rassurait sur son éternité. Peu d'historiens sont aussi fidèles que ce romancier. On sent qu'il a voulu que ses portraits fussent des tableaux, et ses tableaux des portraits. Il nous peint nos devanciers avec leurs passions, leurs vices et leurs crimes, mais de sorte que l'instabilité des superstitions et l'impiété du fanatisme n'en fassent que mieux ressortir la pérennité de la religion et la sainteté des croyances. Nous aimons d'ailleurs à retrouver nos ancêtres avec leurs préjugés, souvent si nobles et si salutaires, comme avec leurs beaux panaches et leurs bonnes cuirasses.

Walter Scott a su puiser aux sources de la nature et de la vérité un genre inconnu, qui est nouveau parce qu'il se fait aussi ancien qu'il le veut. Walter Scott allie à la minutieuse exactitude des chroniques la majestueuse grandeur de l'histoire et l'intérêt pressant du roman; génie puissant et curieux qui devine le passé; pinceau vrai qui trace un portrait fidèle d'après une ombre confuse, et nous force à reconnaître même ce que nous n'avons pas vu; esprit flexible et solide qui s'empreint du cachet particulier de chaque siècle et de chaque pays, comme une cire molle, et conserve cette empreinte pour la postérité comme un bronze indélébile.

Peu d'écrivains ont aussi bien rempli que Walter Scott les devoirs du romancier relativement à son art et à son siècle; car ce serait une erreur presque coupable dans l'homme de lettres que de se croire au-dessus de l'intérêt général et des besoins nationaux, d'exempter son esprit de toute action sur les contemporains, et d'isoler sa vie égoïste de la grande vie du corps social. Et qui donc se dévouera, si ce n'est le poëte? Quelle voix s'élèvera dans l'orage, si ce n'est celle de la lyre qui peut le calmer? Et qui bravera les haines de l'anarchie et les dédains du despotisme, sinon celui auquel la sagesse antique attribuait le pouvoir de réconcilier les peuples et les rois, et auquel la sagesse moderne a donné celui de les diviser?

Ce n'est donc point à de doucereuses galanteries, à de mesquines intrigues, à de sales aventures, que Walter Scott voue son talent. Averti par l'instinct de sa gloire, il a senti qu'il fallait quelque chose de plus à une génération qui vient d'écrire de son sang et de ses larmes la page la plus extraordinaire de toutes les histoires humaines. Les temps qui ont immédiatement précédé et immédiatement suivi notre convulsive révolution étaient de ces époques d'affaissement que le fiévreux éprouve avant et après ses accès. Alors les livres les plus platement atroces, les plus stupidement impies, les plus monstrueusement obscènes, étaient avidement dévorés par une société malade; dont les goûts dépravés et les facultés engourdies eussent rejeté tout aliment savoureux ou salutaire. C'est ce qui explique ces triomphes scandaleux, décernés alors par les plébéiens des salons et les patriciens des échoppes à des écrivains ineptes ou graveleux, que nous dédaignerons de nommer, lesquels en sont réduits aujourd'hui à mendier l'applaudissement des laquais et le rire des prostituées. Maintenant la popularité n'est plus distribuée par la populace, elle vient de la seule source qui puisse lui imprimer un caractère d'immortalité ainsi que d'universalité, du suffrage de ce petit nombre d'esprits délicats, d'âmes exaltées et de têtes sérieuses qui représentent moralement les peuples civilisés. C'est celle-là que Scott a obtenue en empruntant aux annales des nations des compositions faites pour toutes les nations, en puisant dans les fastes des siècles des livres écrits pour tous les siècles. Nul romancier n'a caché plus d'enseignement sous plus de charme, plus de vérité sous la fiction. Il y a une alliance visible entre la forme qui lui est propre et toutes les formes littéraires du passé et de l'avenir, et l'on pourrait considérer les romans épiques de Scott comme une transition de la littérature actuelle aux romans grandioses, aux grandes épopées en vers ou en prose que notre ère poétique nous promet et nous donnera.

Quelle doit être l'intention du romancier? C'est d'exprimer dans une fable intéressante une vérité utile. Et, une fois cette idée fondamentale choisie, cette action explicative inventée, l'auteur ne doit-il pas chercher, pour la développer, un mode d'exécution qui rende son roman semblable à la vie, l'imitation pareille au modèle? Et la vie n'est-elle pas un drame bizarre où se mêlent le bon et le mauvais, le beau et le laid, le haut et le bas, loi dont le pouvoir n'expire que hors de la création? Faudra-t-il donc se borner à composer, comme certains peintres flamands, des tableaux entièrement ténébreux, ou, comme les chinois, des tableaux tout lumineux, quand la nature montre partout la lutte de l'ombre et de la lumière? Or les romanciers, avant Walter Scott, avaient adopté généralement deux méthodes de composition contraires; toutes deux vicieuses, précisément parce qu'elles sont contraires. Les uns donnaient à leur ouvrage la forme d'une narration divisée arbitrairement en chapitres, sans qu'on devinât trop pourquoi, ou même uniquement pour délasser l'esprit du lecteur, comme l'avoue assez naïvement le titre de descanso (repos), placé par un vieil auteur espagnol en tête de ses chapitres11. Les autres déroulaient leur fable dans une série de lettres qu'on supposait écrites par les divers acteurs du roman. Dans la narration, les personnages disparaissent, l'auteur seul se montre toujours; dans les lettres, l'auteur s'éclipse pour ne laisser jamais voir que ses personnages. Le romancier narrateur ne peut donner place au dialogue naturel, à l'action véritable; il faut qu'il leur substitue un certain mouvement monotone de style, qui est comme un moule où les événements les plus divers prennent la même forme, et sous lequel les créations les plus élevées, les inventions les plus profondes, s'effacent, de même que les aspérités d'un champ s'aplanissent sous le rouleau. Dans le roman par lettres, la même monotonie provient d'une autre cause. Chaque personnage arrive à son tour avec son épître, à la manière de ces acteurs forains qui, ne pouvant paraître que l'un après l'autre, et n'ayant pas la permission de parler sur leurs tréteaux, se présentent successivement, portant au-dessus de leur tête un grand écriteau sur lequel le public lit leur rôle. On peut encore comparer le roman par lettres à ces laborieuses conversations de sourds-muets qui s'écrivent réciproquement ce qu'ils ont à se dire, de sorte que leur colère ou leur joie est tenue d'avoir sans cesse la plume à la main et l'écritoire en poche. Or, je le demande, que devient l'à-propos d'un tendre reproche qu'il faut porter à la poste? Et l'explosion fougueuse des passions n'est-elle pas un peu gênée entre le préambule obligé et la formule polie qui sont l'avant-garde et l'arrière-garde de toute lettre écrite par un homme bien né? Croit-on que le cortège des compliments, le bagage des civilités, accélèrent la progression de l'intérêt et pressent la marche de l'action? Ne doit-on pas enfin supposer quelque vice radical et insurmontable dans un genre de composition qui a pu refroidir parfois l'éloquence même de Rousseau?

Supposons donc qu'au roman narratif, où il semble qu'on ait songé à tout, excepté à l'intérêt, en adoptant l'absurde usage de faire précéder chaque chapitre d'un sommaire, souvent très détaillé, qui est comme le récit du récit; supposons qu'au roman épistolaire, dont la forme même interdit toute véhémence et toute rapidité, un esprit créateur substitue le roman dramatique, dans lequel l'action imaginaire se déroule en tableaux vrais et variés, comme se déroulent les événements réels de la vie; qui ne connaisse d'autre division que celle des différentes scènes à développer; qui enfin soit un long drame, où les descriptions suppléeraient aux décorations et aux costumes, où les personnages pourraient se peindre par eux-mêmes, et représenter, par leurs chocs divers et multipliés, toutes les formes de l'idée unique de l'ouvrage. Vous trouverez, dans ce genre nouveau, les avantages réunis des deux genres anciens, sans leurs inconvénients. Ayant à votre disposition les ressorts pittoresques, et en quelque façon magiques, du drame, vous pourrez laisser derrière la scène ces mille détails oiseux et transitoires que le simple narrateur, obligé de suivre ses acteurs pas à pas comme des enfants aux lisières, doit exposer longuement s'il veut être clair; et vous pourrez profiter de ces traits profonds et soudains, plus féconds en méditations que des pages entières que fait jaillir le mouvement d'une scène, mais qu'exclut la rapidité d'un récit.

 

Après le roman pittoresque, mais prosaïque, de Walter Scott, il restera un autre roman à créer, plus beau et plus complet encore selon nous. C'est le roman à la fois drame et épopée, pittoresque mais poétique, réel mais idéal, vrai mais grand, qui enchâssera Walter Scott dans Homère.

Comme tout créateur, Walter Scott a été assailli jusqu'à présent par d'inextinguibles critiques. Il faut que celui qui défriche un marais se résigne à entendre les grenouilles coasser autour de lui.

Quant à nous, nous remplissons un devoir de conscience en plaçant Walter Scott très haut parmi les romanciers, et en particulier Quentin Durward très haut parmi les romans. Quentin Durward est un beau livre. Il est difficile de voir un roman mieux tissu, et des effets moraux mieux attachés aux effets dramatiques.

L'auteur a voulu montrer, ce nous semble, combien la loyauté, même dans un être obscur, jeune et pauvre, arrive plus sûrement à son but que la perfidie, fût-elle aidée de toutes les ressources du pouvoir, de la richesse et de l'expérience. Il a chargé du premier de ces rôles son écossais Quentin Durward, orphelin jeté au milieu des écueils les plus multipliés, des pièges les mieux préparés, sans autre boussole qu'un amour presque insensé; mais c'est souvent quand il ressemble à une folie que l'amour est une vertu. Le second est confié à Louis XI, roi plus adroit que le plus adroit courtisan, vieux renard armé des ongles du lion, puissant et fin, servi dans l'ombre comme au jour, incessamment couvert de ses gardes comme d'un bouclier, et accompagné de ses bourreaux comme d'une épée. Ces deux personnages si différents réagissent l'un sur l'autre de manière à exprimer l'idée fondamentale avec une vérité singulièrement frappante. C'est en obéissant fidèlement au roi que le loyal Quentin sert, sans le savoir, ses propres intérêts, tandis que les projets de Louis XI, dont Quentin devait être à la fois l'instrument et la victime, tournent en même temps à la confusion du rusé vieillard et à l'avantage du simple jeune homme.

Un examen superficiel pourrait faire croire d'abord que l'intention première du poëte est dans le contraste historique, peint avec tant de talent, du roi de France Louis de Valois et du duc de Bourgogne Charles le Téméraire. Ce bel épisode est peut-être en effet un défaut dans la composition de l'ouvrage, en ce qu'il rivalise d'intérêt avec le sujet lui-même; mais cette faute, si elle existe, n'ôte rien à ce que présente d'imposant et de comique tout ensemble cette opposition de deux princes, dont l'un, despote souple et ambitieux, méprise l'autre, tyran dur et belliqueux, qui le dédaignerait s'il l'osait. Tous deux se haïssent; mais Louis brave la haine de Charles parce qu'elle est rude et sauvage, Charles craint la haine de Louis parce qu'elle est caressante. Le duc de Bourgogne, au milieu de son camp et de ses états, s'inquiète près du roi de France sans défense, comme le limier dans le voisinage du chat. La cruauté du duc naît de ses passions, celle du roi de son caractère. Le bourguignon est loyal parce qu'il est violent; il n'a jamais songé à cacher ses mauvaises actions; il n'a point de remords, car il a oublié ses crimes comme ses colères. Louis est superstitieux, peut-être parce qu'il est hypocrite; la religion ne suffit pas à celui que sa conscience tourmente et qui ne veut pas se repentir; mais il a beau croire à d'impuissantes expiations, la mémoire du mal qu'il a fait vit sans cesse en lui près de la pensée du mal qu'il va faire, parce qu'on se rappelle toujours ce qu'on a médité longtemps et qu'il faut bien que le crime, lorsqu'il a été un désir et une espérance, devienne aussi un souvenir. Les deux princes sont dévots; mais Charles jure par son épée avant de jurer par Dieu, tandis que Louis tâche de gagner les saints par des dons d'argent ou des charges de cour, mêle de la diplomatie à sa prière et intrigue même avec le ciel. En cas de guerre, Louis en examine encore le danger, que Charles se repose déjà de la victoire. La politique du Téméraire est toute dans son bras, mais l'oeil du roi atteint plus loin que le bras du duc. Enfin Walter Scott prouve, en mettant en jeu les deux rivaux, combien la prudence est plus forte que l'audace, et combien celui qui paraît ne rien craindre a peur de celui qui semble tout redouter.

Avec quel art l'illustre écrivain nous peint le roi de France se présentant, par un raffinement de fourberie, chez son beau cousin de Bourgogne, et lui demandant l'hospitalité au moment où l'orgueilleux vassal va lui apporter la guerre! Et quoi de plus dramatique que la nouvelle d'une révolte fomentée dans les états du duc par les agents du roi, tombant comme la foudre entre les deux princes à l'instant où la même table les réunit! Ainsi la fraude est déjouée par la fraude, et c'est le prudent Louis qui s'est lui-même livré sans défense à la vengeance d'un ennemi justement irrité. L'histoire dit bien quelque chose de tout cela; mais ici j'aime mieux croire au roman qu'à l'histoire, parce que je préfère la vérité morale à la vérité historique. Une scène plus remarquable encore peut-être, c'est celle où les deux princes, que les conseils les plus sages n'ont encore pu rapprocher, se réconcilient par un acte de cruauté que l'un imagine et que l'autre exécute. Pour la première fois ils rient ensemble de cordialité et de plaisir; et ce rire, excité par un supplice, efface pour un moment leur discorde. Cette idée terrible fait frissonner d'admiration.

Nous avons entendu critiquer, comme hideuse et révoltante, la peinture de l'orgie. C'est, à notre avis, un des plus beaux chapitres de ce livre. Walter Scott, ayant entrepris de peindre ce fameux brigand surnommé le Sanglier des Ardennes, aurait manqué son tableau s'il n'eût excité l'horreur. Il faut toujours entrer franchement dans une donnée dramatique, et chercher en tout le fond des choses. L'émotion et l'intérêt ne se trouvent que là. Il n'appartient qu'aux esprits timides de capituler avec une conception forte et de reculer dans la voie qu'ils se sont tracée.

Nous justifierons, d'après le même principe, deux autres passages qui ne nous paraissent pas moins dignes de méditation et de louange. Le premier est l'exécution de ce Hayraddin, personnage singulier dont l'auteur aurait peut-être pu tirer encore plus de parti. Le second est le chapitre où le roi Louis XI, arrêté par ordre du duc de Bourgogne, fait préparer dans sa prison, par Tristan l'Hermite, le châtiment de l'astrologue qui l'a trompé. C'est une idée étrangement belle que de nous faire voir ce roi cruel, trouvant encore dans son cachot assez d'espace pour sa vengeance, réclamant des bourreaux pour derniers serviteurs, et éprouvant ce qui lui reste d'autorité par l'ordre d'un supplice.

Nous pourrions multiplier ces observations et tâcher de faire voir en quoi le nouveau drame de sir Walter Scott nous semble défectueux, particulièrement dans le dénoûment; mais le romancier aurait sans doute pour se justifier des raisons beaucoup meilleures que nous n'en aurions pour l'attaquer, et ce n'est point contre un si formidable champion que nous essayerions avec avantage nos faibles armes. Nous nous bornerons à lui faire observer que le mot placé par lui dans la bouche du fou du duc de Bourgogne sur l'arrivée du roi Louis XI à Péronne appartient au fou de François 1er, qui le prononça lors du passage de Charles-Quint en France, en 1535. L'immortalité de ce pauvre Triboulet ne tient qu'à ce mot, il faut le lui laisser. Nous croyons également que l'expédient ingénieux qu'emploie l'astrologue Galeotti pour échapper à Louis XI avait déjà été imaginé quelque mille ans auparavant par un philosophe que voulait mettre à mort Denis de Syracuse. Nous n'attachons pas à ces remarques plus d'importance qu'elles n'en méritent; un romancier n'est pas un chroniqueur. Nous sommes étonné seulement que le roi adresse la parole, dans le conseil de Bourgogne, à des chevaliers du saint-esprit, cet ordre n'ayant été fondé qu'un siècle plus tard par Henri III. Nous croyons même que l'ordre de Saint-Michel, dont le noble auteur décore son brave lord Crawford, ne fut institué par Louis XI qu'après sa captivité. Que sir Walter Scott nous permette ces petites chicanes chronologiques. En remportant un léger triomphe de pédant sur un aussi illustre antiquaire, nous ne pouvons nous défendre de cette innocente joie qui transportait son Quentin Durward lorsqu'il eut désarçonné le duc d'Orléans et tenu tête à Dunois, et nous serions tenté de lui demander pardon de notre victoire, comme Charles-Quint au pape: Sanctissime pater, indulge victori.

SUR L'ABBÉ DE LAMENNAIS

A PROPOS DE
L'ESSAI SUR L'INDIFFÉRENCE EN MATIÈRE DE RELIGION

Juillet 1823.

Serait-il vrai qu'il existe dans la destinée des nations un moment où les mouvements du corps social semblent ne plus être que les dernières convulsions d'un mourant? Serait-il vrai qu'on puisse voir la lumière disparaître peu à peu de l'intelligence des peuples, ainsi qu'on voit s'effacer graduellement dans le ciel le crépuscule du soir? Alors, disent des voix prophétiques, le bien et le mal, la vie et la mort, l'être et le néant, sont en présence; et les hommes errent de l'un à l'autre, comme s'ils avaient à choisir. L'action de la société n'est plus une action, c'est un tressaillement faible et violent à la fois, comme une secousse de l'agonie. Les développements de l'esprit humain s'arrêtent, ses révolutions commencent. Le fleuve ne féconde plus, il engloutit; le flambeau n'éclaire plus, il consume. La pensée, la volonté, la liberté, ces facultés divines, concédées par la toute-puissance divine à l'association humaine, font place à l'orgueil, à la révolte, à l'instinct individuel. A la prévoyance sociale succède cette profonde cécité animale à laquelle il n'a pas été donné de distinguer les approches de la mort. Bientôt, en effet, la rébellion des membres amène le déchirement du corps, que suivra la dissolution du cadavre. La lutte des intérêts passagers remplace l'accord des croyances éternelles. Quelque chose de la brute s'éveille dans l'homme, et fraternise avec son âme dégradée; il abdique le ciel et végète au-dessous de sa destinée. Alors deux camps se tracent dans la nation. La société n'est plus qu'une mêlée opiniâtre dans une nuit profonde, où ne brille d'autre lumière que l'éclair des glaives qui se heurtent et l'étincelle des armures qui se brisent. Le soleil se lèverait en vain sur ces malheureux pour leur faire reconnaître qu'ils sont frères; acharnés à leur oeuvre sanglante, ils ne verraient pas. La poussière de leur combat les aveugle.

Alors, pour emprunter l'expression solennelle de Bossuet, un peuple cesse d'être un peuple. Les événements qui se précipitent avec une rapidité toujours croissante s'imprègnent de plus en plus d'un sombre caractère de providence et de fatalité, et le petit nombre d'hommes simples, restés fidèles aux prédictions antiques, regardent avec terreur si des signes ne se manifestent pas dans les cieux.

Espérons que nos vieilles monarchies n'en sont point encore là. On conserve quelque espoir de guérison tant que le malade ne repousse pas le médecin, et l'enthousiasme avide qu'éveillent les premiers chants de poésie religieuse que ce siècle a entendus prouve qu'il y a encore une âme dans la société.

C'est à fortifier ce souffle divin, à ranimer cette flamme céleste, que tendent aujourd'hui tous les esprits vraiment supérieurs. Chacun apporte son étincelle au foyer commun, et, grâce à leur généreuse activité, l'édifice social peut se reconstruire rapidement, comme ces magiques palais des contes arabes, qu'une légion de génies achevait dans une nuit. Aussi trouvons-nous des méditations dans nos écrivains, et des inspirations dans nos poëtes. Il s'élève de toutes parts une génération sérieuse et douce, pleine de souvenirs et d'espérances. Elle redemande son avenir aux prétendus philosophes du dernier siècle, qui voudraient lui faire recommencer leur passé. Elle est pure, et par conséquent indulgente, même pour ces vieux et effrontés coupables qui osent réclamer son admiration; mais son pardon pour les criminels n'exclut pas son horreur pour les crimes. Elle ne veut pas baser son existence sur des abîmes, sur l'athéisme et sur l'anarchie; elle répudie l'héritage de mort dont la révolution la poursuit; elle revient à la religion, parce que la jeunesse ne renonce pas volontiers à la vie; c'est pourquoi elle exige du poëte plus que les générations antiques n'en ont reçu. Il ne donnait au peuple que des lois, elle lui demande des croyances.

 

Un des écrivains qui ont le plus puissamment contribué à éveiller parmi nous cette soif d'émotions religieuses, un de ceux qui savent le mieux l'étancher, c'est sans contredit M. l'abbé F. de Lamennais. Parvenu, dès ses premiers pas, au sommet de l'illustration littéraire, ce prêtre vénérable semble n'avoir rencontré la gloire humaine qu'en passant. Il va plus loin. L'époque de l'apparition de l'Essai sur l'indifférence sera une des dates de ce siècle. Il faut qu'il y ait un mystère bien étrange dans ce livre que nul ne peut lire sans espérance ou sans terreur, comme s'il cachait quelque haute révélation de notre destinée. Tour à tour majestueux et passionné, simple et magnifique, grave et véhément, profond et sublime, l'écrivain s'adresse au coeur par toutes les tendresses, à l'esprit par tous les artifices, à l'âme par tous les enthousiasmes. Il éclaire comme Pascal, il brûle comme Rousseau, il foudroie comme Bossuet. Sa pensée laisse toujours dans les esprits trace de son passage; elle abat tous ceux qu'elle ne relève pas. Il faut qu'elle console, à moins qu'elle ne désespère. Elle flétrit tout ce qui ne peut fructifier. Il n'y a point d'opinion mixte sur un pareil ouvrage; on l'attaque comme un ennemi ou on le défend comme un sauveur. Chose frappante! ce livre était un besoin de notre époque, et la mode s'est mêlée de son succès! C'est la première fois sans doute que la mode aura été du parti de l'éternité. Tout en dévorant cet écrit, on a adressé à l'auteur une foule de reproches que chacun en particulier aurait dû adresser à sa conscience. Tous ces vices qu'il voulait bannir du coeur humain ont crié comme les vendeurs chassés du temple. On a craint que l'âme ne restât vide lorsqu'il en aurait expulsé les passions. Nous avons entendu dire que ce livre austère attristait la vie, que ce prêtre morose arrachait les fleurs du sentier de l'homme. D'accord; mais les fleurs qu'il arrache sont celles qui cachaient l'abîme.

Cet ouvrage a encore produit un autre phénomène, bien remarquable de nos jours; c'est la discussion publique d'une question de théologie. Et ce qu'il y a de singulier, et ce qu'on doit attribuer à l'intérêt extraordinaire excité par l'Essai, la frivolité des gens du monde et la préoccupation des hommes d'état ont disparu un instant devant un débat scolastique et religieux. On a cru voir un moment la Sorbonne renaître entre les deux Chambres.

M. de Lamennais, aidé dans sa force par la force d'en haut, a accoutumé ses lecteurs à le voir porter, sans perdre haleine, d'un bout à l'autre de son immense composition, le fardeau d'une idée fondamentale, vaste et unique. Partout se révèle en lui la possession d'une grande pensée. Il la développe dans toutes ses parties, l'illumine dans tous ses détails, l'explique dans tous ses mystères, la critique dans tous ses résultats. Il remonte à toutes les causes comme il redescend à toutes les conséquences.

Un des bienfaits de ces sortes d'ouvrages, c'est qu'ils dégoûtent profondément de tout ce qu'ont écrit de dérisoire et d'ironique les chefs de la secte incrédule. Quand une fois on est monté si haut, on ne peut plus redescendre aussi bas. Dès qu'on a respiré l'air et vu la lumière, on ne saurait rentrer dans ces ténèbres et dans ce vide. On est saisi d'une inexprimable compassion en voyant des hommes épuiser leur souffle d'un jour à forger ou à éteindre Dieu. On est tenté de croire que l'athée est un être à part, organisé à sa façon, et qu'il a raison de réclamer sa place parmi les bêtes; car on ne conçoit rien à la révolte de l'intelligence contre l'intelligence. Et puis, n'est-ce pas une étrange société que celle de ces individus ayant chacun un créateur de leur création, une foi selon leur opinion, disposant de l'éternité pendant que le temps les emporte, et cherchant à réaliser cette multiplex religio, mot monstrueux trouvé par un païen? On dirait le chaos à la poursuite du néant. Tandis que l'âme du chrétien, pareille à la flamme tourmentée en vain par les caprices de l'air, se relève incessamment vers le ciel, l'esprit de ces infidèles est comme le nuage qui change de forme et de route selon le vent qui le pousse. Et l'on rit de les voir juger les choses éternelles du haut de la philosophie humaine, ainsi que des malheureux qui graviraient péniblement au sommet d'une montagne pour mieux examiner les étoiles.

Ceux qui apportent aux nations enivrées par tant de poisons la véritable nourriture de vie et d'intelligence, doivent se confier en la sainteté de leur entreprise. Tôt ou tard, les peuples désabusés se pressent autour d'eux, et leur disent comme Jean à Jésus: Ad quem ibimus? verba vitae aeternae habes. «A qui irons-nous? vous avez les paroles de la vie éternelle.»

11Marcos Obregon de la Ronda.